Mon erreur (Fiel)/06

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VI


J’eus beaucoup de mal à me réveiller, ce vendredi matin. Le souci m’avait terrassée, et mon sommeil avait plutôt ressemblé à une torpeur.

Je fus longue à rejoindre ma famille pour le déjeuner. J’appréhendais de voir tous les visages radieux autour de moi, alors que je broyais tant de noir. Je m’exerçais à élargir mon sourire de mon mieux, mais l’élasticité manquait.

Pourtant, je ne pouvais rester toute la journée dans ma chambre, et je me décidai à retrouver mon entourage. Comme je le prévoyais, le contentement rayonnait sur tous les fronts.

Maman, en me voyant, eut des traits subitement anxieux, parce qu’elle se rappelait mes réflexions ridicules. Elle sembla rassérénée en me découvrant comme à l’ordinaire, mais plusieurs fois je sentis ses regards s’appesantir sur moi avec inquiétude. Je m’efforçai à la gaieté, comme s’il ne restait plus trace de mes idioties de la veille.

Mes frères se rendirent à leurs occupations et mon père sortit en même temps qu’eux. Alors que je prenais ma tasse de chocolat, maman vint à moi et m’embrassa :

— Ma petite fille est revenue à son état normal.

— Ton canard, veux-tu dire !…

— Oh ! je ne pense plus à ces paradoxes d’hier. Je sais que les jeunes modernes aiment scandaliser leurs familles. Tout cela, ce sont des fumées qui s’échappent de leur jeunesse. Je sais trop combien ma fille est pondérée.

Je bus quelques gorgées pour me donner une contenance. Ce petit discours qui cachait un sermon ne devait pas avoir de prise sur moi. J’obéissais aux circonstances.

Le déjeuner de midi se passa presque exclusivement à chanter les louanges de Berthe.

Maman vantait sa distinction et son goût, et, tout en parlant, elle me regardait. Je savais ce que ses yeux signifiaient : « Ma fille ne sera pas autrement que ma belle-fille, elle choisira un mari bien élevé. »

J’étais très convaincue de tout ce qu’elle me faisait sous-entendre, mais ce n’était pas de ma faute si je devais agir contre ma volonté.

J’affectai de ne pas saisir ce langage muet et je gardai mon attitude gaie et insouciante.

Les incidents de la veille furent commentés, et Léo se promit d’aller voir au plus tôt ce bon Darèle. Tout allait pour le mieux de ce côté. Mon frère exultait, mon père aussi, bien que je visse un pli soucieux obscurcir de temps à autre son visage. En moi-même, je pensais : « L’épée est toujours suspendue au-dessus de sa tête. » Quand je constatais cela, il me prenait l’ambition démesurée de gifler Jean Gouve à tour de bras.

Maman avait des courses, et je sortis avec elle.

En rentrant à la maison, je me sentis très lasse. Quand je me promenais, jamais je ne me trouvais fatiguée, mais les haltes chez les commerçants m’épuisaient.

— On gagne le paradis à des exercices pareils ! dis-je à maman.

— On allège surtout son porte-monnaie, me fut-il répliqué.

— Ce serait cependant presque intéressant, parce qu’on voit la manière de vendre de chacun. On lit clairement sur le visage des uns : « Vous ne vous échapperez pas de ma boutique sans m’avoir acheté au moins un article. » Il y en a d’autres qui traînent une indifférence que je qualifierai de coupable, et d’autres qui affectent un air désinvolte et vulgaire qui est un défi à l’acheteur.

— Tiens ! je croyais que tu aimais ce genre-là !

Je me mordis les lèvres. J’avais trop parlé et je démolissais tout ce que j’assurais la veille. Pourtant, je répondis avec tranquillité :

— Il y a vulgarité et vulgarité. Celle qui est « bon enfant » est un attrait, mais celle des commis qui se croient du faux monde m’exaspère.

Je m’embrouillais dans des explications vaines, quand mes frères rentrèrent Nous attendîmes papa pour le dîner.

Ce fut un père tout à fait transformé qui nous arriva. La tête droite, l’épaule haute, un front gai et un sourire épanoui, non plus cet affreux sourire qui se contraint, mais cet envol vrai de la joie intérieure.

— Oh ! papa, m’écriai-je, que t’est-il survenu d’heureux ?

— Ainsi, tu devines donc tout de suite que je suis libéré de soucis ?

— Oh ! oui…

Aussi étrange que cela pût paraître, je ne devinai pas la cause de ce revirement. Mon esprit était tout à coup fermé sur la catastrophe Galiret, et j’attendais, innocente, obtuse, la révélation d’un fait réjouissant.

Et mon père parla :

— J’ai eu une visite inattendue : celle de M.  Galiret.

Mon cœur se glaça à l’instant même. La joie de papa devenait ma douleur.

— … Et il m’a présenté des excuses pour son attitude. Il s’est montré très repentant, très cordial, et, naturellement, je puis considérer l’expertise qu’il exigeait pour certaines de mes innovations comme non avenue. J’ai jugé cette démarche comme un sursaut de conscience chez lui. Chez quelques êtres impulsifs, la rancune est subite ; puis, soudain, les scrupules interdisent la vengeance. C’est ce qui est arrivé chez mon ennemi d’hier.

La satisfaction de papa emplissait la pièce. Il avait rajeuni soudain, tellement ses sentiments paisibles se dilataient d’en avoir terminé avec ce point noir qui l’obsédait. Il restait sans réaction contre la méchanceté. L’acte de Galiret lui rendait sa confiance, et sa joie se communiquait à tous, sauf à moi.

Moi, la victime, l’enjeu de cette terrible partie, je devinais la manœuvre. Averti par le neveu, l’oncle préparait le terrain. Il se rapprochait de mon père pour que celui-ci n’apportât nul obstacle au mariage. Il traiterait de pair à compagnon et saurait jouer de notre « grand amour ». Du coup, il aurait tous les travaux désirés en ce qui concernait la ville de Nîmes, dont les monuments si précieux, appelaient un besoin constant de surveillance.

Ainsi, notre Rome française deviendrait son fromage. J’étais le trait d’union. Je devenais folle de dégoût et d’épouvante, et il me fallait montrer un visage souriant devant le contentement de papa. Nous bûmes du champagne au dessert, pour récupérer les forces que papa avaient perdues durant ces jours de malaise. C’était un prétexte, évidemment, pour fêter entre nous les fiançailles de Léo. Mais je dois le dire, la coupe que je bus me sembla bien amère.

Ce fut dans un réel désordre d’esprit que je regagnai ma chambre. Maintenant, je devais payer toute la satisfaction de ma famille en revoyant Jean Gouve pour lui annoncer que j’acceptais de devenir sa femme. Sa femme ! Que le mot sonnait mal à mes oreilles ! Mais, tout de suite, je revis le visage transformé de papa, et le courage me revint.

Soudain, un détail me frappa : je ne connaissais pas l’adresse de mon prétendant. Comment l’avertir ? J’eus une seconde joie : cela me donnait du temps. Je n’étais pour rien dans cette étourderie. Ce n’était pas à moi à rechercher cette adresse. Donc, je n’avais qu’à attendre.

Cependant, j’étais inquiète, et, le lendemain matin, en apercevant le courrier, je demandai avec un petit air niais :

— Il n’y a pas de lettres pour moi ?

Vincent rit en répondant :

— À quoi penses-tu, ma pauvre vieille ? Qui est-ce qui t’écrirait, à toi qui n’écris à personne ?

C’était vrai, la correspondance était rayée de mes occupations. Je trouvais que c’était du temps perdu. Le téléphone me suffisait, mais sans doute Jean Gouve ne me relancerait-il pas par ce moyen.

— Oh ! il peut arriver que j’aie une lettre !… une amie peut voyager et penser à moi.

Je répondis cela pour préparer mon public, au cas d’une enveloppe à mon nom. Il fallait songer à tout. Je ris pour donner le change, mais je me disais que je serais bien en peine si je voyais une lettre. Elle susciterait par trop la curiosité de mon entourage. Bien de ce genre n’arriva.

J’allais chez Mlle  Clarseil cette après-midi là. Je savourais ce répit avant l’échéance.

Je ne fus pas plus tôt hors de la rue des Lombards que Jean Gouve m’accosta, boulevard Gambetta.

J’eus un choc. Il n’était pas long à réclamer son dû ! Comme je le méprisais !

— Mademoiselle, j’ai bien l’honneur…

— Monsieur…

Il était souriant, mais je n’avais nulle envie de l’imiter.

Avec un accent familier, il me demanda :

— Voulez-vous prendre une tasse de thé dans une pâtisserie ?

Je le regardai, ahurie. Il comprit ma surprise et me dit assez brutalement :

— Vous ne serez pas compromise, puisque nous serons fiancés tout à l’heure.

Je dus me contenir grandement pour ne pas lui répondre une insolence. Je parvins à balbutier :

— Si vous voulez, je vous rejoindrai aux Arènes. L’emplacement est vaste, nous pourrons avoir un entretien sans éveiller l’attention des touristes.

Il acquiesça :

— Vous allez venir tout de suite ?

— Le temps de téléphoner à une amie que j’arriverai un peu en retard.

— Bon, ne me faites pas trop attendre. J’ai du travail à n’en plus finir.

Il ajouta d’un ton goguenard :

— Le papa est content, hein ? Ce pauvre vieux !

Oh ! cet accent commun ! Cette phrase vulgaire qui me couvrit de honte ! Pouvait-on employer un pareil langage en parlant de l’être exquis qu’était mon père, le savant que chacun appréciait ? Il fallait n’avoir aucun sens de l’éducation, aucun respect de la personnalité. Je ne voulus rien répondre, de peur d’en trop dire, et je me contentai de lancer avec détachement :

— À tout à l’heure !

Je téléphonai donc à Mlle  Clarseil que j’aurais quelques commissions à terminer avant de me rendre chez elle. Avec son caractère idéal, elle m’assura que cela ne la dérangeait nullement de me recevoir à l’heure où je serais libre.

Alors, je m’acheminai vers mon destin.

J’avais besoin de ce répit pour calmer mon esprit. Cette course m’était nécessaire pour modérer ma révolte et mon chagrin.

Je passai sans cesse de la colère à la résignation. Au premier pas, j’étais résolue à envoyer promener ce Gouve maître-chanteur ; au deuxième pas, j’étais décidée à l’accepter ; au troisième, une fureur me secouait. C’est ainsi que j’accomplis le trajet, tellement absorbée par mes pensées que j’en étais inconsciente.

Quand je me vis en face de cet amphithéâtre dans lequel se fixerait ma destinée, je me disais que nul monument ne serait assez vaste pour contenir mon désespoir.

Devant le Palais de Justice, j’aperçus Jean Gouve. Il pensait sans doute que nous ne nous serions pas rencontrés dans les galeries. C’était possible. Dès qu’il me vit, il n’attendit pas et entra.

Je n’eus qu’à le suivre, et une rougeur me monta au front. Je lui obéissais déjà ! Ah ! je n’étais pas fière de moi, et j’avais beau évoquer mon héroïsme, je me sentais bien petite et bien lâche.

Enfin, nous fûmes dans l’enceinte, et, malgré les sentiments multiples qui faisaient de moi une épave, j’admirai une fois de plus ce monument si bien préservé par les siècles qui l’ont vu.

Je pensais aux bêtes fauves que l’on avait combattues là, et j’estimais que j’allais livrer, moi aussi, une bataille à un homme de proie. Malgré la civilisation, les temps ne changent pas, et la cruauté demeure au cœur des humains.

Enfin, je m’arrêtai à l’endroit que je jugeais propice à une conversation, et Jean Gouve, qui me précédait, eut sans doute la même impression, car il me fit face. Nous nous regardâmes. Mes yeux lançaient des éclairs, les siens étaient rieurs. Cela me causa une indignation indescriptible. Je dus paraître terrible, car il murmura :

— Oh ! j’aurai du mal à mater cette femme-là !

Je le toisai dédaigneusement et je parlai :

— Monsieur, mon père est rentré hier avec un visage apaisé, et je sais que c’est à M.  Galiret qu’il le doit. Je tiens donc ma promesse que je vous ai faite et j’accepte de devenir votre femme.

— C’était convenu, me répondit-il.

Cette phrase sembla dure et nullement suffisante pour l’immolation à laquelle je consentais.

Je ripostai :

— J’aurais pu ne pas tenir ma parole et dénoncer votre manœuvre.

— Vous savez ce qu’il vous en aurait coûté ?

— Il y a des juges.

Je ne sais pourquoi, je prononçai des paroles qui me parurent ridicules. Jean Gouve eut un rire en répondant :

— Rien ne peut arrêter une vengeance adroitement ourdie.

J’étais hors de moi. Il poursuivit :

— Ne faites pas l’enfant. Je serai un bon mari, et si vous ne m’épousez pas, je ne crois pas qu’un autre voudrait de vous. Je saurai utiliser les rencontres que nous avons eues, de façon quelles puissent vous nuire…

J’étais terrifiée. Calomniée par cet homme !

C’eût été un comble. Je me vis dans un filet.

Dans un murmure, j’affirmai :

— Il ne s’agit pas de dérobade, vous avez ma promesse.

— C’est bien. Alors, nous sommes amis ?

Il se rapprocha. Je crus qu’il voulait me donner le baiser de fiançailles et je reculai.

— Encore farouche ! s’écria-t-il. Que d’histoires ! Puisque nous sommes fiancés, j’ai le droit de vous embrasser.

— Pas avant que mes parents soient prévenus de notre entente. Il faut d’abord que vous soyez reçu à la maison.

— Bon, j’en passe encore par votre fantaisie. Et quand pourrai-je me présenter dans votre famille ?

— Je vous avertirai.

Il m’observa d’un air soupçonneux. J’affectai de ne pas remarquer ce regard et je dis :

— Donnez-moi votre adresse.

Il tira une carte de son portefeuille et me la tendit.

Je lus qu’il habitait rue de Montpellier.

— Nous n’avons plus rien à nous dire, Monsieur.

— Moi, j’aurais encore beaucoup de choses à vous raconter, mais vous êtes si rébarbative que cela me refroidit… Allons, ne faites pas la sacrifiée. Je suis un bon garçon, et il ne faut pas m’en vouloir si j’ai de l’ambition. Je veux me pousser dans le monde. Il y a bien des gens qui ne me valent pas, et vous reconnaîtrez vite que vous avez un mari à la hauteur. Dame, il faudra m’aider par vos relations. On n’est pas trop de deux bons associés pour faire son chemin. Vous êtes assez intelligente pour le comprendre.

Un seul mot m’était entré dans la tête parmi les paroles que j’entendais : vos relations.

Comment ce Jean Gouve avait-il l’esprit assez aberré pour s’imaginer que je l’introduirais près de nos amis ?

J’étais résolue à rompre avec tout le monde, sauf peut-être avec Mlle  Clarseil. D’elle je ne pourrais pas me passer, parce que je comptais sur elle pour m’épancher et me réconforter. Dans cet ordre de sentiments, j’avais rayé ma chère maman. Je ne voulais pas lui montrer mon malheur.

Devant elle, je serai la plus heureuse das femmes, la plus choyée. Quelle comédie à jouer ! J’en frissonnais de la tête aux pieds.

Je répondis à Jean Gouve :

— Nous reparlerons de tout cela en temps voulu. Pour le moment, je suis pressée. Je vous ai dit que j’avais téléphoné à une amie qui m’attend.

— Ce n’est pas un jeune homme, cette amie-là ?

Mon œil fut de la foudre.

— Ne m’insultez pas !

— Oh ! quelle belle lionne C’était une plaisanterie, petite Monique, une simple plaisanterie, pour voir vos yeux briller. Je sais que vous êtes une jeune fille honnête.

Ah ! que je me sentais inférieure devant l’accent sarcastique de mon « fiancé » ! Il me dominait positivement, avec sa façon gouailleuse de me traiter. Son ton vulgaire me crispait, ses regards m’indignaient et sa familiarité quand il me nomma « ma petite Monique » me fit sursauter.

Je devenais sa petite Monique !

Et quelle condescendance pour m’assurer qu’il me savait être une jeune fille honnête !

Mes nerfs étaient en ébullition. Il le remarqua, et cela le fit éclater de rire.

— Vous serez difficile à apprivoiser, bégaya-t-il quand son rire fut un peu calmé, mais cela ne me déplaît pas. J’aime assez jouer au dompteur. J’ai eu, jadis, deux chiens très rudes, et ils ont fini par s’accoutumer à moi.

Et voilà ! j’étais assimilée à deux chiens que l’on avait dû dresser à coups de cravache, sans doute, mais ce dernier détail me fut épargné.

Je ne répondis pas à cet impair et je brusquai les adieux.

— Au revoir, Monsieur. Je vous préviendrai demain ou après-demain. Je dois me plier aux circonstances et ne puis vous fixer au juste l’heure de votre réception.

J’essayai d’introduire un peu d’ironie dans le reste de ma phrase, et je partis sans un sourire.

C’était une évasion sans beauté. J’échappai au serrement de main, et je fus heureuse de ce résultat plus que de raison.

Je ne sais si M. Gouve m’emboîta le pas, mais je filai comme le mistral, et je me trouvai à cent mètres des arènes sans m’en douter. Je pensai que ce lieu que j’avais imposé presque inconsciemment pour cet entretien m’avait été suggéré bien à propos. C’était un combat de gladiateurs que nous venions de fournir. Nous avions été aussi cruels l’un que l’autre.

J’arrivai chez Mlle  Clarseil. Quelle joie de se sentir en face d’une affection désintéressée. Je tombai dans un fauteuil, comme harassée, et je criai :

— Que la vie est drôle !

Puis je ris devant la mine effarée de mon amie.

— Quand vous rentrez chez moi, ma chérie, vous ressemblez toujours à une énigme.

— C’est vrai, répondis-je. C’est assez agréable, car j’apporte au moins un intérêt.

Puis, sans transition, j’ajoutai :

— Je vous apprends que Léo est fiancé officiellement.

— Ah ! que je suis contente pour lui, répondit-elle avec son clair regard. Et vous avez fait connaissance de Berthe Durand… Elle vous plaît ?

— Oh ! oui… Et devinez qui elle est ?

— Comment ! Elle est Berthe Durand, je suppose ?

— Eh bien ! non, c’est la fille du comte de Dareuil.

Elle m’examina d’un air totalement ahuri, et je lui narrai les circonstances de cet événement qui la captiva.

Après être restée quelques secondes immobile à la fin de mon récit, elle dit en riant :

— Quel a dû être l’étonnement de vos parents !

— Je vous en laisse juge, et ce qu’il y a de plus amusant encore, c’est que ce comte de Dareuil était un camarade de M.  Darèle, et même un peu son parent, de sorte que Léo va se trouver allié à cette famille.

Mlle  Clarseil était aux anges.

— Quelle coïncidence providentielle ! Vous serez demoiselle d’honneur avec Robert, et j’espère qu’il y aura sous peu un autre mariage…

Mlle  Clarseil arrangeait les choses selon son cœur, alors que M.  Gouve les traitait en homme d’affaires.

— Vous ne dites rien, chérie ?

— Que voulez-vous que j’ajoute à ces beaux rêves ? Depuis longtemps je m’abandonne aux fluctuations de l’existence, et je ne puis assurer ce mariage que vous ambitionnez pour moi.

— Il ne tient qu’à vous de devenir la femme de Robert.

— M’aime-t-il vraiment ? Il ne me semble pas que ce coup de foudre soit bien sérieux.

— Pouvez-vous dire cela ? Vous savez pertinemment qu’il pense à vous depuis l’enfance !

— C’est facile à persuader quand on habite la même ville.

— Je ne vous reconnais plus ! Comment osez-vous exprimer des idées semblables après l’avoir vu si heureux de vous retrouver ? Je vous croyais plus intuitive…

Hélas ! je me battais avec mon cœur, et cela me paraissait horrible. Je repartis :

— C’est qu’entre sympathie et amour il y a une grande marge, et…

— Vous cherchez de mauvaises raisons, ou alors vous devenez coquette et vous désirez que j’insiste en vous répétant qu’il ne pense qu’à vous. Je suis sûr qu’il est ravi de savoir que Léo va devenir son cousin. Il va profiter de ce nouveau lien pour avancer le rapprochement de vos deux familles. Vous apprendrez qu’un homme qui aime devient rusé.

Ah ! je savais aussi qu’il n’y avait pas que l’amour qui rend rusé ! L’ambition défiait tous les calculs et vous écrasait froidement. Je gardai cependant ces réflexions pour moi.

J’essayai de sourire avec tendresse, avec malice à ma grande amie, mais je ne lui dis pas un mot d’espoir qu’elle pût transmettre à Robert.

Elle me menaça du doigt :

— Je vous croyais une âme sans détours.

J’eus encore un sourire idiot, parce que les larmes me montaient aux yeux.

Je la quittai rapidement pour rentrer à la maison. J’avais le projet de révéler mon « roman » à mère dès mon arrivée. Il fallait en finir.

Mon plan avait été d’abord d’annoncer cette nouvelle devant tous, mais j’estimais maintenant que ce serait moins gênant de l’avouer tête à tête avec maman. Elle était indulgente, et, la première émotion passée, j’étais certaine qu’elle se rangerait de mon côté, puisque je lui assurerais que j’aimais ce jeune homme.

Cette résolution me donna un peu de vigueur. L’heure de détente prise chez mon amie m’avait amollie, et maintenant qu’il m’était donné d’en appeler à mon énergie, je m’armais de nouveau pour la lutte.

Je franchis notre seuil d’un pas délibéré, mais, dès l’antichambre, je sus que Mme  Darèle était dans le salon avec maman. Il me fut même transmis que je devais y rejoindre ces dames aussitôt mon retour.

Quel contretemps ! Et pourquoi cette visite ?

La peur me fauchait les mollets. Quelle complication allait surgir ?

J’allai dans ma chambre pour refaire ma beauté, et j’en avais besoin, parce que j’étais pâle comme une morte. Que venait faire Mme  Darèle chez maman ? La saison des visites était close, les « jours » de ces dames étaient abandonnés.

J’essayai de ne plus me tourmenter à ce sujet, puisque mes intentions seraient dévoilées quelques minutes plus tard. Ce qui me contrariait surtout, c’est que mon élan concernant ma confession était coupé.

Ce fut avec un tremblement intérieur que j’entrai au salon, arborant un air frondeur, le sourire aux lèvres et les yeux sans ombres.

Je paraissais sûre de moi, joyeuse devant la vie et ses enchantements.

Mme  Darèle, rieuse, me rendit mon salut avec une grâce tout aimable.

— Et voici donc cette grande personne qu’on aperçoit si rarement !

— La taille et les occupations vont de pair, Madame, répondis-je ; quand on est petit, au sens jeune, on a moins à faire.

— Comme la jeunesse sait se défendre maintenant !

J’appris tout de suite en vue de quoi cette visite. Robert s’était empressé de parler des fiançailles de Léo avec une de leurs parentes inconnues. Cette nouvelle l’amusait et l’intriguait tout ensemble, et elle voulait absolument nous avoir à dîner pour le lendemain soir avec la fiancée de mon frère.

Maman se montrait toute radieuse, et moi j’étais éplorée. Je devinais les travaux d’approche prédits par Mlle  Clarseil et je projetais de ne pas me rendre à cette réunion familiale.

Mme  Darèle me prodiguait des compliments que je recevais sans remercier, tellement mon esprit errait dans l’horreur de tout ce qui survenait.

Tout se liguait pour rendre ma situation intenable. Demain soir, je paraderais chez les Darèle avec un sourire forcé et la rage au cœur. Je verrais Robert, qui me comblerait de regards et de paroles émouvantes, et je resterais semblable à un morceau de bois, afin de ne pas lui donner d’espoir.

D’autre part, si je répondais à ses attentions, je serais vilipendée le lendemain, quand éclaterait le scandale de mes fiançailles.

C’est ainsi que je résumais la situation, tout en répondant plus ou moins aux sourires prodigués par notre visiteuse.

Elle disait entre autres choses :

— Vous vous doutez combien mon mari a été heureux d’apprendre que la fille de son ami Dareuil serait la femme de Léo. Il n’avait jamais eu de nouvelles de cette enfant, qu’il croyait chez des parents de sa mère. Nous aimons beaucoup votre fils, et Robert tient beaucoup à lui. Rien ne remplacera ces solides amitiés d’enfance.

Elle me jeta un coup d’œil expressif qua je reçus avec un calme olympien que je ne ressentais guère. Enfin, elle prit congé de nous avec de si charmantes protestations que j’en fus atterrée.

Dès que je fus seule avec maman, la joie et la fierté maternelles fusèrent.

— Je ne m’attendais pas à cette visite, mais Mme Darèle a pris prétexte des fiançailles de Léo pour venir me voir. De plus, elle était fort intriguée par l’identité de Berthe, qui joue le rôle d’une vedette. Cependant, ma chérie, tout cela n’était pas la seule intention de cette excellente amie. Elle est venue surtout pour me parler de Robert. Je suis persuadée qu’elle tâtait le terrain pour savoir si tu l’accepterais. Ce serait un parti idéal. Te plaît-il ?

Quel calvaire ! Il me plaisait infiniment, et j’étais forcée d’affirmer le contraire. Maman éprouvait une satisfaction triomphante, et je me voyais obligée de jeter le trouble dans cet enthousiasme.

N’étais-je pas la plus malheureuse des jeunes filles ?

Cette visite fut extrêmement appréciée, commentée le soir, après dîner. Toute la famille, sauf moi, était si joyeuse que jamais je n’aurais pu dire un mot me concernant. C’eût été jeter le désarroi dans les cœurs. La joie seule régnait. Je compris à ce moment que je devais, avant tout, signifier à Robert mon refus de l’épouser. Belle corvée !

Vincent s’écria :

— Si Robert plaît à Monique, ce sera encore un mariage ! Comme la maison sera agréable quand ces deux-là seront partis ! Je serai le chouchou de maman, le bon chéri, et tout seul !

Cette taquinerie resta sans échos. En d’autres circonstances, j’aurais riposté, mais j’étais trop bouleversée pour avoir l’esprit de répartie.

Je songeais qu’il m’était impossible de raconter mon histoire le soir même et que, vraisemblablement, je serais tenue d’accompagner mes parents chez les Darèle le lendemain.

Heureusement, je n’avais pas promis une réponse ferme à Jean Gouve dans les vingt-quatre heures. Tout en réfléchissant, je me disais que ce serait plus sage de prévenir de mes intentions, après être allée chez nos amis. Je pourrais déclarer plus fermement que Robert ne me convenait pas et qu’il me serait impossible de l’épouser.

Je passai une nuit et une journée abominables à côté de maman, gaie comme un pinson.

À la fin de l’après-midi, elle me recommanda :

— Fais-toi belle…

Oh ! je n’y pensais guère ! L’heure de partir sonna. L’enthousiasme était général, mais celui de Léo confinait au ravissement. Il devait chercher sa fiancée pour la conduire chez les Darèle, et il en ressentait une grande fierté. Tout se passait à merveille pour lui. En s’éprenant de Berthe, violette cachée, il avait prouvé son désintéressement, et aujourd’hui il s’en trouvait récompensé.

Nous fûmes reçus avec une cordialité toute familiale. Maman eut un bon sourire quand Robert lui baisa la main, mais moi j’osai à peine le regarder. Mon rôle semblait de plus en plus difficile. Ne pas être aimable eût été mal élevé, l’être était dangereux, de sorte que j’aurais voulu cent fois me terrer dans un trou de rat.

Robert vint à moi, de son pas balancé, et m’exprima tout son plaisir de nous voir tous réunis. Ses yeux égalaient ses paroles en éloquence. Ils étaient doux, rayonnants, alors que dans ma gorge des sanglots roulaient en pensant que le lendemain je me lancerais dans un gouffre.

Léo survint avec Berthe. Ah ! qu’elle était jolie ! Chacun subit sans doute son charme, car il y eut un silence pour souligner cette admiration. Elle était vêtue de vert jade, et ses cheveux blonds ressortaient délicieusement.

Son teint clair, velouté, ses yeux bruns, avec leur expression rêveuse, retenaient l’attention. Elle paraissait toute confuse, malgré son aisance, devant l’accueil de la famille Darèle.

Embrassée, complimentée par la maîtresse de maison, elle entendit M.  Darèle lui dire :

— Ma chère enfant, je suis doublement heureux de vous voir parmi nous, parce que vous êtes la fille de mon regretté cousin et ami Dareuil, et ensuite comme étant la fiancée de Léo.

Elle était tout émue et pouvait à peine répondre, et Léo, lui aussi, semblait crispé par l’émotion.

Le dîner fut en l’honneur des fiancés, et Berthe conquit tout le monde.

Après le repas, on lui demanda de chanter, et elle ne se fit pas prier. Tout simplement, elle alla vers le piano, devant lequel Mme Darèle était assise pour l’accompagner.

Sa voix me transporta dans une planète où Jean Gouve n’existait pas.

On l’écouta religieusement, car elle possédait une voix qui s’imposait par sa qualité et son ampleur. Elle lui donnait de telles vibrations qu’on la sentait parvenir jusqu’en soi. Je frissonnai plus d’une fois à ses accents, et, en regardant involontairement Robert, je remarquai des pleurs dans ses yeux.

Sitôt que ce chant fut terminé, il vint près de moi, assise à l’écart dans un coin d’ombre, et il murmura à mon oreille :

— Oh ! Monique, voulez-vous me rendre bien heureux ?

Il s’arrêta quelques secondes, interdit peut-être devant mon silence et mon visage tendu.

Il reprit :

— Acceptez-moi comme compagnon de route, et il y aura deux mariages au lieu d’un.

Ah ! j’aurais pu d’un mot devenir la fille la plus comblée, mais, ce mot, il m’était défendu de le prononcer.

J’opposai un regard froid à cet aveu et, d’un ton inexorable, je répondis :

— Je ne vous aime pas…

Il se leva du siège qu’il occupait près de moi, recula, comme frappé au cœur, et balbutia :

— Qu’ai-je fait pour mériter un tel refus ?

Mes yeux ne pouvaient plus se lever sur lui. Je restai muette.

— Parlez donc, implora-t-il à mi-voix.

Pas un mot ne sortit de mes lèvres.

— Quelle dureté ! laissa-t-il passer entre ses dents, et moi qui fondais tant d’espoir sur cette réunion ! Qu’ai-je commis ? Pourquoi m’infligez-vous une telle douleur ?

J’étais de glace. Aucun geste, aucune parole ne m’étaient possibles, parce que j’avais une peur folle d’éclater en sanglots dès le moindre mouvement.

Robert s’éloigna de moi en une démarche saccadée, et je me sentis peu à peu renaître à la réalité. En un effort pénible, je me levai pour aller complimenter Berthe, qui cessait de chanter.