Mon oncle Benjamin/20

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XX

Enlèvement et mort de Mademoiselle Minxit.

Toutefois, mon oncle reconduisit M. Minxit jusqu’à la Croix-des-Michelins, et il revint se mettre au lit. Il était dans cet anéantissement profond que produit un premier sommeil, lorsqu’il fut réveillé par un heurt violent contre sa porte. Ce coup frappa mon oncle d’une commotion douloureuse. Il ouvrit sa fenêtre ; la rue était noire comme un fossé profond ; cependant il reconnut M. Minxit et il crut apercevoir dans son attitude quelque chose de désolé. Il courut vers sa porte ; à peine le verrou fut-il tiré, que le digne homme se jeta dans ses bras et éclata en larmes.

— Eh bien ! qu’est-ce, monsieur Minxit ? Voyons, parlez ! les pleurs n’aboutissent à rien ; du moins, ce n’est pas à vous qu’il est arrivé malheur ?

— Partie ! partie ! s’écria M. Minxit suffoqué par les sanglots, partie avec lui, Benjamin !

— Quoi ! Arabelle est partie avec M. de Pont-Cassé ? fit mon oncle, devinant de suite de quoi il s’agissait.

— Tu avais bien raison de m’avertir de me défier de lui ; pourquoi aussi ne l’as-tu pas tué ?

— Il en est encore temps, dit Benjamin ; mais, avant tout, il faut se mettre à sa poursuite.

— Et tu m’accompagneras, Benjamin ; car en toi est toute ma force, tout mon courage.

— Comment, je vous accompagnerai ! mais je vous accompagne de suite. Et, à propos, avez-vous eu au moins l’idée de vous munir d’argent ?

— Je n’ai plus un écu comptant, mon ami ; la malheureuse m’a emporté tout l’argent qu’il y avait dans mon secrétaire.

— Tant mieux ! dit mon oncle, au moins vous serez sûr que d’ici à ce que nous l’ayons rattrapée elle ne manquera de rien.

— Aussitôt qu’il fera jour, j’irai chercher des fonds chez mon banquier.

— Oui, dit mon oncle, croyez-vous qu’ils s’amuseront à faire l’amour sur les pelouses du chemin ? Quand il fera jour, ils seront loin d’ici, il faut de suite aller réveiller votre banquier, et frapper à sa porte jusqu’à ce qu’il vous ait compté mille francs. Au lieu de quinze, il vous fera payer le vingt pour cent, voilà tout.

— Mais quelle route ont-ils suivie ? il faut toujours que nous attendions le soleil pour prendre des renseignements.

— En aucune façon, dit mon oncle, ils ont pris la route de Paris ; M. de Pont-Cassé ne peut aller qu’à Paris ; je sais de bonne part que son congé expire dans trois jours. Je vais de suite arrêter une voiture et deux bons chevaux ; vous me rejoindrez au Lion d’Or.

Comme mon oncle allait sortir :

— Mais tu es en chemise, lui dit M. Minxit.

— C’est parbleu vrai, dit Benjamin, je n’y songeais plus ; il fait si noir, que je ne m’en suis pas aperçu ; mais dans cinq minutes je serai habillé, et dans vingt minutes je serai au Lion d’Or ; je dirai adieu à ma chère sœur quand je serai revenu de notre voyage.

Une heure après, mon oncle et M. Minxit suivaient, dans une mauvaise patache attelée de deux haridelles, l’exécrable chemin de traverse qui menait alors de Clamecy à Auxerre. Le jour, l’hiver passe encore ; mais la nuit, il est horrible. Quelque diligence qu’ils eussent faite, il était dix heures du matin lorsqu’ils arrivèrent à Courson. Sous le porche de la Levrette, l’unique auberge de l’endroit, un cercueil était étalé, et tout un essaim de vieilles, hideuses et déguenillées, croassaient alentour.

— Je tiens du sacristain Gobi, disait l’une, que la jeune dame s’est engagée à donner mille écus à M. le curé, pour être distribués aux pauvres de la paroisse.

— Cela nous passera devant le nez, mère Simonne.

— Si la jeune dame meurt, comme on le dit, le maître de la Levrette s’emparera de tout, répondait une troisième ; nous ferions bien d’aller chercher le bailli pour qu’il veille sur notre succession.

Mon oncle appela une de ces vieilles et la pria de lui expliquer ce que cela signifiait. Celle-ci, fière d’avoir été distinguée par un étranger qui avait une voiture à deux chevaux, jeta un regard de triomphe à ses compagnes, et dit :

— Vous avez bien fait de vous adresser à moi, mon bon monsieur, car je sais mieux qu’elles tous les détails de cette histoire. Celui qui est maintenant dans ce cercueil était ce matin dans cette voiture verte que vous voyez là-bas sous la remise. C’était un grand seigneur, riche à millions, qui allait avec une jeune dame à Paris, à la cour ; que sais-je, moi, et il s’est arrêté ici, et il restera dans ce cimetière à pourrir avec ces paysans qu’il a tant méprisés. Il était jeune et beau, et moi, la vieille Manette qui suis toute éreintée et qui ne tiens plus à rien, j’irai jeter de l’eau bénite sur sa tombe, et dans dix ans, si je vais jusque-là, il faudra que sa pourriture fasse place à mes vieux os ; car ils ont beau être riches, tous ces grands messieurs, il faut toujours qu’ils aillent où nous allons ; ils ont beau s’attifer de velours et de taffetas, leur dernier habit, ce sont toujours les planches de la bière ; ils ont beau soigner et parfumer leur peau, les vers de la terre sont faits pour eux comme pour nous. Dire que moi, la vieille laveuse de lessive, je pourrai, quand cela me fera plaisir, aller m’accroupir sur la tombe d’un gentilhomme ! Allez, mon bon monsieur, cette pensée fait du bien, elle nous console d’être pauvres et nous venge de n’être pas nobles. Du reste, c’est bien la faute à celui-ci s’il est mort. Il a voulu s’emparer de la chambre d’un voyageur parce qu’elle était la plus belle de l’auberge. Il s’en est suivi du grabuge entre eux : ils sont allés se battre dans le jardin de la Levrette, et le voyageur lui a mis une balle dans la tête. La jeune dame était enceinte à ce qu’il paraît, la pauvre femme ! Quand elle a su que son mari était mort, le mal d’enfant l’a prise et elle ne vaut guère mieux à l’heure qu’il est que son noble époux. Le docteur Débrit sort de sa chambre : comme c’est moi qui lave son linge, je lui ai demandé des nouvelles de la jeune femme, et il m’a répondu : – Allez, mère Manette, j’aimerais encore mieux être dans votre vieille peau ridée que dans la sienne.

— Et ce grand seigneur, dit mon oncle, n’avait-il pas un habit rouge, une perruque blonde et trois plumes à son chapeau ?

— Il avait bien tout cela, mon bon monsieur ; est-ce que vous l’auriez connu, par hasard ?

— Non, dit mon oncle, mais je l’ai peut-être vu en quelque endroit.

— Et la jeune dame, dit M. Minxit, n’est-elle pas de haute taille, et n’a-t-elle pas des taches de rousseur par la figure ?

— Elle a bien cinq pieds trois pouces, répondit la vieille, elle a une peau comme la coquille d’un œuf de dinde.

M. Minxit s’évanouit.

Benjamin emporta M. Minxit dans son lit et le soigna ; puis il se fit conduire auprès d’Arabelle ; car la belle dame qui devait mourir dans les douleurs de l’enfantement, c’était la fille de M. Minxit. Elle occupait la chambre que son amant lui avait conquise au prix de sa vie, triste chambre en vérité ! et dont la possession ne valait guère la peine qu’on se la disputât.

Arabelle était là gisant dans un lit de serge verte. Mon oncle ouvrit les rideaux et la contempla quelque temps en silence. Une pâleur humide et mate, semblable à celle d’une statue de marbre blanc, était répandue sur son visage ; ses yeux à demi ouverts étaient fanés et sans regard ; sa respiration s’arrachait par sanglots de sa poitrine. Benjamin souleva son bras qui pendait immobile le long du lit ; ayant interrogé les battements de son pouls, il secoua tristement la tête et ordonna à la garde d’aller quérir le docteur Débrit. Arabelle à sa voix, tressaillit comme un cadavre qui éprouve les premières atteintes du galvanisme.

— Où suis-je ? dit-elle, promenant autour d’elle un regard en démence ; ai-je donc été le jouet d’un sinistre rêve ? Est-ce vous, monsieur Rathery, que j’entends, et suis-je encore à Corvol, dans la maison de mon père ?

— Vous n’êtes point dans la maison de votre père, dit mon oncle ; mais votre père est ici. Il est prêt à vous pardonner ; il ne vous demande qu’une chose, c’est que vous vous laissiez vivre afin qu’il vive aussi.

Les regards d’Arabelle s’arrêtèrent par hasard sur l’uniforme de M. de Pont-Cassé, qu’on avait suspendu, encore trempé de sang, à la muraille. Elle essaya de se mettre sur son séant, mais ses membres se tordirent dans une horrible convulsion, et elle retomba lourdement sur son lit comme un cadavre qu’on a soulevé dans son cercueil. Benjamin mit la main sur son cœur, il ne battait plus ; il approcha un miroir de ses lèvres, la glace resta nette et brillante. Misère et bonheur, tout était fini pour la pauvre Arabelle. Benjamin restait debout à son chevet, tenant sa main dans la sienne et plongé dans un abîme d’amères réflexions.

En ce moment un pas lourd et mal assuré se fit entendre dans l’escalier. Benjamin se hâta de tourner la clé dans la serrure. C’était M. Minxit qui frappait à la porte et s’écriait :

— C’est moi, Benjamin, ouvre-moi ; je veux voir ma fille, il faut que je la voie ! Elle ne peut mourir sans que je l’aie vue.

C’est une cruelle chose que de supposer vivante une personne trépassée et de lui attribuer des actes comme si elle existait encore. Cependant, mon oncle ne recula point devant cette nécessité.

— Retirez-vous, monsieur Minxit, je vous en supplie. Arabelle va mieux ; elle repose ; votre présence subite pourrait provoquer une crise qui la tuerait.

— Je te dis, misérable, que je veux voir ma fille ! s’écria M. Minxit, et il fit un si violent effort contre la porte que la gâche de la serrure tomba sur le carreau.

— Eh bien ! dit Benjamin, espérant encore l’abuser, vous le voyez, votre fille dort d’un tranquille sommeil. Êtes-vous satisfait à présent et vous retirez-vous ?

Le malheureux vieillard jeta un coup d’œil sur sa fille.

— Tu as menti ! s’écria-t-il d’une voix qui fit tressaillir Benjamin, elle ne dort pas, elle est morte !

Il se jeta sur son corps et la pressa convulsivement contre sa poitrine.

— Arabelle ! criait-il, Arabelle ! Arabelle ! Oh ! était-ce donc ainsi que je devais la retrouver ! elle, ma fille, mon unique enfant ! Dieu laisse le front du meurtrier se couvrir de cheveux blancs, et il ôte à son père son seul enfant ! comment peut-on nous dire que Dieu est bon et juste ? – Puis, sa douleur se changeant en colère contre mon oncle : – C’est toi misérable Rathery, qui es cause que je l’ai refusée à M. de Pont-Cassé ; sans toi elle serait mariée et pleine de vie.

— Plaisantez-vous ? dit mon oncle. Est-ce que c’est ma faute, à moi, si elle s’est amourachée d’un mousquetaire ?

Toutes les passions, ce n’est que du sang qui se précipite vers le cerveau. La raison de M. Minxit se fût brisée sans doute sous l’effort de cette puissante douleur ; mais dans le paroxysme de son délire, sa veine à peine fermée (on se rappelle que mon oncle venait de le saigner) se rouvrit. Benjamin laissa couler le sang, et bientôt une défaillance salutaire succéda à cette surabondance de vie et sauva le pauvre vieillard. Benjamin donna des ordres et de l’argent au maître de la Levrette pour qu’Arabelle et son amant reçussent une sépulture honorable ; puis il revint s’établir au chevet de M. Minxit, et veilla sur lui comme une mère sur son enfant malade. M. Minxit resta trois jours entre la vie et la tombe ; mais, grâce aux soins habiles et affectueux de mon oncle, la fièvre qui le dévorait s’amortit peu à peu, et bientôt il fut en état d’être transporté à Corvol.