Mon premier crime/01
CHAPITRE Ier
Il entra dans la pièce, l’enveloppa de ses bras musclés, la souleva de terre et plaqua sur ses joues une pluie de baisers pressés.
Chaque soir, lorsqu’il rentrait, c’était le bonheur qui faisait apparition en même temps que lui.
Depuis qu’Annette l’avait épousé — il y avait à peine deux ans — la vie avait pris un sens nouveau. Elle oubliait parfois son passé.
Jacques, son sourire triomphant, sa netteté, son regard qui cherchait les êtres bien en face, sa voix chaude, Jacques était le présent, le cher présent.
Pourtant, à cette minute même, elle se sentait mal à l’aise.
Tout en écoutant son mari qui lui racontait sa journée elle pensait à autre chose.
Il avait enlevé sa veste et se lavait les mains. La chemise échancrée sur son torse bronzé, les cheveux en désordre, elle ne l’avait jamais vu si parfaitement beau et fort. Et elle trembla à l’idée qu’un jour elle pût le perdre.
— Voyons, tu ne m’écoutes même pas, protesta Jacques.
— Mais si, tu disais que nous pourrions dîner sur la terrasse… Il fait merveilleusement bon ce soir, tu as raison…
— Bon, te voilà revenue sur terre… tu ne t’es pas trop ennuyée aujourd’hui ?
Elle protesta très vite :
— Je ne m’ennuie jamais.
Jacques était architecte. Tous les matins il se rendait à la ville pour travailler à son bureau.
Mais le soir, il retrouvait avec plaisir sa maison : une vieille gentilhommière qu’il avait restaurée et meublée avec un goût sûr. Elle était accrochée au flanc d’une colline couverte de peupliers bruissants. Des milliers d’oiseaux y faisaient entendre leurs cris. Il aimait ce coin paisible, la vie à deux. Mais, parfois, il s’inquiétait pour sa femme. Elle était toute jeune, d’aspect fragile, un peu rêveur, avec, dans ses yeux clairs, une flamme qui brûlait intensément. Elle sortait très rarement, elle avait peu d’amies et parfois il se reprochait de ne lui donner qu’une existence terne.
— Je me demande ce que tu peux faire quand je suis loin, continua-t-il.
— Je m’occupe de la maison avec Martine… Je fais du jardinage… Je lis et je rêve…
— Hum ! Quand une femme rêve, c’est toujours dangereux pour le mari.
D’un baiser, elle lui ferma la bouche.
Le dîner fut très gai. Après le café, Jacques réclama un journal du soir.
— On ne les a pas reçus aujourd’hui, dit-elle d’une voix qui se voulait indifférente.
— Mais voyons, ce n’est pas possible. J’ai rencontré le facteur en revenant. J’ai même arrêté la voiture pour lui parler.
— Il y avait deux lettres pour toi. Elles sont dans l’entrée. Mais pas de journaux.
— C’est embêtant !
— Voyons, tu peux te passer d’une feuille imprimée. Bavardons encore…
Il n’insista pas. Elle crut qu’il avait oublié. Mais quand Martine, la servante, une fille robuste et saine, vint pour débarrasser la table, il lui demanda tout de trac :
— Apportez-moi un journal. Il y en a certainement un dans la cuisine.
— Bien sûr, Monsieur.
Annette parut ne rien entendre de la conversation.
Elle avait allumé une cigarette et suivait les volutes qui se perdaient dans l’air bleuté du soir.
Un froissement de papier la ramena à la réalité. Elle écrasa la cigarette et attendit. Après tout, ce qu’elle avait fait n’était pas grave. Jacques comprendrait.
Juste à ce moment il poussa une exclamation.
Sur la page qu’il lisait s’étalait en très grand le portrait de sa femme. Avidement, il parcourut le texte qui l’accompagnait.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit de tout cela ? questionna-t-il.
— C’était sans importance.
Qu’avait-elle fait en somme ? Lasse de son inaction, elle s’était amusée à participer à un grand concours de roman policier. Et elle venait de recevoir le premier prix. Un journaliste local avait retrouvé sa trace, par l’éditeur, et les trois journaux de la région lui consacraient la première page. Les quotidiens de Paris parlaient d’elle quoique plus brièvement.
En quelques mots, elle expliqua la chose à Jacques. Mais ce dernier semblait perplexe.
— Comment as-tu pu inventer une histoire semblable, torturée et sombre, à ce qu’en disent les critiques ? Comment a-t-elle pu naître en toi ?
Il avait eu peu d’aventures dans sa vie car il craignait les femmes obscurément. Mais Annette tout de suite l’avait conquis par son air calme, son front têtu, sa joliesse encore enfantine. Ils se connaissaient depuis deux semaines à peine qu’il avait décidé qu’elle serait sa compagne. Et voilà que la femme qu’il avait choisie était autre qu’il avait cru… voilà qu’il était maintenant en face d’une étrangère qui enfantait des personnages monstrueux.
Sur la page qu’il lisait, s’étalait en très grand le portrait de sa femme (page 4).
— Encore, si tu avais écrit un roman d’aventures, je comprendrais… Mais a-t-on idée de cela : « Mon premier crime », par Annette Dejean… Ton nom, notre nom, accolé à ce mot… Je t’avoue que je suis choqué…
Elle tenta d’expliquer :
— J’avais surtout pensé à me distraire, à fabriquer un problème policier et à le résoudre… Je ne pensais pas recueillir le premier prix…
— Tu as un manuscrit de ton chef-d’œuvre ?
— Oui ! Mais je préfèrerais que tu ne le lises point.
— Il ne fallait pas l’écrire dans ce cas. Veux-tu me l’apporter dans le salon. Il est temps de rentrer car il commence à faire froid.
D’un pas de somnambule, elle se dirigea vers sa chambre.
Bientôt elle était assise en face de lui, fumant une autre « Balto » tandis qu’il se plongeait dans la lecture des pages dactylographiées.
— Quelle idée d’avoir choisi le poison, dit-il tout à coup. Tu pourrais, toi, te servir d’une arme pareille ?
Elle eut un rire bref.
— Certainement pas. Le revolver m’a toujours semblé plus propre.
Au même moment elle rougit. Le regard de Jacques s’était instinctivement porté sur le tiroir d’un secrétaire où était remisé le revolver qu’il lui avait donné un jour, pour se défendre contre de possibles agresseurs, car elle vivait dans un lieu absolument solitaire.
— N’aie pas peur, se moqua-t-elle. Je ne suis pas une criminelle et je n’ai personne à poursuivre de ma vindicte.
Sur ces mots, elle se leva et partit dans sa chambre.
Avec des gestes machinaux, elle se déshabilla, sans accorder à son corps le moindre regard, et se glissa dans le lit en frissonnant.
Ses pensées la tinrent longtemps éveillée.
Tout était silencieux dans la maison.
Pourquoi Jacques ne venait-il pas la rejoindre ?
Pourquoi perdait-il un peu de ces minutes précieuses d’intimité ?
Oh ! ce livre, comme elle le détestait maintenant et pourtant à l’écrire, elle s’était sentie heureuse, soulagée même…
Elle s’endormit, Lorsqu’elle se réveilla, deux heures plus tard, elle s’aperçut que la place à côté d’elle était toujours vide.
Elle passa une robe de chambre, courut au salon. Mais la lumière était éteinte. Peut-être Jacques était-il allé faire une promenade ? Non, la porte d’entrée était fermée.
Elle remonta l’escalier à pas furtifs. Devant une porte, elle s’arrêta. Le bruit d’une respiration régulière lui parvint. Jacques n’avait pas voulu la rejoindre. Il était allé dormir dans une petite chambre où il passait d’habitude la nuit lorsqu’il partait très tôt le matin pour la chasse… C’était la première fois qu’il semblait la fuir, la première fois qu’il ne lui donnait pas un baiser avant de plonger dans le sommeil…
Elle se sentait tout à coup dépossédée de son bonheur. Elle regarda ses mains comme pour y trouver les débris de cette joie parfaite qu’elle venait de détruire inconsidérément.
Elle pleura longuement avant de s’endormir à nouveau.
Chaque matin, à l’accoutumée, son mari la réveillait d’une caresse rieuse. Elle eut conscience, dans son sommeil, de quelque chose d’inhabituel… En bas, dans la cour, Jacques mettait le moteur de sa voiture en marche…
Il ne se retourna pas. Il ne vit pas le visage pâle écrasé contre la vitre et les yeux tristes qui le suivaient anxieusement.
Annette comprima les battements de son cœur… Il fallait être forte… Tout n’était pas perdu… Elle lui expliquerait… Il reviendrait vers elle… Maintenant, il boudait parce qu’elle avait fait une chose un peu incongrue, parce qu’elle avait caché sa vraie vie, ses vraies pensées… Elle eut un pâle sourire. Elle pensa qu’elle l’aimait trop pour ne pas forcer son amour…
Martine ne s’aperçut de rien lorsqu’elle lui apporta son petit déjeuner.
— Ça ne dérange pas Madame si je m’absente ce matin, demanda-t-elle. Je dois aller à la Ferme de la Marnière pour acheter des graines.
— Allez, Martine ! Je n’aurai pas besoin de vous.
Elle se retrouva seule et se sentit étrangement détachée de tout ce qui l’entourait.
Tout l’ennuyant, elle se laissa tomber sur une chaise-longue dans le jardin et ferma les yeux pour mieux rester seule avec ses pensées.
Elle y réussit à un tel point qu’elle n’entendit pas une voiture s’arrêter non loin de la maison.
— C’est moi Annette. Tu ne t’attendais pas à me revoir n’est-ce pas ? (page 8).
Une main poussa la grille à moitié fermée, un homme se dressa devant elle.
— Annette ! dit-il.
Il lui sembla que cette voix surgissait du passé.
Elle lui fut odieuse. Elle résista. Non, non, ce n’était pas vrai. Elle rêvait… Il était impossible que l’être qu’elle haïssait le plus au monde fut là, tranquillement, et qu’il vint porter le dernier coup à son bonheur déjà menacé…
— C’est moi, Annette. Tu ne t’attendais pas à me revoir, n’est-ce pas ? À vrai dire, tu t’étais bien cachée et je ne t’aurais sans doute jamais découverte s’il n’y avait eu cette photographie sur le journal. La gloire a ses ennuis, tu vois.
— Va-t-en ! dit-elle seulement.
— Il n’en est pas question. J’ai fait un véritable voyage pour te voir… Nous avons un tas de choses à nous raconter… D’abord, je dois te dire que tu n’as pas changé. Toujours le même air angélique. À te regarder, on ne croirait jamais que tu as eu une vie si mouvementée… Non, tu n’as pas changé.
— Toi, si… répliqua-t-elle brièvement.
Elle l’examinait avec une répugnance visible.
Ce corps dégingandé, ce visage sillonnée de rides et que des tics parcouraient, cette bouche qu’un rictus amenuisait et rendait dangereuse, c’était là une caricature du Robert Gardaire qu’elle avait vu autrefois avec des yeux différents.
— Que viens-tu faire ici ? questionna-t-elle.
— Te rappeler tes promesses ! Tu as si mauvaise mémoire…
— Celui qui était entre nous est mort, dit-elle. Je ne te crains plus.
— C’est que tu me connais mal !
— Écoute, j’ai fait ma vie. Je suis heureuse. J’ai un mari qui m’aime. Pourquoi détruire tout cela ?
— Pourquoi t’en laisser profiter ? Le mérites-tu plus que moi ? Il n’y a pas si longtemps, j’étais encore en prison alors qu’une autre personne, aussi coupable que moi, était en liberté… Tu avais juré de m’attendre… Tu ne l’as pas fait… Je me suis retrouvé seul, sans argent…
— J’en ai, je t’en donnerai…
— Il le faudra bien, mais cela ne me suffit pas. C’est toi que je veux, tu m’appartiens… Ne te souviens-tu pas des heures que nous ayons passées ensemble. À cette époque, tu m’aimais. Tu m’aimeras encore.
— Non. Jamais !
— Qu’importe alors, il me suffira de t’aimer. Mais tu seras là, près de moi, toi, mon bien et ma récompense…
— Je préférerais mourir !
D’un geste fou, elle s’était levée et courait vers le salon, s’approchait du petit secrétaire.
Déjà il l’avait rejointe.
— Pas d’histoires, hein ? Si tu allais te tuer cela m’amènerait des complications. Et pour le moment je désire me tenir tranquille. Écoute, je vais te quitter, je reviendrai bientôt… Tu auras eu le temps de réfléchir. Dans le fond, tu n’es pas tout à fait stupide… Tu sais de quel côté est ton intérêt… Adieu, Annette… À bientôt… Tu me reverras.