Mon oncle Benjamin/7

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VII

Ce qui se dit à la table de M. Minxit.

L’heure du dîner arriva ; quoique M. Minxit n’eût invité que quelques personnes, autres que celles à nous connues, le curé, le tabellion et un de ses confrères du voisinage, la table était chargée d’une profusion de canards et de poulets, les uns couchés dans une majestueuse intégrité au milieu de leur sauce, les autres étalant symétriquement, sur l’ellipse de leur plat, leurs membres désarticulés. Le vin était, du reste, d’une certaine côte de Trucy, dont les ceps, malgré le nivellement qui a passé sur nos vignobles comme sur notre société, ont conservé leur aristocratie, et jouissent encore d’une réputation méritée.

— Mais, dit mon oncle à M. Minxit, à l’aspect de cette abondance homérique, il y a ici toute une basse-cour ; cela suffirait à rassasier une compagnie de dragons après la grande manœuvre. Est-ce que par hasard vous attendez notre ami Arthus ?

— J’aurais fait mettre une broche de plus, répondit en riant M. Minxit. Mais si nous ne pouvons venir à bout de tout cela, il se trouvera bien des gens qui achèveront notre besogne ; et mes officiers, c’est-à-dire ma musique, et les clients qui viendront demain m’apporter leurs fioles, est-ce qu’il ne faut pas que je songe à eux ? J’ai pour principe, moi, que celui qui ne fait préparer à dîner que pour lui, n’est pas digne de dîner.

— C’est juste, répliqua mon oncle. Et après cette réflexion philosophique, il se mit à attaquer les poulets de M. Minxit comme s’il eût eu contre eux une inimitié personnelle.

Les convives se convenaient ; du reste, mon oncle convenait à tout le monde, et tout le monde lui convenait. Ils jouissaient très franchement et bruyamment de l’hospitalité plantureuse de M. Minxit. « Fifre, dit celui-ci à un des valets qui servait la table, fais apporter du bourgogne et va dire à la musique qu’elle se rende ici avec armes et bagages ; il n’y a point d’exemption pour les hommes ivres. » La musique arriva bientôt et se rangea autour de la salle. M. Minxit ayant décoiffé quelques bouteilles de bourgogne, leva solennellement son verre plein. « Messieurs, dit-il, à la santé de M. Benjamin Rathery, le premier médecin du bailliage ; je vous le présente comme mon gendre, et vous prie de l’aimer comme vous m’aimez. – Allez musique ! ». Alors un bruit infernal de grosse caisse, de triangle, de cymbales et de clarinette éclata dans la salle, et mon oncle se trouva obligé de demander grâce pour les convives. Cette notification un peu trop officielle et trop prématurée fit faire à Mlle Minxit une grosse moue et une large grimace. Benjamin, qui avait bien autre chose à faire qu’à épiloguer sur ce qui se passait autour de lui, ne s’aperçut de rien ; mais cette marque de répugnance n’échappa pas à ma grand’mère. Son amour-propre en fut vivement blessé ; car si Benjamin n’était pas pour tout le monde le plus joli garçon du pays, il l’était au moins pour sa sœur. Après avoir remercié M. Minxit de l’honneur qu’il faisait à son frère, elle ajouta, mordant dans chaque syllabe comme si elle eût tenu la pauvre Arabelle sous ses dents, que la principale, l’unique raison qui avait déterminé Benjamin à solliciter l’alliance de M. Minxit, c’était la haute considération dont lui, M. Minxit, jouissait dans toute la contrée.

Benjamin crut que sa sœur avait dit une sottise, et il se hâta d’ajouter : « Et aussi les grâces et les charmes de toute espèce dont Mlle Arabelle est si abondamment pourvue, et qui promettent à l’heureux mortel qui sera son époux des jours filés d’or et de soie. » Puis, comme pour apaiser le remords qu’il éprouvait de ce triste compliment, le seul qu’il eût encore dépensé avec Mlle Minxit et que sa sœur l’avait obligé de commettre, il se mit à dévorer avec acharnement une aile de poulet et vida d’un trait un grand verre de vin de Bourgogne.

Il y avait là trois médecins, on devait parler médecine et l’on en parla.

— Vous disiez tout à l’heure, monsieur Minxit, dit Fata, que votre gendre était le premier médecin du bailliage. Je ne proteste pas pour moi… quoiqu’on ait fait certaines cures… mais que pensez-vous du docteur Arnout, de Clamecy ?

— Demandez cela à Benjamin, dit M. Minxit, il le connaît mieux que moi.

— Oh ! monsieur Minxit, répondit mon oncle, un concurrent !…

— Qu’est-ce que cela fait ? Est-ce que tu as besoin de rabaisser tes concurrents, toi ? Dis-nous ce que tu en penses pour obliger Fata.

— Puisque vous le voulez, je pense que le docteur Arnout a une superbe perruque.

— Et pourquoi, dit Fata, un médecin à perruque ne vaudrait-il pas un médecin à queue ?

— La question est d’autant plus délicate que vous avez vous-même une perruque, monsieur Fata ; mais je vais tâcher de m’expliquer sans blesser l’amour-propre de qui que ce soit.

Voilà un médecin qui a des connaissances plein la tête, qui a fouillé tous les bouquins écrits sur la médecine, qui sait de quels mots grecs viennent les cinq à six cents maladies qui atteignent notre pauvre humanité. Eh bien ! s’il n’a qu’une intelligence bornée, je ne voudrais pas lui confier mon petit doigt à guérir ; je donnerais la préférence à un bateleur intelligent, car sa science, à lui, c’est une lanterne qui n’est pas éclairée. On a dit : Tant vaut l’homme, tant vaut la terre ; il serait aussi vrai de dire : Tant vaut l’homme, tant vaut la science ; et cela est surtout vrai de la médecine, qui est une science conjecturale. Là il faut deviner les causes par des effets équivoques et incertains. Ce pouls qui reste muet sous le doigt d’un sot fait à l’homme d’esprit des confidences merveilleuses. Allez, deux choses sont surtout nécessaires pour réussir en médecine, et ces deux choses ne s’acquièrent pas, c’est la perspicacité et l’intelligence.

— Tu oublies, dit M. Minxit en riant, les cymbales et la grosse caisse.

— Oh ! fit Benjamin, à propos de votre grosse caisse, il me vient une excellente idée ; auriez-vous une place vacante dans votre musique ?

— Pour qui donc ? dit M. Minxit.

— Pour un vieux sergent de ma connaissance et un caniche, répondit Benjamin.

— Et de quel instrument peuvent s’escrimer tes deux protégés ?

— Je ne sais pas, dit Benjamin ; de celui que vous voudrez, probablement.

— Nous pourrons toujours faire panser mes quatre chevaux à ton vieux sergent, en attendant que mon maître de musique l’ait mis au courant d’un instrument quelconque, ou bien il pilera mes drogues.

— À propos, dit mon oncle, nous pourrions en tirer un meilleur parti ; il a une figure rissolée comme un poulet qui sort de la broche ; on dirait qu’il n’a fait toute sa vie que de passer et repasser sous la ligne ; vous le prendriez pour le bonhomme Tropique en personne ; avec cela il est sec comme un vieil os brûlé ; nous dirons que c’est un sujet dont nous avons extrait la graisse pour composer nos pommades ; cela se placera mieux que la graisse d’ours ; ou bien nous le ferons passer pour un vieillard nubien de cent quarante ans, qui aura prolongé ses jours jusqu’à cet âge extraordinaire avec un élixir de longue vie, dont il nous aura transmis le secret moyennant une pension viagère. Or, ce précieux élixir, nous le vendrons pour la bagatelle de quinze sous la fiole. Ce ne sera pas la peine de s’en passer.

— Fichtre ! dit M. Minxit, je vois que tu entends la médecine à grand orchestre ; envoie-moi ton homme quand tu voudras, je le prends à mon service, soit comme Nubien, soit comme vieillard desséché.

En ce moment, un domestique entra dans la salle, tout effaré, et dit à mon oncle qu’il y avait une vingtaine de femmes qui arrachaient la queue de son âne, et que, comme il avait voulu les disperser à coups de fouet, elles avaient failli le mettre en pièces avec le tranchant de leurs ongles.

— Je vois ce que c’est, dit mon oncle éclatant de rire : elles arrachent les crins de l’âne de la Sainte-Vierge, pour faire des reliques.

M. Minxit voulut qu’on lui expliquât l’affaire.

— Messieurs, s’écria-t-il, quand mon oncle eut terminé son récit, nous sommes des impies si nous n’adorons Benjamin, pasteur ; il faut que vous en fassiez un saint.

— Je proteste, dit Benjamin ; je ne veux pas aller en paradis, car je n’y rencontrerais aucun de vous.

— Oui, riez, messieurs, dit ma grand’mère, après avoir ri elle-même ; cela ne me fait pas rire, moi ; voilà toujours le résultat des mauvaises farces de Benjamin ; M. Durand nous fera payer son âne si nous ne le lui rendons pas tel qu’il nous l’a confié.

— En tout cas, dit mon oncle, il ne peut toujours nous en faire payer que la queue. L’homme qui m’aurait coupé la queue, à moi, – et ma queue vaut bien assurément, sans la flatter, celle de l’âne de M. Durand, – serait-il donc aussi coupable devant la justice que s’il m’eût tué tout entier ?

— Assurément non, dit M. Minxit, et s’il faut t’en dire mon avis, je ne t’en estimerais pas une obole de moins.

Cependant, la cour s’emplissait de femmes qui se tenaient dans une posture respectueuse, comme on se tient autour d’une chapelle trop étroite tandis qu’on y célèbre l’office, et dont un grand nombre étaient à genoux.

— Il faut que vous nous débarrassiez de ce monde, dit M. Minxit à Benjamin.

— Rien de plus facile, répondit celui-ci ; il se mit alors à la fenêtre et dit à ces bonnes gens qu’ils auraient tout le temps de voir la sainte Vierge, qu’elle se proposait de rester deux jours chez M. Minxit, et que le lendemain dimanche elle ne manquerait pas d’assister à la grand’messe. Sur cette assurance, le peuple se retira satisfait.

— Voilà, dit le curé, des paroissiens qui ne me font pas beaucoup d’honneur, il faut que dimanche je leur en dise quelque chose dans mon prône. Comment peut-on être si borné de prendre pour une chose sainte la queue crottée d’un bourriquet ?

— Mais, pasteur, répondit Benjamin, vous qui êtes à table si philosophe, n’avez-vous pas dans votre église deux ou trois os blancs comme du papier, qui sont sous verre et que vous appelez les reliques de saint Maurice ?

— Ce sont des reliques épuisées, poursuivit M. Minxit ; il y a plus de cinquante ans qu’elles n’ont fait de miracles. M. le curé ferait bien de s’en débarrasser et de les vendre pour composer du noir animal. Moi-même je les prendrais pour faire de l’album græcum, s’il voulait me les céder à juste prix.

— Qu’est-ce que c’est que cela, de l’album græcum ? fit naïvement ma grand’mère.

— Madame, ajouta M. Minxit en s’inclinant, c’est du blanc grec : je regrette de ne pouvoir vous en dire davantage.

— Pour moi, dit le tabellion, petit vieillard en perruque blanche, dont l’œil était plein de malice et de vivacité, je ne reproche pas au pasteur la place honorable qu’il a donnée dans son église aux tibias de saint Maurice : saint Maurice, sans aucun doute, avait des tibias de son vivant. Pourquoi ne seraient-ils pas ici, aussi bien qu’ailleurs ? Je suis même étonné d’une chose, c’est que la fabrique ne possède pas les bottes à l’écuyère de notre patron. Mais je voudrais qu’à son tour le pasteur fût plus tolérant et qu’il ne reprochât pas à ses paroissiens la foi qu’ils ont au Juif-Errant. Ne pas croire assez est aussi bien une marque d’ignorance que de trop croire.

— Comment ! reprit vivement le curé, vous, monsieur le tabellion, vous croiriez au Juif-Errant ?

— Pourquoi donc n’y croirais-je pas aussi bien qu’à saint Maurice ?

— Et vous, monsieur le docteur, dit-il en s’adressant à Fata, croyez-vous au Juif-Errant ?

— Hum, hum, fit celui-ci en absorbant une grosse prise de tabac.

— Pour vous, respectable monsieur Minxit…

— Moi, interrompit M. Minxit, je pense comme le confrère, excepté qu’au lieu d’une prise de tabac, c’est un verre de vin que je m’administre.

— Vous du moins, monsieur Rathery, qui passez pour un philosophe, j’espère bien que vous ne faites pas au Juif-Errant l’honneur de croire à ses éternelles pérégrinations.

— Pourquoi pas ? dit mon oncle, vous croyez bien à Jésus-Christ, vous !

— Oh ! c’est différent, répondit le curé, je crois à Jésus-Christ parce que ni son existence ni sa divinité ne peuvent être révoquées en doute ; parce que les évangélistes qui ont écrit son histoire sont des hommes dignes de foi ; parce qu’ils n’ont pu se tromper ; parce qu’ils n’avaient pas d’intérêt à tromper leur prochain, et que, quand bien même ils l’eussent voulu, la fraude n’eût pu s’accomplir.

» Si les faits consignés par eux étaient controuvés ; si l’Évangile n’était, comme le Télémaque, qu’une espèce de roman philosophique et religieux, à l’apparition de ce livre fatal qui devait répandre le trouble et la division à la surface de la terre ; qui devait séparer l’époux de l’épouse, les enfants de leurs pères ; qui réhabilitait la pauvreté ; qui faisait l’esclave l’égal du maître ; qui heurtait toutes les idées admises ; qui honorait tout ce qui jusqu’alors avait été méprisé, et jetait comme ordures au feu de l’enfer tout ce qui avait été honoré ; qui renversait la vieille religion des païens, et sur ses débris établissait, à la place d’autels, le gibet d’un pauvre fils de charpentier…

— Monsieur le curé, dit M. Minxit, votre période est trop longue, il faut la couper par un verre de vin.

M. le curé, donc, ayant bu un verre de vin, poursuivit :

— À l’apparition de ce livre, dis-je, les païens eussent jeté un immense cri de protestation, et les Juifs, qu’il accusait du plus grand crime qu’un peuple puisse commettre, d’un déicide, l’eussent poursuivi de leurs éternelles réclamations.

— Mais, dit mon oncle, le Juif-Errant a pour lui une autorité qui n’est pas moins puissante que celle de l’Évangile, c’est la complainte des bourgeois de Bruxelles en Brabant, qui le rencontrèrent aux portes de la ville, et le régalèrent d’un pot de bière fraîche.

» Les évangélistes sont des hommes dignes de foi, soit. Mais, au fait, ces évangélistes, à l’inspiration près, que sont-ils ? Des hommes de rien, des hommes qui n’avaient ni feu ni lieu, qui ne payaient point de contributions et que poursuivrait aujourd’hui le parquet pour vagabondage. Les bourgeois de Bruxelles, au contraire, étaient des hommes établis, des hommes qui avaient pignon sur rue ; plusieurs, j’en suis bien sûr, étaient syndics ou marguilliers. Si les évangélistes et les bourgeois de Bruxelles pouvaient avoir une discussion devant le bailli, je suis bien sûr que c’est aux bourgeois de Bruxelles que le magistrat déférerait le serment.

» Les bourgeois de Bruxelles n’ont pu se tromper ; car enfin, un bourgeois, ce n’est pas un mannequin, un gargamelle, un homme de pain d’épice, et il n’est pas plus difficile de distinguer un vieillard de dix-sept cents ans passés d’un moderne, que de distinguer un vieillard de l’espèce commune d’un enfant de cinq ans.

» Les bourgeois de Bruxelles n’avaient aucun intérêt à tromper leurs concitoyens : peu leur importait, à eux, qu’il y eût ou qu’il n’y eût pas un homme qui marche toujours : et quel honneur pouvait-il leur revenir de s’être attablés dans une brasserie avec le superlatif des vagabonds, avec une espèce de damné, plus méprisable cent fois qu’un galérien, auquel je ne voudrais pas, moi, ôter mon chapeau, et d’avoir bu avec lui de la bière fraîche ? Et même, à bien prendre la chose, ils ont agi, en publiant leur complainte, plutôt contre leur intérêt que dans leur intérêt ; car ce morceau de poésie n’est pas de nature à donner une haute opinion de leur valeur poétique. Et le tailleur Millot-Rataut, dont j’ai mainte fois surpris le grand noël autour d’un morceau de fromage de Brie, est un Virgile en comparaison d’eux.

» Les bourgeois de Bruxelles n’auraient pu tromper leurs concitoyens, quand bien même ils l’auraient voulu. Si les faits célébrés dans leur complainte étaient controuvés, à l’apparition de cet écrit, les habitants de Bruxelles eussent réclamé ; la police eût cherché sur ses registres si un sieur Isaac Laquedem n’était pas passé tel jour à Bruxelles, et elle eût réclamé. Les cordonniers, dont le procédé brutal du Juif-Errant, qui tirait lui-même la manique, a déshonoré à tout jamais la vénérable confrérie, n’eussent pas manqué de réclamer ; c’eût été, en un mot, un concert de réclamations à faire crouler les tours de la capitale du Brabant.

» D’ailleurs, sous le rapport de la crédibilité, la complainte du Juif-Errant a sur l’Évangile de notables avantages ; elle n’est point tombée du ciel comme un aérolithe ; elle a une date précise. Le premier exemplaire en a été déposé à la bibliothèque royale, bien et dûment revêtu du nom de l’imprimeur et de la désignation de son domicile. L’Évangile, cependant, n’a point de date. À la complainte de Bruxelles est joint le portrait du Juif-Errant en tricorne, en polonaise, en bottes à l’écuyère, et portant une canne démesurée ; cependant aucune médaille qui nous transmette l’effigie de Jésus-Christ n’est parvenue jusqu’à nous. La complainte du Juif-Errant a été écrite dans un siècle éclairé, investigateur, plus disposé à retrancher de ses croyances qu’à y ajouter ; l’Évangile, au contraire, est apparu tout à coup comme un flambeau allumé, on ne sait par qui, au milieu des ténèbres d’un siècle livré à de grossières superstitions, et chez un peuple plongé dans l’ignorance la plus profonde, et dont l’histoire n’est qu’une longue suite d’actes de superstition et de barbarie.

— Permettez, monsieur Benjamin, dit le notaire ; vous avez dit que les bourgeois de Bruxelles n’avaient pu se tromper sur l’identité du Juif-Errant ; cependant les habitants de Moulot vous ont pris ce matin pour le Juif-Errant ; vous avez vous-même, en cette qualité, fait, en présence de tout le peuple de Moulot, un miracle authentique ; votre démonstration pèche donc par un côté, et vos règles relativement à la certitude historique ne sont pas infaillibles.

— L’objection est forte, dit Benjamin en se grattant la tête, je conviens qu’il m’est impossible d’y répondre ; mais elle s’applique aussi bien au Jésus-Christ de monsieur qu’à mon Juif-Errant.

— Ah çà, interrompit ma grand’mère, qui allait toujours au fait, j’espère que tu crois en Jésus-Christ, Benjamin ?

— Sans doute, ma chère sœur, je crois à Jésus-Christ. J’y crois d’autant plus fermement que sans croire à la divinité de Jésus-Christ, on ne peut croire à l’existence de Dieu ; que les seules preuves qu’il y ait de l’existence de Dieu, ce sont les miracles de Jésus-Christ. Mais, fichtre ! cela n’empêche pas de croire au Juif-Errant ou, pour mieux dire, voulez-vous que je vous explique ce que c’est pour moi que le Juif-Errant ?

» Le Juif-Errant, c’est l’effigie du peuple juif, crayonnée par quelque poète inconnu d’entre le peuple, sur les murs d’une chaumière. Ce mythe est si frappant qu’il faudrait être aveugle pour ne pas le reconnaître.

» Le Juif-Errant n’a point de toit, point de foyer, point de domicile légal et politique ; le peuple juif n’a point de patrie.

» Le Juif-Errant est obligé de marcher sans repos, sans s’arrêter, sans prendre haleine, ce qui doit être très fatigant pour lui avec des bottes à l’écuyère. Il a déjà fait sept fois le tour du monde. Le peuple juif n’est établi nulle part d’une manière fixe ; il demeure partout sous des tentes ; il va et vient incessamment comme les flots de l’Océan, et lui aussi comme une écume qui flotte à la surface des nations, comme un fétu emporté par le cours de la civilisation, a déjà fait bien des fois le tour du monde.

» Le Juif-Errant a toujours cinq sous dans sa poche. Le peuple juif, ruiné sans cesse par les exactions de la noblesse féodale et par les confiscations des rois, revenait toujours, comme un liège qui, du fond de l’eau, remonte à sa surface, à une situation prospère. Son opulence repoussait d’elle-même.

» Le Juif-Errant ne peut dépenser que cinq sous à la fois. Le peuple juif, obligé de dissimuler ses richesses, est devenu chiche et parcimonieux ; il dépense peu.

» Le supplice du Juif-Errant durera toujours.

» Le peuple juif ne peut pas plus se réunir en corps de nation que les cendres d’un chêne frappé par la foudre ne peuvent se réunir en arbre. Il est dispersé jusqu’à la consommation des siècles à la surface de la terre.

» À sérieusement parler, c’est sans doute une superstition de croire au Juif-Errant ; mais je vous dirai ce qui est dit dans l’Évangile : que celui qui est exempt de toute superstition jette aux habitants de Moulot le premier sarcasme. Le fait est que nous sommes tous superstitieux, les uns plus, les autres moins, et souvent celui qui a une loupe sur l’oreille grosse comme une pomme de terre, se gausse de celui qui a un poireau au menton.

» Il n’y a pas deux chrétiens qui aient les mêmes croyances, qui admettent et rejettent les mêmes choses. L’un fait maigre le vendredi et ne va pas aux offices ; l’autre va aux offices et met le pot au feu le vendredi. Cette dame se moque du vendredi comme du dimanche, et se croirait damnée si elle n’était pas mariée à l’église.

» Soit la religion une bête à sept cornes. Celui qui ne croit qu’à six des cornes se moque de celui qui croit à la septième ; celui qui ne lui accorde que cinq cornes se moque de celui qui en reconnaît six. Le déiste survient qui se moque de tous ceux qui croient que la religion a des cornes, et enfin passe l’athée qui se moque de tous les autres, et pourtant l’athée croit à Cagliostro et se fait tirer les cartes. En définitive, il n’y a qu’un homme qui ne soit pas superstitieux, c’est celui qui ne croit qu’à ce qui lui est démontré.

Il était nuit et même plus que nuit, quand ma grand’mère déclara qu’elle voulait partir.

— Je ne laisserai partir Benjamin qu’à une condition, dit M. Minxit, c’est qu’il me promettra d’assister dimanche à une grande partie de chasse que je décrète en son honneur ; il faut bien qu’il fasse connaissance avec ses bois et les lièvres qui sont dedans.

— Mais, dit mon oncle, c’est que je ne sais pas les premiers éléments de la chasse. Je distinguerais très bien un civet ou un râble de lièvre d’une gibelotte de lapin, mais que Millot-Rataut me chante son grand noël si je suis capable de distinguer un lièvre qui court d’un lapin courant.

— Tant pis pour toi, mon ami ; mais c’est une raison de plus pour que tu viennes ; il faut bien connaître un peu de tout.

— Vous verrez, monsieur Minxit, que je ferai un malheur : je tuerai un de vos instruments de musique.

— Fichtre ! ne t’avise pas de cela, au moins ; il faudrait que je le payasse plus cher qu’il ne vaut à sa famille désolée. Mais, pour éviter tout accident, tu chasseras avec ton épée.

— Eh bien ! je promets, dit mon oncle.

Et là-dessus il prit congé, avec sa chère sœur, de M. Minxit.

— Savez-vous, dit Benjamin à ma grand’mère, quand ils furent sur le chemin, que j’aimerais mieux épouser M. Minxit que sa fille ?

— Il ne faut vouloir que ce qu’on peut, et tout ce qu’on peut il faut le vouloir, répondit sèchement ma grand’mère.

— Mais !…

— Mais… prenez garde à l’âne, et ne le piquez pas, comme ce matin, de votre épée ; voilà tout ce que je vous demande.

— Vous me boudez, ma sœur ; je voudrais savoir pourquoi ?

— Eh bien ! je vais vous le dire : Parce que vous avez trop bu, trop discuté, et que vous n’avez rien dit à Mademoiselle Arabelle. Maintenant, laissez-moi tranquille.