Mon frère Yves/096

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Calmann-Lévy (p. 363-367).
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XCVI

LETTRE D’YVES

Melbourne, septembre 1882.
« Cher frère,

» Je vous fais savoir notre arrivée en Australie ; nous avons eu une traversée tout à fait belle et nous devons repartir demain pour le Japon ; car vous savez que nous avons reçu l’ordre de faire un petit tour dans ce pays-là.

» J’ai trouvé ici deux lettres de vous et aussi deux de ma femme ; mais j’ai bien hâte de lire celle que vous m’écrirez quand vous aurez passé par Toulven.

» Cher frère, votre remplaçant à bord est tout à fait comme vous ; il est très bon avec les marins. Tant qu’au remplaçant de M. Plumkett, il est assez dur, mais pas à mon égard, au contraire. M. Plumkett m’avait dit qu’il m’aurait recommandé à lui en partant, et c’est une chose que je croirais assez. Les autres et le major sont toujours de même ; ils me parlent souvent de vous et me demandent de vos nouvelles.

» Le commandant m’a donné à faire le service de second-maître depuis que nous avons jeté à l’eau le pauvre Marsano, le Niçois, qu’on a trouvé tué un matin dans son hamac en faisant le branle-bas. Et j’aime beaucoup ce service-là.

» Cher frère, on a envoyé deux fois les marins se promener à terre, à San-Francisco, et vous pensez, sans vous, je n’ai pas seulement voulu donner mon nom pour descendre avec eux. Même je vous dirai que les gabiers ont fait une grande baroufe, la seconde nuit, contre des Allemands, et il y a eu du mal avec les couteaux.

» J’ai aussi à vous dire, cher frère, qu’on n’a pas encore ôté votre carte de dessus la porte de votre chambre, et je pense qu’on l’oubliera tout à fait à présent. Alors, le soir, je fais mon tour par le faux-pont arrière pour passer devant.

» L’année prochaine, quand nous reviendrons, j’ai espoir d’avoir une bonne permission pour aller voir ma femme et mon petit Pierre, et ma petite fille ; mais ce sera toujours bien court, et certainement je ne serai jamais tranquille avant d’avoir ma retraite. D’un autre côté, quand je serai d’âge à laisser les cols bleus, mon petit Pierre sera près de partir pour le service, lui, à son tour, ou bien il y aura peut-être une place pour moi là-bas, du côté de l’étang, vers l’église : vous savez quelle place je veux dire.

» Cher frère, vous croyez que je prends des manières comme vous ? Mais non, je vous assure, je pense comme j’ai toujours pensé.

» Pour les têtes de coco[1], je crois bien qu’elles sont perdues, car nous ne passerons pas en Calédonie ; mais enfin plus tard, je pourrai peut-être y revenir et en acheter. Si vous passiez par le golfe Juan, vous me feriez bien plaisir d’aller à Vallauris prendre pour moi deux de ces flambeaux, comme ils en font dans ce pays, et qui ont des têtes de perruches de France[2]. Ça m’amuserait beaucoup d’en mettre comme ceux-là chez moi. J’ai bien hâte, frère, d’installer ma petite maison.

» Parmi toute espèce de choses qui me rendent triste quand je me réveille, ce qui me fait le plus de peine, c’est que ma mère ne veut plus du tout venir demeurer en Toulven. Il me semble que, si je pouvais avoir une permission pour aller la chercher, avec moi, pour sûr, elle viendrait. Mais, d’un autre côté, alors, je n’aurais plus personne à Plouherzel, et ça, c’est encore une chose que j’aime mieux ne pas penser ; car Plouherzel c’est tout à fait notre pays, vous savez bien. Si je pouvais croire ce que vous m’avez dit souvent au sujet de revivre après qu’on est mort, il est sûr que je me trouverais encore assez heureux. Mais, tenez, je vois bien que, vous-même, vous n’y croyez pas beaucoup. Pourtant je trouve très drôle que j’aie peur des revenants, et je croirais assez, frère, que vous en avez peur aussi.

» Je vous demande bien pardon de la feuille sale que je vous envoie, mais ce n’est pas tout à fait moi la cause ; vous comprenez, je n’ai plus votre bureau à présent pour faire mes lettres dessus comme un officier. Je vous écrivais assez tranquille à la fin de mon quart de nuit sur les caissons de l’avant, et alors l’idiot de Le Hir m’a chaviré ma bougie. Je n’ai pas le temps de faire ma petite écriture à ma façon comme je fais quelquefois, vous savez, celle que vous trouvez jolie. J’écris à courir, et je vous demande bien pardon.

» Nous partons demain matin, dès le jour, pour ces pays du Japon ; mais je vous ferai parvenir ma lettre par le pilote qui viendra nous mettre dehors. Je termine en vous embrassant bien des fois de tout mon cœur.

» Votre frère,
» YVES KERMADEC. »

« Cher frère, je ne puis dire combien je vous aime.

» YVES. »
  1. Têtes humaines, très laides à voir ; les déportés de Calédonie les fabriquent avec des cocos auxquels ils mettent des yeux, des dents et des cheveux. Yves voulait en mettre dans son escalier, à Toulven.
  2. Flambeaux en forme de hibou.