Mon oncle Benjamin/16

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XV

Comment mon oncle fut arrêté par Parlanta dans ses fonctions de parrain, et mis en prison.

Mais voici bien une autre fête ! Parlanta avait reçu de Bonteint et du bailli l’ordre exprès d’exécuter la contrainte par corps pendant la cérémonie ; il avait embusqué ses recors dans le vestibule du tribunal et lui-même attendait le cortège sous le portail de l’église. Aussitôt qu’il vit le tricorne de mon oncle déboucher par l’escalier de Vieille-Rome, il alla à lui et le somma au nom du roi de le suivre en prison.

— Parlanta, répondit mon oncle, ce que tu fais là est peu conforme aux règles de la politesse française ; ne pourrais-tu pas attendre à demain pour opérer ma confiscation et venir aujourd’hui dîner avec nous ?

— Si tu y tiens beaucoup, dit Parlanta, j’attendrai : mais je te préviens que les ordres du bailli sont précis, et que je cours risque, si je passe outre, d’encourir son ressentiment dans cette vie et dans l’autre.

— Cela étant, fais ton devoir, dit Benjamin ; et il alla prier Page de prendre sa place à côté de Mlle Minxit ; puis, s’inclinant devant celle-ci avec toute la grâce que comportaient ses cinq pieds neuf pouces :

— Vous voyez, mademoiselle, que je suis forcé de me séparer de vous ; je vous prie de croire qu’il ne faut rien moins qu’une sommation au nom de Sa Majesté pour m’y déterminer. J’aurais voulu que Parlanta me laissât jouir jusqu’au bout du bonheur de cette cérémonie ; mais, ces huissiers, ils sont comme la mort : ils saisissent leur proie partout où elle se rencontre, ils l’arrachent violemment du bras de l’objet aimé, comme un enfant qui arrache par ses ailes de gaze un papillon du calice d’une rose.

— C’est aussi désagréable pour moi que pour vous, dit Mlle Minxit, faisant une moue grosse comme le poing ; votre ami est un petit homme rond comme une pelote et qui porte une perruque à marteaux ; je vais avoir l’air, à côté de lui, d’une grande perche.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? répliqua sèchement Benjamin, offensé de tant d’égoïsme, je ne puis ni vous rogner, ni amincir M. Page, ni lui prêter ma queue.

Benjamin prit congé de la société, et suivit Parlanta en sifflant son air favori :

Malbrough s’en va-t-en guerre.

Il s’arrêta un moment sur le seuil de la prison pour jeter un dernier regard sur ces espaces libres qui allaient se fermer derrière lui ; il aperçut sa sœur immobile au bras de son mari, qui le suivait d’un regard désolé ; à cette vue, il tira violemment la porte derrière lui et s’élança dans la cour.

Le soir, mon grand-père et sa femme vinrent le voir ; ils le trouvèrent perché au haut d’un escalier qui jetait à ses compagnons de captivité le reste de ses dragées, et qui riait comme un bienheureux de les voir se bousculer pour les prendre.

— Que diable fais-tu là ? lui dit mon grand-père.

— Tu le vois bien, répondit Benjamin, j’achève la cérémonie du baptême. Ne trouves-tu pas que ces hommes, qui s’agitent à nos pieds pour ramasser de fades sucreries, représentent fidèlement la société ? N’est-ce pas ainsi que les pauvres habitants de cette terre se poussent, s’écrasent, se renversent, pour s’arracher les biens que Dieu a jetés au milieu d’eux ? N’est-ce pas ainsi que le fort foule le faible aux pieds, ainsi que le faible saigne et crie, ainsi que celui qui a tout pris insulte par sa superbe ironie à celui auquel il n’a rien laissé, ainsi enfin que quand celui-ci ose se plaindre, l’autre lui donne de son pied au derrière ? Ces pauvres diables sont haletants, couverts de sueur ; ils ont les doigts meurtris, la figure déchirée ; aucun n’est sorti de la lutte sans une écorchure quelconque. S’ils avaient écouté leur intérêt bien entendu, plutôt que leurs farouches instincts de convoitise, au lieu de se disputer ces dragées en ennemis, ne se les seraient-ils pas partagées en frères ?

— C’est possible, répondit Machecourt ; mais tâche de ne pas trop t’ennuyer ce soir et de bien dormir cette nuit, car demain tu seras libre.

— Et comment cela ? fit Benjamin.

— C’est, répondit Machecourt, que, pour te tirer d’affaire, nous avons vendu notre petite vigne de Choulot.

— Et le contrat est-il signé ? demanda Benjamin.

— Pas encore, dit mon grand-père ; mais nous avons rendez-vous pour le signer ce soir.

— Eh bien ! toi, Machecourt, et vous, ma chère sœur, faites bien attention à ce que je vais vous dire : Si vous vendez votre vigne pour me tirer des griffes de Bonteint, le premier usage que je ferai de ma liberté, ce sera de quitter votre maison, et de votre vie vous ne me reverrez.

— Cependant, dit Machecourt, il faut bien qu’il en soit ainsi ; on est frère ou on ne l’est pas. Je ne veux pas te laisser en prison quand j’ai entre les mains les moyens de te rendre la liberté. Tu prends les choses en philosophe, toi, mais moi je ne suis pas philosophe. Tant que tu seras ici, je ne pourrai manger un morceau ni boire un verre de vin blanc qui me profite.

— Et moi, dit ma grand’mère, crois-tu que je pourrai m’habituer à ne plus te voir ? Est-ce que ce n’est pas à moi que notre mère t’a recommandé à son lit de mort ? Est-ce que ce n’est pas moi qui t’ai élevé ? Est-ce que je ne te regarde pas comme l’aîné de mes enfants ? Et ces pauvres enfants, c’est pitié de les voir ; depuis que tu n’es plus avec nous, on dirait qu’il y a un cercueil dans la maison. Ils voulaient tous nous suivre pour te voir, et la petite Nanette n’a jamais voulu toucher à sa croûte de pâté, disant qu’elle la gardait pour son oncle Benjamin qui était en prison, et qui n’avait que du pain noir à manger.

— C’en est trop ! dit Benjamin poussant mon grand-père par les épaules, va-t’en, Machecourt, et vous aussi, ma chère sœur, allez-vous-en, je vous en prie, car vous me feriez commettre une faiblesse ; mais, je vous en préviens, si vous vous avisez de vendre votre vigne pour payer ma rançon, jamais de ma vie je ne vous reverrai.

— Allons, grand niais, poursuivit ma grand’mère, est-ce qu’un frère ne vaut pas mieux qu’une vigne ? Ne ferais-tu pas pour nous ce que nous faisons pour toi, si l’occasion se présentait, et quand tu seras riche, ne nous aideras-tu pas à établir nos enfants ? Avec ton état et tes talents, tu peux nous rendre au centuple ce que nous te donnons aujourd’hui. Et que dirait-on de nous, mon Dieu ! dans le public, si nous te laissions sous les verrous pour une dette de cent cinquante francs ? Allons, Benjamin, sois bon frère, ne nous rends pas tous malheureux en t’obstinant à rester ici.

Pendant que ma grand’mère parlait, Benjamin avait sa tête cachée entre ses mains et cherchait à comprimer les larmes qui s’amassaient sous sa paupière.

— Machecourt, s’écria-t-il tout à coup, je n’en puis plus, fais-moi apporter un petit verre par Boutron, et viens m’embrasser. Tiens, dit-il en le pressant sur sa poitrine à le faire crier, tu es le premier homme que j’embrasse, et depuis la dernière fois que j’ai eu le fouet, voilà les premières larmes que je verse.

Et en effet il fondait en larmes, mon pauvre oncle ; mais le geôlier ayant apporté deux petits verres, il n’eût pas plus tôt vidé le sien qu’il devint calme et azuré comme un ciel d’avril après une averse.

Ma grand’mère chercha de nouveau à l’attendrir ; mais il resta froid sous ses paroles comme un glaçon sous les rayons de la lune.

La seule chose qui le préoccupât, c’était que le geôlier l’eût vu pleurer ; il fallut donc, bon gré, mal gré, que Machecourt gardât sa vigne.

XVI

Un déjeuner en prison – Comment mon oncle sortit de prison.

Le lendemain matin, comme mon oncle se promenait dans la cour de la prison, sifflant un air connu, Arthus entra, suivi de trois hommes qui portaient des hottes couvertes de linge blanc.

— Bonjour, Benjamin ! s’écria-t-il, nous venons déjeuner avec toi, puisque tu ne peux déjeuner avec nous.

En même temps défilaient Page, Rapin, Guillerand, Millot-Rataut et Machecourt. Parlanta se tenait en arrière, un peu décontenancé ; mon oncle alla à lui et, lui prenant la main :

— Eh bien ! Parlanta, lui dit-il, est-ce que tu me gardes rancune de ce que je t’ai fait hier manquer un bon dîner ?

— Au contraire, répondit Parlanta, j’avais peur que tu m’en voulusses toi-même de ce que je ne t’avais pas laissé achever ton baptême.

— Sais-tu bien, Benjamin, interrompit Page, que nous nous sommes cotisés pour te tirer d’ici ; mais, comme nous ne sommes pas en argent comptant, nous faisons comme si l’argent n’était pas inventé, nous donnons à Bonteint nos services respectifs, chacun selon sa profession. Moi, je lui plaiderai sa première affaire ; Parlanta lui griffonnera deux assignations ; Arthus lui fera son testament ; Rapin lui donnera deux ou trois consultations qui lui coûteront plus cher qu’il ne pense ; Guillerand donnera, tant bien que mal, des leçons de grammaire à ses enfants ; Rataut, qui n’est rien, attendu qu’il est poète, s’engage sur l’honneur à acheter chez lui tous les habits dont il aura besoin pendant deux ans, ce qui, selon moi et lui, ne l’engage pas à grand chose.

— Et Bonteint accepte-t-il ? fit Benjamin.

— Comment, dit Page, s’il accepte ! il reçoit des valeurs pour plus de cinq cents francs. C’est Rapin qui a arrangé cette affaire hier avec lui ; il n’y a plus qu’à rédiger les conditions.

— Eh bien ! dit mon oncle, je veux prendre ma part de cette bonne action ; je m’engage, moi, à le traiter, sans mémoire aucun, des deux premières maladies qui lui viendront. Si je le tue de la première, sa femme aura la survivance pour la seconde ; quant à toi, Machecourt, je te permets de souscrire pour un broc de vin blanc.

Pendant ce temps-là, Arthus avait fait dresser la table chez le geôlier. Il tirait lui-même de leur hotte ses plats, qui s’étaient un peu transvasés les uns dans les autres, et il les mettait dans leur ordre et place sur la table.

Quand tout fut arrangé à sa fantaisie :

— Allons, s’écria-t-il, à table, et trêve de bavardage, je n’aime pas être dérangé quand je mange, vous aurez tout le temps de jaser au dessert.

Le déjeuner ne se ressentait nullement du lieu où il se célébrait. Machecourt seul était un peu triste, car l’arrangement pris avec Bonteint par les amis de mon oncle lui semblait une plaisanterie.

— Allons donc, Machecourt ! s’écria Benjamin, ton verre est toujours dans ta main plein ou vide ; est-ce moi qui suis, ou toi qui es prisonnier ? À propos, messieurs, savez-vous que Machecourt a failli hier commettre une bonne action : il voulait vendre sa bonne vigne de Choulot, pour payer ma rançon à Bonteint.

— C’est magnifique ! s’écria Page.

— C’est succulent ! dit Arthus.

— C’est un trait comme j’en vois dans la morale en action, poursuivit Guillerand.

— Messieurs, interrompit Rapin, il faut honorer la vertu partout où l’on a le bonheur de la posséder ; je propose donc que, toutes les fois que Machecourt sera à table avec nous, il lui soit décerné un fauteuil.

— Adopté ! s’écrièrent ensemble tous les convives, et à la santé de Machecourt !

— Ma foi, dit mon oncle, je ne sais pas pourquoi on a si peur de la prison. Ce chapon n’est-il pas aussi tendre et ce bordeaux aussi parfumé de ce côté-ci que de l’autre côté du guichet ?

— Oui, dit Guillerand, tant qu’il y a de l’herbe le long du mur où elle est attachée, la chèvre ne sent pas son lien : mais, quand la place est nette, elle se tourmente et cherche à le rompre.

— Aller de l’herbe qui croît dans la vallée, répondit mon oncle, à celle qui croît sur la montagne, voilà la liberté de la chèvre ; mais la liberté de l’homme, c’est de ne faire que ce qui lui convient. Celui dont on a confisqué le corps et auquel on laisse la faculté de penser à son gré, est cent fois plus libre que celui dont on tient l’âme captive aux chaînes d’une occupation odieuse. Le prisonnier passe sans doute de tristes heures à contempler, à travers ses barreaux, le chemin qui fuit dans la plaine et va se perdre sous les ombrages bleuâtres de quelque lointaine forêt. Il voudrait être la pauvre femme qui mène sa vache le long du chemin en tournant son fuseau, ou le pauvre bûcheron qui s’en va couvert de ramées vers sa chaumine qui fume par dessus les arbres. Mais cette liberté d’être où l’on voudrait, d’aller droit devant soi tant qu’on n’est pas las ou qu’on n’est pas arrêté par un fossé, à qui appartient-elle ? Le paralytique n’est-il pas en prison dans son lit, le marchand dans sa boutique, l’employé dans son bureau, le bourgeois entre l’enceinte de sa petite ville, le roi entre les limites de son royaume et Dieu lui-même entre cette circonférence glacée qui borne les mondes ? Tu vas haletant et ruisselant de sueur sur un chemin brûlé par le soleil : voici de grands arbres qui étalent à côté de toi leurs hauts étages de verdure et qui secouent comme par ironie leurs feuilles jaunes sur ta tête : tu voudrais bien, n’est-ce pas, te reposer un instant sous leurs ombres et essuyer tes pieds dans la mousse qui tapisse leurs racines ; mais entre eux et toi il y a six pieds de murs ou les barreaux acérés d’une grille. Arthus, Rapin, et vous tous qui n’avez qu’un estomac, qui ne savez que dîner après avoir déjeuné, je ne sais si vous comprenez ; mais Millot-Rataut, qui est tailleur et qui fait des Noëls, me comprendra, lui. J’ai souvent désiré suivre dans ses pérégrinations vagabondes le nuage qui s’en allait aux vents par le ciel. Souvent quand, accoudé sur ma fenêtre, je suivais en rêvant la lune qui semblait me regarder comme une face humaine, j’aurais voulu m’envoler comme une bulle d’air vers ces mystérieuses solitudes qui passaient au-dessus de ma tête et j’aurais donné tout au monde pour m’asseoir un instant sur un de ces gigantesques pitons qui déchirent la blanche surface de la planète. N’étais-je pas alors aussi captif sur la terre que le pauvre prisonnier entre les hautes murailles de la prison ?

— Messieurs, dit Page, il faut convenir d’une chose : la prison est trop bonne et trop douce pour le riche. Elle le corrige en enfant gâté, comme cette nymphe qui donnait le fouet à l’Amour avec une rose. Si vous permettez au riche d’apporter dans sa prison sa cuisine, sa cave, sa bibliothèque, son salon, ce n’est plus un condamné qu’on punit, c’est un bourgeois qui change de logis. Vous êtes là devant un bon feu, enchâssé dans la ouate de votre robe de chambre ; vous digérez les pieds sur vos chenets, l’estomac tout parfumé de truffes et de champagne ; la neige voltige aux barreaux de votre fenêtre ; vous, cependant, vous jetez vers le plafond la fumée blanche de votre cigare. Vous rêvez, vous pensez, vous faites des châteaux en Espagne ou des vers. À côté de vous est votre gazette, cette amie qu’on quitte, qu’on rappelle et qu’on congédie définitivement quand elle devient trop ennuyeuse. Qu’y a-t-il donc, dites-le-moi, dans cette situation, qui ressemble à une peine ? N’avez-vous pas ainsi passé, sans sortir de chez vous, des heures, des jours, des semaines entières ? Que fait cependant le juge qui a eu la barbarie de vous condamner à ce supplice ? Il est à l’audience depuis onze heures du matin, grelottant dans sa robe noire, qui écoute les patenôtres d’un avocat qui rabâche. Pendant ce temps, le catarrhe aux griffes engourdies le saisit aux poumons, ou l’engelure de sa dent aiguë le mord aux orteils. Vous dites que vous n’êtes pas libre ! au contraire, vous êtes cent fois plus libre que dans votre maison ; toute votre journée vous appartient : vous vous levez, vous vous couchez quand il vous plaît, vous faites ce qui vous convient, et vous n’êtes plus obligé de vous faire la barbe.

» Voici Benjamin, par exemple, qui est prisonnier : croyez-vous que Bonteint lui ait joué un si mauvais tour en le faisant enfermer ici ? Il était obligé de se lever souvent avant que les réverbères fussent éteints. Il allait un bas à l’envers, de porte en porte, visiter la langue de celui-ci, expertiser le pouls de celui-là. Quand il avait fini d’un côté, il lui fallait recommencer de l’autre ; il se crottait dans les chemins de traverse jusqu’à sa queue, et son paysan n’avait la plupart du temps à lui offrir que du caillé et du pain violet. Quand il était rentré chez lui bien harassé, qu’il était bien établi dans son lit, qu’il commençait à goûter les douceurs du premier sommeil, on venait l’éveiller brutalement pour aller au secours de M. le maire qui étouffait d’une indigestion, ou de la femme du bailli qui accouchait de travers. Maintenant, le voici débarrassé de tout ce tracas. Il est ici comme le rat dans son fromage de Hollande. Bonteint lui a fait une petite rente qu’il mange en philosophe. C’est véritablement le pavot de l’Évangile, qui ne saigne ni ne purge et qui cependant est bien nourri, qui ne coud ni ne file et qui est vêtu d’une magnifique robe rouge. En vérité, nous sommes bien dupes de le plaindre et bien ennemis de son bien-être de chercher à le tirer d’ici.

— On est bien ici, soit, répondit mon oncle ; mais j’aimerais tout autant être mal ailleurs. Cela ne m’empêchera pas de convenir, ainsi que vous l’a démontré Page, non seulement que la prison est trop douce pour le riche, mais encore qu’elle l’est trop pour tout le monde. Il est dur sans doute de crier à la loi quand elle flagelle un malheureux : « Frappe plus fort, tu ne lui fais pas assez de mal ; » mais il faut bien se garder aussi de cette philanthropie inintelligente et myope qui ne voit rien au-delà de son infortune. De véritables philosophes comme Guillerand, comme Millot-Rataut, comme Parlanta, en un mot comme nous le sommes tous, ne doivent considérer les hommes qu’en masse, ainsi qu’on considère un champ de blé. C’est toujours du point de l’intérêt public qu’une question sociale doit être examinée. Vous vous êtes distingué par un beau fait d’armes et le roi vous décore de la croix de Saint-Louis, croyez-vous que c’est parce qu’il vous veut du bien et dans l’intérêt de votre gloire individuelle que Sa Majesté vous autorise à porter sa gracieuse effigie sur votre poitrine ? Hélas ! non, mon pauvre brave ; c’est dans son intérêt d’abord et ensuite dans celui de l’État ; c’est pour que ceux qui ont, comme vous, du sang chaud dans les veines, vous voyant si généreusement récompensé, imitent votre exemple. Maintenant, au lieu d’une bonne action, c’est un crime que vous avez commis ; ce ne sont plus trois ou quatre hommes qui diffèrent de vous par le collet de leur habit, c’est un bon bourgeois de votre pays que vous avez tué. Le juge vous a condamné à mort et le roi a refusé de vous faire grâce. Il ne vous reste plus maintenant qu’à rédiger votre confession générale et à commencer votre complainte. Or, quel sentiment a donc dicté au juge votre sentence ? A-t-il voulu débarrasser la société de vous, comme quand on tue un chien enragé, ou vous punir comme quand on fouette un enfant maussade ? D’abord, s’il n’eût voulu que vous retrancher de la société, un cachot bien profond avec portes bien épaisses et une meurtrière pour toute fenêtre suffisaient très bien pour cela. Ensuite, le juge condamne souvent à la mort un homme qui a tenté de se suicider, et à la prison un malheureux auquel il sait que la prison sera hospitalière. Est-ce donc pour les punir qu’il octroie à ces deux vauriens précisément ce qu’ils demandent ? qu’il fait à celui-ci, pour lequel l’existence est une torture, l’opération de la vie, et qu’il accorde à celui-là, qui n’a ni pain, ni toit, un lieu de refuge ? Le juge ne veut qu’une chose, il veut effrayer par votre supplice ceux qui seraient tentés d’imiter votre exemple.

» Peuple, garde-toi de tuer, voilà tout ce que signifie votre sentence. Si vous pouviez mettre à votre place sous le couteau un mannequin qui vous ressemblât, cela serait fort égal au juge ; si même, après que le bourreau vous a coupé la tête et l’a montrée au peuple, il pouvait vous ressusciter, je suis bien sûr qu’il le ferait volontiers : car au demeurant le juge est bonhomme et il ne voudrait pas que sa cuisinière tuât un poulet sous ses yeux.

» On crie bien haut, et vous le proclamez vous-mêmes, qu’il vaut mieux absoudre dix coupables que de condamner un innocent. C’est la plus déplorable des absurdités qu’ait enfantées la philanthropie à la mode ; c’est un principe antisocial. Je soutiens, moi, qu’il vaut mieux condamner dix innocents que d’absoudre un seul coupable.

À ces mots tous les convives crièrent haro sur mon oncle.

— Non, parbleu ! s’écrie mon oncle, je ne plaisante pas, et ce sujet n’est pas de ceux à la face desquels on puisse rire. J’exprime une conviction ferme, puissante et depuis longtemps arrêtée. Toute la cité s’apitoie sur le sort d’un innocent qui monte à l’échafaud ; les gazettes retentissent de lamentations, et vos poètes le prennent pour le martyr de leurs drames. Mais combien d’innocents périssent dans vos fleuves, sur vos grands chemins, dans le creux de vos mines, et jusque dans vos ateliers, broyés sous la dent féroce de vos machines, ces gigantesques animaux qui saisissent un homme par surprise et qui l’engloutissent sous vos yeux sans que vous puissiez lui porter secours ! Cependant, leur mort vous arrache à peine une exclamation ; vous passez, et, quelques pas plus loin, vous n’y pensez plus. Vous ne songez pas même en dînant à en parler à votre épouse. Le lendemain, la gazette l’enterre dans un coin de sa feuille, elle jette sur lui quelques lignes de lourde prose et tout est fini ! Pourquoi cette indifférence pour l’un et cette surabondance de pitié pour l’autre ? Pourquoi sonner le glas de celui-ci avec une clochette et le glas de celui-là avec une grosse cloche ? Un juge qui se trompe, est-ce un accident plus terrible qu’une diligence qui verse ou qu’une machine qui se détraque ? Mes innocents, à moi, ne font-ils pas un aussi grand trou que les vôtres dans la société ? ne laissent-ils pas comme les vôtres une femme veuve et des enfants orphelins ?

» Sans doute il n’est pas agréable d’aller à l’échafaud pour un autre, et moi qui vous parle je conviens que si la chose m’arrivait, j’en serais très contrarié. Mais, par rapport à la société, qu’est-ce que ce peu de sang que verse le bourreau ? la goutte d’eau qui suinte d’un réservoir, le gland meurtri qui tombe d’un chêne. Un innocent condamné par un juge, c’est une conséquence de la distribution de la justice, comme la chute d’un couvreur du haut d’une maison est la conséquence de ce que l’homme s’abrite sous un toit. Sur mille bouteilles que coule un ouvrier, il en casse au moins une ; sur mille arrêts que rend un juge, il faut qu’il y en ait au moins un de travers. C’est un mal prévu, et contre lequel il n’y aurait d’autre remède nécessaire que de supprimer toute justice. Soit une vieille femme qui épluche des lentilles : que diriez-vous d’elle si, dans la crainte d’en jeter une bonne à terre, elle conservait toutes les ordures qui s’y trouvent ? N’en serait-il pas de même d’un juge qui, dans la crainte de condamner un innocent, absoudrait dix coupables ?

» Puis la condamnation d’un innocent est chose rare ; elle fait époque dans les annales de la justice. Il est presque impossible qu’il se réunisse contre un homme un concours fortuit de circonstances telles qu’elles fassent peser sur lui des charges dont il ne puisse se justifier. Quand bien même, du reste, il en serait ainsi, je soutiens, moi, qu’il y a dans la pose d’un accusé, dans son regard, dans son geste, dans le son de sa voix, des éléments de conviction auxquels le juge ne peut se soustraire. Puis la mort d’un innocent, ce n’est qu’un malheur particulier, tandis que l’absolution d’un coupable est une calamité publique. Le crime écoute à la porte de vos salles d’audience ; il sait ce qui se passe, il calcule les chances de salut que lui laisse votre indulgence. Il vous applaudit quand, par une circonspection exagérée, il vous voit absoudre un coupable ; car c’est lui-même que vous absolvez. Il ne faut pas, sans doute, que la justice soit trop sévère ; mais, quand elle est trop indulgente, elle abdique, elle s’annule elle-même. Dès lors, les hommes prédestinés au crime s’abandonnent sans crainte à leurs instincts, ils ne voient plus dans leurs rêves la face sinistre du bourreau ; entre eux et leurs victimes il n’y a plus d’échafaud qui se dresse ; ils vous prennent votre argent pour peu qu’ils en aient besoin, et votre vie pour peu qu’elle les gêne. Vous vous applaudissez, bonhomme, d’avoir sauvé un innocent de la hache, mais vous en avez fait périr vingt par le poignard. C’est dix-neuf meurtres qui restent à votre compte.

» Et maintenant je reviens à la prison. La prison, pour qu’elle inspire une salutaire terreur, doit être un lieu de gêne et de misère. Cependant, il y a en France quinze millions d’hommes qui sont plus misérables dans leurs maisons que le prisonnier sous vos verrous. Trop heureux l’homme des champs, s’il connaissait son bonheur ! dit le poète. Cela est bon dans une églogue. L’homme des champs, c’est le chardon de la montagne ; il ne passe pas un ardent rayon de soleil qui ne le brûle, pas un souffle de bise qui ne le morde, pas une averse qu’il ne l’essuie ; il travaille depuis l’angélus du matin jusqu’à celui du soir ; il a un vieux père, et il ne peut adoucir pour lui les rigueurs de la vieillesse ; il a une belle femme, et il ne peut lui donner que des haillons ; il a des enfants, marmaille affamée qui demande incessamment du pain, et souvent il n’y en a pas une miette dans la huche. Le prisonnier, au contraire, lui, est chaudement vêtu, il est suffisamment nourri ; avant d’avoir un morceau de pain à se mettre sous la dent, il n’est pas obligé de le gagner. Il rit, il chante, il joue, il dort tant qu’il veut sur sa paille, et il est encore l’objet de la pitié publique. Des personnes charitables s’organisent en société pour lui rendre sa prison moins rude, et elles font si bien qu’au lieu d’une peine elles lui en font une récompense. De belles dames font mijoter son pot et lui trempent sa soupe ; elles le moralisent avec du pain blanc et de la viande. Assurément, à la liberté besogneuse des champs ou de l’atelier, cet homme préférera la captivité insouciante et pleine de bon temps de la prison. La prison, ce doit être l’enfer de la cité : je voudrais qu’elle s’élevât au milieu de la place publique, sombre et vêtue de noir comme le juge ; qu’à travers ses petites fenêtres grillées, elle jetât comme des sinistres regards aux passants ; qu’au lieu de chants, il ne surgît de son enceinte que des bruits de chaînes ou des aboiements de molosses ; que le vieillard craignît de se reposer sous ses murs ; que l’enfant n’osât jouer sous son ombre ; que le bourgeois attardé se détournât de son chemin pour l’éviter et s’éloignât d’elle comme il s’éloigne du cimetière. Ce n’est qu’à cette condition que vous obtiendrez de la prison le résultat que vous en attendez.

Mon oncle discuterait peut-être encore si M. Minxit ne fût arrivé pour couper court à ses arguments. Le brave homme ruisselait de sueur, il humait l’air comme un marsouin échoué sur la grève et était rouge comme la trousse de mon oncle.

— Benjamin ! s’écria-t-il en s’essuyant le front, je venais te chercher, pour déjeuner avec moi.

— Comment cela, monsieur Minxit ? s’écrièrent tous les convives à la fois.

— Eh ! parbleu, c’est que Benjamin est libre ; voilà toute l’énigme. Ceci, ajouta-t-il en tirant un papier de sa poche et le remettant à Boutron, c’est la quittance de Bonteint.

— Bravo, monsieur Minxit ! Et tout le monde se levant, le verre à la main, but à la santé de M. Minxit. Machecourt essaya de se lever, mais il retomba sur sa chaise : la joie lui avait fait perdre presque l’usage de ses sens. Benjamin jeta par hasard sur lui un coup d’œil.

— Ah çà ! Machecourt, s’exclama-t-il, est-ce que tu es fou ! Bois à la santé de Minxit, ou je te saigne à l’instant même.

Machecourt se leva machinalement, vida son verre d’un seul trait et se mit à pleurer.

— Mon bon monsieur Minxit, poursuivit Benjamin, que j…

— Bon, dit celui-ci, je vois ce que c’est : tu te disposes à me remercier ; eh bien, je t’en dispense, mon pauvre garçon ; c’est pour mes beaux yeux et non pour les tiens que je te tire d’ici ; tu sais bien que je ne peux me passer de toi. Allez, messieurs, dans toutes les actions qui vous paraissent les plus généreuses, il n’y a que l’égoïsme. Si cette maxime n’est pas consolante, ce n’est pas ma faute, mais elle est vraie.

— Monsieur Boutron, fit Benjamin, la quittance de Bonteint est-elle en règle ?

— Je n’y vois de défectueux qu’un gros pâté que l’honnête marchand de drap y a ajouté sans doute pour paraphe.

— En ce cas, messieurs, dit Benjamin, permettez que j’aille annoncer moi-même cette bonne nouvelle à ma chère sœur.

— Je te suis, dit Machecourt, je veux être témoin de sa joie ; jamais je n’ai été aussi heureux depuis le jour que Gaspard est venu au monde.

— Vous permettez…, dit M. Minxit, se mettant à table. Monsieur Boutron, un couvert ! Du reste, messieurs, à charge de revanche : ce soir, je vous invite à souper à Corvol.

Cette proposition fut accueillie avec acclamation par tous les convives. Après déjeuner, ils se retirèrent au café en attendant l’heure de partir.