Mon frère Yves/102

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Calmann-Lévy (p. 392-395).
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CII

Et les Celtes regrettaient trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe rempli d’îlots.
Gustave Flaubert, Salammbô.


Nous sortons tous les deux, laissant petit Pierre à sa grand-mère. Nous nous en allons par le sentier vert, sous la voûte des chênes et des hêtres, entendant de loin, dans la sonorité du soir, le bruit du berceau antique qui se balance, et la vieille chanson à dormir et l’éclat de rire de l’enfant.

Dehors, il fait encore grand jour ; le soleil, très bas, dore la campagne tranquille.

— Allons encore jusqu’à la chapelle de Saint-Éloi, dit Yves.

Elle est en haut de la colline, bien antique, toute rangée de mousse, toute barbue de lichens, seule toujours, fermée et mystérieuse au milieu des bois.

Elle ne s’ouvre qu’une fois l’an, pour le pardon des chevaux, qui viennent tous alentour, à l’heure d’une messe basse qu’on dit là pour eux. C’était tout dernièrement ce pardon, et l’herbe est encore foulée par les sabots des bêtes qui sont venues.

Ce soir, c’est une tranquillité étrange autour de cette chapelle. Les horizons boisés s’étendent au loin paisibles, comme pris de sommeil ; il semble que ce soit aussi le soir de notre vie et que nous n’ayons plus qu’à nous reposer du repos éternel en regardant la nuit descendre sur les campagnes bretonnes, à nous éteindre doucement dans cette nature qui s’endort.

— … C’est égal, dit Yves très songeur, je crois bien que ce sera quelque part par là-bas (par là-bas signifie Plouherzel) que je m’en retournerai quand je serai devenu vieux, pour qu’on me mette près de la chapelle de Kergrist, vous savez, là où je vous ai montré ? Oui, sûr que je m’en irai par là-bas mourir.

La chapelle de Kergrist, dans le pays de Goëlo, sous le ciel le plus sombre ; le lac d’eau marine et, au milieu, les îlots de granit, la grande bête accroupie qui dort sur une plaine grise… Je revois ce lieu, qui m’est apparu, il y a déjà plusieurs années, un jour d’hiver. Oui, je me rappelle que c’est là la terre d’Yves, le sol qui l’attend ; quand il est loin sur la mer, dans la nuit, dans le danger, c’est cette sépulture qu’il rêve.

— Yves, mon frère, nous sommes de grands enfants, je t’assure. Souvent très gais quand il ne faudrait pas, nous voilà tristes et divaguant tout à fait pour un moment de paix et de bonheur qui par hasard nous est arrivé ; c’est tout au plus si le manque d’habitude nous excuse.

» À nous voir pourtant, qui se douterait que nous sommes capables de rêver tout éveillés, simplement parce que la nuit vient et qu’il fait calme dans ce bois ?

» Pense donc, nous avons à peu près trente-deux ans chacun ; devant nous, la vie peut être bien longue encore, et il y aura des voyages, des dangers, des angoisses, et pour chacun de nous du soleil, et des enivrements, et de l’amour, et, qui sait ? peut-être encore entre nous deux des scènes, et des rébellions, et des luttes !

En beaucoup moins de mots qu’il n’y en a ci-dessus, tout cela tomba au milieu de son rêve.

Alors lui me répondit avec un air de reproche triste :

— Au moins, vous savez bien, frère, que je suis changé maintenant et qu’il y a quelque chose qui est bien fini ; ce n’est pas de cela que vous voulez parler ?

Et, moi, je serrai la main de mon frère Yves, en essayant de sourire comme quelqu’un qui aurait tout à fait confiance.

Les histoires de la vie devraient pouvoir être arrêtées à volonté comme celles des livres……

FIN