Mon frère Yves/088

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Calmann-Lévy (p. 328-335).
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LXXXVIII

— Vous êtes venue toucher votre délègue aussi, madame Quémeneur ?

— Et vous aussi donc, madame Kerdoncuff ?

— Où est-ce qu’il navigue aussi, votre mari, madame Quémeneur ?

— En Chine, madame Kerdoncuff, dessus le Kerguelen.

— Et le mien aussi donc, madame Quémeneur ; il navigue là-bas, dessus la Vénus.

C’est dans la rue des Voûtes, à Brest, sous la pluie fine, que cela se chante à deux voix fausses, dans des tonalités surprenantes.

Cette rue des Voûtes est toute pleine de femmes qui attendent là depuis le matin, à la porte d’une laide bâtisse en granit : la Caisse des gens de mer. Femmes de Brest, que la pluie ne rebute plus, elles causent aigrement les pieds dans l’eau, pressées contre les murs de la ruelle triste, sous le brouillard gris.

C’est le premier jour du trimestre. Elles font queue pour être payées, et il était temps ! l’argent manquait dans tous ces logis noirs de la grande ville.

Femmes dont les maris naviguent au loin, elles vont toucher leur délègue (lisez : délégation), la solde que ces marins leur abandonnent.

Après, elles iront la boire. Il y a, en face, un cabaret qui est venu s’établir là tout exprès. C’est : À la mère de famille, chez madame Pétavin. Dans Brest, on l’appelle : le Cabaret de la délègue.

Madame Quémeneur, le visage plat comme un carlin, les mâchoires massives, le ventre en avant, porte un waterproof et un bonnet de tulle noir avec des coques bleues.

Madame Kerdoncuff, malsaine, verdâtre, un aspect de mouche à viande, montre une figure chafouine sous un chapeau orné de deux roses avec leur feuillage.

À mesure que l’heure approche, la foule des ivrognesses augmente. La caisse est assiégée, il y a des contestations aux portes. Le guichet va s’ouvrir.

Et Marie, la femme d’Yves, est là aussi, dans cette promiscuité immonde, tenant le petit Pierre par la main. Un peu timide, se sentant triste, ayant une vague frayeur de toutes ces femmes, elle laisse passer les plus pressées, et se tient contre le mur, du côté où la pluie ne donne pas.

— Entrez donc, ma petite dame, au lieu de faire mouiller comme cela ce joli petit garçon.

C’est madame Pétavin qui vient d’apparaître sur sa porte, très souriante :

— Faut-il vous servir quelque chose ? Un peu de doux ?

— Oh ! merci, madame, je ne bois pas, répond Marie, qui, voyant le cabaret encore vide, est entrée tout de même, de peur de faire enrhumer son petit Pierre. — Mais si je vous gêne, madame…

Assurément non, elle ne gênait pas du tout madame Pétavin, qui avait l’âme bonne et qui la fit asseoir.

Voici madame Quémeneur et madame Kerdoncuff, les premières payées, qui entrent, ferment leur parapluie, et prennent place.

— Madame ! madame ! mettez un quart dans deux verres, aussi donc !

Inutile de dire un quart de quoi : c’est d’eau-de-vie très raide qu’il s’agit.

Ces dames causent :

— Et alors, qu’est-ce qu’il fait votre mari sur le Kerguelen, madame Quémeneur ?

— Il est chef d’hune, madame Kerdoncuff.

— Et le mien aussi donc, il est chef d’hune, madame Quémeneur ! Eh ! les femmes de chef peuvent bien trinquer ensemble… Alors, à la vôtre, Victoire-Yvonne !

Ces dames s’appellent déjà par leur petit nom. Les verres se vident.

Marie tourne vers elles son regard clair, les dévisageant tout à coup avec une grande curiosité, comme on fait pour les bêtes de ménagerie. Et puis elle a envie de s’en aller. Mais, dans la rue, la pluie tombe fort, et, devant la porte de la caisse, il y a encore bien du monde.

— À la vôtre, Victoire-Yvonne !

— À la vôtre, Françoise !

Allons, le litre y passera.

Ces dames se racontent leurs petites affaires : C’est dur tout de même pour joindre les deux bouts ! Mais tant pis ! le boulanger, lui, d’abord, pourra bien attendre le trimestre prochain. Le boucher, eh bien, on lui donnera un acompte. Aujourd’hui, un jour de paye, comment ne pas s’égayer un peu ?

— Moi encore, dit madame Kerdoncuff, avec un sourire de coquetterie plein de sous-entendus, je ne suis pas trop malheureuse, parce que, voyez-vous, j’ai un vétéran que je loge en garni, qui est quartier-maître dans le port.

C’est compris. Même sourire sur le visage de madame Quémeneur.

— C’est comme moi, j’ai un fourrier… À la tienne, Françoise ! (Ces dames se tutoient.) Il est polisson, mon fourrier, si tu savais !…

Et le chapitre des confidences intimes est ouvert.

Marie Kermadec se lève. A-t-elle bien entendu ? Beaucoup de ces mots lui sont inconnus, assurément, mais le sens en est transparent et le geste vient à l’appui. Est-ce qu’il y a vraiment des femmes qui peuvent dire des choses pareilles ? Et elle sort, sans se retourner, sans dire merci, rouge, sentant tout le sang qui lui est monté aux joues.

— As-tu vu celle-là, la mouche qui l’a piquée ?

— Dame, vous savez, c’est de la campagne ; ça porte encore la coiffe de Bannalec, ça n’a pas d’usage.

— À la tienne, Victoire-Yvonne !

Le cabaret se remplit. À la porte, les parapluies se ferment, les vieux waterproofs se secouent ; toutes ces dames entrent, les litres circulent.

Et, au logis, il y a des petits qui piaulent avec des voix de chacal en détresse ; des enfants hâves qui crient le froid ou la faim. — Tant pis, à la tienne, Françoise, c’est jour de paye !

… Quand Marie fut dehors, elle aperçut un groupe de femmes en grande coiffe qui étaient restées à l’écart pour laisser passer la presse des effrontées ; vite elle vint prendre place parmi elles afin de se retrouver en honnête compagnie. Il y avait là de bonnes vieilles mères des villages qui étaient venues pour toucher la délégation de leurs enfants, et qui se tenaient sous leur parapluie de coton, avec de ces figures dignes, pincées, que se font les paysannes à la ville.

En attendant son tour, elle lia connaissance avec une vieille de Kermézeau qui lui conta l’histoire de son fils, un canonnier de l’Astrée. Il paraît que, dans sa première jeunesse, il avait fait des tours comme Yves, et puis il était devenu tout à fait rangé en prenant de l’âge ; il ne fallait jamais désespérer des marins…

C’est égal, dans son indignation contre ces femmes de Brest, Marie venait de prendre un grand parti : s’en retourner à Toulven, coûte que coûte, et dès demain si c’était possible.

Aussitôt rentrée au logis, elle se mit à écrire une longue lettre à Yves pour lui motiver sa décision. Il est vrai, le loyer de Recouvrance courrait encore pendant trois mois et la petite maison de Toulven ne serait pas finie de longtemps ; mais elle rattraperait tout cela à force de travail et d’économie ; elle se mettrait à repasser pour le monde, à tuyauter les grandes collerettes du pays, un ouvrage difficile, qu’elle savait parfaitement réussir au moyen d’un jeu de roseaux très fins.

Ensuite elle raconta dans sa lettre toutes les nouvelles choses que petit Pierre savait dire et faire ; elle y mit, en termes très naïfs, sa grande tendresse pour l’absent ; elle y attacha une mèche de cheveux, coupés sur une certaine petite tête brune très remuante ; et puis enferma la tout dans une enveloppe de papier mince et écrivit dessus :

À MONSIEUR KERMADEC, YVES,
Chef d’hune à bord du Primauguet dans les mers du sud,
aux soins du consul de France à Panama,
pour envoyer à la suite du navire.


Pauvre petite lettre ! Qui sait ? Elle arrivera peut-être. Ça n’est pas impossible, ça s’est vu. Dans cinq mois, dans dix mois, toute salie et couverte de cachets américains ; elle arrivera peut-être fidèlement, pour porter à Yves l’amour profond de sa femme et les cheveux bruns de son fils.