Mon frère Yves/071

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 261-266).
◄  LXX
LXXII  ►

LXXI

À bord de la Sèvre, mai 1881.

Yves, qui aura trente ans bientôt, me prie de lui rapporter de terre un cahier relié pour commencer à y écrire ses impressions, à ma manière ; il regrette même de ne plus se rappeler assez les dates et les choses passées pour reconstituer un journal rétrospectif de sa vie.

Son intelligence s’ouvre à une foule de conceptions nouvelles ; il se façonne sur moi, c’est incontestable, et se complique peut-être un peu plus qu’il ne faudrait. Mais notre intimité amène un autre résultat très inattendu, c’est que je me simplifie beaucoup à son contact ; moi aussi, je change, et presque autant que lui…


Brest, juin 1881.

À six heures, le soir de la Saint-Jean, sur l’impériale d’un omnibus de campagne, je revenais avec Yves du pardon de Plougastel.

Notre Sèvre avait été, en mai, jusqu’à Alger, et nous sentions mieux, par contraste, le charme particulier du pays breton.

Les chevaux s’en allaient ventre à terre, tout enrubannés, ayant sur la tête des bannières et des rameaux verts. Dans l’intérieur, on chantait, et dessus, près de nous, trois matelots gris dansaient, bonnet sur l’oreille, des fleurs aux boutonnières, des rubans, des trompettes, et, par ironie pour les gens à vue faible, portant des lorgnons bleus, — trois jeunes hommes à la tournure délurée, à la tête intelligente, qui couraient leur bordée de départ au moment de s’en aller en Chine.

Des bourgeois se fussent cassé le cou. Eux, qui avaient tant bu, tenaient ferme, sautaient comme des cabris, et la voiture s’en allait grand train, de droite et de gauche, dans les ornières, menée par un cocher ivre.

À Plougastel, nous avions trouvé le bruit d’une fête de village, des chevaux de bois, une naine, une géante, la famille Mouton qui se désosse, et des jeux et des cabarets. Et puis, sur une place isolée, entourée de chaumières grises, les binious bretons sonnaient un air rapide et monotone du temps passé, des gens en vieux costume dansaient à cette musique centenaire ; hommes et femmes, se tenant par la main, couraient, couraient dans le vent, comme des fous, en longue file frénétique. Cela, c’était la vieille Bretagne, donnant encore sa note sauvage, même aux portes de Brest, au milieu de ce tapage de foire.

D’abord nous essayons, Yves et moi, de calmer ces trois matelots et de les faire s’asseoir.

Et puis nous trouvons drôle de nous voir, nous, leur faire ce sermon.

— Après tout, dis-je à Yves, nous en avons bien fait d’autres.

— Ah ! oui, bien sûr, répond-il avec conviction.

Et nous nous contentons de tendre nos bras entre les montants de fer pour les empêcher de tomber.

… Et les routes, les villages sont tout remplis de gens qui reviennent de ce pardon, et tous ces gens s’ébahissent de voir passer cet équipage de fous, et ces trois matelots dansant sur cette voiture.

La splendeur de juin jette sur toute cette Bretagne son charme et sa vie ; la brise est douce et tiède sous le ciel gris ; les hauts foins, tout pleins de fleurs roses ; les arbres, d’un vert d’émeraude, remplis de hannetons.

Et les trois matelots dansent toujours en chantant, et, à chaque couplet, les autres, dans l’intérieur, reprennent le refrain :


Il est parti vent arrière,
Il reviendra en louvoyant.


Les vitres de notre voiture en vibrent, et cet air, toujours le même, répété deux lieues durant, est un très vieil air de France, si ancien et si jeune, d’une gaîté si fraîche et de si bon aloi, qu’au bout d’un moment, nous aussi, nous le chantons avec eux.

Comme elle est belle et rajeunie, la Bretagne, et verte, au soleil de juin !

Nous autres, pauvres gens de la mer, quand nous trouvons le printemps sur notre route, nous en jouissons plus que les autres, à cause de notre vie séquestrée dans les couvents de planches. Il y avait huit ans qu’Yves n’avait vu son printemps breton, et nous avions été longtemps fatigués tous deux par l’hiver ou par cet éternel été qui resplendit ailleurs sur la grande mer bleue, et nous nous laissions enivrer par ces foins verts, par ces senteurs douces, par tout ce charme de juin que les mots ne peuvent dire.

Il y a encore de beaux jours dans la vie, de belles heures de jeunesse et d’oubli. Au diable toutes les rêveries mélancoliques, tous les songes maladifs des tristes poètes ! Il fait bon courir, la poitrine au vent, en compagnie des plus joyeux d’entre les enfants du peuple. La santé et la jeunesse, c’est tout ce qu’il y a de vrai sur terre, avec la gaîté simple et brutale, et les chants des matelots !

Et nous allions toujours très vite et de travers, zigzaguant sur la route au milieu de tout ce monde, entre les aubépines très hautes formant deux haies vertes, et sous la voûte touffue des arbres.

Bientôt parut Brest, avec son grand air solennel, ses grands remparts de granit, ses grandes murailles grises, où poussaient aussi des herbes et des digitales roses. Elle était comme enivrée, cette ville triste, d’avoir par hasard un vrai jour d’été, une soirée pure et tiède ; elle était pleine de bruit, de mouvement et de monde, de coiffes blanches et de marins qui chantaient.