Mon encrier, Tome 2/3
NOS ORIGINES LITTÉRAIRES[1]
PAR M. L’ABBÉ CAMILE ROY
Le volume que M. l’abbé Camille Roy consacrait récemment à « nos origines littéraires » mérite doublement de fixer l’attention. D’abord il révèle un domaine à peu près entièrement inexploré de notre histoire intellectuelle, celui qui s’étend de la Conquête jusque vers 1840, — et en second lieu il essaie de déterminer les causes qui de tout temps, mais plus particulièrement au cours de cette période, entravèrent chez nous toute manifestation littéraire sérieuse.
L’auteur a placé cette dernière partie en tête de son livre, où elle prend bien une centaine de pages. Il a cru évidemment qu’il ne lui en fallait pas moins pour préparer le lecteur à l’analyse de nos premiers écrivains.
Il faut dire aussi que les productions dont M. l’abbé Roy nous entretient cette fois n’offrent guère d’intérêt en elles-mêmes. Au point de vue proprement littéraire, c’est en vain qu’on leur chercherait la plus infime valeur. Ces œuvres, prose ou vers, sont, dix-neuf fois sur vingt, je ne dirai pas médiocres, mais au-dessous de tout. Les vers en particulier sont, par la pensée, d’une platitude inexprimable, et, quand à la facture, je n’en parle pas. Notre collaborateur Malo[2], qui n’a pourtant pas l’habitude de reculer devant les chevilles, aurait certainement rougi de signer les vers de Joseph Quesnel, de Joseph Mermet ou de Michel Bibaud.
Ce que j’en dis, ce n’est point du tout pour déprécier ces ancêtres des barbouilleurs de papier que nous sommes. Il est certain qu’ils ont eu, malgré tout, infiniment de mérite à tenter le moindre effort intellectuel, et que, si leurs œuvres n’ont pas été à la hauteur de leurs intentions, ce fut un peu leur faute sans doute, mais ce fut surtout celle du pays, des circonstances, et du goût de l’époque… Je veux seulement dire mon étonnement de la façon dont M. Roy a cru devoir les aborder, et de la méthode qu’il a suivie dans l’appréciation de leurs travaux.
Il applique aux poésies de Joseph Mermet, par exemple, les procédés d’analyse que d’autres ont essayés sur Voltaire ou sur Joseph de Maistre. Il distingue tour à tour en cet écrivain le barde patriotique et guerrier, le poète descriptif, le faiseur de madrigaux et d’impromptus, le satirique, et que sais-je encore ? De même, il passe successivement en revue, sous couleur de nous faire connaître Joseph Quesnel, cinq ou six « genres » : l’épître, l’idylle, la poésie didactique, la comédie… Tout cela à propos de pièces uniformément insensées, tout cela à propos de nullités complètes et absolues ; tout cela, je ne dirai pas sans une plaisanterie, mais même sans un sourire. Il commente et dissèque ces pauvretés avec le plus grand sérieux, du même ton, et dans le même style, qu’il étudierait la Phèdre de Racine ou les Oraisons funèbres de Bossuet.
Écoutez-le par exemple définir le genre de talent de Joseph Quesnel :
Joseph Quesnel fait surtout de la poésie légère et badine. Sa muse ne se lasse pas de plaisanter, et surtout il lui arrive de s’y prendre de façon si spirituelle et si délicate que les vers du poète sont alors tout pénétrés de grâce aisée et souriante. À cet élégant badinage, il joint volontiers une ironie piquante qui, sans paraître y toucher, enfonce ses fines pointes dans la chair d’autrui.
Il ajoute (p. 129) :
L’Épitre à W. Généreux Labadie est l’une des œuvres qui caractérisent le mieux la facilité abondante et la malice courtoise de l’auteur.
Puis il reproduit les meilleurs vers de cette « épître » afin que nous puissions vérifier nous-mêmes l’exactitude de son assertion. En voici quelques-uns :
Et ces gens qui sont-ils ? Les uns sont militaires,
En tout point dépourvus de talents littéraires,
Qui parce qu’un boulet leur a cassé le bras
S’imaginent que deux l’on doit faire grand cas ;
les autres, magistrats, juges, greffiers, notaires,
Conseillers, médecins… ou même apothicaires…
Car sur la liste enfin des gens à pension,
L’on trouve tout état, toute profession,
Le rimeur excepté. Quel injuste manie !
Faut-il que sans pitié la fortune ennemie
Nous ait, pour nos péchés, cloués dans un climat
Où les gens sont sans goût… ou l’ont trop délicat.
....................
....................
Prédire l’avenir est ce dont je me pique.
Tu peux en croire enfin mon esprit prophétique:
Nos noms seront connus un jour au Canada
Et chantés de Vaudreuil jusqu’à Kamouraska.
Voilà donc l’un des forts écrivains de cette époque. M. Roy choisit d’abord dans son œuvre la pièce qui vaut le mieux; puis, dans cette pièce, les vers qui valent le mieux. Vous voyez le résultat.
De même, il écrit quelques lignes plus loin :
Mais l’âme de Quesnel ne savait pas seulement sourire, ou se répandre en des sujets où apparaissait une satire aimable et légère ; elle se faisait parfois rêveuse, elle se teintait de mélancolie, et elle laissait alors très volontiers errer son regard et sa pensée sur tous ces spectacles de la nature qui soutiennent ai merveilleusement les méditations solitaires. Il y avait en Joseph Quesnel un romantique, ou, plus précisément, un poète de la nature ; et c’est lui, peut-être, qui le premier parmi nous essaya de chanter les ruisseaux et les jardins.
Cela, c’est à propos des Stances sur un ruisseau, dont M. Roy nous cite encore les meilleurs vers, et qui se terminent ainsi :
Et si jamais, traversant ma patrie,
Tu viens baigner, après quelques détours,
Cette terre hélas ! si chérie,
Où j’ai vu naître, avec mes premiers jours,
Mes sentiments pour Marie,
Ô ruisseau fortuné ! ralentis un moment
Le cours impatient de ton onde incertaine ;
Va soupirer aux pieds de celle qui m’enchaîne.
Et porte-lui les vœux du plus fidèle amant.
Voilà un échantillon du « romantisme » de Joseph Quesnel ! Nous lisons à la page suivante que
Joseph Quesnel s’est aussi essayé dans la poésie didactique. Non pas qu’il ait entrepris, en ce genre, un long poème ; il a voulu tout simplement donner « aux jeunes acteurs » qui en notre pays se mêlaient de jouer la comédie quelques conseils pratiques. Or l’on sait que la poésie didactique est peut-être de toutes les sortes de poésies que l’on peut faire, celle qui fatalement et par la nature même des choses se rapproche le plus de la prose. Les cours et conférences en vers sont rarement pénétrés d’une flamme vive d’imagination et d’enthousiasme. Tous les professeurs ne sont pas des Lucrèces. Ce que l’on doit donc exiger de ce genre de poésie, ou du moins ce que l’on y rencontre d’ordinaire, c’est une versification aisée, une élégance harmonieuse, une pensée claire et limpide ; et ce sont les qualités que Joseph Quesnel réussit à faire passer dans ses tiers.
À preuve :
Acteurs, pour réussir voici la règle sûre :
Observer, imitez, copiez la nature ;
Examinez surtout quelles impressions
Produisent sur les traits toutes les passions ;
Afin, selon le cas, qu’en votre personnage
Vous puissiez sur cela mouler votre visage.
....................
....................
Je sais que plus touchant le ton de Melpomène
Veut qu’avec dignité l’on parle sur la scène ;
Toujours triste, éperdue, la tragédie en pleurs
Se plaît dans les alarmes et vit de ses douleurs ;
Mais sa joyeuse sœur, de sarcasmes nourrie,
Veut que tout simplement on converse et l’on rie.
Et ainsi de suite.
À propos d’une comédie du même auteur, de la même force et dans le même goût, M. Roy veut bien reconnaître « que ce n’est pas une œuvre puissante », mais, ajoute-t-il :
Elle est d’une lecture agréable, et si l’action était plus animée et plus vivante, si d’autre part le goût du public n’était pas gâté par toutes les extravagances de la comédie contemporaine, et tout le bric-à-brac du drame américain, si le théâtre qui tire l’œil et flatte les sens n’avait pas rendu fastidieux celui qui ne s’adresse qu’à l’esprit, 1’Anglomanie pourrait donner aux spectateurs de notre Auditorium plus d’une excellente leçon.
Enfin ne va-t-il pas dire à propos de Mermet et de Quesnel (oui, de Quesnel !) qu’à eux deux « ils ont enrichi et fait briller nos lettres canadiennes d’une œuvre rare et précieuse » !
Vous avez maintenant une idée de la critique de M. Roy. En vérité, il ne doit pas être possible de gaspiller plus de talent pour des œuvres plus insignifiantes, et nous nous demandons sincèrement si M. Roy, ayant à juger, demain, Victor Hugo au lieu de Mermet, Lamartine au lieu de Quesnel et Taine au lieu de Bibaud, pourrait trouver d’autres expressions, un autre style ou une méthode différente.
Ce qui éclate en effet à première vue, dans Nos origines littéraires, c’est la disproportion énorme, inconcevable, entre le ton du critique et l’importance des œuvres qu’il apprécie. Cela rappelle tout naturellement l’histoire de ce chasseur :
— Et après l’avoir percée de balles, s’écriait-il, j’étais en train de l’assommer à coups de crosse !
— C’était un lion ou une panthère ? interrogea l’un des assistants.
— C’était une alouette.
De même on dirait, en lisant le dernier ouvrage de M. l’abbé Roy, que celui-ci, à tout instant, va faire surgir des fourrés profonds qu’il explore quelque fauve colossal ; et à tout instant l’on retombe sur une alouette… je veux dire sur un Quesnel ou un Mermet.
Il y a dans la province de Québec des gens trop légers, et nous sommes peut-être de ceux-là ; il y en a aussi de trop graves, et nous craignons fort pour M. l’abbé Roy que ce ne soit son cas. Nous aurions alors, dans la pente naturelle de son esprit, l’explication de son dernier livre.
Mais vous savez que bien avant cet ouvrage il avait fait plusieurs portraits d’écrivains, et il se peut aussi bien qu’il ait simplement obéi, cette fois-ci, à l’innocente manie du botaniste ou du numismate, toujours impatient d’accroître sa collection, même au risque de la déparer. M. Roy aura voulu augmenter la sienne trop vite et il n’aura pas pris garde qu’au lieu de l’enrichir il la gâtait ; tel un amateur qui, entre de vraies fleurs et de vraies médailles, placerait des objets sans autre ressemblance avec ceux-ci qu’une classification analogue et de communes étiquettes. En d’autres termes, M. Roy, qui nous avait parlé déjà de Fréchette, d’Arthur Buies et de quelques autres écrivains de cette valeur, s’est cru obligé de conserver la même méthode et le même ton à propos des chansons de Joseph Quesnel ou des poésies (!) de Michel Bibaud. Ayant une fois fait « de la critique littéraire », il se croit maintenant tenu, dirait-on, d’en faire toute sa vie, même sur des sujets qui sont en dehors de la « littérature » ; et c’est ainsi qu’il est arrivé à publier une série d’études « littéraires » sur une époque où la « littérature », de son propre aveu, n’existait pas encore au Canada.
Qu’on n’entende point par là que nous blâmons M. Roy d’avoir attaché de l’importance à son sujet : nous pensons tout le contraire ; ce que nous lui reprochons, c’est de l’avoir traité, suivant nous, de la mauvaise façon, et d’avoir voulu à toute force en faire une « critique littéraire » lorsque c’est uniquement au point de vue historique qu’il pouvait comporter quelque intérêt.
Les productions dont M. Roy nous entretient, en effet, ne valent que par ce côté-là, mais par là elles valent beaucoup. Elles nous font voir à quoi s’intéressaient nos pères, et ce qui pouvait, il y a cent cinquante ans, émouvoir leurs cœurs ou frapper leurs esprits. Elles évoquent pour nous des qualités qui ont disparu, une mentalité qui nous paraît infiniment lointaine et singulière. Nous refaisons, grâce à elles, à un siècle ou un siècle et demi de distance, la psychologie de nos devanciers. Ces œuvres, enfin, si infimes et même, hélas ! si grotesques parfois, sont des documents qui éclairent d’un jour saisissant toute une époque de notre existence nationale et qui aident singulièrement à en reconstituer la physionomie. À ce titre, elles constituent une contribution précieuse à l’histoire du Bas-Canada, et c’est à ce titre aussi que nous aurons peut-être l’occasion prochaine de les passer brièvement en revue, d’après l’étude — du reste intéressante et féconde en aperçus indépendants et originaux — de M. l’abbé Roy.