Mon frère Yves/018

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Calmann-Lévy (p. 95-97).
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XVIII

Au bout d’une heure, j’étais au milieu de la campagne absolument égaré. Autour de moi rien que l’obscurité, le silence des nuits d’hiver. J’errais dans des sentiers détrempés ; personne à qui demander ma route, aucun hameau, aucune lumière. Toujours des silhouettes noires d’arbres. Et puis, de loin en loin, des calvaires ; il y en avait de très grands que je n’avais jamais rencontrés dans ma promenade du jour.

Je rebroussai chemin en courant. Je courus longtemps dans toutes les directions. Une pluie glaciale commençait à tomber, chassée par le vent qui se levait. Cela m’était égal d’être égaré ; seulement j’avais besoin de voir quelqu’un d’ami et je me pressais pour essayer de retrouver Yves.

Il devait être fort tard quand je reconnus devant moi la chapelle de Plouherzel et le lac d’eau marine, où tombait une lueur de lune, et la masse noire de l’île de granit sur l’eau pâle, le dos de la grande bête couchée.

Près de la chapelle, j’entendis des voix. Dans le noir, deux hommes dont l’un athlétique, se tenaient par la main et se parlaient fort tendrement, à la manière des gens un peu gris : Yves et Jean, — et je courus à eux.

Un grand étonnement et une joie de me voir. — Et puis Jean, nous prenant chacun par un bras, nous entraîna tous deux chez lui.

La chaumière de Jean, isolée aussi, était dans le voisinage de celle d’Yves, mais bien plus grande et plus cossue.

On voyait tout de suite qu’on entrait chez des gens riches : les bahuts et les lits avaient des fermoirs d’acier découpé qui reluisaient comme des armures. Tout au fond était dressée une cheminée monumentale, où flambait le tronc d’un chêne.

Deux femmes étaient assises devant ce feu, Jeannie, la jeune épouse, et puis la vieille mère en haute coiffure, filant à son rouet.

C’était une jolie vieille à peindre, la mère de Jean. Elle avait aussi un peu élevé Yves, qu’elle appelait en breton son autre enfant et qu’elle embrassa sur les deux joues bien fort.

Les femmes, depuis une heure, étaient inquiètes et veillaient pour les attendre. Elles les reçurent avec indulgence, bien qu’ils fussent gris (c’est l’usage entre amis du service qui se retrouvent), les grondèrent un peu, puis se mirent en devoir de nous faire à tous trois des crêpes et de la soupe.

Un mauvais vent qui venait de se lever de la mer gémissait dehors, dans le noir de la campagne déserte. De temps en temps, il descendait par la cheminée, chassant en avant la flamme claire ; alors de petits flocons de cendre très légers se mettaient à danser en rond devant l’âtre, bien bas, en rasant le sol, comme ces mauvaises âmes de nains qui virent toute la nuit autour des Grandes-Pierres.

Nous étions bien devant cette flamme qui séchait nos vêtements trempés de pluie, et nous attendions avec impatience la bonne soupe chaude qu’on allait nous servir.