Mon frère Yves/052

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Calmann-Lévy (p. 202-204).
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LII

Yves, à la fin, parut, marchant droit, cambré, la tête haute, mais l’œil atone, égaré. Il vit sa femme, mais passa sans en avoir l’air, lui jetant un mauvais regard trouble.

Ce n’était plus lui, — comme il le disait lui-même après, dans les bons moments de repentir qu’il avait encore.

Ce n’était plus lui, en effet : c’était la bête sauvage que l’ivresse réveillait, quand sa vraie âme était obscurcie et disparue.

Marie se garda de dire un mot, non seulement de faire un reproche, mais même de supplier. Il ne fallait rien dire à Yves dans ces moments où sa tête était perdue : il serait reparti encore. Elle savait cela ; elle était pliée à ce silence.

Elle suivit, tête basse, sous la pluie, traînant par la main petit Pierre, qui tâchait de pleurer encore plus doucement depuis qu’il avait vu son père et qui mouillait ses pauvres petits pieds dans la boue du ruisseau. Comment avait-elle pu le laisser marcher ainsi, et même le faire sortir, comme cela, avant jour ? À quoi pensait-elle donc ? Où avait-elle la tête ?… Et elle le prit à son cou, le réchauffant contre elle, l’embrassant avec amour.

Yves fit mine de passer devant sa porte, pour voir, — facétie de brute, — puis regarda derrière lui sa femme avec un sourire stupide qui faisait mal, comme pour dire : « C’était une plaisanterie que je te faisais, mais, tu vois, je vais rentrer. »

Elle le suivit de loin, se dissimulant le long des murs de l’escalier noir, se faisant petite, humble. Heureusement il n’était pas jour encore, et sans doute les voisins ne seraient pas levés pour être témoins de cette honte.

Elle entra après lui dans leur chambre et ferma la porte.

Pas de feu, un air de misère qui prenait au cœur.

La chandelle allumée, Marie vit qu’Yves avait encore tout déchiré ses vêtements neufs, qu’elle avait une première fois raccommodés avec tant de soin ; et puis son grand col bleu était froissé et maculé, et son tricot à raies, les mailles rompues, bâillait sur sa poitrine.

Il allait et venait, tournant comme une bête enfermée, dérangeant, chavirant brusquement les choses qu’elle avait rangées, les morceaux de pain qu’elle avait économisés.

Elle, ayant recouché leur enfant dans son berceau et l’ayant bien couvert, faisait semblant de s’occuper des choses de leur ménage. Il fallait avoir un air naturel dans ces cas-là ; autrement, si on semblait trop s’occuper de lui, il s’exaspérait tout à coup, comme un fauve qui a senti le sang ; et il voulait repartir. Et, quand une fois il avait dit : « Eh bien, je m’en vais ! je m’en vais retrouver mes camarades ! » il s’en allait avec un entêtement de brute ; il n’y avait plus ni force, ni prières, ni larmes capables de le retenir.