Mon frère Yves/047

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 177-187).
◄  XLVI
XLVIII  ►

XLVII

Le lendemain jeudi, 16 du mois de juin 1878, par un temps radieux, le cortège de baptême s’organise dans la chaumière des vieux Keremenen.

Anne, le dos tourné dans un coin, ajuste sa grande coiffe devant un miroir, un peu embarrassée d’être obligée de faire cela devant moi ; mais les chaumières de Bretagne ne sont pas grandes, et elles n’ont pas d’autres séparations au dedans que les petites armoires où l’on dort.

Anne est vêtue d’un costume de drap noir dont le corsage ouvert est brodé de soies de toutes couleurs et de paillettes d’argent ; elle porte un devantier de moire bleue, et, débordant sur ses épaules, une collerette blanche à mille plis qui se tient rigide comme une fraise du xvie siècle. Moi, j’ai pris un uniforme aux dorures toutes fraîches, et nous produirons certainement un bon effet tout à l’heure, nous donnant le bras, dans le sentier vert.

Auprès du petit enfant, il y a ce matin un nouveau personnage, une vieille très laide et très extraordinaire, qui fait son entendue et à qui on obéit : — c’est la sage-femme, à ce qu’il paraît.

— Elle a l’air un peu sorcière, dit Anne, qui devine mon impression ; mais c’est une très bonne femme.

— Oh ! oui, une très bonne femme, appuie le vieux Corentin ; c’est un air qu’elle a comme cela, monsieur, mais elle ne manque pas de religion, et même elle a obtenu de grandes bénédictions, l’an passé, au pèlerinage de Sainte-Anne. »

Cassée en deux comme Carabosse, un nez crochu en bec de chouette et des petits yeux gris bordés de rouge, qui clignotent très vite comme ceux des poules, elle va de droite et de gauche, affairée, avec sa grande collerette de cérémonie toute raide ; quand elle parle, sa voix surprend comme un son de la nuit : on croirait entendre la hulotte des sépulcres.

Yves et moi, nous n’aimions pas d’abord cette vieille auprès du nouveau-né ; mais nous songeons ensuite que, depuis cinquante ans, elle préside aux naissances des petits enfants du pays de Toulven, sans avoir jamais porté malheur à aucun, bien au contraire. D’ailleurs, elle observe en conscience tous les rites anciens, tels que faire boire au petit avant le baptême un certain vin dans lequel on a trempé l’anneau du mariage de sa mère, et plusieurs autres qui ne devraient jamais être négligés.

On y voit juste autant qu’il faut, dans cette chaumière, très enterrée et très à l’ombre. Le jour entre un peu par la porte ; au fond, il y a aussi une lucarne ménagée dans l’épaisseur du granit, mais les fougères l’ont envahie : on les voit par transparence, comme les fines découpures d’un rideau vert.

… Enfin petit Pierre a terminé sa toilette, et sans pousser un cri. Je l’aurais mieux aimé en petit Breton ; mais non, il est tout en blanc, le fils d’Yves, avec une longue robe brodée et des nœuds de ruban, comme un petit monsieur de la ville. Il a l’air encore plus vigoureux et plus brun dans ce costume de poupée ; les pauvres petits bébés des villes, qui vont au baptême dans des toilettes pareilles, n’ont pas, en général, un sang si vivace et si fort.

Par exemple, je suis forcé de reconnaître qu’il n’est pas encore bien joli ; il est probable que cela viendra plus tard ; mais, pour le moment, il a un minois bouffi de petit chat naissant.

… Dehors, dans le sentier plein de fougères, sous la voûte verte, s’agitent déjà quelques grandes coiffes blanches de jeunes filles et des corsages de drap à broderies, comme celui d’Anne. Elles sont sorties des chaumières voisines et attendent pour nous voir passer.

Bras dessus bras dessous, Anne et moi, nous nous mettons en route. Petit Pierre prend les devants, sur les bras de la vieille au nez d’oiseau, qui trotte vite et menu, avec un déhanchement bizarre comme les vieilles fées. Et le grand Yves marche derrière nous, dans ses habits de mariage, très grave, un peu étonné d’être à pareille fête, un peu intimidé aussi de défiler tout seul, mais c’est la coutume.

Par le beau matin de juin, nous descendons gaîment le sentier breton ; au-dessus de nos têtes, le couvert des chênes et des hêtres tamise des petits ronds de lumière qui tombent par milliers à travers la verdure comme une pluie blanche. Les clématites pendent, mêlées au chèvrefeuille, et les oiseaux chantent tous la bienvenue au petit goéland, qui fait sa première apparition au soleil.

… Nous voici dans Toulven, qui est presque une petite ville. Les bonnes gens sont sur leur porte, et nous défilons tout le long de la grand’rue pour aller à l’église.

Elle est très ancienne, cette église de Toulven ; elle s’élève toute grise dans le ciel bleu, avec sa haute flèche de granit à jours, que par place les lichens ont dorée. Elle domine un grand étang immobile avec des nénuphars, et une série de collines uniformément boisées qui font par derrière un horizon sans âge.

Tout autour, un antique enclos ; c’est le cimetière. Des croix bordent la sainte allée ; elle sortent d’un tapis de fleurs, d’œillets, de giroflées, de blanches marguerites. Et dans les recoins plus abandonnés où le temps a nivelé les bosses de gazon, il y a des fleurs encore pour les morts : les silènes et les digitales des champs de Bretagne ; la terre en est toute rose. Les tombes se pressent là, aux portes de l’église séculaire, comme un seuil mystérieux de l’éternité ; cette grande chose grise qui s’élève, cette flèche qui essaye de monter, il semble, en effet, que tout cela protège un peu contre le néant ; en se dressant vers le ciel, cela appelle et cela supplie : et c’est comme une éternelle prière immobilisée dans du granit. Et les pauvres tombes enfouies sous l’herbe attendent là, plus confiantes, à ce seuil d’église, le son de la dernière trompette et des grandes voix de l’Apocalypse.

Là aussi, sans doute, quand, moi, je serai mort ou cassé par la vieillesse, là on couchera mon frère Yves ; il rendra à la terre bretonne sa tête incrédule, et son corps qu’il lui avait pris. Plus tard encore y viendra dormir le petit Pierre, — si la grande mer ne nous l’a pas gardé, — et, sur leurs tombes, les fleurs roses des champs de Bretagne, les digitales sauvages, l’herbe haute de juin, pousseront comme aujourd’hui, au beau soleil des étés.

… Sous le porche de l’église, il y avait tous les enfants du village qui semblaient très recueillis. M. le curé était là aussi qui nous attendait dans ses habits de cérémonie.

C’était un porche d’une architecture très primitive, et dont bien des générations bretonnes avaient usé les pierres ; il y avait des saints difformes, taillés dans le granit, qui étaient alignés comme des gnomes.

La cérémonie fut longue à cette porte. La vieille à tête de chouette avait posé le petit Pierre dans nos mains, et nous le tenions à deux avec la marraine, comme le veut l’usage, elle du côté des pieds et moi du côté de la tête. Yves, adossé aux piliers de granit, nous regardait faire d’un air très rêveur, et Anne était bien jolie, sous ce porche gris, avec son beau costume et sa grande fraise, tout en lumière, dans un rayon de soleil.

Petit Pierre marqua une légère grimace et passa sur sa lèvre le bout de sa toute petite langue, d’un air mécontent, quand on lui fit goûter le sel, emblème des amertumes de la vie.

M. le curé récita de longs oremus en latin, après quoi, il dit dans la même langue au petit goéland : Ingredere, Petre, in domum Domini. Et alors nous entrâmes dans l’église.

Des saintes qui étaient là, dans des niches, en costume du xvie siècle, regardaient petit Pierre faire son entrée, de ce même air placide et mystique avec lequel elles ont vu naître et mourir dix générations d’hommes.

Sur les fonts baptismaux ce fut encore fort long, et puis il nous fallut faire station, Anne et moi, devant la grille du chœur, agenouillés comme deux nouveaux époux.

Enfin, je dus prendre à moi tout seul le fils d’Yves, que je tremblais de briser dans mes mains inhabiles, monter les marches de l’autel avec ce précieux petit fardeau, et lui faire embrasser la nappe blanche sur laquelle pose le saint sacrement. Je me sentais très gauche en uniforme, j’avais l’air de porter un poids des plus lourds. Je ne m’imaginais pas que ce fût une chose si difficile de tenir un nouveau-né ; encore il était endormi : s’il eût été en mouvement, jamais je n’aurais pu réussir.

Tous les enfants du village nous guettaient au départ, de petits gars bretons avec des mines effarouchées, des joues bien rondes et de longs cheveux.

Les cloches sonnaient joyeusement en haut de l’antique flèche grise et le Te Deum venait d’éclater derrière nous, entonné à pleine voix par des petits enfants de chœur en robe rouge et surplis blanc.

On nous laissa passer, encore tranquilles et recueillis, dans l’allée fleurie que bordaient les tombes ; — mais après, quand nous fûmes dehors !…

Petit Pierre, cause de tout ce tapage, était parti devant, emporté de plus en plus vite par la vieille au nez crochu, et dormant toujours de son sommeil innocent. Anne et moi, nous étions assaillis ; petits garçons et petites filles nous entouraient avec des cris et des gambades ; il y en avait de ces petites qui avaient bien cinq ans, et qui portaient déjà de grandes collerettes et de grandes coiffes pareilles à celles de leurs mères ; et elles sautaient autour de nous, comme des petites poupées très comiques.

C’était singulier, la joie de ce petit monde breton, rose avec de longs cheveux de soie jaune ; à peine éclos à la vie, et déjà dans des costumes et des modes du vieux temps ; — exubérants d’une joie inconsciente, — comme autrefois leurs ancêtres, et ils sont morts ! Joie de la vie toute neuve, joie comme en ont les petits chats, les cabris, et, après dix ans, ils meurent ; les petits chiens, les petits moutons ont de ces joies et font des sauts d’enfant, — et cela passe et on les tue !

Nous leur jetions des poignées de dragées, et toute notre route était semée de bonbons. On se souviendra longtemps dans Toulven de ce baptême du petit goéland.

… Après, nous retrouvâmes le calme du sentier breton, la longue allée verte, et, au bout, le hameau sauvage.

Il était maintenant près de midi ; les papillons et les mouches volaient par bandes le long du chemin. Il faisait très chaud pour un temps de Bretagne.

En plein jour, c’était un vrai jardin que ce toit de chaume des vieux Keremenen ; une quantité de petites fleurs, blanches, jaunes, roses, s’y étaient installées en compagnie d’une grande variété de fougères, et le soleil s’éparpillait dessus, toujours tamisé par les chênes.

Au dedans, il faisait encore frais, dans le demi-jour un peu vert, sous la voûte basse et noire des vieilles solives.

Le dîner était prêt sur la table, et la femme d’Yves, qui s’était levée pour la première fois, nous attendait, assise à sa place, dans ses beaux habits de fête. En quelques jours, sa jeunesse s’était envolée, elle était pâle et maigrie. Yves la regarda avec un air de surprise déçue qu’elle put voir ; puis, comprenant que c’était mal, il alla l’embrasser avec affection, un peu en grand seigneur. Et, moi, j’augurai de tristes choses de cette entrevue de désenchantement.

Toutefois ce dîner du baptême fut gai. Il se composait d’un grand nombre de plats bretons et dura fort longtemps.

Au dessert, on entendit dehors marmotter très vite, à deux voix, en langue de basse Bretagne, des espèces de litanies. C’étaient deux vieilles, deux pauvresses, qui se donnaient le bras, appuyées sur des bâtons, comme font les fées quand elles prennent forme caduque pour n’être pas reconnues.

Elles demandèrent à entrer, étant venues pour dire la bonne aventure au petit Pierre. Sur son berceau de chêne où on le balançait doucement, elles firent des prédictions très heureuses, et puis se retirèrent en bénissant tout le monde.

Alors on leur remit de grosses aumônes, et Anne leur fit des tartines beurrées.