Mon frère Yves/083

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Calmann-Lévy (p. 307-310).
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LXXXIII

L’après-midi du même jour, Yves est dans ma chambre, qui se dépêche, qui se dépêche avant la nuit de remettre des galons sur ses manches, toujours drôle, avec son grand air de forban, quand il est occupé à coudre.

Ils ne sont plus très beaux, ses pauvres vêtements, ils ont beaucoup servi. C’est qu’il n’était pas riche en quittant Brest, avec cette réduction de paye ; et, pour ne pas entamer son décompte, il n’a pas voulu prendre trop d’effets au magasin. Mais ils sont si propres, les petites pièces sont si bien mises les unes sur les autres, à chaque coude, à chaque bas de manche, que cela peut très bien passer. Ces galons neufs leur donnent même un certain lustre de jeunesse. D’ailleurs, Yves a bonne tournure avec n’importe quoi ; et puis, comme on est très peu vêtu à bord, en ne les mettant que rarement, ils pourront certainement finir la campagne. Quant à de l’argent, Yves n’en a pas ; il en oublie même l’usage et la valeur, comme il arrive souvent aux marins, — car il délègue à sa femme, à Brest, sa solde et ses chevrons, tout ce qu’il gagne.

La nuit venue, son ouvrage est achevé ; il le plie avec soin, et balaye ensuite les petits bouts de fil qu’il a pu faire tomber dans ma chambre. Puis il s’informe très exactement du mois et de la date, allume une bougie et se met à écrire.


En mer, à bord du Primauguet, 23 avril 1882.
» Chère épouse,

« je t’écris ces quelques mots à l’avance aujourd’hui, dans la chambre de M. Pierre. Je les mettrai à la poste le mois prochain, quand nous toucherons aux îles Hawaï (un pays… je suis sûr, que tu ne sais pas trop où il se trouve).

» C’est pour te dire que j’ai repris mes galons aujourd’hui, et que tu peux être tranquille, ils ne repartiront plus ; je les ai cousus solides à présent.

» Chère épouse, cela me prouve pourtant qu’il n’y a que juste six mois passés depuis notre départ, et alors nous ne sommes pas encore près de nous revoir. — Pour moi, j’aurais pourtant déjà très hâte d’aller faire un tour à Toulven, pour te donner la main à installer notre maison ; et encore, ce n’est pas tout à fait pour cela, tu penses, mais c’est surtout pour rester quelque temps avec toi, et voir notre petit Pierre courir un peu. Il faudra bien qu’on me donne une grande permission quand nous reviendrons, au moins quinze ou vingt jours ; peut-être même que je n’aurai pas assez avec vingt, et que je demanderai jusqu’à trente.

» Chère Marie, je te dirai pourtant que je suis très heureux à bord, surtout d’avoir pu repartir pour ces mers-ci avec M. Pierre ; c’était ce que je demandais depuis bien longtemps. C’est une si belle campagne, et puis tout à fait économique pour moi qui ai bien besoin de ramasser beaucoup d’argent comme tu sais. Peut-être que je serai proposé pour second avant de débarquer, vu que je suis très bien avec tous les officiers.

» J’ai aussi à t’apprendre que les poissons volants… »


Crac !… Sur le pont, on siffle : En haut tout le monde ! pour le ris de chasse ; Yves se sauve ; et jamais personne n’a su la fin de cette histoire de poissons.

Il a conservé avec sa femme sa manière enfantine d’être et d’écrire. Avec moi, c’est changé, et il est devenu un nouvel Yves, plus compliqué et plus raffiné que celui d’autrefois.