Mon frère Yves/073

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Calmann-Lévy (p. 268-272).
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LXXIII

Brest, 9 juillet 1881.

Nous venons d’arriver tout de même, et c’est mon dernier jour de garde à bord ; je débarque demain.

Nous sommes dans ce fond du port de Brest, où notre Sèvre revient de temps en temps s’immobiliser entre deux grands murs. De hautes constructions mornes nous surplombent ; autour de nous des assises de roches primitives portent des remparts, des chemins de ronde, tout un lourd échafaudage de granit, suant la tristesse et l’humidité. — Je connais par cœur toutes ces choses.

Comme c’est en juillet, il y a des digitales, des touffes de silènes qui s’accrochent çà et là aux pierres grises. Ces plantes roses des murs, c’est la note de l’été dans ce Brest sans soleil.

J’ai pourtant une espèce de joie de partir… Cette Bretagne me cause toujours, malgré tout, une oppression mélancolique ; je le sens maintenant, et, quand je songe au nouveau, à l’inconnu qui m’attend, il me semble que je vais me réveiller au sortir d’une espèce de nuit… Où m’enverra-t-on ? Qui sait ? Comment s’appellera ce coin de la terre où il faudra m’acclimater demain ? Sans doute quelque pays de soleil où je deviendrai un autre moi avec des sens différents, et où j’oublierai, hélas ! les choses aimées ailleurs.

Mais mon pauvre Yves et mon petit Pierre, je souffre de les quitter tous deux.

Pauvre Yves, qui s’est souvent fait traiter en enfant gâté et capricieux, c’est lui à présent, à l’heure de mon départ, qui m’entoure de mille petites prévenances, presque enfantines, ne sachant plus comment s’y prendre pour me montrer assez son affection. Et cette manière d’être a plus de charme chez lui, parce qu’elle n’est pas dans sa nature habituelle.

Ce temps que nous venons de passer ensemble, dans une intimité fraternelle de chaque jour, n’a pas été exempt d’orages entre nous. Il mérite toujours un peu, malheureusement, ses notes passées d’indiscipliné et d’indomptable ; tout va bien mieux cependant, et, si j’avais pu le garder près de moi, je l’aurais sauvé.

Après dîner, nous montons sur le pont pour notre promenade habituelle du soir.

Je dis une dernière fois :

— Yves, fais-moi une cigarette.

Et nous commençons nos cent pas réguliers sur ces planches de la Sèvre. Là, nous connaissons par cœur tous les petits trous où l’eau s’amasse, tous les taquets où l’on se prend les pieds, toutes les boucles où l’on trébuche.

Le ciel est voilé sur notre dernière promenade, la lune embrumée et l’air humide. Dans le lointain, du côté de Recouvrance, toujours ces éternels chants de matelots.

Nous causons de beaucoup de choses. Je fais à Yves beaucoup de recommandations ; lui, très soumis, répond par beaucoup de promesses, et il est fort tard quand il me quitte pour aller dormir dans son hamac.

À midi, le lendemain, mes malles à peine fermées, mes visites pas faites, je suis à la gare avec Yves et les amis du carré, qui me reconduisent. Je serre la main à tous, je crois même que je les embrasse, et me voilà parti.

Un peu avant la nuit, j’arrive à Toulven, où j’ai voulu m’arrêter deux heures pour leur faire mes adieux.

Comme c’est vert et fleuri, ce Toulven, cette région fraîche et ombreuse, la plus exquise de Bretagne !

Là, on m’attendait pour couper les cheveux du petit Pierre. La pensée qu’on pût me confier une pareille besogne ne me serait jamais venue. On me dit « qu’il n’y avait que moi pour le faire rester tranquille ». La semaine passée, on avait mandé le barbier de Toulven, et petit Pierre avait tellement fait le diable, que les ciseaux avaient entamé d’abord ses petites oreilles ; il avait fallu y renoncer. J’essayai tout de même, pour leur faire plaisir, ayant une envie de rire très grande.

Puis, quand ce fut fini, l’idée me vint de garder une de ces petites mèches brunes que j’avais coupées, et je l’emportai, étonné de tant y tenir.