Mon frère Yves/055

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Calmann-Lévy (p. 208-210).
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LV

Petit Pierre dormait toujours dans son berceau, pour rattraper son pauvre petit sommeil perdu d’avant jour. — Et, ce matin-là, sa mère aussi s’était assoupie près de lui dans sa chaise, accablée qu’elle était de fatigue et de veille.

Le grand jour pâle était tout à fait levé quand elle se réveilla, les membres engourdis, ayant froid. En reprenant ses idées, vite elle retrouva son angoisse.

Pourquoi avait-elle quitté Toulven ? Pourquoi s’était-elle mariée ? Pauvre fille de la campagne, que faisait-elle dans ce Brest, où on regardait son costume de paysanne ! Pourquoi était-elle venue traîner dans les rues de la ville sa grande collerette blanche, souvent trempée de pluie, que, par désespérance, par dégoût de tout, elle laissait maintenant pendre toute fripée et sans apprêt sur ses épaules ?

Elle avait épuisé tous les moyens pour ramener Yves. Il était encore si doux, si bon, il aimait tant son petit Pierre dans ses moments raisonnables, que souvent elle s’était reprise à espérer ! Il avait des repentirs très sincères, qui duraient plusieurs jours ; et c’étaient des jours de bonheur.

— Il faut me pardonner, disait-il, tu vois bien que ce n’était plus moi !

Et elle pardonnait ; alors on ne se quittait plus ; quand par hasard il faisait un peu de beau temps, on habillait petit Pierre dans ses habits neufs, et on allait se promener, tous les trois, dans Brest.

… Et puis, un beau soir, Yves ne rentrait pas, et c’était à recommencer, il fallait retomber dans ce désespoir.

Cela allait de mal en pis ; le séjour à Brest exerçait sur lui cette même influence qu’il a d’ordinaire sur tous les marins. Maintenant c’était presque chaque semaine ; cela devenait une habitude. À quoi bon espérer ?

Il n’y avait plus d’argent dans leur tiroir. Comment faire ? En emprunter à ces femmes, les voisines, qui de temps en temps buvaient aussi, et qu’elle dédaignait de connaître ; elle en aurait trop honte ! Pourtant elle était à bout de moyens pour cacher sa détresse à ses parents, qui ne savaient rien, eux, et qui s’étaient mis à aimer Yves comme leur vrai fils.

Eh bien, elle le leur dirait, qu’il n’en était pas digne. Une révolte se faisait en elle. Elle le laisserait, cet homme ; c’était trop à la fin, et il n’avait pas de cœur…