Mon oncle Benjamin/18

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XVIII

Ce que dit mon oncle en lui-même sur le duel.

« Monsieur de Pont-Cassé veut m’estropier, il l’a promis à Mlle Minxit, et un preux des mousquetaires n’est pas homme à manquer à sa parole.

» Voyons un peu : que vais-je faire dans cette circonstance ? Dois-je me laisser estropier par M. de Pont-Cassé avec la docilité d’un caniche qu’explore le scalpel, ou déclinerai-je l’honneur qu’il daigne me faire ? Il entre dans les intérêts de M. de Pont-Cassé que j’aille sur des béquilles, soit ; mais je ne vois pas bien, moi, pourquoi je lui ferais ce plaisir. Je tiens très peu à Mlle Minxit, bien qu’elle soit parée d’une dot de cent mille francs ; mais je tiens beaucoup à la régularité de ma personne, et je suis, j’ose m’en flatter, assez joli garçon pour qu’on ne trouve pas cette prétention ridicule. Il faut, dites-vous, qu’un homme provoqué en duel se batte ; mais, s’il vous plaît, où cela se trouve-t-il ? est-ce dans les Pandectes, dans les capitulaires de Charlemagne, dans les commandements de Dieu ou dans ceux de l’Église ? Et d’abord, monsieur de Pont-Cassé, entre vous et moi la partie est-elle bien égale ? Vous êtes mousquetaire et je suis médecin ; vous êtes artiste en fait d’escrime, et moi je ne sais guère manier que le bistouri ou la lancette ; vous ne vous faites pas plus de scrupule, à ce qu’il paraît, de supprimer un membre à un homme que d’arracher une aile à une mouche, et moi j’ai horreur du sang, et surtout du sang artériel ; accepter votre cartel, ne serait-ce pas aussi ridicule de ma part que si je consentais à courir sur la corde tendue d’après la provocation d’un funambule, ou de traverser un bras de mer sur le défi d’un professeur de natation ? Et quand bien même les chances seraient égales entre nous, quand on conclut un traité, il faut qu’on espère y gagner quelque chose ; or, si je vous tue, qu’y gagnerai-je et si je suis tué par vous qu’y gagnerai-je encore ? Vous le voyez donc bien, dans les deux cas je ferais un marché de dupe.

Il faut, répétez-vous, que tout homme provoqué en duel se batte. Quoi ! si un meurtrier de grand chemin m’arrêtait à la corne d’un bois, je ne me ferais aucun scrupule de lui échapper à l’aide de mes bonnes jambes, et quand c’est un meurtrier de salon qui me met un cartel sous la gorge, je me croirais obligé d’aller me jeter sur la pointe de son épée ?

» À votre compte, quand un individu que vous ne connaissez que pour lui avoir par mégarde marché sur le pied, vous écrit : « Monsieur, trouvez-vous à telle heure, à tel endroit, afin que j’aie la satisfaction de vous égorger, en réparation de l’insulte que vous m’avez faite, » il faut qu’on se rende aux ordres du quidam et qu’on prenne bien garde encore de le faire attendre. Chose étrange ! il y a des hommes qui ne risqueraient pas mille francs pour sauver l’honneur à leur ami, la vie à leur père, et qui risquent leur vie dans un duel pour une parole équivoque ou pour un regard de travers ; mais alors, qu’est-ce donc que la vie ? ce n’est donc plus un bien sans lequel tous les autres sont fort peu de chose ? c’est donc un haillon qu’on jette au chiffonnier qui passe, ou une pièce de monnaie effacée qu’on abandonne au premier aveugle qui vient chanter sous votre fenêtre ? Ils exigent que je joue ma vie à l’épée contre celle de M. de Pont-Cassé, et si je jouais cent francs avec lui à l’impériale, ou à la triomphe, je serais un homme perdu de réputation, le moindre savetier d’entre eux ne voudrait pas de moi pour gendre. Il faut donc, selon eux, que je sois plus prodigue de ma vie que de mon argent ? Et moi qui me pique d’être philosophe, je réglerais ma conscience sur l’opinion de tels casuistes !

» Au fait, qu’est-ce donc que ce public qui s’établit juge de nos actions ? Des épiciers qui vendent à faux poids, des drapiers qui aunent mal, des tailleurs qui habillent leurs marmots aux dépens de leurs pratiques, des rentiers qui font l’usure, des mères de famille qui ont des amants, et en somme, un tas de grillons et de cigales qui ne savent ce qu’ils chantent, des niais qui disent oui et non sans savoir pourquoi, un aréopage d’imbéciles qui n’est pas capable de motiver ses conclusions. Il serait beau, ma foi, que, moi qui suis médecin, je m’avisasse, parce que ces badauds croient que saint Hubert guérit de la rage, d’envoyer un hydrophobe dans les Ardennes s’agenouiller devant la châsse de ce grand saint ! Choisissez, du reste, ceux qui se décorent parmi eux du nom de sages, et vous verrez comme ils sont conséquents avec eux-mêmes. Leurs philosophes jettent les hauts cris lorsqu’on leur parle de ces pauvres femmes du Malabar qui se jettent toutes vives et toutes parées sur le bûcher de leur époux ; et quand deux hommes se coupent la gorge pour un fétu, ils leur décernent une couronne d’intrépidité.

» Vous dites que je suis un lâche quand j’ai le bon sens de refuser un cartel ; mais, selon vous, la lâcheté, qu’est-ce donc ? Si la lâcheté consiste à reculer devant un danger inutile, où trouverez-vous un homme courageux ? Qui de vous, quand son toit craque et flamboie au-dessus de sa tête, reste à rêver tranquillement dans son lit ? qui, lorsqu’il est sérieusement malade, n’appelle le médecin à son secours ? qui, enfin, lorsqu’il tombe dans un fleuve, ne cherche à s’accrocher aux arbustes du rivage ? Encore une fois, ce public, qu’est-il ? un lâche qui prêche la témérité. Supposons qu’au lieu de moi, Benjamin Rathery, ce soit lui, le public, que M. de Pont-Cassé provoque en duel, combien y en aura-t-il parmi cette foule qui oseront accepter son défi ?

» Et d’ailleurs, est-ce qu’il y a pour le philosophe d’autre public que les hommes qui pensent et qui raisonnent ? Or, aux yeux de ces gens-là, le duel n’est-il pas le plus absurde comme le plus barbare des préjugés ? Que prouve cette logique qu’on apprend dans une salle d’armes ? Un coup d’épée bien appliqué, n’est-ce pas là un magnifique argument ? Parez tierce, parez quarte, vous pouvez démontrer tout ce que vous voudrez. C’est bien dommage, ma foi, quand le pape excommuniait comme hérétique le mouvement de la terre autour du soleil, que Galilée n’ait pas songé à appeler Sa Sainteté en duel pour lui prouver que ce mouvement existait.

» Au moyen-âge, le duel avait au moins un motif ; il était la conséquence d’une idée religieuse. Nos grands-parents croyaient Dieu trop juste pour laisser l’innocent tomber sous les coups du coupable, et l’issue du combat était regardée comme un arrêt d’en haut. Mais chez nous qui sommes, grâce au ciel, bien revenus de ces folles idées et qui ne croyons à la justice temporelle de Dieu que sous bénéfice d’inventaire, comment le duel peut-il se justifier, et à quoi sert-il ?

» Vous craignez qu’on vous accuse de manquer de courage si vous refusez un cartel, mais ces malheureux qui font le métier d’égorgeurs et qui vous défient parce qu’ils se croient sûrs de vous tuer, quel croyez-vous donc que soit leur courage ? celui du boucher qui égorge un mouton qui a les pattes liées, celui du chasseur qui tire sans pitié sur un lièvre en forme ou sur l’oiseau qui chante sur un arbre. J’ai connu, moi, plusieurs de ces gens-là qui n’avaient pas seulement la fermeté de se faire arracher une dent ; et dans le nombre, combien y en a-t-il qui oseraient obéir à leur conscience contrairement à la volonté de l’homme dont ils dépendent ? Que le cannibale des îles du nouveau monde égorge des hommes de sa couleur pour les faire rôtir et les manger quand ils seront cuits à point, je conçois cela ; mais toi, duelliste, cet homme que tu provoques, quand tu l’auras tué, à quelle sauce mangeras-tu son cadavre ? Tu es plus coupable que l’assassin que la justice condamne à mourir sur l’échafaud ; lui du moins c’est la misère qui le pousse au meurtre, c’est peut-être un sentiment louable dans sa cause, bien que déplorable dans ses conséquences. Toi, cependant, qu’est-ce donc qui t’a mis l’épée à la main ? Est-ce la vanité, est-ce l’appétit du sang, ou bien la curiosité de voir comment un homme se tord dans les convulsions de l’agonie ? Te représentes-tu une femme se jetant à moitié folle de douleur sur le corps de son époux, des enfants remplissant la maison veuve et tendue de noir de leurs lamentations, une mère qui demande à Dieu de la recevoir à la place de son fils dans son cercueil ? Et c’est toi qui, par un amour-propre de tigre, as fait toutes ces misères ? Tu veux nous égorger si nous ne te donnons pas le titre d’homme d’honneur ! mais tu n’es pas digne du nom d’homme ; tu n’es qu’une brute altérée de sang, qu’une vipère qui mord pour le plaisir de tuer sans profiter du mal qu’elle fait, et encore la vipère se respecte elle-même dans ses semblables. Quand ton adversaire est tombé, tu t’agenouilles dans la boue détrempée par son sang, tu cherches à étancher les blessures que tu as faites, tu le secours comme si tu étais son meilleur ami ; mais alors, pourquoi le tuerais-tu donc, misérable ? La société a bien à faire de tes remords ! Sont-ce tes larmes qui remplaceront le sang que tu as fait couler ? Toi, assassin à la mode, toi, meurtrier comme il faut, tu trouves des hommes qui te pressent la main, des mères de famille qui t’invitent à leurs fêtes ; ces femmes qui s’évanouissent à l’aspect du bourreau osent presser leurs lèvres sur les tiennes et te laissent dormir la tête sur leur sein. Mais, ces hommes et ces femmes, ils ne jugent des choses que par leur nom : l’homicide qui s’appelle assassinat, ils en ont horreur, et celui qui s’appelle duel, ils l’applaudissent. Toutefois, ces applaudissements dont on t’environne, combien de temps as-tu à en jouir ? Là-haut, à côté de ton nom, est écrit homicide. Tu as sur le front une tache de sang caillé que les baisers de tes maîtresses n’effaceront pas. Tu n’as point trouvé de juge sur la terre ; mais il est au ciel un juge qui t’attend et qui ne se laissera pas prendre à tes grands mots d’honneur. Quant à moi, je suis médecin non pour tuer, mais pour guérir, entendez-vous, monsieur de Pont-Cassé ? Si vous avez du sang de trop dans les veines, c’est avec la pointe de ma lancette seule que je puis vous en débarrasser.

Ainsi raisonnait mon oncle en lui-même. Nous verrons bientôt comment il mit sa doctrine en pratique.

La nuit ne donne pas toujours de bons conseils. Mon oncle se leva, le lendemain, bien décidé à ne point s’aplatir devant les provocations de M. de Pont-Cassé, et, pour en avoir plus vite fini avec son aventure, ce jour-là même il partit pour Corvol. Soit qu’il fût à jeun, soit que la transpiration se fît mal, soit que la digestion de la veille ne se fût pas bien accomplie, il se sentait infiltrer malgré lui par une mélancolie inusitée. Il suivait tout pensif, comme l’Hippolyte de Racine, les pentes étagées de la montagne de Beaumont ; sa noble épée, qui tombait autrefois avec une perpendicularité rigoureuse le long de son fémur et menaçait la terre de sa pointe, affectant maintenant l’attitude triviale d’une broche, semblait se conformer à sa triste pensée ; et son tricorne, qui se tenait auparavant fier et debout sur son front, légèrement incliné du côté de l’oreille gauche, était alors assis tout penaud sur sa nuque et semblait lui-même occupé de sinistres idées ; son œil de pierre s’était amolli. Il contemplait avec une sorte d’attendrissement la vallée de Beuvron, qui s’étendait raide et grelottante à ses pieds ; ces grands noyers en deuil, qui ressemblaient, avec leurs noirs branchages, à un vaste polype, ces longs peupliers qui n’avaient plus que quelques feuilles rousses à leurs panaches, à la cime desquels se balançaient quelquefois de lourdes grappes de corbeaux, ce taillis fauve tout rissolé par la gelée, cette rivière qui s’en allait toute noire entre ces rives de neige vers les pelles du fouloir, le donjon de la postaillerie, grisâtre et vaporeux comme une colonne de nuages, le vieux château féodal de Pressure, tapi entre les roseaux bruns de ses fossés et qui semblaient avoir la fièvre, les cheminées du village qui jetaient ensemble leur fumée légère et chétive comme l’haleine d’un homme qui souffle entre ses doigts. Le tic tac du moulin, cet ami avec lequel il avait conversé si souvent lorsqu’il revenait de Corvol par les beaux clairs de lune de l’automne, était plein de notes sinistres ; il semblait dire dans son langage saccadé :

Porteur de rapière, Tu vas au cimetière.

À quoi mon oncle répondait :

Tic tac indiscret, Je vais où il me plaît ; Si c’est au trépas, Ça n’te r’garde pas.

Le temps était sombre et malade ; de gros nuages blancs poussés par la bise se traînaient pesamment dans les cieux comme un cygne blessé ; la neige, dépolie par un jour grisâtre, était terne et blafarde, et l’horizon était fermé de toutes parts par une ceinture de brouillards qui se traînaient le long des montagnes. Il semblait à mon oncle qu’il ne reverrait plus, éclairé par le joyeux soleil du printemps et paré de ses festons de verdure, ce paysage sur lequel l’hiver étendait maintenant un voile si épais de tristesse.


Votre oncle avait peur, dites-vous, soit ; mais permettez-moi de vous poser cette question : « Quel est le plus courageux de l’homme qui n’a pas peur d’un danger, ou de celui qui brave ce danger, bien qu’il en ait peur. » Quoi qu’il en soit, Benjamin arriva à Moulot sans s’en apercevoir ; il se trouva tout à coup vis-à-vis le bouchon de Manette, qui se dandinait au bout de sa perche comme un gros paysan qui veut faire le beau, ou comme un chien qui frétille de la queue pour vous faire accueil. Comme Benjamin était ce jour-là tout à fait sentimental, il se reprocha d’avoir délaissé si longtemps la jolie cabaretière et il lui prit fantaisie de déjeuner une heure ou deux avec elle. Lorsqu’il entra, Manette était seule qui filait au rouet. À la vue de mon oncle, Manette poussa un petit cri étouffé et sa quenouille lui tomba des mains. Mon oncle n’était pas un rhéteur en amour, ni Manette une précieuse.

— Manette, lui dit Benjamin, où est ton mari ?

— À la foire d’Entrains, où il est allé vendre notre vache, et ajouta-t-elle d’un ton plus bas, il ne reviendra que ce soir.

— Tant mieux, sacrédieu, fit mon oncle ; en ce cas-là ferme la porte, car je veux déjeuner avec toi.

— Déjeuner avec moi, quel honneur ! monsieur Rathery ; mais que dira la belle Arabelle Minxit lorsqu’elle apprendra que vous vous êtes arrêté ici ?

— Toujours Arabelle Minxit ! Tu n’as que ce mot à la bouche lorsque je suis ici. Je sais que j’ai eu des torts envers toi, mais aussi, il faut se payer de raison, quand on ne peut se payer d’autre chose. Si par exemple on te donnait à choisir à toi, Manette, entre une blanche colombe aux pieds roses et une grosse vache tout ébouriffée, mais pleine de lait, laquelle préférerais-tu ?

— La grosse vache pleine de lait, dit Manette. Pourquoi me demandez-vous cela, monsieur Rathery ?

— C’est que j’avais choisi comme toi, ma pauvre Manette, en demandant Mlle Minxit en mariage, et toi-même je suis très sûr que tu en as fait autant ; sois franche, n’aurais-tu pas laissé de côté un jeune villageois qui avait le menton frais et les joues roses et qui dansait gentiment la bourrée carrée, pour ton gros lourdeau de mari, parce qu’il avait quelques morceaux de terre ?

— Dame, monsieur Rathery, c’est possible.

— Que veux-tu, ce n’est pas à nous qu’il faut faire un crime de cela ; c’est à ces abominables marchands qui ne veulent rien nous donner sans écus ; mais rassure-toi, ma très belle, je n’épouse plus Mlle Minxit ; un autre se charge de la corvée, et, ma foi, je lui souhaite bien du plaisir.

— Dites-vous vrai, monsieur Rathery ? fit Manette haletante d’émotion.

— Oui, mon enfant, je dis vrai ; c’est toi que j’ai toujours aimée, toi que j’aime, et que j’aimerai autant qu’il te plaira.

— En ce cas-là, dit Manette, je cours fermer la porte ; les voisines en penseront ce qu’elles voudront.

— Mais n’as-tu pas peur qu’elles jasent auprès de ton mari ? fit mon oncle.

— Elles feront bien comme elles voudront, répondit Manette ; si mon mari me bat, ça m’est bien égal à présent que vous m’aimez ; allez, monsieur Rathery, il m’a déjà battue bien des fois parce qu’il voulait que je vous défendisse la maison, mais je ne vous en ai pas parlé, de peur que cela ne vous empêchât de revenir.

Mon oncle, touché de cet amour si désintéressé et si naïf, la prit entre ses bras et la couvrit de baisers.

— Oh ! laissez-moi, monsieur Rathery, disait Manette d’une voix entrecoupée de soupirs, vous me brûlez ; je sais que je vais me trouver mal.

En ce moment, sa coiffe se détacha, et ses longs cheveux se répandirent autour d’elle comme un voile de reine.

— Oh ! que tu es belle ainsi, disait mon oncle, se repliant en arrière pour l’admirer ; je connaissais toute la puissance du vin, mais je n’aurais jamais cru qu’il y eût tant d’ivresse dans l’étreinte d’une femme.

Manette, fascinée par son regard, lui jeta ses bras autour du cou, et, attirant sa tête à elle, elle lui rendait lentement et un à un tous ses baisers ; vous eussiez dit d’elle une chèvre s’élevant sur l’extrémité de ses pattes pour atteindre une grappe de fleurs qui pend à une liane le long d’un rocher. Mon oncle n’était pas homme à faire longtemps l’amour debout.

— J’ai l’air, dit-il à Manette, d’un poteau le long duquel tu cherches à grimper, ne pourrions-nous nous aimer d’une façon plus commode ?

Il ôta son épée qu’il jeta sur la table, posa Manette sur ses genoux, et passant un bras autour de sa taille, il la pressa avec amour contre son gilet à ramage.

— Tu m’aimes donc bien, Manette ? lui dit-il.

— Oh ! si je t’aime, fit Manette ; quand je suis avec toi, il me semble que je suis au ciel. Si le bon Dieu voulait permettre que je fusse toujours ainsi, assise sur tes genoux, appuyée sur ton bras, ma joue auprès de la tienne, je ne lui demanderais pas d’autre éternité.

— Merci, dit mon oncle, c’est que tu n’es pas une feuille de rose, Manette, et, à la longue, cela deviendrait fatigant.

En ce moment, on frappa à la porte, Manette s’arracha tout éperdue des bras de son amant, car elle avait reconnu son mari à sa manière d’arriver. Elle posa un doigt sur ses lèvres, ramassa sa coiffe, et, entraînant mon oncle dans une petite chambre dont la fenêtre ouvrait sur le jardin, elle lui fit signe de s’échapper par cette issue. Quand mon oncle fut à terre. Manette se jeta entre ses bras et il la posa mollement sur un carré de salsifis ; tout cela fut fait dans l’espace d’une minute. Manette n’avait oublié qu’une chose, c’était d’emporter l’épée que Benjamin avait laissée sur la table ; elle se hâta de couper un chou et de courir à sa porte. Pour mon oncle, il se cacha du mieux qu’il put derrière un tas de fagots qui se trouvait au pied du mur. Manette ne s’était point trompée ; c’était en effet son mari qui, ayant vendu sa vache en route, revenait trois bonnes heures plus tôt qu’on ne l’attendait.

— Et d’où diable viens-tu, dit-il à sa femme, il y a un siècle que je suis là à grelotter.

— Tu le vois bien d’où je viens, répondit Manette, je viens du jardin couper un chou pour mettre dans la marmite.

Jean-Pierre lui fit observer qu’elle était bien rouge et bien émue pour quelqu’un qui vient de couper un chou.

— C’est, dit Manette, que j’ai une migraine et que je suis venue courant, de peur de te faire attendre.

— Bien, dit le cabaretier, nous allons éclaircir cela dans la maison ; tu as peut-être besoin d’être saignée ; veux-tu que j’aille chercher Benjamin Rathery ?

Le premier objet qu’il aperçut en rentrant fut l’épée de mon oncle, nonchalamment étendue sur la table.

— Eh bien ! malheureuse, s’écria-t-il, me soutiendras-tu encore que tu n’étais pas avec ton Benjamin, quand voilà ici son épée ?

— Et qui te dit, vilain jaloux, que c’est l’épée de M. Rathery ? fit Manette, qui se défendait avec le courage du désespoir.

— Parbleu, répliqua Jean-Pierre, je la reconnais bien ; il m’a battu du plat de cette épée pendant plus de dix minutes parce que je me suis hasardé à dire, dans le cabaret de la mère Edmée, que le Juif-Errant qui avait paru à Moulot et lui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.

— Je t’en prie, Jean-Pierre, dit Manette, joignant les mains, ne me bats pas ; je vais t’expliquer comment cette épée se trouve ici. M. Rathery est venu déjeuner ce matin, et comme il n’avait pas d’argent, et que tu m’as défendu de lui faire crédit, je l’ai obligé à laisser son épée ; tu ne peux pas me maltraiter pour m’être trop bien conformée à tes ordres.

— Vraiment, fit Jean-Pierre, Rathery déjeune de bon matin ; et que lui as-tu donc servi pour son épée ? il n’y a pas seulement de feu dans le foyer.

Les choses se seraient fort mal passées pour Manette si mon oncle qui entendait dans sa cachette, car la fenêtre du cabinet était restée ouverte, tout ce qui se disait dans la maison, ne fût venu à son secours.

— Je viens, dit-il au cabaretier, reprendre mon épée que ta femme m’a forcé de laisser ici en plan pour vingt-quatre sous. Tiens, ajouta-t-il en posant une pièce de 24 sous sur la table, voici ton argent ; j’ai rencontré en route un ami à qui je l’ai emprunté.

— Eh bien ! dit Manette, affectant un air de triomphe, me croiras-tu une autre fois ? Imaginez-vous, monsieur Rathery, que le gros butor voulait me battre parce qu’il a trouvé ici votre épée.

— Ce n’est pas à cause de cela, drôlesse, dit Jean-Pierre, qui avait une peur terrible de l’épée de mon oncle et qui n’était pas bien convaincu qu’il ne fût pas le diable ; c’est que tu as désarmé M. Rathery pour un écot de vingt-quatre sous.

— Mon bon Jean-Pierre, dit Benjamin, je te remercie ; mais je suis le médecin de Manette et, à ce titre, je dois veiller sur sa santé ; si j’apprends que tu la battes, pour quelque cause que ce soit, tu referas connaissance avec le plat de mon épée et peut-être bien aussi avec le tranchant, ajouta-t-il après un moment de réflexion ; car, s’il n’était pas si tard, aujourd’hui même, je te couperais les deux oreilles.

M. Minxit était absent lorsque mon oncle arriva à Corvol ; il entra dans le salon. M. de Pont-Cassé était installé, à côté d’Arabelle, sur un sofa. Benjamin, sans faire attention à la moue de sa fiancée et aux airs provocateurs du mousquetaire, se jeta dans un fauteuil, se croisa les jambes et posa son chapeau sur une chaise, comme un homme qui n’est pas pressé de partir. Lorsqu’on eut parlé quelque temps de la santé de M. Minxit, des probabilités du dégel et de la grippe, Arabelle garda le silence, et mon oncle n’en sut plus tirer que quelques monosyllabes aigres et criards comme les notes qu’un apprenti musicien arrache à grand’peine et d’intervalle en intervalle de sa clarinette. M. de Pont-Cassé se promenait dans le salon, frisant ses moustaches et faisant résonner ses grands éperons sur le parquet ; il semblait étudier en lui-même de quelle façon il s’y prendrait pour chercher querelle à mon oncle.

Benjamin avait deviné ses intentions, mais il eut l’air de ne pas faire attention à lui et s’empara d’un livre qui traînait sur un canapé ; d’abord il se contenta de le feuilleter, observant M. de Pont-Cassé du coin de l’œil ; mais comme c’était un ouvrage de médecine, il se laissa bientôt absorber par l’intérêt de sa lecture et oublia le mousquetaire. Celui-ci était décidé à en finir ; il s’arrêta devant mon oncle et le regardant de bas en haut :

— Savez-vous, monsieur, lui dit-il, que vos visites céans sont bien longues !…

— Il me semble pourtant, répondit mon oncle, que vous étiez ici avant moi.

— Et en même temps bien fréquentes, ajouta le mousquetaire.

— Je vous assure, monsieur, répliqua mon oncle, qu’elles le seraient beaucoup moins si je croyais devoir vous y rencontrer.

— Si c’est pour Mlle Minxit que vous venez ici, poursuivit le mousquetaire, elle vous prie par ma bouche de la débarrasser de votre longue personne.

— Si Mlle Minxit, qui n’est pas mousquetaire, avait des ordres à me donner, elle le ferait d’une manière plus polie ; en tout cas, monsieur, vous trouverez bon que j’attende pour me retirer qu’elle se soit expliquée elle-même et que j’aie eu à ce sujet un entretien avec M. Minxit.

Et mon oncle continua son chapitre.

L’officier fit encore quelques tours dans le salon, et se plaçant de nouveau en face de mon oncle :

— Je vous prie, monsieur, lui dit-il, d’interrompre un moment le cours de votre lecture, j’aurais un mot à vous dire.

— Puisque ce n’est qu’un mot, dit mon oncle, faisant un pli à la feuille qu’il lisait, je puis bien perdre un moment à vous entendre.

M. de Pont-Cassé était exaspéré du sang-froid de Benjamin.

— Je vous déclare, lui dit-il, monsieur Rathery, que si vous ne sortez à l’instant même par cette porte, je vais vous faire sortir, moi, par cette fenêtre.

— Vraiment, fit mon oncle ; eh bien ! moi ! monsieur, je serai plus poli que vous, je vais vous faire sortir par cette porte. Et, prenant l’officier par le milieu du corps, il le porta sur le palier et ferma derrière lui la porte à double tour.

Comme Mlle Minxit tremblait :

— Ne vous effrayez pas trop de moi, lui dit mon oncle ; l’acte de violence que je me suis permis envers cet homme était surabondamment justifié par une longue série d’insultes. Et, d’ailleurs, ajouta-t-il avec amertume, je ne vous embarrasserai pas longtemps de ma longue personne ; je ne suis pas de ces épouseurs de dot qui prennent une femme au bras de celui qu’elle aime et l’attachent brutalement au pied de leur lit. Toute jeune fille a reçu du ciel son trésor d’amour ; il est juste qu’elle choisisse l’homme avec lequel il lui plaît de le dépenser ; nul n’a le droit d’épancher sur le chemin et de fouler sous ses pieds les blanches perles de sa jeunesse. À Dieu ne plaise qu’un vil appétit d’argent me fasse commettre une mauvaise action ! Jusqu’ici j’ai vécu pauvre, je sais les joies de la pauvreté et j’ignore les misères de la richesse ; en échangeant ma folle et rieuse indigence contre une opulence maussade et hargneuse, peut-être ferais-je un mauvais marché ; en tout cas je ne voudrais pas que cette opulence m’arrivât avec une femme qui me détesterait. Je vous prie donc de me dire, dans toute la sincérité de votre âme, si vous aimez M. de Pont-Cassé ; j’ai besoin de votre réponse pour régler ma conduite envers vous et envers votre père.

Mlle Minxit fut émue du ton de loyauté qu’avait mis Benjamin dans ses paroles :

— Si je vous avais connu avant M. de Pont-Cassé, c’est peut-être vous que j’aimerais maintenant.

— Mademoiselle, interrompit mon oncle, ce n’est pas de la politesse, mais de la sincérité que je vous demande ; déclarez-moi franchement si vous croyez être plus heureuse avec M. de Pont-Cassé qu’avec moi.

— Que vous dirai-je, monsieur Rathery ? répondit Arabelle, une femme n’est pas toujours heureuse avec celui qu’elle aime, mais elle est toujours malheureuse avec celui qu’elle n’aime pas.

— Je vous remercie, mademoiselle, je sais à cette heure ce que j’ai à faire. Maintenant, voulez-vous me faire servir à déjeuner ; l’estomac est un égoïste qui ne compatit guère aux tribulations du cœur.

Mon oncle déjeuna comme déjeunaient probablement Alexandre ou César la veille d’une bataille. Il ne voulut pas attendre le retour de M. Minxit ; il ne se sentait pas le courage d’affronter sa mine désolée lorsqu’il apprendrait que lui, Benjamin, qu’il traitait presque en fils, renonçait à devenir son gendre ; il aimait mieux l’informer par lettre de son héroïque détermination.

À quelque distance du bourg, il aperçut l’ami de M. de Pont-Cassé qui se promenait majestueusement de long en large sur le chemin. Le mousquetaire s’avança à sa rencontre et lui dit :

— Vous faites attendre bien longtemps, monsieur, ceux qui ont une réparation à vous demander.

— C’est que je déjeunais, répondit mon oncle.

— J’ai à vous remettre, de la part de M. de Pont-Cassé, une lettre dont il m’a chargé de lui apporter la réponse.

— Voyons donc ce que me marque cet estimable gentilhomme : « Monsieur, vu l’énormité de l’outrage que vous m’avez fait… » – Quel outrage ! je l’ai porté d’un salon sur un escalier ; je voudrais bien qu’on m’outrageât ainsi jusqu’à Clamecy… – « je consens à croiser le fer avec vous. » – La grande âme !… quoi ! il daigne m’accorder la faveur d’être estropié par lui !…, voilà de la générosité, ou je ne m’y connais pas ! – « j’espère que vous vous rendrez digne de l’honneur que je vous fais en l’acceptant. » – Comment donc ! mais ce serait de ma part une noire ingratitude si je refusais. Vous pouvez dire à votre ami que s’il me met à l’ombre comme le brave Desrivières, l’intrépide Bellerive, etc., etc., je veux qu’on écrive sur ma tombe en lettres d’or : Ci-gît Benjamin Rathery, tué en duel par un gentilhomme. – Post-scriptum. Tiens, le billet de votre ami a un post-scriptum. « Je vous attendrai demain à dix heures du matin au lieu dit la Chaume-des-Fertiaux. » Au lieu dit la Chaume-des-Fertiaux ! parole d’honneur, un huissier ne libellerait pas mieux. Mais c’est que la Chaume-des-Fertiaux est à une bonne lieue de Clamecy : moi qui n’ai pas d’alezan brûlé, je n’ai pas le temps de faire tant de chemin pour me battre. Si votre ami daignait se rendre au lieu dit la Croix-des-Michelins, ce serait moi qui aurais l’honneur de l’y attendre.

— Et où se trouve cette Croix-des-Michelins ?

— Sur le chemin de Corvol, au sommet du faubourg de Beuvron. Il faudrait que votre ami fût bien pessimiste pour qu’il n’agréât pas ce lieu ; de cette place, on jouit d’un panorama digne d’une Majesté ; devant lui il verra les monts de Sembert avec leurs terrasses chargées de vignes, et leurs grands crânes chauves portant à leur nuque la forêt de Frace. Dans une autre saison, le coup d’œil serait plus beau ; mais je ne puis d’un souffle faire renaître le printemps. À leur pied, la ville, avec ses mille panaches de fumée, qui ondoie, se presse entre ses deux rivières et grimpe les pentes arides du Crot-Pinçon, comme un homme qu’on poursuit. Si votre ami a quelque talent pour le dessin, il pourra enrichir son album de ce point de vue. Entre ces grands pignons, semblables, avec leurs mousses sombres, à de pièces de velours cramoisi, se dresse la tour de Saint-Martin, vêtue de son aube de dentelle et parée de ses bijoux de pierre. Cette tour vaut à elle seule une cathédrale ; à son côté s’étend la vieille basilique, qui jette à droite et à gauche, avec une admirable hardiesse, ses grands contre-forts taillés en arche. Votre ami ne pourra s’empêcher de la comparer à une gigantesque araignée se reposant sur ses longues pattes. Vers le midi, courent, comme une traînée de sombres nuages, les montagnes bleuâtres du Morvan, puis…

— Trêve de plaisanterie, s’il vous plaît ! je ne suis pas venu ici pour que vous me montriez la lanterne magique. À demain donc, à la Croix-des-Michelins !

— À demain !… un instant, l’affaire n’est pas si pressée qu’elle ne puisse se remettre. Demain, je vais à Dornecy goûter d’une feuillette d’un vin vieux que Page se propose d’acheter ; il s’en rapporte à moi pour la qualité et pour le prix, et vous sentez que je ne peux, pour les beaux yeux de votre ami, manquer aux devoirs que l’amitié m’impose ; après-demain, je déjeune en ville ; décemment, je ne puis donner le pas à un duel sur un déjeuner : jeudi, je fais la ponction à un hydropique ; comme votre ami veut m’estropier, plus tard il ne me serait plus possible de faire l’opération, et le docteur Arnout la ferait mal ; pour vendredi… oui, c’est un jour maigre, je ne crois point avoir d’engagement pour ce jour-là, et je ne vois rien qui m’empêche de faire la partie de votre ami.

— Il faut bien en passer par ce que vous exigez ; du moins, me ferez-vous la faveur de vous faire accompagner par mon second, afin de m’épargner l’ennui du rôle de spectateur.

— Pourquoi non ? je sais que vous êtes une paire d’amis, vous et M. de Pont-Cassé ; je serais fâché de vous dépareiller. J’amènerai mon barbier, s’il a le temps, et si cela vous arrange.

— Insolent ! fit le mousquetaire.

— Ce barbier, répondit mon oncle, n’est pas un homme à mépriser : il a une rapière assez longue pour mettre quatre mousquetaires à la broche, et d’ailleurs, si vous me préférez à lui, je tiendrai volontiers sa place.

— Je prends acte de vos paroles, dit le mousquetaire, et il s’éloigna.

Mon oncle, aussitôt qu’il fut levé, alla quérir l’encrier de Machecourt. Il se mit à composer, avec son plus beau style et sa bâtarde la plus nette, une magnifique épître à M. Minxit, dans laquelle il lui déduisait comme quoi il ne pouvait plus devenir son gendre. Mon grand-père, qui avait eu l’avantage de la lire, m’a affirmé qu’elle eût fait pleurer un garde-chiourme. Si le point d’exclamation n’eût pas existé alors, mon oncle l’eût certainement inventé.

Il y avait à peine un quart d’heure que la lettre était à la poste, lorsque M. Minxit en personne arriva chez ma grand’mère, accompagné du sergent, lequel était accompagné lui-même de deux masques, de deux fleurets et de son respectable caniche.

Benjamin déjeunait alors avec Machecourt d’un hareng et du vin blanc patrimonial de Choulot.

— Soyez le bienvenu, monsieur Minxit ! s’écria Benjamin, un morceau de ce poisson de mer vous agréerait-il ?

— Fi donc ! me prends-tu pour un batteur en grange ?

— Et vous, sergent ?

— Moi, j’ai renoncé à ces sortes de choses depuis que j’ai l’honneur d’être dans la musique.

— Mais votre caniche, que penserait-il de cette tête ?

— Je vous remercie pour lui, mais je crois qu’il a peu de goût pour le poisson de mer.

— Il est vrai qu’un hareng ne vaut pas un brochet au bleu…

— Et une étuvée de carpes donc ? surtout quand elle est au vin de Bourgogne, interrompit M. Minxit.

— Sans doute, dit Benjamin, sans doute, vous pourriez même parler d’un civet de lièvre préparé de votre main ; mais toujours est-il que le hareng est excellent quand on n’a pas autre chose. À propos, il y a un quart d’heure que j’ai mis une lettre à la poste ; vous ne l’avez probablement pas reçue, monsieur Minxit ?

— Non, dit M. Minxit, mais je viens t’en apporter la réponse. Tu prétends qu’Arabelle ne t’aime pas, et à cause de cela tu ne veux pas l’épouser !

— M. Rathery a raison, dit le sergent. J’avais un camarade de lit qui ne m’aimait pas et auquel je rendais bien cordialement la pareille ; notre ménage était une véritable salle de police. Au logement, quand l’un voulait des navets dans la soupe, l’autre y mettait des carottes ; à la cantine, si je demandais du cassis, il faisait venir du genièvre. Nous nous disputions pour savoir qui mettrait son fusil à la meilleure place. S’il avait un coup de pied à donner, c’était à mon caniche, et lorsqu’il était mordu par une puce, c’était toujours de ce pauvre Azor qu’elle provenait. Imaginez-vous qu’un jour nous nous sommes battus au clair de la lune, parce qu’il prétendait coucher à la droite du lit, et que moi je prétendais qu’il devait prendre la gauche. Pour me débarrasser de lui, j’ai été obligé de l’envoyer à l’hôpital.

— Vous avez très bien fait, sergent, dit mon oncle ; quand les gens ne savent pas vivre ici-bas, on les envoie à perpétuité dans l’autre monde.

— Il y a bien quelque chose de bon dans ce que vient de dire le sergent, fit M. Minxit. Être aimé, c’est plus qu’être riche, car c’est être heureux ; aussi je ne désapprouve point tes scrupules, mon cher Benjamin. Tout ce que je réclame de toi, c’est que tu continues comme par le passé à venir à Corvol. Parce que tu ne veux pas être mon gendre, ce n’est pas une raison pour que tu cesses d’être mon ami. Tu ne seras plus obligé de filer le parfait amour avec Arabelle, de tirer de l’eau pour arroser ses fleurs, de t’extasier sur les manchettes qu’elle me brode et sur la supériorité de ses fromages à la crème. Nous déjeunerons, nous dînerons, nous philosopherons, nous rirons ; c’est un passe-temps qui en vaut bien un autre. Tu aimes les truffes, j’en parfumerai toute mon office ; tu as une prédilection pour le volnay, prédilection que du reste je ne partage point, j’en aurai toujours dans ma cave ; s’il te prend la fantaisie de chasser, je t’achèterai un fusil à deux coups et une paire de lévriers. Je ne donne pas trois mois à Arabelle pour se dégoûter de son gentilhomme et pour t’aimer à la folie. Acceptes-tu ou n’acceptes-tu pas ? Réponds-moi par oui ou non. Tu sais que je n’aime point les doreurs de phrases.

— Eh bien, oui, monsieur Minxit, fit mon oncle.

— Très bien, je n’attendais pas moins de ton amitié. Et maintenant, tu te bats en duel ?

— Qui diable a pu vous dire cela ? s’écria mon oncle. Je sais que les urines n’ont rien de caché pour vous, est-ce que vous auriez à mon insu consulté mes urines ?

— Tu te bats avec M. de Pont-Cassé, mauvais plaisant ; vous devez vous rencontrer dans trois jours à la Croix-des-Michelins, et au cas où tu me débarrasserais de M. de Pont-Cassé, l’autre mousquetaire prendra sa place ; tu vois que je suis bien informé.

— Comment, Benjamin ! s’écria Machecourt, devenu plus pâle que son assiette.

— Comment, misérable ! acheva ma grand’mère, tu te bats en duel ?

— Écoutez-moi, toi Machecourt, vous ma chère sœur, et vous aussi, monsieur Minxit ; la vérité est que je me bats avec M. de Pont-Cassé. Ma résolution est bien arrêtée ; ainsi, épargnez-vous des représentations qui m’ennuieraient sans me faire renoncer à mon dessein.

— Je ne viens pas, répondit M. Minxit, mettre des obstacles à ton duel ; je viens, au contraire, t’apporter un moyen d’en sortir victorieusement, et, de plus, de rendre ton nom célèbre par toute la contrée. Le sergent sait un coup superbe avec lequel il désarmerait dans une heure toute la corporation des maîtres d’armes. Aussitôt qu’il aura bu un verre de vin blanc, il te donnera ta première leçon ; je le laisse avec toi jusqu’à vendredi, et moi-même je resterai ici à te surveiller de peur que tu ne perdes ton temps dans les auberges.

— Mais, dit mon oncle, je n’ai que faire de votre coup, et d’ailleurs, si votre coup est infaillible, quelle gloire aurais-je de triompher par ce moyen de notre vicomte ? Homère, en rendant Achille invulnérable, lui a ôté tout le mérite de sa vaillance. J’ai réfléchi : mon intention n’est plus de me battre à l’épée.

— Quoi, tu voudrais te battre au pistolet, imbécile !… Si c’était avec M. Arthus, qui est large comme une armoire, à la bonne heure !

— Je ne me bats ni au pistolet ni à l’épée ; je veux servir à ces spadassins un duel de mon métier ; je vous garde le plaisir de la surprise, vous verrez, monsieur Minxit.

— À la bonne heure ! répondit celui-ci ; mais apprends toujours mon coup : c’est une arme qui ne t’embarrassera pas, et l’on ne sait de quoi on peut avoir besoin.

La chambre de mon oncle était au premier étage, au-dessus de celle occupée par Machecourt. Après déjeuner donc, il s’enferma dans sa chambre avec le sergent et M. Minxit pour commencer son cours d’escrime. Mais la leçon ne fut pas de longue durée : au premier appel que fit Benjamin, le plancher vermoulu de Machecourt se creva sous ses pieds, et il passa au travers jusqu’aux aisselles.

Le sergent, ébahi de la subite disparition de son élève, resta le bras gauche moelleusement arrondi à la hauteur de l’oreille, et le bras droit tendu dans l’attitude d’un homme qui va porter une botte. Pour M. Minxit, il fut pris d’une telle envie de rire, qu’il faillit en suffoquer.

— Où est Rathery, s’écria-t-il, qu’est devenu Rathery ? sergent, qu’avez-vous fait de Rathery ?

— Je vois bien la tête de M. Rathery, répondit le sergent, mais du diable si je sais où sont ses jambes.

Gaspard était seul alors dans la chambre de son père : d’abord, il fut un peu étonné de la brusque arrivée des jambes de son oncle, que certes il n’attendait pas. Mais bientôt sa surprise se changea en fous éclats de rire qui se mêlèrent à ceux de M. Minxit.

— Ohé ! Gaspard, s’écria Benjamin qui l’entendait.

— Ohé ! mon cher oncle, répondit Gaspard.

— Traîne jusqu’ici le fauteuil de cuir de ton père et mets-le sous mes pieds, je t’en prie, Gaspard.

— Je n’en ai pas le droit, répliqua le drôle, ma mère a défendu qu’on montât dessus.

— Veux-tu bien m’apporter ce fauteuil, maudit porte-croix !

— Ôtez vos souliers, et je vous l’apporterai !

— Et comment veux-tu que j’ôte mes souliers ? mes pieds sont au rez-de-chaussée et mes mains au premier étage.

— Eh bien ! donnez-moi une pièce de vingt-quatre sous pour me payer de ma peine !

— Je t’en donnerai une de trente, mon bon Gaspard, mets de suite le fauteuil, je t’en prie ; mes bras ne tiennent plus à mes épaules.

— Crédit est mort, fit Gaspard, donnez-moi les trente sous de suite, sinon point de fauteuil.

Heureusement que Machecourt arrivait en ce moment : il donna de son pied au derrière de Gaspard et mit fin à la suspension de son beau-frère. Benjamin alla achever sa leçon d’escrime chez Page, et il ferrailla si bien qu’au bout de deux heures il était aussi habile que son maître.