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Mon oncle Benjamin/5

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V

Mon oncle fait un miracle.

Mon oncle allait lever la séance, lorsqu’il aperçut une jolie paysanne qui cherchait à se frayer un passage parmi la foule ; comme il aimait les jeunes filles au moins autant que Jésus-Christ aimait les petits enfants, il fit signe qu’on la laissât approcher.

— Je voudrais bien savoir, dit la jeune Moulotate avec sa plus belle révérence, la révérence qu’elle faisait au bailli quand, allant lui porter de la crème, elle le rencontrait sur son passage, si ce que dit la vieille Gothon est la pure vérité : elle prétend que vous faites des miracles.

— Sans doute, répondit mon oncle, quand ils ne sont pas trop difficiles.

— En ce cas, pourriez-vous guérir par miracle mon père qui est malade, depuis ce matin, d’une maladie que personne ne connaît ?

— Pourquoi pas ? dit mon oncle ; mais, avant tout, la belle enfant, il faut que vous me permettiez de vous embrasser, sans cela le miracle ne vaudrait rien.

Et il embrassa la jeune Moulotate sur les deux joues, le damné pécheur qu’il était.

— Tiens ! s’exclama derrière lui une voix qu’il reconnut bien, est-ce que le Juif-Errant embrasse les femmes ?

Il se retourna et aperçut Manette.

— Sans doute, ma belle dame ; Dieu m’a permis d’en embrasser trois par an, voilà la seconde que j’embrasse cette année, et, si vous le voulez, vous serez la troisième.

L’idée de faire un miracle enflammait l’ambition de Benjamin ; se faire passer pour le Juif-Errant, même à Moulot, c’était beaucoup, c’était immense, c’était de quoi rendre jaloux tous les beaux esprits de Clamecy. Il prenait de suite rang parmi les mystificateurs illustres, et l’avocat Page n’oserait plus lui parler si souvent de son lièvre changé en lapin. Qui oserait se comparer, pour l’audace et les ressources de l’imagination, à Benjamin Rathery, quand il aurait fait un miracle ? Eh ! qui sait, peut-être la génération future prendrait-elle la chose au sérieux. S’il allait être canonisé, si l’on faisait de sa personne un gros saint de bois rouge, si on lui donnait un office, une niche, une place dans l’almanach, un Ora pro nobis dans les litanies ; s’il devenait le patron d’une bonne paroisse, si tous les ans on souhaitait sa fête avec de l’encens, qu’on le couronnât de fleurs, qu’on le décorât de rubans, qu’on lui mît un raisin mûr entre les mains ; si l’on enchâssait son habit rouge dans un reliquaire, s’il avait un marguillier pour le débarbouiller toutes les semaines, s’il guérissait de la peste ou de la rage ! Mais le tout était de le mener à bien, ce miracle ; encore s’il en avait vu faire quelques-uns ! Mais comment s’y prendrait-il ? Et s’il échouait, il serait honni, bafoué, vilipendé, peut-être battu ; il perdrait toute la gloire de la mystification qu’il avait si bien commencée… Ah ! baste ! dit mon oncle en se versant un grand verre de vin pour s’inspirer, la Providence y pourvoira : Audaces fortuna juvat, et d’ailleurs tout miracle demandé, c’est un miracle à moitié fait.

Il suivit donc la jeune paysanne, traînant à sa suite, comme une comète, une longue queue de Moulotats ; étant entré dans la maison, il vit sur son grabat un paysan qui avait la bouche de travers et semblait vouloir manger son oreille ; il demanda comment cet accident lui était survenu, si ce n’était pas à la suite d’un bâillement ou d’un éclat de rire.

— Ça lui est arrivé ce matin en déjeunant, répondit sa femme, comme il voulait casser une noix entre ses dents.

— Très bien ! dit mon oncle, dont la figure s’illumina, et avez-vous appelé quelqu’un ?

— Nous avons envoyé chercher M. Arnout, qui a déclaré que c’était une attaque de paralysie.

— On ne peut mieux. Je vois que le docteur Arnout connaît la paralysie comme s’il l’avait inventée ; et que vous a-t-il ordonné ?

— Cette drogue qui est là dans cette fiole.

Mon oncle ayant examiné la drogue, reconnut que c’était de l’émétique et jeta la fiole par la rue. Son assurance produisit un excellent effet.

— Je vois bien, monsieur le Juif, dit la bonne femme, que vous êtes capable de faire le miracle que nous vous demandons.

— Des miracles comme celui-là, répondit Benjamin, j’en ferais cent par jour si j’en étais fourni.

Il se fit apporter une cuiller de fer et en enveloppa l’extrémité de plusieurs bandes de linge fin ; il introduisit cet instrument improvisé dans la bouche du patient, souleva la mâchoire supérieure qui avait enjambé sur la mâchoire inférieure, et la remit en son lieu et place ; car ce Moulotat n’avait pour toute maladie que la mâchoire détraquée, ce que mon oncle, avec son coup d’œil gris qui s’enfonçait comme un clou dans chaque chose, avait reconnu de suite. Le paralysé du matin déclara qu’il était complètement guéri, et il se mit à manger comme un forcené d’une soupe aux choux préparée pour le dîner de la famille.

Le bruit se répandit dans la foule, avec la rapidité de l’éclair, que le père Pintot mangeait la soupe aux choux. Les malades et tous ceux dont la nature avait un tant soit peu altéré les formes imploraient la protection de mon oncle. La mère Pintot, toute fière de ce que le miracle avait eu lieu dans sa famille, présenta à mon oncle, pour l’aplanir, un de ses cousins qui avait l’épaule gauche comme un jambon ; mais mon oncle, qui ne voulait plus compromettre sa réputation, lui répondit que tout ce qu’il pouvait c’était de faire passer la bosse de l’épaule gauche dans l’épaule droite ; que, du reste, c’était un miracle fort douloureux, et que sur dix bossus de l’espèce commune, il s’en trouvait à peine deux qui eussent la force de le supporter.

Alors il déclara aux habitants de Moulot qu’il était désolé de ne pouvoir rester plus longtemps avec eux, mais qu’il n’osait faire attendre davantage la sainte Vierge, et il alla rejoindre sa sœur qui se chauffait les pieds dans le cabaret de la place et avait eu le temps de faire manger un picotin à sa bourrique.

Mon oncle et ma grand’mère eurent la plus grande peine du monde à se débarrasser de la foule, et l’on sonna la cloche tant qu’on put les apercevoir sur la route. Ma grand’mère ne gronda pas Benjamin ; elle était au demeurant plus satisfaite que contrariée : la manière dont Benjamin s’était tiré de cette épreuve difficile flattait son orgueil de sœur, et elle se disait qu’un homme comme Benjamin valait bien Mlle Minxit, même avec deux ou trois mille francs de rente par-dessus le marché.

Le signalement du Juif-Errant et de la sainte Vierge, voire même celui du bourriquet, était déjà arrivé à La Chapelle. Quand ils entrèrent dans le bourg, les femmes se tenaient agenouillées à la porte de leurs maisons, et Benjamin, qui savait tout faire, les bénissait.