Mon oncle Benjamin/3
III
Comment mon oncle fit la rencontre d’un vieux sergent et d’un caniche, ce qui l’empêcha d’aller chez M. Minxit.
Le lendemain, à huit heures du matin, mon oncle était frais et accommodé ; il n’attendait plus pour partir qu’une paire de souliers que devait lui apporter Cicéron, ce fameux préconiseur dont nous avons déjà parlé, et qui cumulait la profession de cordonnier avec celle de tambour.
Cicéron ne tarda pas à arriver. À cette époque de bonne franquette, c’était la coutume, quand un ouvrier apportait de l’ouvrage dans une maison, qu’on ne le laissât pas sortir sans lui avoir fait boire quelques verres de vin. C’était d’un mauvais genre, j’en conviens ; mais ces procédés bienveillants rapprochaient les conditions ; le pauvre savait gré au riche des concessions qu’il lui faisait, et ne le jalousait point. Aussi a-t-on vu, pendant la révolution, d’admirables dévouements de serviteurs envers leurs maîtres, de fermiers envers leurs seigneurs, d’ouvriers envers leurs patrons, qui, à notre époque de morgue insolente et de ridicule orgueil, ne se reproduiraient certainement plus.
Benjamin pria sa sœur d’aller tirer une bouteille de vin blanc, pour trinquer avec Cicéron. Sa sœur en tire une, puis deux, puis trois et jusqu’à sept.
— Ma chère sœur, je vous en prie, encore une bouteille.
— Mais tu ne sais donc pas, malheureux, que tu en es à la huitième.
— Vous savez bien, chère sœur, que nous ne comptons pas ensemble.
— Mais tu sais bien, toi, que tu as un voyage à faire.
— Encore cette dernière bouteille, et je pars.
— Oui, tu es dans un bel état pour partir ! Et si on venait te chercher pour visiter un malade ?
— Que vous savez peu, ma bonne sœur, apprécier les effets du vin !… On voit que vous ne buvez que les eaux limpides du Beuvron. Faut-il partir ? mon centre de gravité est toujours à la même place. Faut-il saigner ?… Mais, à propos, ma sœur, il faut que je vous saigne. Machecourt me l’a recommandé en partant. Vous vous plaigniez ce matin d’un grand mal de tête, une saignée vous fera du bien.
Et Benjamin de tirer sa trousse, et ma grand’mère de s’armer des pincettes.
— Diable ! vous faites un malade bien récalcitrant. Eh bien ! transigeons ; je ne vous saignerai point, et vous irez nous tirer une huitième bouteille de vin.
— Je n’en tirerai pas un verre.
— Ce sera donc moi qui la tirerai, dit Benjamin ; et prenant la bouteille, il se dirigea vers la cave.
Ma grand-mère, ne voyant rien de mieux à faire pour l’arrêter, se pendit à sa queue ; mais Benjamin, sans s’occuper de cet incident, s’en alla à la cave d’un pas aussi ferme que s’il n’eût eu qu’un paquet d’oignons au bout de la queue et revint avec sa bouteille pleine.
— Eh bien ! ma chère sœur, c’était bien la peine d’aller deux à la cave pour une méchante bouteille de vin blanc ; mais je dois vous prévenir que, si vous persistiez dans ces mauvaises habitudes, vous me forceriez à faire couper ma queue.
Cependant Benjamin, qui, tout à l’heure, regardait comme une corvée assommante le voyage de Corvol, s’obstinait maintenant à partir. Ma grand’mère, pour lui en ôter la possibilité, avait enfermé ses souliers dans l’armoire.
— Je vous dis que je partirai !
— Je te dis que tu ne partiras pas !
— Voulez-vous que je vous porte jusque chez M. Minxit au bout de ma queue ?
Tel était le dialogue qui avait lieu entre le frère et la sœur quand mon grand-père arriva. Il mit fin à la discussion en déclarant que le lendemain il avait besoin d’aller à la Chapelle, et qu’il emmènerait Benjamin avec lui.
Mon grand-père était sur pied avant le jour. Quand il eut griffonné son exploit et écrit au bas : « dont le coût est de six francs quatre sous six deniers », il essuya sa plume sur la manche de sa houppelande, serra précieusement ses lunettes dans leur fourreau et alla éveiller Benjamin. Celui-ci dormait comme le prince de Condé – si le prince ne faisait semblant de dormir – la veille d’une bataille.
— Allons, eh ! Benjamin, debout ! il fait grand jour.
— Tu te trompes, répondit Benjamin avec un grognement et se retournant du côté du mur, il fait nuit noire.
— Lève la tête, tu verras la clarté du soleil sur le plancher !
— Je te dis, moi, que c’est la clarté du réverbère.
— Ah çà ! est-ce que tu ne voudrais pas partir ?
— Non ; j’ai rêvé toute la nuit de pain dur et de piquette, et si nous nous mettions en route, il pourrait nous arriver malheur.
— Eh bien ! je te déclare, moi, que si dans dix minutes tu n’es pas levé, je t’envoie ta chère sœur ; si, au contraire, tu es levé, je perce ce quartaut de vieux vin que tu sais bien.
— Tu es sûr que c’est du Pouilly, n’est-ce pas ? dit Benjamin se mettant sur son séant ; tu m’en donnes ta parole d’honneur ?
— Oui, foi d’huissier.
— Alors, va percer ton quartaut ; mais je te préviens que, s’il nous arrive malencontre en route, c’est toi qui en répondras à ma chère sœur.
Une heure après, mon oncle et mon grand-père étaient sur le chemin de Moulot. À quelque distance de la ville, ils rencontrèrent deux petits paysans dont l’un portait un lapin sous son bras et l’autre avait deux poules dans son panier. Le premier disait à son compagnon :
— Si tu veux dire à M. Cliquet que mon lapin est un lapin de garenne et que tu me l’as vu prendre au lacet, tu seras mon camarade.
— Je le veux bien, répondit celui-ci, mais à condition que tu diras à Madame Deby que mes poules pondent deux fois par jour et qu’elles font des œufs gros comme des œufs de cane.
— Vous êtes deux petits larrons, dit mon grand-père ; je vous ferai tirer l’un de ces jours les oreilles par M. le commissaire de police.
— Et moi, mes amis, dit Benjamin, je vous prie d’accepter chacun cette pièce de douze deniers.
— Voilà de la générosité bien placée, dit mon grand-père haussant les épaules ; tu donneras sans doute du plat de ton épée au premier pauvre honnête que tu rencontreras, puisque tu prostitues ta monnaie à ces deux vauriens.
— Vauriens pour toi, Machecourt, qui ne vois que la pellicule de chaque chose ; mais, pour moi, ce sont deux philosophes. Ils viennent d’inventer une machine qui, bien organisée, ferait la fortune de dix honnêtes gens.
— Et quelle est donc la machine, dit mon grand-père d’un air d’incrédulité, que viennent d’inventer ces deux philosophes que je rosserais d’importance, moi, si nous avions le temps de nous arrêter ?
— Cette machine est simple, dit mon oncle ; la voici telle qu’elle se comporte :
» Nous sommes dix amis qui, au lieu de nous réunir pour déjeuner, nous réunissons pour faire fortune.
— Cela vaut au moins la peine de se réunir, interrompit mon grand-père.
— Nous sommes, tous les dix, intelligents, adroits, rusés même au besoin. Nous avons le verbe haut, la discussion prestigieuse ; nous manions la parole avec la même adresse qu’un escamoteur manie ses muscades. Pour la moralité de la chose, nous sommes tous capables dans notre profession, et les personnes de bonne volonté peuvent dire sans trop se compromettre, que nous valons mieux que nos confrères.
» Nous formons, en tout bien et tout honneur, une société pour nous préconiser les uns les autres, pour insuffler, pour faire mousser et bulliférer notre petit mérite.
— J’entends, dit mon grand-père, l’un vend de la mort aux rats et n’a qu’une grosse caisse, l’autre du thé suisse et n’a qu’une paire de cymbales. Vous réunissez vos moyens de faire du bruit, et…
— C’est cela même, interrompit Benjamin. Tu conçois que si la machine fonctionne convenablement, chacun des sociétaires a autour de lui neuf instruments qui font un vacarme épouvantable.
» Nous sommes neuf qui disons : L’avocat Page boit trop ; mais je crois que ce diable d’homme fait infuser les feuillets de la coutume du Nivernais dans son vin, qu’il a mis la logique en bouteille. Toutes les causes qu’il lui convient de gagner, il les gagne ; et l’autre jour, il a fait obtenir de forts dommages-intérêts à un gentilhomme qui avait assommé un paysan.
» L’huissier Parlanta est un peu retors ; mais c’est l’Annibal des huissiers. Sa contrainte par corps est inévitable ; pour lui échapper, il faudrait que son débiteur n’eût pas de corps. Il vous mettrait la main sur l’épaule d’un duc et pair.
» Pour Benjamin Rathery, c’est un homme sans souci qui se moque de tout et rit au nez de la fièvre, un homme, si vous le voulez, d’assiette et de bouteille ; mais c’est précisément à cause de cela que je le préférerais à ses confrères. Il n’a pas l’air de ces médecins sinistres dont le registre est un cimetière ; il est trop gai et digère trop bien pour avoir beaucoup d’actes de décès à se reprocher.
» Ainsi, chacun des sociétaires se trouve multiplié par neuf…
— Oui, dit mon grand-père, mais cela te donnera-t-il neuf habits rouges ? Neuf fois Benjamin Rathery, qu’est-ce que cela fait ?
— Ça fait neuf cents fois Machecourt ! répliqua vivement Benjamin. Mais laisse-moi finir ma démonstration, tu plaisanteras après.
» Voilà neuf réclames vivantes qui s’insinuent partout, qui vous répètent le lendemain, sous une autre forme, ce qu’elles vous ont dit la veille : neuf affiches qui parlent, qui arrêtent les passants par le bras ; neuf enseignes qui se promènent par la ville, qui discutent, qui font des dilemmes, des enthymèmes, et se moquent de vous si vous n’êtes point de leur avis.
» Il résulte de là que la réputation de Page, de Rapin, de Rathery, qui se traînait péniblement dans l’enceinte de leur petite ville, comme un avocat dans un cercle vicieux, prend tout à coup un essor étourdissant. Hier elle n’avait pas de pieds, aujourd’hui elle a des ailes. Elle se dilate comme un gaz quand on a ouvert le bocal où il était renfermé. Elle s’épand par toute la province. Les clients arrivent à ces gens-là de tous les points du bailliage ; ils arrivent du sud et de l’aquilon, de l’aurore et du couchant, comme dans l’Apocalypse les élus arrivent à la ville de Jérusalem. Au bout de cinq à six ans, Benjamin Rathery est à la tête d’une belle fortune qu’il dépense, avec grands fracas de verres et de bouteilles, en déjeuners et en dîners ; toi, Machecourt, tu n’es plus porteur de contraintes ; je t’achète une charge de bailli. Ta femme est couverte de soie et de dentelles comme une sainte Reine ; ton aîné, qui est déjà enfant de chœur, entre au séminaire ; ton cadet, qui est malingreux et jaune comme un serin des Canaries, étudie la médecine ; je lui cède ma réputation et mes vieux clients, et je l’entretiens d’habits rouges. De ton puîné, nous faisons un robin. Ta fille aînée épouse un homme de plume. Nous marions la plus jeune à un gros bourgeois, et le lendemain de la noce nous mettons la machine au grenier.
— Oui, mais ta machine a un petit défaut, elle n’est pas à l’usage des honnêtes gens.
— Pourquoi cela ?
— Parce que.
— Mais enfin ?
— Parce que l’effet en est immoral.
— Pourrais-tu me prouver cela par or et par donc ?
— Va te promener avec tes or et tes donc. Toi qui es un savant, tu raisonnes avec ton esprit ; moi qui suis un pauvre porteur de contraintes, je sens avec ma conscience. Je soutiens que tout homme qui acquiert sa fortune par d’autres moyens que par son travail et ses talents n’en est pas légitime possesseur.
— C’est très bien ce que tu dis là, Machecourt, s’écria mon oncle ; tu as parfaitement raison. La conscience, c’est la meilleure de toutes les logiques et le charlatanisme, sous quelque forme qu’il se déguise, est toujours une escroquerie. Eh bien ! brisons notre machine et n’en parlons plus.
Tout en devisant ainsi, ils approchaient du village de Moulot ; ils aperçurent, sur le seuil d’une porte de vigne, une espèce de soldat encadré profondément entre des ronces, dont les touffes brunes et rouges meurtries par la gelée, tombaient pêle-mêle comme une chevelure en désordre. Cet homme avait sur sa tête un morceau de chapeau à cornes, sans cocarde ; sa figure en ruine avait une teinte pierreuse, cette teinte dorée qu’ont les vieux monuments au soleil. Deux grandes moustaches blanches encadraient sa bouche comme deux parenthèses, il était couvert d’un vieil uniforme. Sur une des manches s’étendait transversalement un vieux galon effacé.
L’autre manche, dépouillée de son insigne, n’offrait plus qu’un rectangle qui se distinguait du reste de l’étoffe par une laine plus neuve et d’une nuance plus foncée. Ses jambes nues, enflées par le froid, étaient rouges comme des betteraves. Il laissait tomber d’une gourde quelques gouttes d’eau-de-vie sur de vieux morceaux de pain noir ; un caniche de la grande espèce, était assis devant lui sur son derrière, et suivait tous ses mouvements, pareil à un muet qui écoute avec ses yeux les ordres que lui donne son maître.
Mon oncle eût plutôt passé outre devant un bouchon que devant cet homme. S’arrêtant sur le bord du chemin :
— Camarade, dit-il, voilà un mauvais déjeuner !
— J’en ai fait de plus mauvais encore, mais Fontenoy et moi nous avons bon appétit.
— Qui, Fontenoy ?
— Mon chien, ce caniche que vous voyez.
— Diable ! voilà un beau nom pour un chien. Au fait, la gloire est bien pour les rois, pourquoi ne serait-elle pas pour les caniches ?
— C’est son nom de guerre, poursuivit le sergent ; son nom de famille est Azor.
— Eh ! pourquoi l’appelez-vous Fontenoy ?
— Parce qu’à la bataille de Fontenoy, il a fait un capitaine anglais prisonnier.
— Eh ! comment donc cela ? fit mon oncle tout émerveillé.
— D’une manière fort simple, en l’arrêtant par une des basques de son habit, jusqu’à ce que je puisse lui mettre la main sur l’épaule ; tel qu’il est Fontenoy a été mis à l’ordre de l’armée et a eu l’honneur d’être présenté à Louis XV, qui a daigné me dire : « Sergent Duranton, vous avez là un beau chien ! »
— Voilà un roi bien affable pour les quadrupèdes ; je m’étonne qu’il n’ait pas donné des lettres de noblesse à votre caniche. Comment se fait-il donc que vous ayez quitté le service d’un si bon roi ?
— Parce qu’on m’a fait un passe-droit, dit le sergent, l’œil rutilant et la narine gonflée de colère ; il y a dix ans que j’ai ces guenilles d’or sur le bras ; j’ai fait toutes les campagnes de Maurice de Saxe, et j’ai sur le corps plus de cicatrices qu’il n’en faudrait pour faire deux états de service. Ils m’avaient promis l’épaulette ; mais nommer officier le fils d’un tisserand, c’eût été un scandale à faire horripiler toutes les ailes de pigeon du royaume de France et de Navarre. Ils m’ont fait passer sur le corps une espèce de petit chevalier tout frais éclos de sa coquille de page. Ça saura se faire tuer tout de même, car ils sont braves ; on ne peut leur refuser cela ; mais ça ne sait pas dire : Tête… droite !
À cette parole de la théorie fortement accentuée par le sergent, le caniche tourna militairement la tête à droite.
— Tout beau, Fontenoy ! fit son maître ; tu oublies que nous sommes retirés du service ; et il reprit : Je n’ai pu passer cela au roi très chrétien ; dès ce moment, je me suis brouillé avec lui, et je lui ai demandé mon congé, qu’il m’a gracieusement accordé.
— Vous avez bien fait, brave homme, s’écria Benjamin en frappant sur l’épaule du vieux soldat, geste imprudent qui faillit le faire dévorer par le caniche. Si mon approbation peut vous être agréable, je vous la donne sans restriction ; les nobles n’ont jamais nui à mon avancement ; mais cela n’empêche pas que je les haïsse de tout mon cœur.
— En ce cas, c’est une haine toute platonique, interrompit mon grand-père.
— Dis plutôt une haine toute philosophique, Machecourt. La noblesse est la plus absurde de toutes les choses. C’est une révolte flagrante du despotisme contre le Créateur. Dieu a-t-il fait plus hautes les unes que les autres les herbes de la prairie, et a-t-il gravé des écussons sur l’aile des oiseaux ou sur le pelage des bêtes fauves ? Que signifient ces hommes supérieurs que fait un roi par lettres-patentes, comme il fait un gabeleur et un regrattier ? « À dater d’aujourd’hui, vous reconnaîtrez le sieur tel pour un homme supérieur. Signé Louis XV, et plus bas Choiseul. » Oh ! que voilà une supériorité bien établie !
» Un vilain est fait comte par Henri IV, parce qu’il a servi une bonne oie à cette majesté ; un chapon avec l’oie, et il était fait marquis ; il n’eût fallu ni plus d’encre ni plus de parchemin pour cela. Maintenant, les descendants de ces hommes ont le privilège de nous bâtonner, nous dont les ancêtres n’ont jamais eu l’occasion d’offrir à un roi une aile de volaille.
» Et voyez un peu à quoi tiennent les grandeurs de ce monde ! si l’oie eût été un peu plus ou un peu moins cuite, qu’on y eût mis une pincée de sel de plus ou une pincée de poivre de moins, qu’il fût tombé un peu de suie dans la lèchefrite ou un peu de cendre sur les tartines, qu’on l’eût servie un peu plus tôt ou un peu plus tard, il y avait une famille noble de moins en France. Et le peuple courbe le front devant une pareille grandeur ! Oh ! je voudrais, comme Calligula le voulait du peuple romain, que la France n’eût qu’une seule paire de joues pour la souffleter.
» Mais dis-moi, peuple imbécile, quelle valeur trouves-tu donc aux deux lettres que ces gens-là mettent devant leur nom ? ajoutent-elles un pouce à leur taille ? ont-ils plus de fer que toi dans le sang ? plus de moelle cérébrale dans la boîte osseuse de leur tête ? pourraient-ils manier une épée plus lourde que la tienne ? ce de merveilleux guérit-il les écrouelles ? préserve-t-il son titulaire de la colique quand il a trop dîné, ou de l’ivresse quand il a trop bu ? Ne vois-tu pas que tous ces comtes, ces barons, ces marquis, sont des majuscules qui, malgré la place qu’elles occupent dans la ligne, n’ont toujours que la valeur des simples lettres ? Si un duc et pair et un bûcheron étaient ensemble dans une savane de l’Amérique ou au milieu du grand désert du Sahara, je voudrais bien savoir lequel des deux serait le plus noble ?
» Leur trisaïeul maniait la rondache, et ton père faisait des bonnets de coton, qu’est-ce que cela prouve pour eux et contre toi ? viennent-ils au monde avec la rondache de leur trisaïeul au côté ? ont-ils ses cicatrices gravées sur leur peau ? Qu’est-ce que cette grandeur qui se transmet de père en fils, comme une bougie neuve qu’on allume à une bougie qui s’éteint ? Les champignons qui naissent sur les débris d’un chêne mort sont-ils des chênes ?
» Quand j’apprends que le roi a créé une famille noble, il me semble voir un cultivateur planter dans son champ un grand niais de pavot qui infectera vingt sillons de sa graine, et ne rapportera tous les ans que quatre grandes feuilles rouges. Cependant, tant qu’il y aura des rois, il y aura des nobles.
» Les rois font des comtes, des marquis, des ducs, pour que l’admiration monte jusqu’à eux par degrés. Les nobles, ce sont, relativement à eux, les bagatelles de la porte, la parade qui donne aux badauds un avant-goût des magnificences du spectacle. Un roi sans noblesse, ce serait un salon sans antichambre ; mais cette friandise de leur amour-propre leur coûtera cher. Il est impossible que vingt millions d’hommes consentent toujours à n’être rien dans l’État, pour que quelques milliers de courtisans soient quelque chose ; quiconque a semé des privilèges doit recueillir des révolutions.
» Le temps n’est pas loin peut-être où tous ces brillants écussons seront traînés dans le ruisseau et où ceux qui s’en décorent maintenant auront besoin de la protection de leurs valets.
— Eh ! me dites-vous, votre oncle Benjamin a dit tout cela ?
— Pourquoi pas ?
— Tout d’une haleine ?
— Sans doute. Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant en cela ? mon grand-père avait un broc qui tenait une pinte et demie, et mon oncle le vidait tout d’un trait ; il appelait cela faire des tirades.
— Et ses paroles, comment ont-elles été conservées ?
— Mon grand-père les a écrites.
— Il avait donc là, en plein champ, tout ce qu’il fallait pour écrire ?
— Quelle bêtise ! un huissier.
— Et le sergent, a-t-il encore quelque chose à dire ?
— Certainement, il faut bien qu’il parle pour que mon oncle lui réponde.
Or donc, le sergent dit :
— Il y a trois mois que je suis en route ; je vais de ferme en ferme et j’y reste tant qu’on veut me supporter. Je fais faire l’exercice aux enfants ; je raconte nos campagnes aux hommes, et Fontenoy amuse les femmes avec ses gambades. Je ne suis pas pressé d’arriver, car je ne sais pas trop où je vais. Ils me renvoient dans mes foyers, et je n’ai pas de foyer. Il y a longtemps que le four de mon père est défoncé, et j’ai les bras plus creux et plus rouillés que deux vieux canons de fusil. Je crois tout de même que je retournerai dans mon village. Ce n’est pas que j’espère y être mieux qu’en tout autre pays. La terre y est aussi dure qu’ailleurs, et l’on n’y boit pas de l’eau-de-vie dans les ornières. Mais qu’importe ! j’y vais toujours. C’est comme un caprice de malade. Je serai la garnison du pays. S’ils ne veulent pas nourrir le vieux soldat, il faudra bien au moins qu’ils l’enterrent, et, ajouta-t-il, ils auront bien la charité d’apporter sur ma fosse un peu de soupe à Fontenoy jusqu’à ce qu’il soit mort de chagrin ; car Fontenoy ne me laissera pas en aller tout seul. Quand nous sommes seuls et qu’il me regarde, il me promet cela, ce bon Fontenoy.
— Eh ! voilà le sort qu’ils vous ont fait, répondait Benjamin. En vérité, les rois sont les plus égoïstes de tous les êtres. Si les serpents, dont nos poètes parlent si mal, avaient une littérature, ils feraient des rois le symbole de l’ingratitude. J’ai lu quelque part que Dieu ayant fait le cœur des rois, un chien l’emporta, et que, ne voulant pas recommencer sa besogne, il mit une pierre à la place. Cela me paraît assez vraisemblable. Pour les Capets, c’est peut-être un oignon de lis qu’ils ont à la place du cœur. Je défie qu’on me prouve le contraire.
» Parce qu’on a fait à ces gens-là une croix sur le front avec de l’huile, leur personne est auguste ; ils sont majesté ; ils sont nous au lieu de je ; ils ne peuvent mal faire ; si leur valet de chambre les égratignait en leur passant leur chemise, il serait sacrilège. Leurs petits sont des altesses, eux, ces marmots, qu’une femme porte au poing, dont le berceau tiendrait sous une cage à poulets ; ils sont des hauteurs très hautes, des montagnes sérénissimes. On ferait volontiers dorer par le bout les mamelles de leur nourrice. Si tel est l’effet d’un peu d’huile, quel respect aurons-nous donc pour les anchois qui marinent dans l’huile jusqu’à ce qu’on les mange ?
» Chez la caste des sires, l’orgueil va jusqu’à la démence. On les compare à Jupiter tenant la foudre, et ils ne se trouvent pas trop honorés de la comparaison. La foudre de moins, et ils se fâcheraient. Cependant Jupiter a la goutte, et il faut deux valets pour le mener à sa table ou à son lit. Le rimeur Boileau a, de son autorité privée, ordonné aux vents de se taire, attendu qu’il allait parler de Louis XIV :
Et vous, vents, faites silence,
Je vais parler de Louis.
» Et Louis XIV n’a rien vu en cela que de très naturel ; seulement il n’a pas songé d’ordonner aux commandants de ses vaisseaux de parler de Louis pour apaiser les tempêtes.
» Ils croient tous, les pauvres fous, que l’espace de terre où ils règnent est à eux ; que Dieu le donna à Eudes, fonds et tréfonds, pour en jouir, sans trouble ni obstacle, lui et ses descendants. Qu’un courtisan leur dise que Dieu a fait la Seine tout exprès pour alimenter le grand bassin des Tuileries, ils le tiendront pour homme d’esprit. Ils regardent ces millions d’hommes qui sont autour d’eux comme une propriété dont on ne saurait, sous peine de pendaison, leur contester le titre ; les uns sont venus au monde pour leur fournir de l’argent ; les autres, pour mourir dans leurs querelles ; quelques-uns, qui ont le sang plus limpide et plus rose, pour leur procréer des maîtresses. Tout cela résulte évidemment de la croix qu’un vieil archevêque, de sa main caduque, leur a faite sur le front.
» Ils vous prennent un homme dans la force de la jeunesse, ils lui mettent un fusil entre les mains, un sac sur le dos, ils le marquent à la tête d’une cocarde, puis ils lui disent : Mon confrère de Prusse a des torts envers moi, tu vas courir sus à tous ses sujets. Je les ai fait prévenir par mon huissier, que j’appelle un héraut, que, le 1er avril prochain, tu auras l’honneur de te présenter sur la frontière pour les égorger, et qu’ils eussent à se tenir prêts à te bien recevoir. Entre monarques ce sont des égards qu’on se doit. Tu croiras peut-être au premier aspect que nos ennemis sont des hommes ; mais ce ne sont pas des hommes, je t’en préviens, ce sont des Prussiens ; tu les distingueras de la race humaine à la couleur de leur uniforme. Tâche de bien faire ton devoir, car je serai là, assis sur mon trône, qui te regarderai. Si tu remportes la victoire, quand vous reviendrez en France, on vous amènera sous les fenêtres de mon palais ; je descendrai en grand uniforme et je vous dirai : « Soldats, je suis content de vous ». Si vous êtes cent mille hommes, tu auras pour ta part un cent millième de ces six paroles. Au cas où tu resterais sur le champ de bataille, ce qui pourrait fort bien arriver, j’enverrai ton extrait mortuaire à ta famille afin qu’elle puisse te pleurer et que tes frères puissent hériter de toi. Si tu perds un bras ou une jambe, je te les paierai ce qu’ils valent, mais si tu as le bonheur ou le malheur, comme tu voudras, d’échapper au boulet, quand tu n’auras plus la force de porter ton sac, je te donnerai ton congé et tu iras crever où tu voudras, cela ne me regardera plus.
— Voilà bien l’affaire, dit le sergent ; quand ils ont extrait de notre sang ce phosphore dont ils font leur gloire, ils nous jettent de côté comme le vigneron jette sur le fumier le marc du raisin après avoir pressuré la liqueur, comme l’enfant jette au ruisseau le noyau du fruit qu’il vient de manger.
— C’est très mal à eux, fit Machecourt, dont l’esprit était à Corvol et qui eût voulu y voir son beau-frère.
— Machecourt, dit Benjamin le regardant de travers, choisis mieux tes expressions ; il n’y a pas ici matière à plaisanterie. Oui, quand je vois ces fiers soldats, qui ont fait de leur sang la gloire de leur pays, obligés, comme ce pauvre vieux Cicéron, de passer le reste de leur vie dans une échoppe de savetier, tandis qu’un tas de pantins dorés accaparent tout l’argent de l’impôt, et que des prostituées ont pour s’envelopper négligemment le matin des cachemires dont un seul fil vaut tous les vêtements d’une pauvre ménagère, je suis exaspéré contre les rois ; si j’étais Dieu, je leur mettrais sur le corps un uniforme de plomb, et je les condamnerais à faire mille ans de service dans la lune, avec toutes leurs iniquités dans leur sac. Les empereurs seraient caporaux.
Après avoir repris haleine et s’être essuyé le front, car il suait, mon digne grand-oncle, d’émotion et de colère, il tira mon grand-père à part et lui dit :
— Si nous faisions déjeuner avec nous chez Manette ce brave homme et ce glorieux caniche ?
— Heim ! heim ! objecta mon grand-père.
— Que diable ! répliqua Benjamin, on ne rencontre pas tous les jours un caniche qui a fait un capitaine anglais prisonnier, et tous les jours on donne des fêtes politiques à des gens qui ne valent pas cet honorable quadrupède.
— Mais, as-tu de l’argent ? dit mon grand-père ; moi je n’ai qu’une pièce de trente sous que ta sœur m’a donnée ce matin, parce que, je crois, elle n’est pas bien marquée, et elle m’a bien recommandé de lui en rapporter au moins la moitié.
— Moi, je n’ai pas le sou, mais je suis le médecin de Manette, de même qu’elle est de temps en temps ma cabaretière, et nous nous faisons mutuellement crédit.
— Seulement le médecin de Manette ?
— Qu’est-ce que cela te fait ?
— Rien ; mais je te préviens que je ne veux pas rester plus d’une heure chez Manette.
Mon oncle déclina donc son invitation au sergent. Celui-ci accepta sans cérémonie et se plaça joyeusement entre mon oncle et mon grand-père, ce qui, en style de soldat, s’appelle emboîter le pas.
Un taureau, qu’un paysan menait au pré, venait à eux. Offusqué sans doute par l’habit de Benjamin, il fondit brusquement sur lui. Mon oncle esquiva ses cornes, et, comme il avait des articulations d’acier, il franchit d’un saut, sans faire plus d’effort que s’il eût exécuté un entrechat, un large fossé qui séparait la route des champs. Le taureau, qui tenait sans doute à faire une estafilade à l’habit rouge, voulut opérer comme mon oncle ; mais il tomba au milieu du fossé. « C’est bien fait, dit Benjamin, voilà ce que c’est que de chercher querelle à ceux qui ne songent pas à toi. » Mais le quadrupède, obstiné comme un Russe qui monte à l’assaut, ne se rebuta pas pour ce mauvais succès ; enfonçant ses sabots dans la terre à moitié dégelée, il cherchait à grimper le talus. Mon oncle, voyant cela, tira son épée, et tandis qu’il lardait de son mieux le mufle de l’ennemi, il appelait le paysan, et s’écriait : « Bonhomme, arrêtez votre bête, sinon je vous préviens que je lui passe mon épée au travers du corps. » Mais, tout en parlant ainsi, il laissa tomber son épée dans le fossé. « Ôte ton habit et jette-le-lui bien vite ! », s’écria Machecourt. « Sauvez-vous dans les vignes », disait le paysan. « Gzzi ! gzzi ! Fontenoy », fit le sergent. Le caniche se jeta sur le taureau, et comme il savait son monde, il le mordit au jarret. La colère de l’animal se tourna alors contre le chien ; mais, tandis qu’il faisait rage de ses cornes, le paysan arriva, et parvint à passer un nœud coulant autour des jambes de derrière du taureau. Cette habile manœuvre eut un plein succès et mit fin aux hostilités.
Benjamin redescendit sur la route ; il croyait que Machecourt allait se moquer de lui, mais celui-ci était pâle comme un linge et tremblait sur ses jambes.
— Allons, Machecourt, remets-toi, dit mon oncle, ou bien il faudra que je te saigne. Et toi, mon brave Fontenoy, tu as fait aujourd’hui une plus jolie fable que celle de La Fontaine intitulée : la Colombe et la Fourmi. Vous voyez, messieurs, qu’un bienfait n’est jamais perdu. La plupart du temps le bienfaiteur est dans la nécessité de faire crédit longtemps à l’obligé, mais lui, Fontenoy, m’a payé d’avance. Qui diable m’aurait dit que j’aurais jamais de l’obligation à un caniche ?
Moulot est caché entre une touffe de saules et de peupliers sur la rive gauche du ruisseau du Beuvron, au pied d’une grosse colline dans laquelle mord la route de La Chapelle. Quelques maisons du village étaient déjà remontées sur le bord du chemin, blanches et endimanchées comme des paysannes qui vont dans un lieu fréquenté par le monde ; de ce nombre était le cabaret de Manette. À l’aspect du bouchon qui pendait couvert de givre à la lucarne du grenier, Benjamin se mit à chanter de sa voix de stentor :
Amis, il faut faire une pause, J’aperçois l’ombre d’un bouchon.
À cette voix, qu’elle connaissait bien, Manette accourut toute rouge sur le seuil de sa porte.
Manette était une personne vraiment fort jolie, potelée, mafflue, toute blanche, mais peut-être un peu trop rose ; vous eussiez dit de ses joues une flaque de lait sur laquelle on eût fait tomber quelques gouttes de vin.
— Messieurs, dit Benjamin, permettez-moi avant tout d’embrasser notre jolie cabaretière, comme arrhes du bon déjeuner qu’elle va nous préparer de suite.
— Oui-dà ! monsieur Rathery, fit Manette se rejetant en arrière, vous n’êtes pas fait pour les paysannes, vous ; allez donc embrasser Mademoiselle Minxit.
— Il paraît, pensa mon oncle, que le bruit de mon mariage est déjà répandu dans le pays. Ce ne peut être que M. Minxit qui en ait parlé ; donc il tient à m’avoir pour gendre, donc s’il ne reçoit pas aujourd’hui ma visite, ce ne serait pas une raison pour que la négociation soit rompue.
» Manette, ajouta-t-il, il ne s’agit pas ici de Mademoiselle Minxit ; avez-vous du poisson ?
— Du poisson, fit Manette, il y en a dans le vivier de M. Minxit.
— Je vous le répète, Manette, dit Benjamin, avez-vous du poisson ? Faites attention à ce que vous allez me répondre.
— Eh bien ! dit Manette, mon mari est allé à la pêche, et il reviendra bientôt.
— Bientôt n’est pas notre affaire ; mettez-nous sur le gril autant de tranches de jambon qu’il y en pourra contenir, et faites-nous une omelette de tous les œufs qui sont dans votre poulailler.
Le déjeuner fut bientôt prêt ; pendant que l’omelette allait, venait et sautait dans la poêle, le jambon grillait. Or, l’omelette fut presque aussitôt expédiée que servie. Une poule met six mois pour faire douze œufs, une femme met un quart d’heure pour les convertir en omelette, et en cinq minutes trois hommes absorbent l’omelette.
— Voyez, disait Benjamin, comme la décomposition va plus vite que la recomposition ; les contrées couvertes d’une nombreuse population s’appauvrissent tous les jours. L’homme est un enfant gourmand qui fait maigrir sa nourrice ; le bœuf ne rend pas à la prairie toute l’herbe qu’il lui a prise ; les cendres du chêne que nous brûlons ne retournent pas en chêne à la forêt ; le zéphyr ne rapporte pas au rosier les feuilles du bouquet que la jeune fille disperse autour d’elle ; la bougie qui brûle devant nous ne retombe pas en rosée de cire sur la terre ; les fleuves dépouillent incessamment les continents et vont perdre au sein des mers les choses qu’ils enlèvent à leurs rivages ; la plupart des montagnes n’ont plus de verdure sur leurs grands crânes chauves ; les Alpes nous montrent à nu leurs ossements déchirés, l’intérieur de l’Afrique n’est plus qu’un lac de sable : l’Espagne est une vaste bruyère, et l’Italie un grand ossuaire où il ne reste qu’une couche de cendre. Partout où les grands peuples ont passé, ils ont laissé la stérilité sur leurs traces. Cette terre parée de verdure et de fleurs, c’est un phtisique dont les joues sont roses, mais dont la vie est condamnée. Un temps viendra où elle ne sera plus qu’une masse inerte, morte, glacée, une grande pierre sépulcrale sur laquelle Dieu écrira : « Ci-gît le genre humain. » En attendant, messieurs, profitons des biens que la terre nous donne, et comme elle est assez bonne mère, buvons à sa longue existence.
On en vint au jambon ; mon grand-père mangeait par devoir, parce qu’il faut que l’homme mange pour se faire du bien, et qu’il ait du sang pour faire des commandements ; Benjamin mangeait pour s’amuser, mais le sergent mangeait comme un homme qui ne s’est mis à table que pour cela, et il ne sonnait mot.
À table, Benjamin était un grand homme ; mais son noble estomac n’était pas exempt de jalousie, passion basse qui ternit les plus brillantes qualités.
Il regardait faire le sergent de l’air de dépit d’un homme surpassé, comme César eût regardé, du haut du Capitole, Bonaparte gagnant la bataille de Marengo. Après avoir contemplé quelque temps son homme en silence, il jugea à propos de lui adresser ces paroles :
— Boire et manger sont deux êtres qui se ressemblent ; au premier aspect, vous les prendriez pour deux cousins germains. Mais boire est autant au-dessus de manger, que l’aigle qui s’abat sur la pointe des rochers est au-dessus du corbeau qui perche sur la cime des arbres. Manger est un besoin de l’estomac ; boire est un besoin de l’âme. Manger n’est qu’un vulgaire artisan, tandis que boire est un artiste. Boire inspire de riantes idées aux poètes, de nobles pensées aux philosophes, des sons mélodieux aux musiciens ; manger ne leur donne que des indigestions. Or, je me flatte, sergent, que je boirais bien autant que vous, je crois même que je boirais mieux ; mais, pour manger, je ne suis auprès de vous qu’une mazette. Vous tiendriez tête à Arthus en personne ; je crois même que sur un dindon vous seriez dans le cas de lui rendre une aile.
— C’est, répondit le sergent, que je mange pour hier, aujourd’hui et demain.
— Permettez-moi donc de vous servir pour après-demain cette dernière tranche de jambon.
— Grand merci, dit le sergent, il y a une fin à tout.
— Eh bien ! le Créateur qui a fait les soldats pour passer subitement de l’extrême abondance à l’extrême disette, leur a donné, comme au chameau, deux estomacs ; leur second estomac, c’est leur sac. Mettez dans votre sac ce jambon dont Machecourt ni moi ne voulons plus.
— Non, dit le soldat, je n’ai pas besoin de faire de magasins, moi ; les vivres viennent toujours assez ; permettez-moi d’offrir ce jambon à Fontenoy ; nous sommes dans l’habitude de tout partager ensemble, les jours de noce comme les jours de jeûne.
— Vous avez là, en effet, un chien qui mérite qu’on prenne soin de lui, dit mon oncle ; voudriez-vous me le vendre ?
— Monsieur ! fit le sergent jetant rapidement la main sur son caniche…
— Pardon, brave homme, pardon, désolé de vous avoir offensé ; ce que j’en disais, c’était seulement pour parler ; je sais bien que proposer au pauvre de vendre son chien, c’est proposer à une mère de vendre son enfant.
— Tu ne me feras pas croire, dit mon grand-père, qu’on puisse aimer un chien autant qu’un enfant ; moi aussi j’ai eu un caniche, un caniche qui valait bien le vôtre, sergent, soit dit sans offenser Fontenoy, sauf qu’il n’a fait d’autres prisonniers que la perruque du collecteur. Eh bien ! un jour que j’avais l’avocat Page à dîner, il m’a emporté une tête de veau, et, le soir même, je l’ai fait passer sous la roue du moulin.
— Ce que tu dis là ne prouve rien ; toi, tu as une femme et six enfants, c’est bien assez de besogne pour toi d’aimer tout ce monde sans t’aller prendre d’une affection romanesque pour un caniche ; mais je te parle, moi, d’un pauvre diable isolé parmi les hommes et qui n’a pour toute parenté que son chien. Mets un homme avec un chien dans une île déserte, mets dans une autre île déserte une femme avec son enfant ; je te parie qu’au bout de six mois l’homme aimera le chien, si le chien est aimable toutefois, autant que la femme aimera son enfant.
— Je conçois, répondit mon grand-père, qu’un voyageur ait un chien pour lui tenir compagnie ; qu’une vieille femme qui est seule dans sa chambre ait un roquet avec lequel elle bavarde toute la journée. Mais qu’un homme aime un chien d’affection, qu’il aime comme un chrétien, voilà ce que je nie, voilà ce qui n’est pas possible.
— Et moi je te dis que dans telles circonstances données, tu aimerais même un serpent à sonnettes ; la fibre aimante chez l’homme ne peut rester complètement inerte. L’âme humaine a horreur du vide ; qu’on observe avec attention l’égoïste le plus endurci, on finira par trouver, comme une petite fleur entre des pierres, une affection cachée sous un pli de son âme.
» Règle générale et sans exception, il faut que l’homme aime quelque chose. Le dragon qui n’a pas de maîtresse aime son cheval ; la jeune fille qui n’a pas d’amant aime son oiseau ; le prisonnier qui ne peut décemment aimer son geôlier, aime l’araignée qui file sa toile à la lucarne de son cachot, ou la mouche qui descend vers lui dans un rayon de soleil. Quand nous ne trouvons rien d’animé où puissent se prendre nos affections, nous aimons la matière brute, une bague, une tabatière, un arbre, une fleur ; le Hollandais se passionne pour ses tulipes, et l’antiquaire pour ses camées.
En ce moment, le mari de Manette entra avec une grosse anguille dans son sac.
— Machecourt, dit Benjamin, il est midi, voilà l’heure de dîner, si nous dînions avec cette anguille ?
— C’est l’heure de partir, dit Machecourt, et nous dînerons chez M. Minxit.
— Et vous, sergent, si nous mangions cette anguille ?
— Moi, dit le sergent, je ne suis pas pressé d’arriver ; comme je ne vais pas là plus qu’ailleurs, tous les soirs je suis rendu à mon gîte.
— Très bien parlé, et le respectable caniche, quelle est son opinion à cet égard ?
Le caniche regarda Benjamin et remua deux ou trois fois la queue.
— Bien ! qui ne dit mot consent : ainsi, Machecourt, nous voilà trois contre toi, il faut que tu te rendes à l’opinion de la majorité. La majorité, vois-tu, mon ami, c’est plus fort que tout le monde, cela. Mets dix philosophes d’un côté et onze imbéciles de l’autre, les imbéciles l’emporteront.
— L’anguille en effet est fort belle, dit mon grand-père, et si Manette a un peu de lard frais, elle en fera une excellente matelote. Mais diable ! et mon exploit ! il faut bien que le service se fasse.
— Fais bien attention à ceci, dit Benjamin, il faudra indubitablement que quelqu’un me prête son bras pour me reconduire à Clamecy ; si tu t’affranchissais de ce pieux devoir, je ne te tiendrais plus pour mon beau-frère.
Or, comme Machecourt tenait beaucoup à être le beau-frère de Benjamin, il resta.
L’anguille étant prête, on se remit à table. La matelote de Manette était un chef-d’œuvre ; le sergent ne se lassait pas de l’admirer. Mais les chefs-d’œuvre de cuisinier sont œuvres éphémères ; on leur donne à peine le temps de refroidir. Il n’y a qu’une chose dans les arts qu’on puisse comparer aux produits culinaires : ce sont les produits du journalisme ; et encore, un ragoût peut se réchauffer, une terrine de foie gras peut exister un mois entier, un jambon peut revoir autour de lui ses admirateurs, mais un article de journal n’a pas de lendemain. On n’en est pas à la fin qu’on a oublié le commencement ; et, quand on l’a parcouru, on le jette sur son bureau, comme on jette sa serviette sur la table quand on a dîné. Ainsi, je ne comprends pas que l’homme qui a une valeur littéraire consente à perdre son talent dans les obscurs travaux du journalisme ; comment lui, qui peut écrire sur du parchemin, se résout à griffonner sur le papier brouillard d’un journal ; certes, ce ne doit pas être pour lui un petit crève-cœur, quand il voit les feuillets où il a mis sa pensée, tomber sans bruit avec ces mille feuillets que l’arbre immense de la presse secoue chaque jour de ses branches.
Cependant l’aiguille du coucou allait toujours pendant que mon oncle philosophait. Benjamin ne s’aperçut qu’il faisait nuit que quand Manette vint apporter une chandelle allumée sur la table. Alors, sans attendre les observations de Machecourt, qui du reste était peu capable de faire observer quelque chose, il déclara que c’en était assez comme cela pour un jour, et qu’il fallait retourner à Clamecy.
Le sergent et mon grand-père sortirent les premiers. Manette
arrêta mon oncle sur le seuil de la porte :— Monsieur Rathery, lui dit-elle, voilà.
— Qu’est-ce que ce griffonnage ? dit mon oncle. « Le 10 août, trois bouteilles de vin et un fromage à la crème ; le 1er septembre, avec M. Page, neuf bouteilles et un plat de poissons. » Dieu me pardonne, je crois que c’est un mémoire.
— Sans doute, dit Manette ; je vois bien qu’il est temps de régler nos comptes, et j’espère que vous m’enverrez le vôtre ces jours-ci.
— Moi, Manette, je n’ai pas de compte à vous faire. Belle corvée, ma foi, que de toucher le bras blanc et potelé d’une jolie femme comme vous l’êtes !
— Vous dites cela pour vous moquer de moi, monsieur Rathery, fit Manette tressaillant d’aise.
— Je le dis parce que c’est vrai, parce que je le pense, répondit mon oncle. Pour ton mémoire, ma pauvre Manette, il arrive dans un moment fatal, je suis obligé de te déclarer que je n’ai pas un petit écu à l’heure qu’il est ; mais, tiens, voilà ma montre, tu la garderas jusqu’à ce que je t’aie remboursée. Ça se trouve on ne peut mieux ; elle ne va plus depuis hier.
Manette se mit à pleurer et déchira le mémoire.
Mon oncle l’embrassa sur la joue, sur le front, sur les yeux, partout où il put la rencontrer.
— Benjamin, lui dit Manette se penchant vers son oreille, si vous avez besoin d’argent, dites-le moi.
— Non ! non ! Manette, répondit vivement mon oncle, je n’ai pas besoin de ton argent. Diable ! ceci deviendrait grave. Te faire payer le bonheur que tu me donnes ! mais ce serait une indignité, je serais vil comme une prostituée ! – et il embrassa Manette comme la première fois.
— Ouais ! ne vous gênez pas, monsieur Rathery, fit Jean-Pierre qui entrait.
— Tiens ! tu étais là, toi, Jean-Pierre ? Est-ce que tu serais jaloux, par hasard ? Je te préviens que j’ai une aversion profonde pour les jaloux.
— Mais il me semble que j’en ai bien le droit, d’être jaloux.
— Imbécile ! tu prends toujours les choses à l’envers. Ces messieurs m’ont chargé de témoigner à ta femme leur satisfaction pour l’excellente matelote qu’elle nous a faite, et je m’acquittais de la commission.
— Vous aviez un bon moyen, ce me semble, de témoigner votre satisfaction à Manette, c’était de la payer, entendez-vous ?
— D’abord, Jean-Pierre, nous n’avons pas affaire à toi ; c’est Manette qui est ici la cabaretière ; quant à te payer, sois tranquille, c’est moi qui me charge de l’écot ; tu sais qu’il n’y a rien à perdre avec moi ; et d’ailleurs, si tu as peur d’attendre trop longtemps, je vais te passer de suite mon épée au travers du corps. Cela te convient-il, Jean-Pierre ?
Et en disant cela, il sortit.
Benjamin jusqu’alors n’avait été que surexcité, il renfermait tous les éléments de l’ivresse sans être encore ivre. Mais, en sortant du cabaret de Manette, le froid le saisit au cerveau et aux jambes.
— Holà ! eh ! Machecourt, où es-tu ?
— Me voici qui te tiens par le revers de ton habit.
— Tu me tiens, c’est bien, ça me fait honneur, c’est une flatterie que tu m’adresses. Tu veux me dire que je suis en état de soutenir mon hypostase et la tienne. Dans un autre temps, oui ; mais maintenant je suis faible comme le vulgaire des hommes quand il a dîné trop longtemps. Je t’ai retenu ton bras, je te somme de venir me l’offrir.
— Dans un autre temps, oui, dit Machecourt ; mais il y a une difficulté, c’est que je ne puis marcher moi-même.
— Alors, tu as forfait à l’honneur, tu as manqué au plus sacré des devoirs ; je t’avais retenu ton bras, tu devais te ménager pour nous deux ; mais je te pardonne ta faiblesse, Homo sum…, c’est-à-dire, je te la pardonne à une condition : c’est que tu vas m’aller chercher de suite le garde-champêtre et deux paysans portant des flambeaux pour me reconduire à Clamecy. Tu prendras un bras de l’officier rural, et moi l’autre.
— Mais il est manchot, l’officier rural, dit mon grand-père.
— Alors, le bras valide m’appartient ; tout ce que je puis faire pour toi, c’est de te permettre de te tenir à ma queue, et tu prendras garde de défaire le ruban. Si cela t’arrange mieux, monte sur le dos du caniche.
— Messieurs, dit le sergent, pourquoi chercher si loin ce qui est tout près de vous ? Moi j’ai deux bons bras que le boulet a heureusement épargnés, je les mets à votre disposition.
— Vous êtes un brave homme, sergent, dit mon oncle prenant le bras droit du vieux soldat.
— Un excellent homme, dit mon grand-père prenant le bras gauche.
— Je me charge de votre avenir, sergent.
— Et moi aussi, sergent, je m’en charge, quoique, à vrai dire, toute charge dans ce moment-ci…
— Je vous apprendrai à arracher les dents, sergent.
— Et moi, sergent, j’enseignerai à votre caniche à être garnisaire.
— Dans trois mois, vous serez dans le cas de courir les foires.
— Dans trois mois, votre caniche, s’il se conduit bien, pourra gagner trente sous par jour.
— Le sergent fera sur toi son apprentissage, Machecourt ; tu as de vieux chicots tout délabrés qui te tourmentent, nous t’en arracherons un tous les deux jours de peur de te fatiguer, et quand nous aurons fini pour les chicots, nous t’arracherons les gencives.
— Et moi, je mettrai mon garnisaire au service de tes créanciers, mauvais payeur ! Je vais t’instruire d’avance des devoirs que tu auras à remplir envers lui. Tu lui dois le matin du pain et du fromage, ou, dans la saison, une botte de petites raves ; à dîner, la soupe et le bouilli, et à souper, un rôti et une salade ; la salade peut se remplacer par un petit verre. Tu auras soin qu’il ne dépérisse pas entre tes mains, car rien ne fait honneur à un débiteur comme un garnisaire bien gras. De son côté, il doit se conduire honnêtement envers toi ; il n’a pas le droit de te troubler dans tes occupations, de jouer, par exemple, de la clarinette, ou de sonner du cor de chasse.
— En attendant, j’offre un gîte au sergent à la maison ; tu ne me désapprouveras pas, n’est-ce pas, Machecourt ?
— Pas précisément, mais j’ai grand peur que ta chère sœur ne te désavoue.
— Ah çà, messieurs, dit le sergent, entendons-nous ; ne m’exposez pas à recevoir un affront ; car, je vous en préviens, il faudrait que l’un ou l’autre m’en fît compte.
— Soyez tranquille, sergent, dit mon oncle ; et si le cas échéait, ce serait à moi que vous vous adresseriez ! car, pour Machecourt, il ne sait se battre que quand son adversaire lui cède la lame de son épée et garde le fourreau.
Tout en philosophant ainsi, ils arrivèrent à la porte de la maison. Mon grand-père ne se souciait pas d’entrer le premier, et mon oncle ne voulait entrer que le second.
Pour arranger la chose, ils entrèrent tous deux ensemble, s’entrechoquant comme deux gourdes qu’on porte au bout d’un bâton.
Le sergent et le caniche, dont l’intrusion fit gronder la chatte comme une tigresse royale, tenaient l’arrière garde.
— Ma chère sœur, dit Benjamin, j’ai l’honneur de vous présenter un élève en chirurgie et un…
— Benjamin s’apprête à te dire des bêtises, interrompit mon grand-père, ne l’écoute pas, monsieur est un soldat qu’on nous envoie en logement, et que nous avons rencontré à la porte.
Ma grand’mère était bonne femme, mais un peu harpie ; elle croyait que de crier bien fort ça la grandissait. Elle avait la meilleure envie du monde de se mettre en colère, et elle en avait d’autant plus envie qu’elle en avait le droit.
Mais elle se piquait de savoir-vivre, attendu qu’elle descendait d’un robin ; la présence d’un étranger la contint.
Elle offrit à souper au sergent. Celui-ci ayant refusé, et pour cause, elle le fit conduire par un de ses enfants au cabaret voisin, avec recommandation de lui donner à déjeuner le lendemain avant qu’il se remît en route.
Mon grand-père pliait toujours comme un jonc, le brave homme paisible qu’il était, quand s’élevait une bourrasque conjugale. Ce qui peut, jusqu’à un certain point, excuser en lui cette faiblesse, c’est qu’il avait toujours tort.
Il avait bien vu l’orage s’amasser sur le front plissé de sa femme ; aussi le sergent était encore sur le seuil de la porte, que déjà il avait gagné son lit, où il s’introduisit de son mieux. Pour Benjamin, il était incapable d’une telle lâcheté. Un sermon en cinq points, comme une partie d’écarté, ne l’eût pas fait coucher une minute avant son heure. Il voulait bien que sa sœur le grondât, mais il ne consentait pas à la craindre. Il attendait la tempête qui allait éclater avec l’indifférence d’un écueil, les deux mains dans ses poches, le dos appuyé contre le manteau de la cheminée, et chantonnant entre ses lèvres :
Malbrough s’en va-t-en guerre, Mironton, mironton, mirontaine, Malbrough s’en va-t-en guerre, Savoir s’il reviendra.
Ma grand’mère eut à peine éconduit le sergent, qu’impatiente d’en venir aux mains, elle vint se placer en face de Benjamin.
— Eh bien ! Benjamin, es-tu content de ta journée ? te trouves-tu bien comme cela ? faut-il que j’aille tirer une bouteille de vin blanc ?
— Merci, chère sœur. Comme vous le dites très élégamment, ma journée est finie.
— Belle journée, en effet ; il en faudrait beaucoup comme celle-là pour payer tes dettes. Te reste-t-il au moins assez de raison pour me dire comment vous a reçus M. Minxit ?
— Mironton, mironton, mirontaine, chère sœur, fit Benjamin.
— Ah ! mironton, mironton, mirontaine, s’écria ma grand’mère, attends ! je vais t’en donner, moi, du mironton, mirontaine, – et elle s’empara des pincettes.
Mon oncle recula de trois pas et tira son épée.
— Chère sœur, dit-il, se mettant en garde, je vous rends responsable de tout le sang qui va être répandu ici.
Mais ma grand’mère, quoiqu’elle descendît d’un robin, n’avait pas peur d’une épée ; elle porta à son frère un coup de pincettes qui l’atteignit au pouce et lui fit lâcher sa lame.
Benjamin tournait autour de la chambre, serrant son pouce blessé de sa main gauche. Pour mon grand-père, quoiqu’il fût bon entre les meilleurs, il étouffait de rire sous ses draps. Il ne put s’empêcher de dire à mon oncle :
— Eh bien ! comment trouves-tu cette botte-là ? Cette fois tu avais bien le fourreau et la lame ; tu ne peux pas dire que les armes n’étaient pas égales.
— Hélas ! non, Machecourt, elles ne l’étaient pas ; il aurait fallu pour cela que j’eusse la pelle. C’est égal, ta femme, car je ne puis plus dire ma chère sœur, mérite de porter, au lieu d’une quenouille, une paire de pincettes au côté. Avec une paire de pincettes, elle gagnerait des batailles. Je suis vaincu, j’en conviens, et je dois subir la loi du vainqueur. Eh bien ! non, nous ne sommes pas allés jusqu’à Corvol ; nous nous sommes arrêtés chez Manette.
— Toujours chez Manette, une femme mariée ! tu n’as pas honte, Benjamin, d’une telle conduite ?
— Honte ! et pourquoi, chère sœur ? Du moment qu’une cabaretière est mariée, est-ce qu’on ne peut plus déjeuner chez elle ? Ce n’est pas là ma manière de voir, moi ; pour un vrai philosophe, un bouchon n’a pas de sexe. N’est-ce pas, Machecourt ?
— Que je la rencontre au marché, ta Manette, je la traiterai, la péronelle qu’elle est, comme elle le mérite !
— Chère sœur, quand vous rencontrerez Manette au marché, achetez-lui des fromages à la crème tant que vous voudrez, mais si vous l’insultez…
— Eh bien ! si je l’insultais, que me ferais-tu ?
— Je vous quitterais, je passerais aux îles, et j’emmènerais Machecourt, je vous en préviens.
Ma grand’mère comprit que tous ces emportements n’aboutiraient à rien, et elle prit de suite son parti.
— Tu vas faire comme cet ivrogne qui est dans son lit, dit-elle ; tu as aussi besoin que lui de te coucher. Mais demain, c’est moi qui te conduirai chez M. Minxit, et nous verrons si tu t’arrêteras en route.
— Mironton, mironton, mirontaine, faisait Benjamin en allant se coucher.
L’idée de la démarche qu’il devait faire le lendemain agitait le sommeil ordinairement si paisible, si compact et si dense de mon oncle ; il rêvait tout haut, et voici ce qu’il disait :
— Vous dites, sergent, que vous avez dîné comme un roi. Ce n’est pas cela le mot, c’est une litote que vous faites. Vous avez dîné mieux qu’un empereur. Les rois et les empereurs, malgré toute leur puissance, ne peuvent faire un extra, et vous en avez fait un. Voyez-vous, sergent, tout est relatif. Cette matelote ne vaut certainement pas un perdreau truffé. Cependant elle a chatouillé plus agréablement vos houppes nerveuses qu’un perdreau truffé ne chatouillerait celles du roi ; pourquoi cela ? parce que le palais de Sa Majesté est blasé sur les truffes, tandis que le vôtre n’a pas l’habitude des matelotes.
» Ma chère sœur me dit : Benjamin, fais quelque chose pour devenir riche. Benjamin, épouse Mlle Minxit pour avoir une bonne dot. À quoi cela me servira-t-il ? Le papillon, pour deux ou trois mois de beaux jours qu’il a à vivre, se donne-t-il la peine de se bâtir un nid ? Je suis convaincu, moi, que les jouissances sont relatives aux positions, et qu’au bout de l’année, le gueux et le riche ont eu la même somme de bonheur. Bonne ou mauvaise, chaque individu s’habitue à sa situation. Le boiteux ne s’aperçoit plus qu’il va sur une béquille, et le riche qu’il a un équipage. Le pauvre escargot qui porte sa maison sur son dos jouit autant d’un jour de parfums et de soleil que l’oiseau qui gazouille au-dessus de lui sur sa branche. Ce n’est point la cause qu’il faut considérer, c’est l’effet qu’elle produit. Le manœuvre qui est assis sur un banc devant sa chaumière ne se trouve-t-il pas aussi bien que le roi sur l’édredon de son fauteuil ? Gros-Jean ne mange-t-il pas sa soupe aux choux avec autant de plaisir que le roi son potage aux écrevisses ? et le mendiant ne dort-il pas aussi bien dans la paille où il s’épanouit que la grande dame sous ses rideaux de soie et entre la batiste parfumée de son lit ? Un enfant, lorsqu’il trouve un liard, est plus content que le banquier qui a trouvé un louis, et le paysan qui hérite d’un arpent de terre est aussi triomphant que le roi auquel ses armées ont conquis une province et qui fait entonner un Te Deum par son peuple.
» Tout mal ici-bas se compense par un bien, et tout bien qui s’étale est atténué par un mal qu’on ne voit pas. Dieu a mille moyens de faire des compensations ; s’il a donné à l’un de bons dîners, à l’autre il donne un peu plus d’appétit, et cela rétablit l’équilibre. Au riche il a donné la crainte de perdre, le souci de conserver, et au gueux l’insouciance. En nous envoyant dans ce lieu d’exil, il nous a fait à tous un bagage à peu près égal de misère et de bien-être ; s’il en était autrement, il ne serait pas juste, car tous les hommes sont ses enfants.
» Et pourquoi donc, en effet, le riche serait-il plus heureux que le pauvre ? il ne travaille point ; eh bien ! il n’a pas le plaisir de se reposer.
» Il a de beaux habits ; mais tout l’agrément en revient à celui qui le regarde. Quand le marguillier fait la toilette d’un saint, est-ce pour le saint lui-même ou pour ses adorateurs ? Au reste, n’est-on pas aussi bien bossu dans un habit de velours que dans un habit de tiretaine ?
» Le riche a deux, trois, quatre, dix valets à son service. Eh ! mon Dieu ! que fait cette quantité de membres inutiles qu’on ajoute orgueilleusement à son corps, lorsqu’il n’en faut que quatre pour faire le service de notre personne ? L’homme habitué à se faire servir, c’est un malheureux perclus de tous ses membres qu’il faut faire manger et boire.
» Ce riche a un hôtel à la ville et un château à la campagne ; mais qu’importe le château quand le maître est à l’hôtel, l’hôtel quand il est au château ? Qu’importe que son logis se compose de vingt chambres lorsqu’il ne peut être que dans une seule à la fois ?
» Attenant son château, il a pour promener ses rêveries un grand parc clos par un mur à chaux et à sable, de dix pieds de haut ; mais d’abord, s’il n’a pas de rêveries ? et ensuite, est-ce que la campagne qui n’est close que par l’horizon, et qui appartient à tous, n’est pas aussi belle que son grand parc ?
» Au milieu dudit parc, un canal entretenu par un filet d’eau traîne ses eaux verdâtres et malades sur lesquelles se collent, comme des emplâtres, les larges feuilles du nénuphar ; mais le fleuve qui se promène librement dans la pleine campagne n’est-il pas plus clair et plus liquide que son canal ?
» Des dahlias de cent cinquante espèces différentes bordent ses allées, soit ; je vous donne encore les quatre au cent, ce qui fait cent cinquante-six espèces ; mais le chemin ombragé d’ormes qui se glisse dans l’herbe comme un serpent, ne vaut-il pas bien ses allées ? et les haies toutes festonnées de roses sauvages et toutes parsemées d’aubépines ; les haies qui mêlent au vent leurs touffes de toutes couleurs et en jettent les fleurs sur le chemin ne valent-elles pas bien ces dahlias dont l’horticulteur seul peut deviner le mérite ?
» Ledit parc lui appartient exclusivement, dites-vous ; vous vous trompez ; il n’y a que l’acte d’acquisition enfermé dans son secrétaire dont il ait la propriété exclusive, et encore il faut pour cela que les tiques ne le lui mangent pas.
» Son parc lui appartient bien moins qu’aux oiseaux qui y font leurs nids, qu’aux lapins qui en broutent le serpolet, qu’aux insectes qui bruissent sous les feuilles.
» Son garde-champêtre peut-il empêcher que le serpent ne s’y roule entre les herbes ou que le crapaud ne s’y tapisse sous la mousse ?
» Le riche donne des fêtes, mais est-ce que les danses sous les vieux tilleuls de la promenade, au son de la musette, ne sont pas des fêtes ?
» Le riche a un équipage. Il a un équipage, le malheureux ! mais il est donc cul-de-jatte ou paralysé ? Voilà une femme qui porte un enfant sur ses bras tandis que l’autre gambade autour d’elle, court après les papillons et les fleurs. Lequel des deux marmots est dans la plus agréable situation ? Un équipage ! mais c’est une infirmité que vous avez ; qu’une roue se casse à votre voiture, que votre cheval se déferre, et vous voilà boiteux. Ces grands seigneurs qui, sous Louis XIV, se faisaient mener au bal en litière, pauvres gens qui avaient des jambes pour danser et n’en avaient pas pour marcher, combien ils devaient souffrir de la fatigue de ceux qui les portaient !
» Aller en voiture, vous croyez que c’est une jouissance du riche, vous vous trompez, ce n’est qu’une servitude que sa vanité lui impose. S’il en était autrement, pourquoi ce monsieur ou cette dame, qui sont maigres comme un fagot d’épines et qu’un âne porterait surabondamment, feraient-ils atteler quatre chevaux à leur carrosse ?
» Pour moi, quand je suis sur la pelouse, dans la mousse jusqu’à la cheville du pied, quand je vais, les mains dans mes poches, au gré d’un beau chemin de traverse, rêvant et jetant derrière moi, comme un damné qui passe, les bleus flocons de ma pipe culottée, ou que je suis lentement, par un beau clair de lune, le chemin blanc que festonne d’un côté l’ombre des haies, je voudrais bien voir qu’on eût l’insolence de venir m’offrir une voiture.
À ces mots mon oncle se réveilla.
— Quoi, dites-vous, votre oncle a rêvé cela et tout haut ?
— Qu’a donc cela d’étonnant ? Mme Georges Sand a bien fait rêver tout haut un chapitre d’un de ses romans au révérend père Spiridion. M. Golbéry n’a-t-il pas rêvé tout haut à la Chambre, pendant une heure, d’une proposition sur le compte-rendu des débats parlementaires ? et nous-mêmes ne rêvons-nous pas depuis treize ans que nous avons fait une révolution ? Quand mon oncle n’avait pas eu le temps de philosopher pendant le jour, par compensation, il philosophait en rêvant. Voilà comme j’explique le phénomène dont je viens de vous rapporter le résultat.