Mon frère Yves/015

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Calmann-Lévy (p. 81-86).
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XV

En Bretagne, l’hiver de 1876. La Sibylle était rentrée à Brest depuis deux jours, — après avoir fini son tour complet par en-dessous, — et j’étais avec Yves, un soir de février, dans une diligence de campagne qui nous emportait vers Plouherzel.

C’était un recoin bien perdu que ce pays de sa mère. Cette voiture devait nous mener en quatre heures de Guingamp à Paimpol, où nous comptions passer la nuit ; et, de là, il nous faudrait encore marcher longtemps à pied pour arriver au village.

Nous nous en allions, cahotés sur une mauvaise petite route, nous enfonçant de plus en plus dans le silence des campagnes tristes. La nuit d’hiver tombait sur nous lentement et une pluie très fine embrouillait les choses dans les buées grises. Les arbres passaient, passaient, montrant l’un après l’autre leur silhouette morte. De loin en loin, les villages passaient aussi ; — villages bretons, chaumières noires au toit de paille moussue, vieilles églises à mince flèche de granit ; — gîtes isolés, mélancoliques, qui se perdaient vite derrière nous dans la nuit.

— Voyez-vous, disait Yves, j’ai fait cette route aussi la nuit, il y a onze ans ; — moi, j’en avais quatorze, — et je pleurais bien. C’était la fois où j’ai quitté ma mère pour m’en aller tout seul m’engager mousse à Brest…

J’accompagnais Yves un peu par désœuvrement, dans ce voyage à Plouherzel. La permission qu’on m’avait donnée était courte, et le temps me manquait, cette fois, pour aller voir ma mère ; alors j’allais voir la sienne, et faire connaissance avec son village, qu’il aimait.

Et, à présent, je regrettais de m’être mis en route Yves, tout absorbé dans sa joie de revenir, me parlait bien toujours, par déférence ; mais son esprit n’était plus avec moi. Je me sentais un étranger dans ce coin de monde où nous allions arriver, et toute cette Bretagne, que je n’aimais pas encore, m’oppressait de sa tristesse…

Paimpol. — Nous roulons sur des pavés, entre des vieilles maisons noires, et la diligence s’arrête. Des gens sont là, qui attendent avec des lanternes. Les mots bretons s’entrecroisent avec les mots français.

— Y a-t-il des voyageurs pour l’hôtel Le Pendreff ? demande une voix de petit garçon.

L’hôtel Le Pendreff, j’en ai maintenant souvenance… C’était, il y a neuf ans, pendant ma première année de marine ; je m’y étais reposé une heure, un jour de juin, mon navire étant venu par hasard mouiller dans une baie des environs. Oui, je me rappelle : une ancienne maison seigneuriale, à tourelle et à pignon, et deux dames Le Pendreff toutes pareilles, en grand bonnet blanc, faisant vignette d’autrefois. Nous descendrons à l’hôtel Le Pendreff.

Rien de changé dans la maison. — Seulement une des dames Le Pendreff est morte. — Celle qui reste était déjà si vieille il y a neuf ans, qu’elle n’a pu guère vieillir encore. Son type, son bonnet, l’honnêteté placide de sa personne, tout cela est du vieux temps.

Il fait bon souper devant le grand feu qui flambe ; et la gaîté nous est revenue.

Après, dame Le Pendreff, munie d’un chandelier de cuivre, nous précède dans l’escalier de granit et nous introduit dans une chambre immense, où deux lits d’une forme très antique sont dressés sous des rideaux blancs.

Yves, cependant, se déshabille avec lenteur, sans conviction aucune.

— Ah ! dit-il tout à coup, remettant son col bleu, — tenez, je m’en vais ! — D’abord, vous comprenez, je ne pourrais pas dormir. Tant pis ! j’arriverai bien tard, je les réveillerai là-bas passé minuit, ça leur fera un peu peur, — comme l’année où je suis revenu de la guerre. Mais j’ai trop envie de les voir, il faut que je m’en aille…

Moi aussi, j’aurais fait comme lui.

Paimpol dort quand nous sortons par un pâle clair de lune. Je l’accompagne un bout de chemin, pour raccourcir ma soirée. Nous voici dans les champs.

Yves marche très vite, très agité, et repasse dans sa tête les souvenirs de ses autres retours.

— Oui, dit-il, après la guerre, je suis venu comme ça, vers deux heures du matin, les réveiller. J’avais fait la route à pied depuis Saint-Brieuc ; je m’en retournais, bien fatigué, du siège de Paris. Vous pensez, j’étais tout jeune alors, je venais de passer matelot.

» Et tenez, j’avais eu bien peur, cette nuit-là : contre la croix de Kergrist, que nous allons voir au tournant de cette route ; j’avais trouvé un vieux petit homme très laid qui me regardait en tenant les bras en l’air et qui ne bougeait pas. Et je suis sûr que c’était un mort ; car il a disparu tout d’un coup en remuant son doigt comme pour me faire signe de venir.

Justement nous arrivions à cette croix de Kergrist. Nous la voyions surgir devant nous comme quelqu’un qui se lève dans l’obscurité. — Mais il n’y avait personne de blotti contre son pied.

Ce fut là que je dis adieu à Yves et que je rebroussai chemin, moi qui n’allais pas jusqu’à Plouherzel. Quand nous eûmes chacun perdu le bruit de nos pas dans le silence de cette nuit d’hiver, le vieux petit homme mort nous revint en tête, et nous nous mîmes à regarder malgré nous dans les taillis noirs.