Mon roman/Partie 2/Livre 6

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Traduction par H. de l’Espine.
Hachette (tome Ip. 365-424).
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DEUXIÈME PARTIE

DEUXIÈME PARTIE


LIVRE VI.


CHAPITRE I.

Un nouveau règne a commencé. Des élections générales ont eu lieu. Les hustings ont fait voir combien l’administration est impopulaire. Audley Egerton, jusqu’ici nommé par des majorités imposantes, n’a échappé à l’humiliation d’une défaite que grâce à une majorité de cinq voix. Les dépenses de son élection ont, dit-on, été fabuleuses.

« Mais qui peut résister à une fortune telle que celle d’Egerton, très-probablement soutenue par le Trésor public ? » dit le candidat évincé.

On touche à la fin d’octobre. Londres est déjà plein ; le Parlement doit se réunir avant la fin de la quinzaine. Dans l’un des principaux appartements de cet hôtel, où les étrangers peuvent apprendre en même temps ce que c’est que le comfort anglais et le prix qu’il coûte, deux personnes, assises à côté l’une de l’autre, se livraient à une conversation intime. L’une d’elles était une femme qu’à son teint blanc et pâle, à ses cheveux d’un noir de jais, à ses yeux doués d’une puissance d’expression qui est bien rarement le partage des beautés du Nord, nous reconnaissons pour Béatrix, marquise di Negra. Quelque incontestablement belle que fût la dame italienne, l’homme qui était auprès d’elle, bien que déjà d’un âge mûr, était plus remarquable encore par ses avantages personnels. Il y avait entre eux une ressemblance de famille très-prononcée, mais en même temps leur air, leurs manières, tout ce qui imprime sur la physionomie l’idiosyncrasie du caractère, formait chez eux un contraste frappant. Le visage de Béatrix, lorsqu’on l’examinait avec soin, avait quelque chose de grave, de profond, de passionné ; son sourire pouvait parfois être faux, il était rarement ironique, jamais cynique ; ses gestes, bien que toujours gracieux, étaient vifs et fréquents ; on reconnaissait en elle une fille du Midi. Son compagnon, au contraire, conservait sur son visage doux et blanc, que l’âge avait à peine marqué d’une ride, quelque chose qui au premier abord eût pu passer pour la légèreté et l’étourderie d’un caractère jeune et gai ; mais son sourire, bien que d’une exquise courtoisie, avait parfois l’expression d’un sarcasme. Ses manières étaient calmes et il se montrait aussi sobre de gestes qu’un Anglais.

Ses cheveux étaient de ce brun doré, dont les peintres italiens tirent de si merveilleux effets, et si un fil argenté brillait çà et là au milieu de leurs boucles, il était presque aussitôt noyé dans leurs ondes épaisses. Ses yeux étaient de couleur claire, et son teint, sans être très-coloré, d’une transparence merveilleuse. On eût pu reprocher à sa beauté quelque chose d’efféminé sans l’élévation de sa taille, dont la force musculaire était plutôt ornée que déguisée par une admirable élégance de proportions. On n’eût pas deviné en cet homme un Italien, on l’eût plus volontiers pris pour un Parisien, car il s’exprimait en français ; ses vêtements étaient d’une coupe française, et ses idées paraissaient également françaises. Non qu’il ressemblât au Français de ce temps-ci, animal rogue ou impoli, mais à l’idéal qu’on se fait d’un marquis de l’ancien régime, d’un roué de la Régence.

Italien, il l’était cependant, et il descendait d’une race fameuse dans l’histoire de sa patrie ; mais, comme s’il eût été honteux de sa naissance et de son pays, il affectait de se poser en citoyen de l’univers. Pauvre univers ! Puisse Dieu lui venir en aide s’il n’a que de tels citoyens !

« Mais, Giulio, dit en italien Béatrix, même en supposant que vous découvriez cette jeune fille, croyez-vous que son père consente à une alliance avec vous ? Vous devez connaître assez votre parent pour savoir le contraire.

— Vous vous trompez, ma sœur, répliqua Giulio, comte de Peschiera, en français, comme à l’ordinaire ; je le connaissais avant qu’il eût subi l’exil et la misère ; mais comment le connaîtrais-je maintenant ? Au reste, tranquillisez-vous, Béatrix, je ne m’inquiéterai de son consentement que lorsque je serai sûr de celui de sa fille.

— Mais comment l’obtiendrez-vous, malgré le père ?

— Eh morbleu ! reprit le comte avec un éclair de gaieté française, que deviendraient toutes les comédies faites et à faire, si les mariages n’avaient lieu contre la volonté des pères ? Rappelez-vous, ajouta-t-il avec une légère compression de lèvres et un mouvement presque imperceptible sur son siège, rappelez vous que ce n’est pas là une question de si et de mais, c’est une question de nécessité, une question d’existence pour vous et pour moi. Lorsque Danton fut condamné à la guillotine, il dit en lançant une boulette de pain au nez de son respectable juge : « Mon individu sera bientôt dans le néant. » Eh bien ! moi, mon patrimoine y est déjà. Je suis couvert de dettes ; je vois d’un côté la ruine et le suicide ; de l’autre, le mariage et la fortune.

— Mais, sur les revenus de ces vastes domaines dont il vous a été permis de jouir si longtemps, n’avez-vous donc rien épargné pour l’époque où il était possible qu’on vous les réclamât ?

— Ma sœur, répondit le comte, ai-je l’air d’un homme qui fait des économies ? En outre, lorsque l’empereur d’Autriche, ne voulant pas laisser éteindre dans ses domaines lombards un nom et une maison aussi illustres que ceux de notre parent, et désireux, en même temps qu’il punissait la rébellion de celui-ci, de récompenser ma soumission, s’abstint de confisquer ces vastes possessions, dont la seule pensée me fait venir l’eau à la bouche ; lorsque Sa Majesté, les annexant temporairement à la couronne, me permit, comme au plus proche héritier mâle, de percevoir la moitié des revenus pendant un temps indéfini, n’avais-je pas toute raison de croire que je parviendrais à obtenir de Sa Majesté Impériale ou de son ministre un décret qui me transférerait tous ces biens d’une manière absolue et sans conditions ? Et j’y aurais certainement réussi sans l’intervention de ce maudit milord anglais qui n’a cessé d’assiéger la cour et le ministre de réclamations, d’atténuations de la rébellion de notre cousin et d’assertions sans preuves que j’y avais participé dans le but de l’y entraîner, et que je l’avais ensuite trahi pour profiter de ses dépouilles. Si bien qu’en récompense de tous mes services et en réponse à mes réclamations, j’ai fini par ne recevoir de la bouche du ministre que cette froide réponse : « Comte de Peschiera, vos services ont été importants et votre récompense a été considérable. Il conviendrait mal à votre honneur de chercher à augmenter cette récompense, et de justifier les accusations de vos compatriotes en vous appropriant formellement tout ce qui a été perdu par celui dont vous avez dénoncé la trahison. L’honneur d’un nom aussi noble que le vôtre doit vous être plus cher que la fortune elle-même. »

— Ah ! Giulio, s’écria Béatrix dont la physionomie, changeant de caractère, s’anima tout à coup, de telles paroles étaient faites pour faire fuir honteusement le démon de l’avarice qui était entré dans votre âme. »

Le comte ouvrit les yeux d’un air d’étonnement ; puis il regarda autour de la chambre, et dit d’un ton calme :

« Personne que moi ne vous entend, chère Béatrix ; parlons sérieusement. L’héroïsme est d’un très-bon effet dans le monde ; mais il n’y a rien de moins approprié à une conversation de famille. »

Mme di Negra baissa la tête avec confusion, et l’expression généreuse qui avait éclaire son visage s’évanouit rapidement.

« Néanmoins, reprit-elle froidement, vous continuez à jouir de la moitié de ces immenses revenus ; pourquoi donc alors parler de ruine et de suicide ?

— J’en jouis sous le bon plaisir de la couronne ; et si c’était son bon plaisir de rappeler notre cousin et de lui rendre ses domaines ?

— Il y a donc probabilité de pardon ? Lorsque vous m’avez employée pour la première fois à vos recherches, vous pensiez seulement qu’il y avait possibilité.

— Il y a grande probabilité, et c’est pourquoi je suis ici. J’ai appris il y a quelque temps que la question de ce rappel avait été proposée par l’empereur et discutée dans le conseil. Les dangers qui pouvaient résulter pour l’État de la grande fortune de notre parent, de ses talents supposés, de son nom populaire, ont fait ajourner une décision sur ce point ; et au fait la difficulté de traiter avec moi doit avoir embarrassé le ministre ; mais ce n’est plus qu’une question de temps. Notre cousin ne peut être définitivement exclu de l’amnistie accordée aux autres réfugiés. L’homme dont je tiens ces renseignements est tout-puissant et me veut du bien ; il y a ajouté un avis que j’ai résolu de suivre. « Un des partisans de votre parent, m’a-t-il dit, a représenté au conseil que l’exilé pouvait fournir un otage de sa loyauté dans la personne de sa fille ; que celle-ci était en âge d’être mariée, et qu’en lui faisant épouser, avec le consentement de l’empereur, un homme dont l’attachement à l’Autriche fût hors de doute, on obtiendrait ainsi, à la fois, une garantie de la fidélité du père, et de la transmission d’un héritage si important entre des mains sûres et loyales. Pourquoi, continua mon ami, ne demanderiez-vous pas à l’empereur de consentir à cette alliance pour vous-même, vous sur qui il peut compter, vous qui, si la jeune fille venait à mourir, seriez l’héritier légal de ces domaines ? » J’ai agi selon ce conseil.

— Vous avez vu l’empereur ?

— Oui, et après avoir combattu ses injustes préventions, je lui ai affirmé que, bien loin que mon cousin eût aucune cause réelle de ressentiment contre moi, je ne doutais pas que lorsque je lui aurais tout expliqué, il ne m’accordât volontiers la main de sa fille.

— Vous lui avez dit cela ? s’écria la marquise stupéfaite.

— Et, continua le comte avec un calme imperturbable en caressant d’une main distraite les plis de neige de sa chemise, j’ai ajouté que j’aurais ainsi le bonheur de devenir moi-même le garant de la loyauté de mon cousin, l’agent de la restitution de ses biens et de ses honneurs, tandis qu’aux yeux des envieux et des méchants, je me laverais du soupçon de lui avoir fait tort.

— Et l’empereur a consenti ?

— Parbleu ! ma chère sœur, comment Sa Majesté eût-elle fait autrement ? Ma proposition détruisait tous les obstacles et conciliait la politique avec la clémence. Il ne me reste donc qu’à découvrir, ce qui jusqu’ici a échappé à toutes mes recherches, la retraite de notre bien-aimé parent, et à faire agréer mes soins par la demoiselle. Il y a à la vérité entre nous quelque différence d’âge ; mais, à moins que votre sexe et mon miroir m’aient beaucoup flatté, je puis encore, je crois, l’emporter sur un rival de vingt-cinq ans. »

Le comte dit ces mots avec un si charmant sourire, et il était véritablement si beau, qu’en lui la fatuité paraissait aussi gracieuse que jadis chez les éblouissants héros de la grande comédie parisienne.

Puis, entrelaçant ses doigts et appuyant légèrement ses mains ainsi réunies sur l’épaule de sa sœur, il la regarda en face, et lui dit doucement :

« Et maintenant, chère sœur, permettez-moi de vous faire un reproche. N’avez-vous pas complètement échoué dans la tâche que j’avais imposée à votre affection ? N’y a-t-il pas plusieurs années que vous êtes venue en Angleterre avec la mission de découvrir nos dignes parents ? Ne vous avais-je pas suppliée de séduire, de prendre dans vos filets l’homme que je sais être mon ennemi, et qui, je n’en doute pas, connaît la retraite de notre cousin, secret qu’il a jusqu’ici obstinément gardé ? Ne m’avez-vous pas dit que, bien qu’il fût alors en Angleterre, vous ne pouviez trouver l’occasion de le voir, mais que vous aviez obtenu l’amitié de l’homme d’État sur lequel j’avais appelé votre attention, comme étant son associé le plus intime ? Et cependant vous, dont les charmes ont coutume d’être irrésistibles, vous n’apprenez rien de l’homme d’État, de même que vous ne voyez rien de milord. Puis, jouée et trompée, vous supposes que le gibier a cherché refuge en France. Vous y allez ; vous prétendez fouiller la capitale, puis les provinces, la Suisse, que sais-je ? Tout est inutile, quoique, foi de gentilhomme, votre police me coûtât fort cher ; vous retournez en Angleterre, même chasse et même résultat. Palsambleu ! ma sœur, j’ai une trop haute idée de vos talents pour ne pas douter de votre zèle. En un mot, avez-vous agi sérieusement, ou n’avez-vous pas pris quelque malin plaisir à vous jouer de moi et à abuser de ma confiance ?

— Giulio, dit Béatrix avec tristesse, vous savez quelle influence vous avez exercée sur mon caractère et sur ma destinée. Vos reproches sont injustes : j’ai fait toutes les recherches qui étaient en mon pouvoir, et j’ai maintenant raison de croire que je connais un homme instruit de ce secret et qui nous le révélera.

— Vrai ! » s’écria le comte ravi.

Béatrix, sans remarquer l’exclamation, poursuivit rapidement :

« Mais en supposant que mon cœur eût reculé devant la tâche que vous m’aviez imposée, la chose n’eût-elle pas été bien naturelle ? Lorsque j’arrivai en Angleterre, vous m’assurâtes que votre but en cherchant à découvrir les exilés était tel, que je pouvais y concourir sans scrupules. Vous désiriez d’abord et naturellement savoir si la fille vivait, puisque dans le cas contraire vous étiez héritier. Vous m’assuriez ensuite que si elle vivait, votre désir était d’arriver par mon entremise à une transaction avec Alphonse, transaction au moyen de laquelle vous vous efforceriez d’obtenir son rappel, à cette condition qu’il vous laisserait pour la vie en possession du don que vous teniez de la couronne. Tant que ce fut là votre but, je fis de mon mieux, bien qu’inutilement, pour me procurer les informations que vous demandiez.

— Et qui a pu me faire perdre un allié si important, bien que si inutile ? demanda le comte en souriant, mais ses yeux dardèrent un éclair qui démentait son sourire.

— Quoi ! j’aurais obéi alors que vous m’ordonniez de me liguer avec de misérables espions, avec les faux Italiens que vous envoyiez en Angleterre pour entraîner ce malheureux exilé, lorsqu’ils l’auraient découvert, dans quelque imprudente correspondance que vous vouliez révéler à l’empereur ; j’aurais obéi alors que vous vouliez réduire la fille du comte de Peschiera, la descendante d’une race qui a régné sur l’Italie, au rôle de délatrice, la faire descendre jusqu’à une basse trahison. Non, Giulio, cela était impossible. C’est alors que je reculai, puis, dans la terreur que m’inspirait la pensée d’avoir résisté à vos volontés, je cherchai un refuge en France. Voilà ma réponse et la vérité.

Le comte ôta ses mains de l’épaule sur laquelle elles s’étaient si cordialement pesées.

« Voilà donc, dit-il, votre sagesse et votre gratitude, vous dont les traits sont l’image des miens… vous qui ne vivez que de mes générosités… vous qui…

— Arrêtes ! s’écria la marquise, à qui l’indignation donnait un moment le courage de la révolte. Arrêtez ! Que parlez-vous de gratitude et de générosité ? Mon frère ! mon frère ! Que vous dois-je donc ? La honte et le malheur de ma vie. Lorsque je n’étais encore qu’une enfant, vous m’avez condamnée à me marier malgré ma volonté, malgré mon cœur, malgré mes prières ; vous vous êtes ri de mes larmes quand je vous demandais grâce à genoux. J’étais pure alors, Giulio, pure et innocente comme les fleurs de ma couronne virginale. Et maintenant… maintenant… »

Béatrix s’arrêta et cacha son visage dans ses mains.

« Maintenant vous venez me reprocher, dit le comte, que la colère de sa sœur avait laissé impassible, de vous avoir donnée en mariage à un homme jeune et noble.

— Oui, mais vieux dans le vice, et à l’âme vile et basse ! Ce mariage, je vous le pardonnai. Vous aviez le droit, suivant la coutume de notre pays, de disposer de ma main, mais je ne vous pardonnai pas les consolations que vous vîntes murmurer à l’oreille d’une épouse malheureuse et insultée.

— Excusez mon observation, dit le comte en s’inclinant avec courtoisie, mais ces consolations aussi étaient dans les coutumes de notre pays, et je ne sache pas d’ailleurs que vous les ayez complètement dédaignées. En outre, continua le comte, vous ne fûtes pas épouse assez longtemps pour souffrir encore des traces de votre chaîne. Vous restâtes bientôt veuve, sans enfants, libre, jeune et belle.

— Et sans aucunes ressources.

— Il est vrai. Di Nigra était joueur, et joueur malheureux ; était-ce ma faute ? Pouvais-je lui ôter les cartes des mains ou lui apprendre la manière de les jouer ?

— Et ma propre fortune ? Ô Giulio ! je ne compris qu’à sa mort pourquoi vous m’aviez condamnée à épouser ce renégat génois. Il vous devait de l’argent, et au mépris de l’honneur, et je crois aussi de la loi, vous aviez accepté ma fortune en payement de sa dette.

— Il n’avait aucun autre moyen de s’acquitter, et il faut qu’une dette d’honneur soit payée. Ce sont là d’ailleurs de vieilles histoires. Qu’importe ? Ma bourse depuis lors ne vous a-t-elle pas toujours été ouverte ?

— Ouverte, non comme à votre sœur, mais comme à votre espion, à votre instrument ! Oui, votre bourse m’a été ouverte, mais par une main avare.

— Un peu de conscience, ma chère, vous êtes si prodigue, si déraisonnable ! Mais voyons, parlez clairement, que voulez-vous ?

— Je voudrais être indépendante de vous.

— C’est-à-dire que vous voudriez contracter un second mariage avec un de ces riches lords insulaires. Je respecte votre ambition.

— Elle ne va pas si loin. Je ne veux qu’échapper à l’esclavage, être placée au-dessus de toute tentation déshonorante. Je désire, s’écria Béatrix avec une émotion croissante, je désire rentrer dans la véritable vie d’une femme.

— Voyons, dit le comte avec une impatience visible ; qu’y a-t-il dans votre but qui vous doive opposer au mien ? Si je vous ai bien comprise, vous désirez vous marier ; et pour vous marier, comme il convient, il faut que vous apportiez à votre mari non pas des dettes, mais une dot. Soit, je vous rendrai la fortune que j’ai arrachée des griffes de ce vaurien génois, dès que je la posséderai moi-même, c’est-à-dire dès que je serai l’époux de l’héritière d’Alphonse. Et maintenant, Béatrix, si mes premiers projets, mes premiers désirs ont blessé votre conscience, mon plan actuel doit la satisfaire, car au moyen de ce mariage, notre parent rentrera dans son pays, et la moitié au moins de ses biens lui sera rendue. Et si je ne suis pas pour la demoiselle un excellent mari, ce sera sa faute à elle. J’ai jeté ma gourme, je suis bon prince lorsque les choses vont à peu près comme je l’entends ; c’est donc mon espérance et mon intention, comme ce sera certainement mon intérêt, de devenir un digne époux et un père de famille irréprochable. Je parle d’un ton léger, c’est mon habitude, néanmoins mes intentions sont sérieuses. Je rendrai la petite fort heureuse, et je réussirai à calmer tous les ressentiments que son père peut avoir conservés contre moi. Voulez-vous donc m’aider, oui ou non ? Secondez-moi et vous serez bientôt réellement libre. Le magicien délivrera l’esprit qu’il a contraint de lui obéir. Ne m’aidez pas au contraire, et sachez-le, je ne vous menace pas, je ne fais que vous prévenir ; ne m’aidez pas, supposons que je devienne un mendiant, et demandez-vous ce que vous deviendrez vous-même qui êtes encore jeune, encore belle et toujours sans ressources ; vous m’avez fait l’honneur (et ci le comte regardant vers la table, tira une lettre d’un portefeuille orné de ses armes et de sa couronne de comte), vous m’avez fait l’honneur de me consulter au sujet de vos dettes ?

— Vous me rendrez ma fortune ? dit la marquise d’un air irrésolu et détournant la tête avec dégoût à la vue d’une odieuse liste de chiffres.

— Lorsque avec votre aide j’aurai conquis la mienne.

— Mais ne vous exagérez-vous pas la valeur de mon concours ?

— C’est possible, dit le comte, d’un ton de douceur caressante ; et il baisa sa sœur au front. C’est possible, mais je tiens à honneur de réparer tous les torts réels ou supposés que je puis avoir eus autrefois envers vous. Je veux retrouver ma sœur bien-aimée. Je puis faire trop de cas de votre appui, je n’en saurais faire trop de l’affection à laquelle je le dois. Soyons amis cara Beatrice mia, » > ajouta le comte employant pour la première fois des mots italiens.

La marquise posa la tête sur l’épaule de son frère et ses larmes coulèrent doucement.

Évidemment cet homme possédait une grande influence sur elle, et quelque raison qu’elle eût de se plaindre de lui, elle l’aimait d’une vive et fraternelle affection. C’était une nature où brillaient parfois des éclairs de générosité, de courage, d’honneur et de passion, mais sans culture et mal dirigée, gâtée par les plus mauvais exemples, aisément entraînée au mal, ne le distinguant pas toujours du bien, et laissant les affections bonnes ou mauvaises dominer la voix de sa conscience ou aveugler sa raison. De telles femmes, une fois entraînées au mal, sont souvent plus dangereuses que celles qui sont complètement abandonnées au vice ; ce sont là les complices que les hommes comme le comte de Peschiera tiennent par-dessus tout à s’attacher.

« Ah, Giulio ! dit Béatrix, après un silence et en regardant son frère à travers ses larmes, vous savez bien qu’en me parlant ainsi, vous ferez de moi ce que vous voudrez.

— Chère Béatrix ! murmura tendrement le comte en baisant de nouveau sa sœur au front. Ainsi donc, reprit-il plus négligemment, la réconciliation est faite, et nos intérêts, comme nos cœurs, sont alliés de nouveau. Et maintenant, hélas ! pour en revenir aux affaires, vous dites que vous connaissez un homme instruit de l’endroit où se cache mon beau-père… futur ?

— Je le crois. Vous me rappelez que j’ai un rendez-vous avec lui aujourd’hui même ; voici l’heure qui approche, il faut que je vous laisse.

— Pour apprendre le secret ? Allez, allez bien vite. Je ne crains rien pour le succès si c’est par le cœur que vous tenez cet homme.

— Vous vous trompez ; je n’ai aucun droit sur son cœur. Mais il a un ami qui m’aime honorablement et dont il plaide la cause. Je crois avoir par là quelque empire sur lui. Sinon… Ah ! il est d’un caractère auquel je ne comprends rien, excepté qu’il est ambitieux. Et comment, nous autres étrangers, pourrions-nous l’influencer par là ?

— Est-il pauvre, ou bien dissipateur ?

— Il n’est ni dissipateur ni absolument pauvre, mais il est dépendant.

— Alors nous le tenons, dit le comte avec calme. Si sa coopération nous est nécessaire, nous la payerons ce qu’il voudra. Sur mon âme, je n’ai pas encore vu l’argent échouer auprès d’un homme à la fois ambitieux et dépendant. »

En disant cela, le comte ouvrit la porte et reconduisit courtoisement sa sœur jusqu’à sa voiture.


CHAPITRE II.

La marquise regagna son hôtel situé dans Curzon-street, puis se retira dans sa chambre pour rajuster sa parure et faire disparaître de son visage la trace des larmes qu’elle avait versées.

Une demi-heure plus tard, elle était assise dans son salon, calme et souriante ; quiconque l’eût vue alors, n’eût pu la supputer capable de tant d’émotions ni de tant de faiblesse : son extérieur majestueux, son altitude paisible, cette parfaite élégance qui résulte à la fois de la perfection de la toilette et de l’immobilité de convention des personnes de haut rang, ne laissaient plus voir en elle que la femme du monde et la grande dame.

On entendit frapper à la porte de l’hôtel, et au bout de quelques minutes, un visiteur entra de l’air aisé et familier d’une connaissance intime ; c’était un jeune homme, mais il n’avait rien de la fraîcheur de la jeunesse. Ses cheveux, fins comme ceux d’une femme, mais peu abondants, étaient ramenés sur son front qu’ils cachaient en partie. « Un homme, dit Apuleius, doit porter sur son front toute sa pensée. » Le jeune visiteur n’eût jamais commis cette imprudence. Il était pâle, et dans sa démarche et dans ses mouvements régnait une langueur indiquant des nerfs fatigués ou une santé délicate. Mais l’éclat de l’œil et le ton de voix révélaient un tempérament moral dont la vigueur et l’énergie devaient dominer la faiblesse du corps. Quant au reste, toute sa personne portait l’empreinte d’une grande distinction d’esprit et de manières. Lorsqu’on l’avait vu une fois, il était difficile de l’oublier, et le lecteur a sans doute déjà reconnu Randal Leslie. Son salut, comme je l’ai déjà dit, indiquait une familiarité affectueuse, cependant il avait été fait avec cette aisance et cette ouverture qui dénotent l’absence d’un sentiment plus tendre.

Après s’être assis près de la marquise, Randal commença par causer des bruits divers du monde fashionable, mais on eût pu remarquer que tandis qu’il faisait conter à son interlocutrice les anecdotes et les scandales du jour, il ne lui communiquait en échange ni anecdote ni scandale. Randal Leslie avait déjà appris l’art de ne pas se commettre, de ne pas s’exposer à ce qu’on citât jamais de lui une remarque maligne sur un personnage éminent ; et cependant il est toujours utile, pensait Randal, de connaître les faibles, les petits intérêts sociaux ou privés qui dirigent les grands. Des occasions peuvent surgir dans lesquelles cette science serait une puissance. C’est pourquoi, indépendamment d’un motif plus personnel que l’on connaîtra bientôt, Randal ne regardait pas comme perdu le temps qu’il consacrait à cultiver l’amitié de Mme di Negra.

Car, en dépit de ce qu’on murmurait tout bas à son désavantage, la marquise avait réussi à triompher de la froideur avec laquelle on l’avait d’abord accueillie dans les cercles de Londres. Sa beauté, sa grâce, sa haute naissance l’avaient mise à la mode, et les hommages d’hommes du plus haut rang, nuisibles peut-être à sa réputation de femme, augmentaient sa célébrité de grande dame. Tant il est vrai que nous autres Anglais, malgré notre pruderie, nous pardonnons facilement aux étrangers ce que nous blâmons sévèrement chez nos compatriotes.

Passant enfin de ces sujets de conversation générale à des compliments de bon goût, et rapportant divers éloges que lord… et le duc de… avaient fait des charmes de la marquise, Randal posa sa main sur le bras de celle-ci avec la familiarité d’un ancien ami en disant :

« Mais puisque vous avez daigné vous confier à moi ; puisque, heureusement pour moi (et avec une générosité dont une coquette n’eût jamais été capable), vous avez arrêté l’essor de sentiments qui autrement fussent devenus ceux que vous êtes née pour inspirer et que vous dédaignez de ressentir, en me disant avec votre divin sourire : « Que personne ne me parle d’amour sans m’offrir sa main et avec elle le moyen de satisfaire des goûts qui, je le crains, sont follement prodigues. » Puisque vous m’avez ainsi permis de deviner le but bien naturel de vos désirs, et que notre intimité est basée sur cette confiance, permettez-moi de vous le dire, l’admiration que vous excitez parmi ces grands seigneurs ne peut que vous éloigner de votre but en intimidant des admirateurs moins brillants mais plus sérieux. La plupart de ces messieurs malheureusement sont mariés, et ceux qui ne le sont pas font partie de ces membres de notre aristocratie qui dans un mariage recherchent autre chose que l’esprit et la beauté, à savoir : des alliances propres à renforcer leur importance politique, ou une grande fortune pour dégager un domaine hypothéqué et soutenir un titre.

— Mon cher monsieur Leslie, reprit la marquise (et ici sa voix et ses regards exprimaient une certaine tristesse), j’ai vécu assez longtemps dans le monde pour comprendre la bassesse et la fausseté des sentiments qui se parent des plus beaux noms. Je lis dans le cœur des admirateurs dont vous me parlez et je sais que pas un d’eux ne voudrait couvrir de son hermine la femme à laquelle il offre son cœur. Ah ! continua Béatrix avec une douceur dont elle n’avait pas conscience mais qui eût été extrêmement dangereuse pour un jeune homme moins cuirassé que ne l’était Randal Leslie : ah ! je suis moins ambitieuse que vous ne le pensez. Ce que je rêve, ce serait un ami, un compagnon, un protecteur dont l’âme fût encore noble, candide, qui ne se serait point avili dans des dissipations vulgaires et de grossiers plaisirs, dont le cœur serait si pur qu’il ramènerait le mien à son heureux printemps. J’ai été témoin dans ce pays d’unions dont la seule pensée remplissait mes yeux de larmes délicieuses. J’ai appris en Angleterre à connaître le charme du foyer, du chez soi. Ah ! avec un cœur comme celui dont je parle, j’oublierais bien vite que j’eusse jamais connu une ambition moins pure.

— Ce langage ne me surprend pas, cependant il n’est guère en harmonie avec la première réponse que vous m’avez faite.

— À vous, dit Béatrix souriant et reprenant un ton plus léger, à vous, c’est vrai. Mais je n’ai jamais eu la vanité de croire que votre affection pour moi fût de force à supporter les sacrifices que vous coûterait un tel mariage, et qu’avec votre ambition, vous pussiez borner à une vie paisible vos rêves de bonheur. Alors même, ajouta-t-elle en relevant la tête et avec une certaine fierté grave, alors même, je n’eusse pu consentir à partager mon sort avec un homme que ma pauvreté eût arrêté dans sa carrière ; je n’aurais pu écouter mon cœur s’il eût battu pour un amant sans fortune, car à celui-là je n’eusse apporté qu’un fardeau, en l’entraînant à s’unir avec une femme pauvre et endettée ! Maintenant, les choses peuvent être différentes, maintenant je vais peut-être rentrer dans la fortune qui convient à ma naissance et alors je serai libre, je choisirai selon mon cœur, et non plus selon la nécessité.

— Oh ! dit Randal vivement intéressé et se rapprochant de sa belle compagne : oh ! je vous félicite sincèrement ; vous avez donc quelque raison de croire que vous serez… riche ? »

La marquise réfléchit avant de répondre, et pendant cet instant Randal lâcha les fils de la trame qu’il tissait secrètement, pour examiner rapidement si dans le cas où Béatrix deviendrait réellement riche, il souhaiterait de l’épouser, et en ce cas comment il s’y prendrait pour changer de ton, et passer de l’amitié à l’amour. Tandis qu’il songeait à tout cela, Béatrix répondit :

« Riche, pour une Anglaise, non, mais pour une Italienne, oui. Ma fortune serait d’un demi-million.

— Un demi-million ! s’écria Randal qui ne s’abstint qu’avec difficulté de tomber aux pieds de la marquise.

— De francs, continua celle-ci.

— De francs. Ah ! dit Randal respirant longuement tandis que son enthousiasme se calmait soudain. C’est environ vingt mille livres sterling ? Huit cents livres de revenu annuel à quatre pour cent. C’est certainement un fort beau douaire (une pauvreté décente ! se dit-il intérieurement. Je l’ai échappé belle ! mais je vois… je vois. Ceci aplanira toutes les difficultés de mon premier projet). C’est un très-beau douaire, répéta-t-il tout haut, non pour un grand seigneur à la vérité, mais du moins pour un gentilhomme dont la naissance et la fortune seraient dignes de fixer votre choix, si l’ambition n’est pas votre but. Ah ! tandis que vous parliez avec une si touchante éloquence, de sentiments sincères, d’un cœur jeune et ardent, d’un heureux intérieur anglais, vous avez sans doute deviné que ma pensée se portait vers mon ami, qui vous aime avec tant de dévouement, et qui réalise si complètement votre idéal. Il est proverbial chez nous que les mariages heureux ne se rencontrent pas dans les cercles brillants de Londres, mais aux foyers de nos gentilshommes de campagne. Et, entre tous vos adorateurs, qui pourrait vous offrir un sort plus réellement enviable que celui dont, je le vois à votre rougeur, vous avez deviné le nom ?

— Ai-je rougi ? dit la marquise avec un rire argentin. Je crois que dans votre zèle pour votre ami, vous vous êtes trompé. Mais j’avouerai franchement que j’ai été troublée de son amour honnête, ingénu et si évident, bien qu’il l’exprime par ses regards plus que par ses paroles. J’ai comparé cet amour qui m’honore à celui d’admirateurs qui ne veulent que me dégrader ; mais je n’en puis dire davantage, car j’avoue que votre ami est beau, intelligent, généreux, mais cependant il n’est pas ce que…

— Vous vous trompez, croyez-moi, interrompit Randal. Je ne vous laisserai pas achever votre phrase. Il est tout ce que vous ne le supposez pas encore, car sa timidité, son amour même et son admiration pour votre supériorité ne lui permettent pas de montrer avec avantage son esprit et son caractère. Vous avez, il est vrai, pour les lettres et la poésie un goût bien rare, même parmi les femmes de votre pays ; ce goût, il ne l’a pas encore, bien peu d’hommes l’ont. Mais quel Cimon ne se transformerait sous l’influence d’une si douce Iphigénie ? Mon ami vous paraît aujourd’hui un peu frivole, c’est l’effet de la jeunesse et de l’inexpérience, mais heureux le frère qui verra sa sœur la femme de Frank Hazeldean. »

La marquise sans répondre pencha la tête sur sa main. Pour elle le mariage était plus encore que ce qu’il est pour une veuve éplorée, ou pour une jeune fille rêveuse. Son violent désir d’échapper au joug d’un frère sans principes et sans conscience était si bien devenu comme une partie même de son âme ; ce qu’il y avait de meilleur et de plus élevé dans son caractère complexe avait été si vivement blessé et outragé par sa position isolée et sans appui, par le culte équivoque rendu à sa beauté, par les humiliantes bassesses auxquelles l’avaient soumise des embarras pécuniaires (ceci, non pas sans dessin du comte qui, bien que rapace, n’était point avare, mais qui, tantôt faisant à sa sœur des dons précaires et capricieux, tantôt lui refusant inopinément toute espèce de secours, l’avait entraînée à faire des dettes dans le but de conserver son empire sur elle) ; la situation de Béatrix dans le monde était si pénible pour une femme de sa fierté et de sa naissance, que le mariage lui apparaissait comme la liberté, la vie, l’honneur, la rédemption ; et ces pensées, en même temps qu’elles la poussaient à coopérer au plan par lequel Peschiera devait lui rendre sa fortune la disposaient également à prêter l’oreille aux plaidoyers de Leslie en faveur de Frank.

L’avocat vit qu’il avait fait impression, et avec une adresse merveilleuse, il continua à faire valoir sa cause par tous les arguments propres à en assurer le triomphe. Avec quel tact admirable il s’abstint de faire le panégyrique personnel de Frank et le représenta comme le type, l’idéal de tout ce qu’une femme dans la position de Béatrix devait désirer : la sécurité, la paix, l’honneur du foyer dans la confiance, la constance et l’honnête affection d’un époux. Il ne lui peignit pas un Élysée, mais un port sûr et tranquille ; il ne traça pas le portrait d’un héros de roman, mis il peignit sobrement le représentant du respectable et du réel vers lequel se tourne volontiers une femme alors que le roman commence à lui sembler une illusion. Quiconque eût pu à la fois lire dans le cœur de la personne à laquelle s’adressait Randal, et entendre parler celui-ci, se fût écrié avec admiration : « La science est véritablement une puissance, et cet homme, s’il déployait les mêmes talents sur un plus vaste théâtre, n’occuperait pas une place médiocre dans l’histoire de son temps. »

Béatrix s’arracha lentement aux rêveries qui envahissaient son âme tandis que Leslie parlait, et poussant un profond soupir, elle lui dit :

« Bien, bien ; en accordant tout ce que vous dites, avant que je puisse répondre à un amour si honorable, il faut que je sois délivrée des préoccupations sordides qui m’assiègent. Je ne puis dire à l’homme qui m’épousera : payez les dettes de la fille de Franzini et de la veuve de di Negra.

— Vos dettes ne sont qu’une bien légère partie de votre douaire.

— Mais ce douaire n’est pas assuré ; et ici voulant à son tour sonder son compagnon, Mme di Negra tendant la main à Randal lui dit avec l’accent le plus séduisant : Vous êtes donc sincèrement mon ami ?

— Pouvez-vous en douter ?

— Je vais vous prouver que je n’en doute pas, en vous demandant de me venir en aide.

— En quoi ?

— Écoutez-moi ; mon frère est arrivé à Londres.

— J’ai vu son arrivée annoncée dans les journaux.

— Et il y vient, muni du consentement de l’empereur, pour demander la main d’une compatriote, d’une parente ; c’est une alliance qui mettra fin à de longues dissensions de famille et qui ajoutera à la fortune du comte celle d’une riche héritière. Mon frère a été, comme moi, prodigue ; et il lui serait difficile sans ce mariage de me rendre le douaire dont il m’est redevable selon la loi.

— Je comprends, dit Randal. Mais comment puis-je contribuer à ce mariage ?

— En nous aidant à découvrir la fiancée. Elle et son père sont réfugiés et cachés en Angleterre.

— Le père, alors, avait sans doute pris part aux conspirations politiques et avait été proscrit ?

— Justement ; et il s’est si bien caché qu’il a jusqu’ici déjoué tous nos efforts pour découvrir sa retraite. Mon frère, en concluant cette alliance, lui obtiendra son pardon.

— Continuez.

— Oh ! Randal ! Randal ! est-ce donc là la franchise de l’amitié ? Vous savez que depuis longtemps j’ai cherché à connaître la retraite de notre compatriote, que je me suis vainement efforcée d’obtenir ce secret de M. Egerton, qui bien certainement le connaît…

— Mais qui ne communique ses secrets à âme qui vive, dit Randal avec une sorte d’amertume, qui, compacte et renfermé comme le fer, est aussi peu malléable pour moi que pour vous.

— Pardonnez-moi. Je vous connais si bien que je suis convaincue que vous posséderiez bien vite tout secret dont vous désireriez ardemment la connaissance. Bien plus, je crois que vous savez déjà le secret que je vous demande de partager avec moi.

— Qui peut vous donner cette idée ?

— Lorsqu’il y a quelque temps vous me demandâtes de vous décrire l’extérieur et les manières de l’exilé, ce que je fis en partie d’après les souvenirs de mon enfance, en partie d’après la description qui m’en avait été faite par d’autres, je n’ai pu m’empêcher de remarquer l’expression de votre physionomie et son changement rapide, en dépit, ajouta la marquise souriant et observant encore Randal, en dépit de votre empire habituel sur vous-même. Et quand je vous pressai d’avouer que vous aviez déjà vu quelqu’un qui répondait à cette description, vos dénégations ne me trompèrent pas. Puis, lorsque dernièrement, revenant de vous-même à ce sujet, vous m’avez questionnée sur mes motifs pour rechercher les traces de nos réfugiés et que je vous ai répondu d’une manière peu satisfaisante, je me suis aperçue…

— Ha ! ha ! interrompit Randal avec le rire bas et doux par lequel il enfreignait parfois la recommandation que fait lord Chesterfield d’éviter de montrer une gaieté si naturelle qu’elle devient impolie : ha ! ha ! vous avez le défaut de tous les observateurs trop minutieux et trop intelligents. Mais en supposant que j’aie vu des Italiens exilés (ce qui est assez probable), n’est-il pas bien naturel que je cherche à comparer leur extérieur à votre description et bien naturel encore que, si je soupçonne l’un d’eux d’être l’homme dont vous parlez, je désire savoir dans quel but vous cherchez à découvrir sa retraite ? Car il me conviendrait mal, ajouta Randal d’un air prude, de trahir, même en faveur d’une amie, un homme qui se cache pour échapper à la persécution ; et si je le faisais, car l’honneur lui-même n’est qu’une faible sauvegarde contre la fascination de vos charmes, une telle indiscrétion pourrait être fatale à ma carrière future.

— Comment cela ?

— Ne m’avez-vous pas dit qu’Egerton connaît ce secret et refuse de le révéler ? Est-il homme à me pardonner jamais une imprudence qui le compromettrait ? Je dirai plus, chère amie, lorsque Egerton a remarqué mon intimité croissante avec vous, il m’a dit avec son laconisme habituel : « Randal, je ne vous demande pas de rompre avec Mme di Negra, car la fréquentation d’une femme comme elle forme les manières et raffine l’intelligence, mais les femmes charmantes sont dangereuses, et Mme di Negra est une femme charmante. » La marquise rougit. Randal continua : « Votre belle amie (je cite toujours Egerton) cherche à découvrir la retraite d’un de ses compatriotes. Elle me soupçonne de connaître cette retraite, et s’efforcera peut-être de l’apprendre de vous. Le hasard peut vous procurer l’information qu’elle désire obtenir. Prenez garde de vous trahir. Je jugerais par cette seule faiblesse de tout votre caractère. Celui à qui une femme fait révéler un secret ne sera jamais propre à la vie politique. » Vous voyez donc bien, ma chère marquise, que même en supposant que ce secret me soit connu, vous ne vous montreriez pas mon amie en me demandant de vous révéler ce qui mettrait en péril tout mon avenir. Car pour le moment, ajouta Randal avec une expression sombre et chagrine, je ne suis pas encore maître et debout, je plie et je suis dépendant.

— Il y aurait peut-être, dit Mme di Negra insistant, manière de me communiquer ce secret sans que M. Egerton pût vous en attribuer la découverte, et bien que je ne veuille pas vous questionner davantage, permettez-moi d’ajouter ceci : Vous me pressez d’accepter la main de votre ami, vous paraissez vous intéresser à son succès et vous plaidez sa cause avec une chaleur qui témoigne du prix que vous attachez à ce que vous croyez son bonheur. Eh bien, je n’accepterai jamais sa main, que je ne puisse le faire sans rougir de ma pénurie, que mon douaire ne soit assuré, et il ne peut l’être que par le mariage de mon frère avec la fille de cet exilé. Réfléchissez donc pour l’amour de votre ami à la manière dont vous pourriez m’aider dans la recherche qui est nécessairement le premier pas vers cette alliance. La jeune fille une fois découverte, mon frère n’a plus aucune crainte pour le succès de ses vœux.

— Et vous épouseriez Frank si votre douaire était assuré ?

— Vos arguments en sa faveur me paraissent irrésistibles, » répondit Béatrix en baissant les yeux.

Un éclair de triomphe traversa le regard de Randal et il réfléchit pendant quelques moments. Puis se levant lentement et mettant ses gants, il dit : « Vous réconciliez du moins mon honneur avec l’idée de vous aider dans votre recherche, en cela que vous m’assurez ne vouloir aucun mal à l’exilé.

— Du mal ! Nous voulons lui rendre sa fortune, ses honneurs, son pays natal !

— Et vous m’enrôlez sous votre bannière en me donnant l’espoir de contribuer au bonheur de deux amis qui me sont bien chers. Je vais donc faire tous mes efforts pour m’assurer si parmi les réfugiés que j’ai rencontrés se trouvent ceux que vous cherchez, et s’il en est ainsi, je réfléchirai à la meilleure manière de vous mettre sur la voie. En attendant, pas un mot à Egerton.

— Rapportez-vous-en à moi ; je connais le monde. »

Randal était près de la porte. Il s’arrêta et reprit négligemment :

« Il faut que cette jeune fille soit héritière d’une fortune immense, puisqu’un homme du rang de votre frère se donne tant de peine pour la découvrir.

— Sa fortune sera en effet considérable, répliqua la marquise ; et si quelque chose pouvait vous tenter dans un pays étranger, mon frère serait heureux de vous prouver sa gratitude.

— Fi donc ! » interrompit Randal. Puis se rapprochant de Mme di Negra, il lui prit la main, qu’il porta à ses lèvres, et dit galamment :

« Cette récompense suffit à votre preux chevalier ; » et il prit congé de la marquise.


CHAPITRE III.

Les mains derrière le dos, la tête penchée sur sa poitrine, Randal Leslie glissait lentement et sans bruit le long des rues en quittant la maison de la dame italienne. À travers le plan qu’il avait d’abord conçu, il en voyait luire un plus brillant, et dont le succès pouvait être plus sûr et plus immédiat. Si la fille de l’exilé était l’héritière d’une telle fortune, pourquoi n’essayerait-il pas lui-même… Il s’arrêta court, dans son propre soliloque, et sa respiration devint oppressée. Dans sa dernière visite à Hazeldean, il s’était trouvé en contact avec Riccabocca et il avait été frappé de la beauté de Violante. L’idée qu’elle pouvait être la personne que cherchait Béatrix avait vaguement traversé son esprit ; ce premier soupçon avait été confirmé par la description que la marquise lui avait plus tard faite de l’exilé. Mais comme il ignorait alors le motif des questions de Béatrix et ne croyait avoir aucun intérêt personnel à savoir la vérité, il s’était contenté de classer ce problème parmi ceux dont la solution pouvait être laissée au temps et à l’occasion. Le lecteur ne fera certainement pas à l’esprit sans préjugés de Randal Leslie, l’injure de croire qu’il avait refusé de confier à sa belle amie ce qu’il savait de Riccabocca par suite du sentiment chevaleresque qu’il avait allégué. Il avait rapporté exactement l’avis que lui avait donné Audley Egerton au sujet de toute confidence indiscrète, bien qu’il se fût abstenu de rapporter une répétition plus récente et plus directe du même avis. Randal avait fait sa première visite à Hazeldean sans consulter Egerton. Il avait passé quelques jours chez son père et avait été de là au château du squire. À son retour il avait parlé de sa visite à Egerton, qui en avait paru contrarié, fâché même, bien que Randal connût assez son patron pour être convaincu que de tels sentiments ne pouvaient avoir pour cause la froideur qui existait entre celui-ci et son beau-frère. Ce mécontentement avait donc intrigué le jeune homme, mais comme il entrait dans ses vues de nouer des relations d’intimité avec le squire, il fit infraction sur ce point à sa déférence accoutumée aux volontés de l’homme d’État. Il lui fit donc observer qu’il serait certes très-fâché de rien faire qui pût déplaire à son bienfaiteur, mais que son père désirait naturellement qu’il ne rejetât pas les avances bienveillantes de M. Hazeldean.

« Pourquoi naturellement ? demanda Egerton.

— Parce que, comme vous le savez, M. Hazeldean est mon parent. Ma grand’mère était une Hazeldean.

— Ah ! fit Egerton, qui, ainsi que nous l’avons déjà vu, connaissait peu la généalogie des Hazeldean et s’en souciait moins encore. J’ignorais cette circonstance ou je l’avais oubliée. Votre père croit donc que le squire peut vous léguer quelque chose ?

— Oh ! monsieur, mon père n’est pas si mercenaire, une pareille idée n’est jamais entrée dans son esprit. C’est le squire lui-même qui m’a dit : « S’il arrivait malheur à Frank, tu serais l’héritier du domaine, il est donc bon que nous nous connaissions. » Mais…

— Il suffit, interrompit Egerton. Loin de moi l’idée de m’interposer entre vous et la moindre chance de fortune. Et qui avez-vous rencontré à Hazeldean ?

— Personne, monsieur, pas même Frank.

— Hum ! Le squire n’est-il donc pas en bons termes avec le ministre ? Auraient-ils eu quelque querelle au sujet de la dîme ?

— Oh ! aucune. J’oubliais M. Dale. Je l’ai vu plusieurs fois. Il vous loue et vous admire beaucoup, monsieur.

— Moi ! et pourquoi ? Que vous a-t-il dit de moi ?

— Que votre cœur était aussi bon que votre tête ; qu’il avait eu occasion de vous voir au sujet de quelques-uns de ses anciens paroissiens et qu’il avait été touché de rencontrer en vous une profondeur de sentiments à laquelle il ne s’attendait pas chez un homme du monde et un homme d’État.

— Oh ! c’est là tout ! Il s’agit sans doute de quelque affaire du temps où je représentais Lansmere.

— Je suppose que oui. »

La conversation en était restée là, mais la seconde fois que Randal avait voulu faire visite au squire, il en avait formellement demandé la permission à Egerton, qui, après un instant d’hésitation, avait répondu : « Je n’y vois pas d’inconvénients. »

À son retour de cette seconde visite Randal parla de sa rencontre avec Riccabocca, et Egerton d’abord un peu surpris, lui dit d’un ton calme : « C’est sans doute un réfugié politique ; ayez soin de ne pas mettre Mme di Negra sur ses traces. Rappelez-vous qu’on la soupçonne d’être un espion du gouvernement autrichien.

— Fiez-vous-en à moi, monsieur, dit Randal, mais il me semble peu probable que ce pauvre docteur soi le personnage qu’elle cherche à découvrir.

— Ceci n’est pas notre affaire, répondit Egerton ; des gentlemen anglais respectent le secret d’autrui quel qu’il soit. »

Lorsque Randal réfléchit plus tard à cette réponse ambiguë, et se rappela l’inquiétude qu’avait laissé voir Egerton en apprenant sa première visite à Hazeldean, il se dit qu’il devait être sur la voie du secret que son patron désirait cacher à lui comme à tous, savoir : l’incognito de l’Italien que lord L’Estrange avait pris sous sa protection.

« Mes cartes, se dit Randal en résumant ses réflexions, sont devenues difficiles à jouer. D’un côté, si j’entraîne Frank à un mariage avec cette étrangère, le squire ne me le pardonnera jamais. D’autre part, si elle ne veut pas l’épouser sans ce douaire, que ce douaire dépende du mariage de son frère avec sa belle compatriote, que cette compatriote soit comme je le suppose Violante, et que Violante soit l’héritière dont je veux obtenir la main… Bah ! bah ! de tels scrupules chez une femme du caractère et dans la position de Mme di Negra doivent facilement se dissiper. La perte même de cette alliance pour son frère, celle de son propre douaire, les dettes, la pauvreté la forceront à prendre la seule voie de salut qui lui reste. Je resterai donc fidèle à mon ancien plan ; j’irai à Hazeldean pour voir s’il y a quelque réalité dans le nouveau, et alors je m’arrangerai pour concilier les deux. Ha ! ha ! la maison de Leslie se relèvera bientôt de ses ruines. »

Ici, il fut tiré de sa rêverie par quelqu’un qui lui frappait amicalement l’épaule en s’écriant : « Comment Randal, mais vous voilà aussi absorbé que lorsqu’à Eton vous quittiez le jeu pour marmotter des vers latins.

— Mon cher Frank, dit Randal, que vous êtes donc brusque ! justement je pensais à vous.

— Ah bah ! et affectueusement, j’en suis sûr ? dit Frank Hazeldean, dont la belle et honnête figure exprima la confiance de l’amitié ; et Dieu sait, ajouta-t-il d’une vois plus triste et avec une expression plus grave, Dieu sait que j’ai besoin de toute l’affection que vous pouvez me témoigner !

— Je pensais, dit Randal, que le dernier envoi de votre père, dont j’ai été assez heureux pour être le porteur, suffirait à payer vos dettes les plus pressantes. Je ne veux pas vous sermonner, mais réellement il faut que je vous le dise encore une fois : vous devriez être plus raisonnable.

Frank (d’un ton sérieux). J’ai fait de mon mieux pour me réformer, j’ai vendu mes chevaux et je n’ai touché ni un dé ni une carte depuis plus de six mois. Je n’ai pas même voulu mettre à la rafle pour le dernier Derby. »

Ceci était dit de l’air d’un homme qui doute de la possibilité d’obtenir croyance à une vertu et à une abstinence surnaturelles.

Randal. Est-ce bien possible ? Mais avec de telles conquêtes sur vous-même comment se fait-il que vous ne puissiez vivre avec une pension très-libérale ?

Frank (tristement). Lorsqu’un homme a une fois la tête sous l’eau, il a bien de la peine à remonter à la surface, voyez-vous ; j’attribue tous mes embarras au tort que j’ai eu d’abord de cacher une partie de mes dettes à mon père lorsqu’il est venu à Londres pour cela avec tant de bonté.

— Je regrette alors de vous avoir donné cet avis.

— Oh ! votre intention était bonne, je ne vous fais pas de reproches ; ç’a été ma faute à moi.

— Il est vrai que je vous avais conseillé de payer cette seconde moitié de vos dettes avec votre pension. Si vous l’aviez fait, tout irait bien maintenant.

— Oui, mais le pauvre Borrowell était dans un tel embarras à Goodwood que je n’ai pu lui résister ; une dette d’honneur, il fallait bien l’acquitter ; en sorte que j’ai signé pour lui un billet qu’il n’a pu payer ; le pauvre garçon ! Réellement, il se serait brûlé la cervelle, si je n’avais consenti à le renouveler. Et maintenant, avec ces maudits intérêts, la somme est devenue si considérable qu’il ne pourra jamais la payer ; un billet naturellement en engendre un autre, et il faut les renouveler tous les trois mois ; c’est le diable et tout ce qui s’ensuit ! Quand on pense au peu que j’ai reçu pour tout ce que j’ai emprunté, ajouta Frank avec une sorte d’étonnement lamentable. À peine ai-je eu quinze cents livres d’argent comptant, et aujourd’hui l’intérêt annuel me coûterait à peu près autant, si je l’avais.

— Vous n’avez eu que quinze cents livres !

— Oui, avec sept grandes boîtes de cigares, les plus mauvais que j’aie jamais fumés ; trois tonneaux de vin que personne n’a pu boire, et un gros ours qu’on avait importé de Groenland à cause de sa graisse.

— Ceci du moins doit vous avoir épargné un mémoire de votre coiffeur.

— J’ai payé son mémoire avec, dit Frank, et il a été bien obligeant de me débarrasser de ce monstre, qui avait déjà en se jouant failli étouffer deux soldats et mon groom. J’ai bien envie, dit Frank se résumant après une pause, même maintenant, d’avouer franchement tous mes embarras à mon père.

Randal (d’un air grave). Hum !

Frank. Quoi ! Ne croyez-vous pas que ce soit le meilleur moyen d’y mettre un terme ? Je ne pourrai jamais assez économiser pour payer ce que je dois, et mes dettes font la boule de neige.

Randal. À en juger par la façon de parler du squire, je crois que la connaissance de vos affaires vous retirerait pour toujours ses bonnes grâces ; et puis votre mère serait si affligée, surtout après avoir cru que la somme que je vous ai apportée il y a quelque temps devait suffire à payer toutes vos dettes. Si vous ne le lui aviez pas assuré, ce serait différend, mais elle qui hait tant le mensonge et qui répétait au squire : « Frank dit que ceci payera tout, et malgré toutes ses fautes, Frank n’a jamais menti ! »

— Chère bonne mère ! Je crois l’entendre ! s’écria Frank vivement ému. Mais je n’ai pas menti, Randal. Je n’ai pas dit que cette somme dût me libérer entièrement.

— Vous m’avez chargé et prié de le dire, répliqua Randal d’un ton grave et froid, ne me blâmez pas si je vous ai cru.

— Non, non ! J’ai seulement dit que cela me dégagerait pour le moment.

— Alors, je vous ai mal compris et de telles erreurs touchent à mon honneur. Pardon Frank, mais ne me demandez plus désormais d’intervenir. Vous voyez qu’avec les meilleures intentions, cela n’aboutit qu’à me compromettre.

— Si vous m’abandonnez, il ne me reste plus qu’à aller me jeter tête baissée dans la rivière, dit Frank d’un ton de désespoir ; mais il faut tôt ou tard que mon père connaisse ma situation. Les juifs me menacent déjà de l’aller trouver, et plus l’explication sera retardée, plus elle sera terrible.

— Je ne vois pas pourquoi votre père apprendrait jamais l’état actuel de vos affaires ; il me semble que vous pourriez payer les usuriers et vous débarrasser de ces billets en vous procurant de l’argent à des conditions comparativement faciles.

— Et comment ? s’écria vivement Frank.

— La propriété du Casino vous est substituée, et vous pourriez emprunter dessus une somme qui ne serait payable qu’alors que la propriété vous appartiendrait.

— C’est-à-dire à la mort de mon pauvre père ? Oh non, non ! Je ne puis supporter l’idée de ces calculs faits de sang-froid sur la mort d’un père. Je sais que cela n’est pas rare. J’en connais qui l’ont fait, mais ils n’avaient pas des parents comme les miens, et cependant, même de leur part cela me choquait et me révoltait. Prévoir la mort d’un père et spéculer sur cette prévision me semble une sorte de parricide ; c’est contre nature, Randal ; en outre ne vous rappelez-vous pas ce que disait mon père (et il pleurait en le disant) : « Ne spécule jamais sur ma mort. Frank ; je ne pourrais le supporter. » Oh Randal, ne me parlez pas de cela !

— Je respecte vos sentiments, bien que tous les billets que vous pourriez faire sur le Casino n’avançassent pas d’un seul jour la mort de M. Hazeldean. Renonçons donc à cette idée et songeons à quelque autre moyen. Tiens, j’y pense, Frank, vous êtes joli garçon, et vous avez de fort belles espérances, pourquoi n’épouseriez-vous pas quelque riche héritière ?

— Ah ! s’écria Frank en rougissant, vous savez, Randal, que je ne puis songer qu’à une seule femme au monde ; et je l’aime si passionnément, que, bien que je fusse aussi léger qu’un autre avant de la connaître, il me semble maintenant que le reste de son sexe a perdu tous ses charmes. Je passais par ici, ce moment même, uniquement pour regarder ses fenêtres.

— Vous voulez parler de Mme di Negra ? je la quitte à l’instant. Elle a deux ou trois ans de plus que vous, mais si cela vous est indifférent, pourquoi ne pas l’épouser ?

— L’épouser ! s’écria Frank stupéfait ; parlez-vous sérieusement ?

— Pourquoi pas ?

— Mais en supposant qu’elle, si brillante, si admirée, voulût m’accepter, elle est comme vous savez plus pauvre encore que moi. Elle me l’a dit franchement, c’est un si noble cœur ! Et puis mon père n’y consentirait jamais, ni ma mère non plus. Je le sais d’avance.

— Parce qu’elle est étrangère ?

— Oui, d’abord.

— Cependant le squire a permis à sa cousine d’épouser un étranger.

— C’était bien différent. Il n’avait aucun droit sur Jemima ; une belle-fille, c’est tout autre chose, puis mon père est si anglais dans ses idées, tandis que Mme di Negra, au contraire, est si entièrement étrangère. Sa grâce même lui nuirait aux yeux du squire.

— Je crois que vous êtes injuste envers vos parents. S’il s’agissait d’une étrangère de basse extraction, d’une actrice ou d’une chanteuse par exemple, ils s’y opposeraient certainement, mais une femme de la naissance de Mme di Negra. »

Frank secoua la tête. « Je ne crois pas que mon père se souciât de sa naissance, fût-elle fille d’un roi. Il ne fait guère de différence entre les étrangers. Et puis, vous savez (ici Frank baissa la voix), vous savez qu’une des raisons qui me la rendent si chère serait pour les bonnes gens de là-bas une objection insurmontable.

— Je ne vous comprends pas, Frank.

— Je l’aime d’autant plus, dit le jeune Hazeldean en relevant la tête avec une noble fierté, je l’aime d’autant plus que le monde l’a plus sévèrement jugée, parce que je la crois pure et calomniée. Mais penseraient-ils de même, eux là-bas qui ne voient point avec les yeux d’un amant, eux qui ont conservé toutes les vieilles idées anglaises au sujet du manque de décorum et de la licence des manières sur le continent, et qui croiraient aisément les bruits les plus fâcheux. Oh, non ! j’aime, je ne saurais m’en empêcher, mais j’aime sans espoir.

— Il est possible que vous ayez raison, dit Randal comme frappé des arguments de son ami, cela est très-possible, et je crois certainement qu’au château on s’affligerait et s’irriterait d’abord en apprenant que vous avez épousé Mme di Negra. Cependant quand votre père saurait que vous l’avez fait non-seulement par passion, mais encore pour lui épargner un sacrifice pécuniaire, pour acquitter toutes vos dettes, pour…

— Que voulez-vous dire ? s’écria Frank avec impatience.

— J’ai des raisons de penser que Mme di Negra vous apporterait en mariage une dot aussi considérable que celle que votre père peut espérer pour vous d’une femme anglaise. Et quand ceci sera convenablement expliqué au squire, et qu’on lui aura prouvé le haut rang et la grande position de votre femme (car je crois que ce seraient là des circonstances atténuantes, malgré l’idée exagérée que vous vous faites de ses préjugés), puis quand il verra Mme di Negra elle-même et pourra juger de sa beauté et de ses rares qualités, sur l’honneur, Frank, je crois qu’il n’y aurait plus rien à craindre. Après tout, vous êtes son fils unique, il sera bien obligé de vous pardonner, et je sais avec quelle ardeur vos parents désirent tous deux de vous voir fixé, établi. »

Le visage de Frank s’illumina. « Il n’y a personne qui comprenne le squire comme vous, cela est certain, dit-il avec gaieté. Il a une haute opinion de votre jugement. Croyez-vous donc réellement que vous parviendriez à adoucir les choses ?

— Je le crois, mais je serais fâché de vous engager à courir le moindre risque, et si en y réfléchissant davantage vous pensez qu’il y a risque, je vous conseille fortement d’éviter toutes les occasions de voir la pauvre marquise. Ah ! vous regimbez ! mais je dis cela dans son intérêt comme dans le vôtre. D’abord, parce que vous devez comprendre, qu’à moins de penser sérieusement au mariage, vous ne ferez par vos attentions qu’ajouter aux rumeurs dont vous ressentez si vivement l’injustice ; et en second lieu, parce qu’il me semble qu’un homme n’a pas le droit de conquérir l’affection d’une femme uniquement pour satisfaire sa propre vanité.

— Ma vanité ! grand Dieu ! Pouvez-vous avoir de moi une pareille opinion ? Mais quant à l’affection de la marquise, continua Frank d’une voix tremblante, pensez-vous réellement, franchement, qu’il me serait possible de l’acquérir ?

— J’ai bien peur qu’elle ne vous soit déjà plus d’à moitié acquise, dit Randal souriant et secouant la tête ; mais Mme di Negra est trop fière pour jamais vous laisser voir l’effet que vous avez pu produire sur elle, surtout si, comme je le suppose, vous n’avez jamais fait allusion à l’espoir d’obtenir sa main.

— Je n’avais jamais jusqu’ici conçu un pareil espoir. Mon cher Randal, tous mes soucis sont évanouis : il me semble que je nage dans l’air ; j’ai bien envie de monter chez elle sur-le-champ.

— Un moment, un moment, dit Randal ; permettez-moi de vous donner un avis. Vous venez à l’instant même d’apprendre de moi que Mme di Negra aura, ce que vous ne soupçonniez pas, une fortune en rapport avec sa naissance. Un changement trop brusque dans vos manières pourrait lui faire croire que vous êtes influencé par cette communication.

— Ah ! s’écria Frank, blessé au vif, il me semble que je suis coupable, que je suis réellement influencé par cette nouvelle. Et quand j’y réfléchis, je le suis en effet, continua-t-il avec un accent qui devenait pathétique à force de naïveté ; mais j’espère qu’elle ne sera pas très-riche, car en ce cas je cesserais de la voir.

— Tranquillisez-vous, il s’agit seulement d’une dot de vingt ou trente mille livres ; juste de quoi payer toutes vos dettes et aplanir tous les obstacles qui s’opposent à votre union ; en compensation, vous pourrez plus tard assurer à votre femme un douaire sur la propriété du Casino. Et puisque nous sommes sur ce chapitre, je vais être encore plus explicite. Mme di Negra a, comme vous le dites, un noble cœur, et elle m’a dit elle-même qu’avant que son frère, à son arrivée, l’eût assurée de ce douaire, elle n’aurait jamais consenti à vous épouser, jamais voulu faire peser ses propres embarras sur l’homme qu’elle aime. Ah ! avec quel bonheur elle accueillera l’idée de vous rendre le cœur de votre père. Mais soyez prudent, je vous le répète. Et maintenant, Frank, qu’en dites-vous ? Ne serait-il pas à propos que je courusse à Hazeldean pour sonder un peu vos parents ? Quitter Londres en ce moment me gêne bien un peu, mais je ferais bien d’autres sacrifices pour vous. Oui, je partirai demain matin pour Rood-Hall, et j’irai de là à Hazeldean. Votre père, j’en suis sûr, me pressera de rester, et j’aurai ainsi l’occasion de juger de la façon dont il envisagerait votre mariage avec Mme di Negra, en supposant toujours que la chose lui fût convenablement présentée. Nous agirons après en conséquence.

— Mon cher Randal, je ne sais comment vous remercier ! Si jamais un pauvre diable comme moi pouvait vous être de quelque utilité… mais c’est impossible.

— Il est certain que je ne vous demanderai jamais de répondre d’un billet de ma façon, dit Randal en riant, je pratique l’économie que je prêche.

— Ah ! dit Frank avec un gémissement, cela tient à ce que vous avez un esprit cultivé qui vous offre beaucoup de ressources, tandis que toutes mes fautes viennent de l’oisiveté. Si j’avais eu quelque chose à faire les jours de pluie, j’aurais évité bien des sottises.

— Oh ! vous aurez quelque jour assez à faire de surveiller vos propriétés. Nous autres qui n’avons pas de propriétés, il faut que la science nous en serve. Adieu, mon cher Frank, il est temps que je rentre. À propos, n’avez-vous jamais, par hasard, parlé des Riccabocca à Mme di Negra ?

— Des Riccabocca ? non ; mais c’est une bonne idée. Je serai bien aise de lui dire qu’une de nos parentes a épousé un de ses compatriotes ; c’est singulier que je n’aie pas encore pensé à cela. À dire vrai, je lui parle bien peu ; elle est si supérieure, qu’auprès d’elle je suis tout intimidé.

— Faites-moi le plaisir, Frank, dit Randal attendant patiemment la fin de cette réponse, car il cherchait pendant ce temps une raison qui pût motiver sa requête, faites-moi le plaisir de ne jamais parler des Riccabocca, ni à elle, ni à son frère, auquel elle vous présentera sans doute.

— Pourquoi cela ? »

Randal hésita ; l’invention lui faisait défaut, et, par exception, il s’avisa que le mieux était de dire à peu près la vérité.

« La marquise ne cache rien à son frère, et il est du petit nombre des Italiens qui sont en faveur à la cour d’Autriche.

— Eh bien ?

— Et je suppose que le pauvre Riccabocca a dû quitter son paya à la suite de quelque folle tentative de révolution, et qu’il craint d’être découvert par la police autrichienne.

— Mais ici elle ne peut rien contre lui, dit Frank avec la conviction innée qu’a tout Anglais que le sol de sa patrie est sacré. Je voudrais bien voir qu’un Autrichien prétendît nous dicter qui il faut recevoir et qui il faut renvoyer !

— Sans doute, ceci est vrai et constitutionnel, mais Riccabocca peut avoir d’excellentes raisons (et pour parler clair je sais qu’il en a) de garder l’incognito, et nous sommes tenus de respecter ses raisons sans chercher plus loin.

— Je ne puis, dit Frank (éclairé ici par ce même sentiment d’honneur qui le rendait crédule sur d’autres sujets), je ne puis croire Mme di Negra capable de descendre au rôle d’espion et de nuire à un compatriote malheureux qui s’est confié comme elle à l’hospitalité de l’Angleterre. Oh ! si je croyais cela, je ne pourrais l’aimer ! ajouta Frank avec énergie.

— Vous avez certainement raison ; mais voyez dans quelle fausse position vous la placeriez ainsi que son frère. S’ils connaissaient le secret de Riccabocca et qu’ils le révélassent à l’Autriche, ce serait, comme vous le dites, une action basse et cruelle ; mais si, le sachant, ils se taisaient, cela pourrait avoir pour eux les conséquences les plus fâcheuses. Vous savez que la politique autrichienne est d’une tyrannie proverbiale.

— Les journaux le disent, il est vrai.

— En un mot, votre discrétion ne peut amener aucun mal, et votre indiscrétion peut en causer beaucoup. C’est pourquoi je vous demande votre parole, Frank ; je n’ai pas le temps de rester là à argumenter.

— Je vous promets sur l’honneur de ne pas parler des Riccabocca, bien que je sois certain que leur secret serait aussi en sûreté avec la marquise qu’avec…

— Je compte sur votre parole, » interrompit Randal avec impatience ; et il s’en alla en toute hâte.


CHAPITRE IV.

Vers le soir du lendemain, Randal Leslie s’éloignait lentement d’un village situé à deux milles environ de Rood-Hall, où il venait de quitter la diligence. Il traversait des prairies, des champs de blé et côtoyait la lisière de grands bois, patrimoine depuis longtemps aliéné de ses aïeux. Il était seul dans ces campagnes où s’était écoulée son enfance, où il avait invoqué pour la première fois l’esprit de la science.

Il s’arrêtait souvent, surtout alors que les ondulations du terrain lui permettaient d’apercevoir le haut de la vieille église ou les sombres pins qui dominaient les landes désolées de Rood-Hall.

« C’est ici, se disait-il, que, comparant la fertilité des terres qui formaient jadis l’héritage de mes ancêtres, aux stériles bruyères qui entourent leur demeure à demi écroulée, je me suis dit bien souvent : je relèverai la fortune de ma maison. Et à cette pensée le travail perdait soudain son austérité, et les livres me semblaient des armées vivantes destinées à servir ma pensée. Venez encore une fois à mon secours, grandeurs passées, donnez-moi des forces et du courage pour le combat de l’Avenir ! » Ses lèvres pâles se contractaient pendant qu’il s’abandonnait à ces pensées, car sa conscience parlait, et cette voix de la conscience se fait entendre plus clairement au milieu des scènes rurales, que parmi le tourbillon et le bruit de ce camp toujours sous les armes qu’on appelle une grande ville.

Bien que l’ambition puisse avoir un but meilleur et plus noble que la restauration d’un nom et d’une famille, c’est là cependant une fin digne d’intérêt et de sympathie. Mais tous les sentiments, toutes les intentions d’un caractère élevé semblaient s’être dégagés de tout l’or qu’ils contenaient en passant au creuset de l’intelligence de Randal, pour en sortir transformés en un égoïsme pur et sans alliage. Néanmoins, c’est une vérité étrange, mais incontestable, qu’un homme d’un esprit cultivé, quelque vicieux et perverti qu’il soit, conserve des lueurs de sentiments nobles, des perceptions irrégulières de beauté morale, refusées au vice brutal et ignorant, et qui sont peut-être destinées à lui servir de châtiment, si comme dit le poète : « Personne n’est plus malheureux que celui qui connaît la vertu, et embrasse le vice. »

Tandis que l’ambitieux solitaire avançait lentement et que le souvenir de son enfance innocente, du moins de fait, lui apparaissait entourée de l’auréole des rêves passés, rêves bien plus purs que ceux qu’il secouait maintenant chaque matin pour reprendre l’activité de l’homme fait, une mélancolie profonde s’empara de lui et il s’écria à voix haute : « J’aspirais alors à la renommée et à la grandeur, comment se fait-il que maintenant, à mesure que j’avance dans la carrière, tout ce qui me semblait élevé dans le but, ait disparu à mes yeux et que les moyens que je me propose, soient de ceux qui dans mon enfance m’eussent paru vils et mesquins ? Oh ! c’est qu’alors je ne connaissais que les livres, tandis qu’aujourd’hui j’ai appris à connaître les hommes, et cette science souille bien davantage que celle des livres. Mais, continua-t-il plus bas, comme discutant avec lui-même, si le pouvoir ne peut être acquis qu’à ce prix (et à quoi bon la science si elle ne donne pas le pouvoir ?), la fin ne justifie-t-elle par les moyens ? Quel cas fait-on du sage qui échoue ? » Randal continuait son chemin, mais la calme beauté de la campagne semblait protester contre ces pensées. Il y a des heures où la nature, comme un bain de Jouvence, semble rendre à l’âme fatiguée toute sa fraîcheur, de ces heures d’où quelques-uns sont sortis des hommes nouveaux. Les grandes crises de la vie sont silencieuses. Soudain le pays se découvrit aux yeux de Randal, le pré communal nu et stérile, l’église en ruines, la vieille maison qu’on apercevait sortant à demi du creux humide, dans lequel elle semblait à Randal s’être enfoncée plus profondément encore, depuis qu’il ne l’avait vue. Quelques jeunes gens jouaient au hockey sur le pré. Randal s’appuya sur la barrière et regarda le jeu, car parmi les joueurs il avait reconnu son jeune frère Olivier. Bientôt la balle fut jetée à Olivier et les jeunes gens se groupant auteur de lui le dérobèrent aux regards de Randal, mais celui-ci entendit bientôt des railleries et des rires dérisoires. Olivier avait reculé devant le danger des massifs bâtons qui s’agitaient autour de lui, et avait reçu quelques coups à travers les jambes, car on entendait ses gémissements à demi étouffés par des cris de :

« Va trouver ta maman ; c’est bien là Noll Leslie, brave comme un poulet ! »

Randal devint écarlate.

« Un Leslie servir de jouet à ces rustres ! » murmura-t-il en grinçant des dents.

Il sauta par-dessus la barrière et traversa le jeu, la tête droite et l’air hautain. Les joueurs poussèrent soudain un cri d’indignation. Randal leva son chapeau, tous le reconnurent et s’arrêtèrent, car lui du moins était généralement respecté. Olivier accourut vers son frère ; Randal lui prit fermement le bras, sans dire un mot aux autres, et l’attira vers la maison. Olivier jeta derrière lui un regard de regret, se frotta les tibias et hasarda un coup d’œil timide sur la physionomie sévère et mécontente de Randal.

« Vous n’êtes pas fâché contre moi parce que je jouais au hockey avec nos voisins ? dit-il enfin, d’un ton craintif, voyant que Randal ne rompait pas le silence.

— Non, répondit le frère aîné, mais un gentleman, tout en se mêlant à ses inférieurs, doit savoir conserver sa dignité. Il n’y a pas de mal à jouer avec eux, mais il importe de ne pas jouer de façon à devenir la risée de grossiers paysans. »

Olivier baissa la tête et ne répondit pas. Ils entrèrent dans la cour, et les cochons les regardèrent à travers les palissades du même air sérieux dont leurs grands-pères avaient bien des années auparavant regardé Frank Hazeldean.

M. Leslie père, coiffé d’un vieux chapeau de paille, donnait à manger aux poules devant la porte ; il s’acquittait de ce soin avec sa lenteur et sa négligence habituelles, laissant tomber les grains, pour ainsi dire un à un, de ses mains inertes.

La sœur de Randal, les cheveux pendants et en désordre, comme toujours, était assise sur une chaise de paille, lisant un roman sale et déchiré, et à travers la fenêtre de la salle on entendait la voix grondeuse de mistress Leslie. Quiconque eût vu le jeune héritier de cette ignoble pauvreté debout dans la cour, avec ses traits distingués et intelligents, et son extrême élégance d’aspect et de costume, se fût expliqué comment, laissé à l’égoïsme de sa science et de son ambition, avec un pareil entourage, et étranger aux douces leçons de la famille, il avait grandi dans cette secrète solitude de l’âme ; comment l’esprit avait été en lui si peu nourri par le cœur, et comment cette affection et ce respect qui s’épanchent d’ordinaire sur les hôtes bien-aimés du foyer, il les avait transmis aux tombeaux de ses pères.

« Ah ! Randal, te voilà mon garçon, dit M. Leslie d’une voix traînante, comment vas-tu ? Qui se serait attendu à te voir aujourd’hui ? Ma femme, ma femme, cria-t-il d’un ton d’évidente consternation, voici Randal, qui a sans doute besoin de dîner ou de souper. » Mais pendant ce temps, Juliette s’était élancée vers son frère et l’entourait de ses bras ; le jeune homme l’attira un peu à l’écart, tout en lui rendant ses caresses, car Juliette était ce que Randal aimait le mieux au monde.

« Sais-tu que tu deviens tout à fait jolie, Juliette, lui dit-il en écartant doucement ses cheveux ; mais pourquoi ne pas soigner davantage ta tenue, comme je t’en ai priée tant de fois ?

— Je ne t’attendais pas, cher Randal ; tu viens toujours si subitement que tu nous prends en déshabillé.

— Mais tu ne devrais jamais te laisser prendre ainsi.

— Personne autre ne peut nous surprendre, car il n’y a jamais que toi qui viennes, et la jeune fille poussa un gros soupir.

— Patience, patience ; mon jour viendra et ce sera aussi le tien, ma sœur, » répliqua Randal, ému d’une pitié sincère en regardant cette jeune plante sauvage dont un peu de culture eût pu faire une si belle fleur.

Ici, mistress Leslie, dans un état d’extrême agitation, ayant traversé rapidement le parloir en laissant un morceau de sa robe accroché à la poignée de la petite table toujours cassée, se précipita dans la cour, effarouchant les poulets à droite et à gauche, et embrassa Randal à la hâte. « Ah ! comme tu ébranles mes nerfs, s’écria-t-elle. Tu as faim, j’en suis sûre, et nous n’avons ici que du mouton froid ! Jenny ! Jenny ! Juliette, as-tu vu Jenny ? Où est-elle donc ? Sortie avec l’homme de journée, j’en suis sûre.

— Je n’ai pas faim, ma mère, dit Randal ; je ne veux que du thé. » Juliette rattachant ses cheveux s’élança dans la maison pour préparer le thé et aussi pour mettre ordre à sa toilette. Elle aimait chèrement son frère de Londres, mais aussi elle en avait grand’peur.

Randal s’assit sur les palissades pourries.

« Prends garde de les briser, dit M. Leslie avec quelque inquiétude.

— Oh ! mon père, je suis très-léger, rien ne se brise jamais sous moi. Ma mère, dit le jeune homme, retenant mistress Leslie qui voulait courir à la recherche de Jenny, ma mère, vous ne devriez point permettre qu’Olivier fréquentât ces paysans. Il est temps de songer pour lui à une profession.

— Ne m’en parle pas ; il nous dévore ; il a un appétit effrayant ; mais quant à une profession, à quoi est-il bon ? Ce ne sera jamais un savant. »

Randal fit un signe de triste assentiment, car Olivier avait été envoyé à Cambridge ; Randal y avait payé sa pension et Olivier en était sorti sans prendre un seul grade.

« Il y a l’armée, dit le frère aîné, c’est la profession naturelle d’un gentilhomme. Comme Juliette est devenue jolie ! mais j’avais laissé de l’argent pour lui donner des maîtres et elle prononce le français comme une femme de chambre.

— Et cependant elle aussi, elle aime les livres. Elle lit toute la journée et n’est bonne à rien autre chose.

— Quoi ! ces mauvais romans ! Vous appelez cela lire ?

— Te voilà bien ; tu viens toujours ici pour gronder, et nous faire de la peine, dit mistress Leslie d’un ton plaintif. Tu es devenu trop grand seigneur pour nous, et cependant nous avons assez d’affronts à subir de la part des autres, pour qu’au moins nos enfants nous témoignent un peu de respect.

— Je suis loin de vouloir manquer à ce que je vous dois, ma mère, dit Randal avec tristesse, mais qui donc vous a insultés ? »

Alors mistress Leslie entama le catalogue détaillé et irritant de toutes les mortifications et de toutes les insultes qu’il lui fallait endurer ; c’étaient tous les griefs d’une famille de province ayant beaucoup de prétentions et peu d’argent, et de tous les gens qui, ne cherchant point à plaire aux autres et incapables de leur être utiles, s’exagèrent les torts de leurs voisins et ne leur tiennent compte d’aucun service. Le fermier Jones avait insolemment refusé d’envoyer son wagon à vingt milles de là pour aller chercher du charbon ; M. Giles le boucher, en demandant qu’on soldât son mémoire, avait ajouté que la consommation de Rood était trop peu considérable pour qu’il voulût faire crédit plus longtemps. Le squire Thornhill, propriétaire actuel des plus belles terres de l’ancien domaine des Leslie, avait fait demander la permission de chasser sur les terres de M. Leslie puisqu’il ne les faisait point garder. Lady Spratt (de nouvelles gens venus de la ville qui avaient loué un château voisin), lady Spratt avait pris une domestique renvoyée par mistress Leslie, sans venir demander à celle-ci de renseignements. Le lord-lieutenant du comté avait donné un bal sans inviter les Leslie. Les tenanciers de M. Leslie avaient voté en sens inverse de leur propriétaire aux dernières élections. Et pis que tout cela, le squire Hazeldean et sa femme avaient fait une visite à Rood-Hall, et bien que mistress Leslie eût crié à Jenny : « Je ne suis pas chez moi, » le squire, qui l’avait aperçue à travers la fenêtre, avait forcé sa porte et surpris toute la maison « dans le plus grand négligé. » Cela n’était rien encore, mais le squire s’était permis de donner des conseils à M. Leslie sur la manière de faire valoir ses terres, et mistress Hazeldean avait engagé Juliette à tenir la tête droite et à relever ses cheveux, « absolument comme si nous étions ses tenanciers, » dit mistress Leslie avec tout l’orgueil des Montfydget.

Bien que Randal fût trop sensé pour ne pas comprendre l’inanité de la plupart de ces griefs, ils l’irritaient et le mortifiaient cependant. Tout, jusqu’aux conseils bien intentionnés, mais officieux, des Hazeldean, témoignait du peu de cas qu’on faisait généralement de la famille déchue.

Tandis qu’il demeurait assis sur la palissade, sombre et taciturne, sa mère, debout près de lui, avec son bonnet de travers, M. Leslie s’approcha deux, et dit avec une sorte de gémissement :

« Je voudrais que nous eussions une bonne somme d’argent, Randal. mon garçon. »

Rendons justice à M. Leslie, c’était bien rarement qu’il exprimait un souhait entaché d’avarice. Il fallait que son esprit fût singulièrement excité pour s’aventurer ainsi en dehors de ses limites normales d’indolente et triste résignation.

Randal le regarda donc avec surprise et dit :

« Vous voudriez une somme d’argent, mon père ; et pourquoi faire ?

— Les manoirs de Rood et de Dalmansberry, ainsi que toutes les terres qui ont été vendues par mon grand-père, vont l’être de nouveau lorsque le fils aîné du squire Thornhill sera majeur. Sir John Spralt parle de les acheter. J’aurais aimé à pouvoir les reprendre. C’est une honte de voir les terres des Leslie mises à l’encan et achetées par des Spratt et autres gens de cette espèce. Oui, je voudrais avoir une grosse, grosse somme d’argent comptant. »

Le pauvre gentilhomme étendait en parlant ses mains impuissantes ; il retomba bientôt dans une rêverie pleine de tristesse.

Randal s’élança de la palissade avec une vivacité qui effraya les cochons contemplatifs, et s’écria :

« Quand le jeune Thornhill sera-t-il majeur ?

— Il a eu dix-neuf ans au mois d’août dernier ; je me le rappelle, parce que c’est le jour de sa naissance que j’ai trouvé le squelette fossile du cheval marin, tout près de l’église de Dalmansberry, pendant qu’on sonnait les cloches en réjouissance. Mon cheval fossile… cela sera un héritage de famille, Randal.

— Encore deux ans, près de deux ans ! Ah ! » fit Randal ; et sa sœur, arrivant en cet instant pour le prévenir que le thé était prêt, il lui passa ses bras autour du cou et l’embrassa. Juliette avait arrangé ses cheveux et mis une robe fraîche. Elle était fort jolie et avait maintenant l’air d’une femme bien née.

« Prends patience, chère petite sœur, et tâche de garder ton cœur encore deux ans. »

Le jeune homme se montra gai et de bonne humeur en faisant ce frugal repas avec toute sa famille groupée autour de lui. Lorsqu’il eut fini, M. Leslie alluma sa pipe et demanda son grog. Mistress Leslie se mit à questionner son fils au sujet de Londres et de la cour, du nouveau roi, de la nouvelle reine, de M. Egerton, et exprima l’espoir que celui-ci laisserait à Randal tout son argent ; que Randal épouserait une femme très-riche, et que le roi le ferait quelque jour premier ministre. Et alors, elle voudrait bien voir si le fermier Jones refuserait son wagon pour amener du charbon à Rood !

Tel était le foyer où s’était réchauffée la vipère qui rongeait aujourd’hui le cœur de Randal, y empoisonnant toutes les pures aspirations de la jeunesse.


CHAPITRE V.

Tandis que toute la maison dormait profondément, Randal demeura longtemps à sa fenêtre ouverte, regardant les environs désolés de Rood-Hall. La lune, brillant dans un ciel d’automne, éclairait, à travers le sombre feuillage des sapins, les dépendances en ruines du vieux manoir ; et lorsque le jeune homme se coucha enfin, son sommeil fut fiévreux et agité.

Cependant, le lendemain de bonne heure, Randal était debout, et ses joues avaient des couleurs inaccoutumées que Juliette attribua à l’air de la campagne. Après le déjeuner, il se mit en route pour Hazeldean, monté sur un assez bon cheval, prêté par un voisin qui chassait quelquefois. Avant midi, il était en vue du jardin et de la terrasse du Casino. Il arrêta son cheval, et, à côté de la petite fontaine près de laquelle Léonard avait coutume de manger des radis et d’étudier ses livres, il aperçut Riccabocca assis à l’ombre du parapluie rouge. Près de l’Italien se tenait debout une jeune fille qu’un Grec eût prise jadis pour la naïade de la fontaine, car il y avait dans sa beauté tant de jeunesse et tant de poésie, quelque chose à la fois de si doux et de si imposant, qu’elle parlait à l’imagination autant qu’elle charmait les regards.

Randal mit pied à terre, attacha son cheval à la porte, et, prenant une allée couverte, il arriva près des exilés sans avoir été aperçu. Son ombre se projeta dans le clair miroir de la fontaine au moment même où Riccabocca venait de dire : « Ici, nous sommes si bien à l’abri de tout mal ! Les ondes de la fontaine ne sont jamais troublées comme celles de la rivière ! » et Violante avait répondu dans son doux langage maternel, en levant sur son père ses beaux yeux intelligents : « Mais la fontaine ne serait qu’un étang bourbeux, cher père, si le jet d’eau ne s’élançait vers les nuages. »

Randal s’avança en disant :

« Je crains, signor Riccabocca, d’être coupable d’un manque de cérémonie.

— Mettre de côté la cérémonie, c’est, de tous les compliments, le plus délicat, » reprit l’italien avec sa politesse accoutumée, lorsqu’il fut remis de la surprise que lui avait causée la subite apparition de Randal.

Violante répondit par une gracieuse inclination de tête au salut respectueux du jeune homme.

« Je me rendais à Hazeldean, dit Randal, et, vous voyant dans votre jardin, je n’ai pu résister à la tentation d’entrer.

Riccabocca. Vous venez de Londres. Voici des temps bien agités pour vous autres Anglais, mais je ne vous demande pas les nouvelles. Aucune nouvelle ne peut nous intéresser, nous.

Randal (doucement). Peut-être que si.

Riccabocca (surpris). Comment cela ?

Violante. Il veut sans doute parler de l’Italie, et les nouvelles de notre pays vous touchent certainement, mon père.

Riccabocca. Ce qui me touche, c’est le climat de ce comté. Ses vents d’est déracineraient une pyramide ! Ramène ton châle sur tes épaules et rentre bien vite, ma fille, car l’air est subitement devenu froid. »

Violante sourit à son père, jeta un regard d’inquiétude sur le front soucieux de Randal, et se dirigea lentement du côté de la maison.

Riccabocca, après avoir gardé quelques moments le silence, comme s’il s’attendait à ce que Randal parlât, dit avec une insouciance affectée :

« Ainsi donc, vous croyez connaître des nouvelles qui m’intéressent ? Corpo di Bacco ! Je serais curieux de savoir ce que c’est ?

— Je puis me tromper ; cela dépend de votre réponse à cette question. Connaissez-vous le comte de Peschiera ? »

Riccabocca tressaillit et pâlit ; son émotion n’échappa pas à l’œil observateur de celui qui l’interrogeait.

« Cela suffit, dit Randal ; je vois que je ne m’étais pas trompé. Croyez-moi, je ne parle que dans le but de vous avertir et de vous être utile. Le comte cherche à découvrir la retraite d’un homme qui est son compatriote et son parent.

— Dans quel but ? » dit Riccabocca jeté hors de ses gardes ; il releva la tête et sa poitrine se dilata ; ses yeux lancèrent des éclairs ; la haine et la colère l’emportèrent sur sa prudence et son sang-froid habituels. « Mais bast ! ajouta-t-il s’efforçant de reprendre sa manière calme et à demi ironique ; peu m’importe. Je conviens, monsieur, que je connais le comte de Peschiera ; mais que peut avoir de commun le docteur Riccabocca avec le parent d’un si grand personnage ?

— Le docteur Riccabocca, rien. Mais… » ici Randal se rapprocha de l’Italien et lui dit quelques mots à l’oreille. Puis, reculant d’un pas, et mettant la main sur l’épaule de l’exilé, il ajouta : « Ai-je besoin de vous dire que votre secret est en sûreté avec moi ? »

Riccabocca ne répondit pas. Les yeux fixés sur la terre, il paraissait réfléchir.

Randal continua : « Et je regarderai comme un honneur que vous vouliez bien me permettre de vous aider à prévenir le danger.

Riccabocca (lentement). Je vous remercie, monsieur. Mon secret vous est connu, et je le crois en sûreté, car je parle à un gentleman anglais. Je puis avoir des raisons de famille pour éviter le comte de Peschiera et en général, d’ailleurs, « celui qui veut éviter les écueils doit naviguer loin des siens. »

Le pauvre Italien retrouva son sourire caustique en prononçant cette vilaine maxime italienne.

Randal. « Je ne connais du comte de Peschiera que ce qu’on dit de lui dans le monde. Il passe pour jouir des biens d’un de ses parents qui a pris part à une conspiration contre l’Autriche.

Riccabocca. C’est vrai. Cela doit lui suffire ; que veut-il de plus ? Vous parlez de prévenir le danger ; quel danger ? Ne suis-je pas sur le sol de l’Angleterre et protégé par ses lois ?

Randal. Permettez-moi de vous demander si dans le cas où ce parent n’aurait pas d’enfants, le comte de Peschiera serait l’héritier légitime et naturel des biens dont il jouit temporairement ?

Riccabocca. Oui. Eh bien ? »

Randal. Cette pensée ne menace-t-elle d’aucun danger l’enfant de ce parent ?

Riccabocca recula d’horreur ! « L’enfant ! dit-il avec effort. Mais cet homme, tout infâme qu’il est, ne saurait concevoir la pensée d’un assassinat ! »

Randal s’arrêta ; il hésitait ; le terrain était délicat. Il ignorait les causes du ressentiment que nourrissait l’exilé contre le comte. Il se demandait si Riccabocca ne consentirait pas à une alliance qui lui rendrait son pays ; il résolut de tâter son chemin avec précaution.

« Je ne songeais pas, dit-il avec un sourire grave, à accuser d’une si horrible intention un homme que je n’ai jamais vu. Il vous cherche, voilà tout ce que je sais. Je suppose d’après ce qu’on dit de son caractère qu’il est de son intérêt de vous trouver. Tout pourrait peut-être s’arranger dans une entrevue ?

— Une entrevue ! s’écria Riccabocca, nous ne pouvons nous rencontrer que les armes à la main.

— En êtes-vous là ? Alors vous refuseriez d’écouter le comte s’il proposait quelque compromis, si, par exemple, il aspirait à la main de votre fille ? »

Le pauvre Italien si rusé et si subtil en paroles, se montrait dès qu’on en venait à l’action, aussi bouillant et aussi aveugle que s’il fût né en Irlande, eût été nourri de pommes de terre et élevé aux cris du Rappel de l’Union. Il mit son âme à nu sous l’œil impitoyable de Randal.

« Ma fille ! s’écria-t-il, cette question, monsieur, est à elle seule une insulte. »

Randal vit clairement la voie qu’il avait à suivre. « Pardonnez-moi, dit-il avec douceur, je vais vous dire franchement tout ce que je sais. Je connais la sœur du comte et j’ai sur elle quelque influence. C’est elle qui m’a appris que le comte était venu à Londres, résolu à découvrir votre retraite et à épouser votre fille. C’est là le danger auquel je faisais allusion ; je ne voulais que vous suggérer qu’il serait peut-être sage de chercher une retraite plus sûre, et que s’il m’était permis de connaître cette retraite, je pourrais de temps à autre vous informer des plans et des mouvements du comte.

— Je vous remercie sincèrement, monsieur, dit Riccabocca avec émotion, mais ne suis-je point en sûreté ici ?

— J’en doute. Beaucoup de gens ont fait visite au squire dans la saison des chasses, qui auront entendu parler de vous, vous auront vu peut-être, et qui rencontreront probablement le comte à Londres. Puis Frank Hazeldean connaît aussi la sœur du comte.

— C’est vrai, c’est vrai, interrompit Riccabocca. Je comprends, et j’y réfléchirai. En attendant, vous allez à Hazeldean ; ne dites rien au squire ; il ignore le secret que vous avez découvert. »

Après ces paroles, Riccabocca fit un pas vers la maison, et Randal comprit qu’il devait se retirer.

« Quoi qu’il arrive, comptez toujours sur moi, » dit le jeune fourbe, et il alla reprendre son cheval.

Avant de repartir, il jeta les yeux vers la place où il avait laissé Riccabocca. L’Italien y était encore ; bientôt on vit sortir des bosquets le fidèle Giacomo. Riccabocca se retourna vivement, reconnut son domestique, laissa échapper une exclamation si bruyante que Randal l’entendit, puis prenant Giacomo par le bras, disparut avec lui sous les grands arbres du jardin.

« Si je puis le décider à s’établir dans le voisinage de Londres, pensa Randal, tout en s’en allant, j’aurai alors le champ libre pour courtiser et pour conquérir l’héritière. »


CHAPITRE VI.

« Sur mon âme, Harry ! s’écria le squire qui traversait le parc avec sa femme pour aller inspecter des south down de premier ordre dont il venait d’augmenter ses troupeaux, sur mon âme, je crois que c’est Randal Leslie qui s’efforce d’entrer dans le parc par la petite porte ! Holà Randal ! Il faut faire le tour par la loge, mon garçon, dit-il. Tu vois que j’ai fait fermer cette porte pour empêcher qu’on ne traversât le parc.

— C’est dommage, dit Randal, j’aime les chemins de traverse et vous en avez fermé un qui abrégeait beaucoup la route.

— C’est justement ce que disaient les gens du village, reprit le squire, mais Stirn l’a voulu. C’est un homme précieux que Stirn. Fais le tour par la loge, attache ton cheval et tu nous auras rejoints avant que nous soyons de retour à la maison. »

Randal sourit, fit un signe d’assentiment et mit son cheval au galop.

Le squire rejoignit sa femme.

« Oh ! William, dit celle-ci d’un air d’anxiété, bien que Randal Leslie n’ait certainement que de bonnes intentions, je redoute toujours ses visites.

— Et moi aussi, en un sens, dit le squire, car il remporte toujours un billet de banque pour Frank.

— J’espère qu’il est sincèrement l’ami de Frank.

— De qui le serait-il ? Ce n’est pas de lui-même, le pauvre garçon, car je ne puis jamais lui faire accepter un shilling, bien que sa grand’mère fût Hazeldean tout comme moi. Mais son orgueil me plaît et aussi son économie. Quant à Frank…

— Chut, William, » dit mistress Hazeldean en mettant sa belle main devant la bouche du squire. Le squire s’adoucit et baisa galamment la belle main, peut-être baisa-t-il aussi les lèvres, toujours est-il que le digne couple se promenait amoureusement bras dessus, bras dessous, lorsque Randal le rejoignit.

Il ne parut pas remarquer une certaine froideur dans l’accueil de mistress Hazeldean, et se mit immédiatement à lui parler de Frank. Il loua l’extérieur du jeune homme, s’étendit sur sa bonne mine, sa bonne santé, sa popularité et ses heureuses qualités physiques et intellectuelles, et tout cela si chaleureusement que les légers soupçons qu’avait pu concevoir mistress Hazeldean fondirent comme la neige au soleil.

Randal continua à se rendre ainsi agréable jusqu’au moment où le squire, persuadé que son jeune parent était un agriculteur du premier ordre, insista pour l’emmener a sa ferme modèle.

Harry s’en retourna vers la maison pour faire préparer la chambre de Randal, car avait dit celui-ci : « Sachant que vous excuserez mon costume de voyageur, je prends la liberté de m’inviter à dîner et à coucher au château. »

En approchant des bâtiments de la ferme, Randal fut pris de terreur, car, en dépit de la science théorique des bucoliques et des géorgiques au moyen de laquelle il avait ébloui le squire, le pauvre Frank, si méprisé, l’eût battu vingt fois quand il s’agissait de juger des mérites d’un bœuf ou de l’apparence d’une récolte.

« Ah ! ah ! disait le squire en se frottant les mains, il me tarde de te voir étonner Stirn. Je suis sûr que tu devineras sur-le-champ où nous avons mis le meilleur engrais, et quand tu auras tâté mes courtes-cornes, je répondrais que tu nous diras à une livre près, combien de tourteaux on leur a donné.

— Oh ! vous me faites beaucoup trop d’honneur. Je ne connais de l’agriculture que les principes généraux ; les détails en sont fort intéressants, mais je n’ai pas eu l’occasion de les étudier.

— Absurde ! dit le squire. Comment un homme connaîtrait-il les principes généraux à moins d’avoir d’abord étudié les détails. Tu es trop modeste, mon garçon. Ah ! voici Stirn qui nous cherche. »

Randal aperçut à quelque distance le rude visage de Stirn, et se sentit perdu. Il eut recours, pour détourner les idées du squire, à une tentative désespérée.

« Eh bien, monsieur, dit-il, peut-être qu’un de ces jours Frank se conformera à vos désirs et se fera fermier.

— Ah ! s’écria le squire s’arrêtant court. Qu’y a-t-il de nouveau ?

— Supposons qu’il songeât à se marier.

— Je lui abandonnerais de grand cœur les deux meilleurs fermes de la propriété sans en exiger de loyer. Ha ! ha ! a-t-il déjà vu la jeune fille ? Je le laisserai libre de choisir, mon ami, comme j’ai fait moi-même. C’est le droit de tout homme. Ce n’est pas que miss Sticktorights, qui est une riche héritière, et à ce qu’on dit une fille très-présentable, ne m’eût fort convenu, car ce mariage joindrait les deux propriétés et mettrait fin à ce procès sur le droit de passage qui a commencé sous Charles II, et qui sans cela durera probablement jusqu’au jugement dernier. Mais n’importe, je veux que Frank prenne une femme à son goût.

— Je ne manquerai pas de le lui dire, monsieur : j’avais craint que vous n’eussiez des préjugés. Mais nous voici à la ferme.

— Au diable soit la ferme ! Comment songerais-je à des moutons quand nous parlons du mariage de Frank. Viens par ici. Que parlais-tu de préjugés ?

— Je pensais que vous pourriez, par exemple, tenir à ce qu’il épousât une Anglaise ?

— Une Anglaise ! Bonté divine, veut-il donc épouser une Chinoise ?

— Je ne sache pas qu’il veuille se marier du tout ; je ne faisais qu’une supposition ; mais s’il devenait amoureux d’une étrangère…

— D’une étrangère ! Ah ! Harry avait… Le squire s’arrêta court.

— Qui peut-être, ajouta Randal (faussement, s’il entendait parler de Mme di Négra), qui peut-être parlerait à peine anglais.

— Seigneur Dieu ! Ayez pitié de nous !

— Et une catholique romaine…

— Adorant les idoles et rôtissant les gens qui ne les adorent pas.

— Le signor Riccabocca n’en est pas là.

— Rickeybockey ! Si c’était sa fille encore ! Mais une femme qui ne parlerait pas anglais ; qui n’irait pas à l’église de la paroisse ! Sur mon âme, si Frank me faisait un tour pareil, je ne lui laisserais pas un shilling. Je le ferais comme je le dis, Randal ; je suis bon homme et facile à vivre, mais quand une fois j’ai dit quelque chose, c’est dit. Mais c’est une plaisanterie, tu as voulu te moquer de moi, n’est-ce pas ? Frank ne songe pas à une poupée de cette espèce, c’est impossible ?

— Je vous assure, monsieur, que si jamais j’apprends qu’il y songe sérieusement, je vous en avertirai à temps. Pour le moment je ne voulais que savoir quelle sorte de belle-fille vous souhaiteriez. Vous disiez que vous n’aviez pas de préjugés.

— Je n’en ai pas, en effet, pas le moindre.

— Cependant vous ne voudriez pas d’une étrangère, ni d’une catholique ?

— Qui diable en voudrait ?

— Mais si elle était d’un haut rang et titrée ?

— Au diable soient son rang et son titre ! Tout cela n’est que forfanterie d’étrangère.

— Il vous faut donc une Anglaise ?

— Bien entendu.

— De l’argent ?

— Je n’y tiens pas, pourvu que la jeune fille soit rangée, laborieuse, raisonnable, et qu’elle apporte en dot une bonne réputation.

— Ah ! une bonne réputation, cela serait indispensable ?

— Parbleu ! Une mistress Hazeldean d’Hazeldean. Mais tu m’épouvantes. Il ne va pas, j’espère, enlever une femme divorcée ou une… »

Le squire s’arrêta ; sa face était pourpre, et Randal eut peur de le voir succomber à une apoplexie avant que les crimes de Frank eussent fait changer son testament.

Il se hâta donc, pour calmer M. Hazeldean, de l’assurer qu’il n’avait parlé qu’au hasard ; que Frank voyait, il est vrai, assez fréquemment des étrangères comme tous ceux qui à Londres allaient beaucoup dans le monde, mais que lui, Randal, était certain que Frank ne se marierait jamais sans le consentement et l’approbation de ses parents, et il promit de nouveau au squire de le prévenir à temps, si jamais cela devenait nécessaire. Néanmoins il laissa M. Hazeldean si agité et si inquiet que celui-ci, oubliant complètement et la ferme et les courtes-cornes, se dirigea d’un autre côté et rentra dans le parc par l’extrémité opposée. Lorsqu’ils approchèrent de la maison, le squire pressa le pas et alla s’enfermer avec sa femme, en grande consultation conjugale, tandis que Randal, assis sur la terrasse, réfléchissait au mal qu’il venait de faire et à ses chances de succès.

Quelqu’un s’approchant de lui avec précaution, lui dit à voix basse en mauvais anglais :

« Monsieur, monsieur, permettez moi de vous parler. »

Randal surpris, se retourna et aperçut un visage long et hâlé, aux traits prononcés et entouré de cheveux gris. Il reconnut l’homme qui, le matin, avait rejoint Riccabocca dans le jardin,

« Parlez-vous italien ? » dit Giacomo.

Randal, qui s’était rendu excellent linguiste, fit un signe d’affirmation, et Giacomo enchanté le pria de le suivre dans un endroit plus solitaire du parc.

Randal y consentit et tous deux gagnèrent l’ombrage d’une majestueuse avenue de marronniers.

« Monsieur, dit alors Giacomo, parlant dans sa langue naturelle avec une sorte d’éloquence simple ; je ne suis qu’un pauvre homme ; je m’appelle Giacomo. Vous avez peut-être entendu parler de moi. Je ne suis qu’on simple domestique, le serviteur du signor que vous avez vu ce matin ; mais il m’honore de sa confiance. Nous avons couru bien des dangers ensemble, et de tous ses amis et serviteurs, je suis le seul qui l’ait suivi sur la terre étrangère.

— Brave homme ! s’écria Randal en examinant la figure de Giacomo, Continuez, puisque votre maître se confie à vous ; il vous a sans doute communiqué ce que je lui ai dit aujourd’hui ?

— Oui… Ah monsieur ! le padrone est trop fier pour vous demander de vous expliquer davantage… trop fier pour paraître craindre cet homme. Mais il le craint… il doit le craindre…, il faut qu’il le craigne…, continua Giacomo en s’échauffant, car le padrone a une fille, et son ennemi est un scélérat. Oh ! monsieur, dites-moi tout ce que vous n’avez pas dit au padrone. Vous avez insinué que cet homme pouvait désirer d’épouser la signora. Lui, l’épouser ! Je lui couperais plutôt la gorge à l’autel ?

— En vérité ! Cependant je crois que tel est son dessein.

— Mais pourquoi ? Il est riche… elle n’a rien ; ceci n’est pas tout à fait exact cependant, car nous avons économisé…, mais ce n’est rien en comparaison de sa fortune à lui.

— Mon ami, je ne connais pas encore ses raisons, mais je parviendrai facilement à les savoir. Si ce comte est l’ennemi de votre maître, vous ferez bien de vous mettre en garde contre ses projets, quels qu’ils soient, et dans ce but, vous devriez vous cacher à Londres ou dans les environs. Je crains que tandis que nous perdons le temps en paroles, le comte ne vienne à découvrir votre retraite.

— Il fera bien de ne pas venir ici ! s’écria le fidèle domestique d’un ton menaçant, en portant instinctivement la main à la place de son couteau vacant.

— Méfiez-vous de votre propre colère, Giacomo. Un acte de violence vous ferait transporter hors d’Angleterre, et votre maître perdrait un ami fidèle. »

Giacomo parut frappé de cet avertissement.

« Et si le padrone le rencontrait, croyez-vous qu’il lui dirait humblement : Come stà sua signoria ? Le padrone l’étendrait mort à ses pieds.

— Chut…, chut. Vous parlez de ce qui, en Angleterre, s’appelle un meurtre et s’expie par le gibet. Si vous êtes réellement attaché à votre maître, pour l’amour du ciel, tirez-le d’ici ; arrachez-le à toute occasion de vengeance et de péril. Je retourne demain à Londres ; je me charge de lui trouver une maison à l’abri des espions et de toute découverte ; et là, mon ami, je pourrai ce que je ne saurais faire de loin, veiller sur lui et avoir en même temps l’œil sur son ennemi. »

Giacomo saisit la main de Randal et la porta à ses lèvres ; puis, comme frappé d’un soupçon subit, il la laissa retomber et dit brusquement :

« Signor, vous n’avez vu le padrone que deux fois, je crois ; d’où vient que vous prenez tant d’intérêt à ce qui le concerne ?

— Est-il donc étonnant que je m’intéresse à un exilé que menacent tant de dangers ? »

Giacomo, qui croyait peu à la philanthropie universelle, secoua la tête d’un air de doute.

« En outre, continua Randal, songeant soudain à une explication plus plausible, en outre, je suis parent de M. Egerton et l’ami le plus intime de M. Egerton est lord L’Estrange, et je sais que lord L’Estrange…

— Le bon lord ? Oh ! maintenant je comprends, interrompit Giacomo dont la visage s’éclaircit. Ah ! s’il était seulement en Angleterre ! Mais vous nous informerez de son retour ?

— Certainement, Maintenant dites-moi, Giacomo, ce comte est-il donc si audacieux et si à craindre ?

— Il n’a ni cœur, ni conscience,

— C’est là de quoi le rendre dangereux pour les hommes… et peut-être encore plus pour les femmes. Croyez-vous possible, que s’il avait une entrevue avec la signora, il obtînt ses affections ? »

Giacomo se signa rapidement, et ne répondit pas.

« J’ai entendu dire qu’il est encore très-beau, continua Randal. »

Giacomo poussa un gémissement. Randal reprit :

« Cela suffit ; persuadez à votre maître de venir à Londres.

— Mais si le comte est lui-même en ville ?

— Peu importe, une grande ville est toujours la retraite la plus sûre. Partout ailleurs, un étranger est un objet d’attention et de curiosité.

— C’est vrai.

— Que votre maître s’établisse donc à Londres ou plutôt dans les environs. Il pourra se fixer dans l’un des faubourgs les plus éloignés des quartiers que fréquente le comte. Dans deux jours je lui aurai trouvé une maison et je lui écrirai. Vous fiez-vous à moi maintenant ?

— Oui, certes, excellence. Ah ! si la signorina était mariée, nous n’aurions plus peur de rien.

— Mariée ? Mais elle a de grandes prétentions !

— Hélas ! pas maintenant, pas ici. »

Randal soupira profondément. Les yeux de Giacomo étincelèrent ; il crut avoir découvert le véritable motif de l’intérêt que leur témoignait Randal, et ce motif était, aux yeux d’un Italien, le plus naturel et le plus louable de tous.

« Trouvez une maison, signor ; écrivez au padrone. Il viendra ; je l’y déciderai, je sais comment il faut le prendre. — Bienheureux saint Jacques, il faut aujourd’hui te mettre en mouvement, il y a longtemps que je ne t’ai dérangé. »

Et Giacomo s’en alla à grands pas, souriant et se parlant à lui-même.

Le premier coup du dîner sonna, et en entrant dans le salon, Randal y trouva le ministre Dale, qu’on avait invité à la hâte pour tenir compagnie au visiteur inattendu.

Après les compliments d’usage, M. Dale profita de l’absence du squire pour s’informer de la santé de M. Egerton.

« Il se porte toujours bien, dit Randal. Je crois qu’il est de fer.

— Son cœur est d’or, dit le ministre.

— Ah ! fit Randal avec curiosité, vous avez eu, je crois, des relations avec lui au sujet d’un de vos anciens paroissiens de Lansmere ? »

Le ministre fit un signe affirmatif, et il y eut un moment de silence.

« Vous rappelez-vous votre bataille près des Stocks, monsieur Leslie ? dit M. Dale, avec un rire de bonne humeur.

— Oui en vérité ; j’ai même rencontré mon ancien adversaire à Londres.

— Vraiment ! Où donc ?

— Chez une sorte de bohème, un homme de quelque talent, nommé Burley.

— Burley ! j’ai lu des vers burlesques en grec, par un M. Burley.

— C’est très-probablement le même. Il a disparu, il sera mort dans quelque hôpital, je suppose. Le grec burlesque n’est pas une science très-lucrative par le temps qui court.

— Mais, Léonard Fairfield ? Vous l’avez sans doute vu depuis lors ?

— Non,

— Il ne vous a pas écrit ?

— Non ! Et à vous ?

— À moi non plus, depuis fort longtemps ; c’est assez singulier, cependant j’ai des raisons de croire qu’il prospère.

— Vous m’étonnez ! Comment cela ?

— Il y a deux ans qu’il a demandé sa mère, et elle est allée le retrouver.

— C’est là tout ?

— Cela suffit ; car il ne l’aurait pas envoyé chercher, s’il n’eût été en état de s’en charger. »

En ce moment, les époux Hazeldean entrèrent se donnant le bras, et le gros sommelier annonça le dîner.

Le squire était remarquablement taciturne, mistress Hazeldean pensive ; mistress Dale avait mal à la tête. Le ministre, qui avait rarement la bonne fortune de causer avec un homme instruit et lettré, si ce n’est lorsqu’il disputait avec le docteur Riccabocca, excité par la réputation de talent et d’habileté de Randal, se montrait avide de controverse.

« Un verre de vin, monsieur Leslie. Vous disiez avant le dîner que le grec burlesque n’était pas de nos jours une science très-lucrative. Dites-moi donc, je vous prie, quelle science l’est ?

Randal. La science pratique.

M. Dale. De quoi ?

Randal. Des hommes.

M. Dale. Je suppose qu’en effet c’est là la science la plus avantageuse au point de vue du monde ; mais comment l’acquiert-on ? Les livres y servent-ils de quelque chose ?

Randal. C’est selon comment on les lit.

M. Dale. Comment faut-il les lire pour qu’ils conduisent à cette science ?

Randal. Il faut les lire en les appliquant spécialement aux fins qui conduisent au pouvoir.

M. Dale (très-frappé de la logique sentencieuse et laconique de Randal). Vous vous exprimez à merveille, monsieur. J’avoue que j’avais commencé ces questions dans l’espoir de différer d’avec vous, car l’aime la discussion. »

« Ah ! ça oui, il l’aime ! grommela le squire ; c’est bien l’être le plus contrariant ! »

M. Dale. « La discussion est le sel d’un entretien ; mais je crains d’être du même avis que vous, ce à quoi je ne m’étais pas du tout attendu. »

Randal s’inclina et répondit : « Deux hommes instruits ne peuvent différer quand il s’agit de l’application de la science.

M. Dale (dressant l’oreille}. L’application de la science à quoi ?

Randal. À l’acquisition du pouvoir.

M. Dale (enchanté). C’en est l’application la plus vulgaire ou la plus élevée ; mais vous voulez parler de la plus élevée ?

Randal (intéressé à son tour). Qu’entendez-vous par l’application la plus vulgaire ou la plus élevée ?

M. Dale. Par la plus vulgaire, j’entends l’intérêt personnel ; par la plus élevée, la bienfaisance et le pouvoir de faire du bien aux autres. »

Randal réprima le sourire de dédain qui déjà plissait sa lèvre.

« Vous parlez, monsieur, comme il convient à un ecclésiastique ; j’honore vos sentiments et j’y souscris, mais je crois que la science qui ne vise qu’au pouvoir de faire le bien obtient bien rarement en ce monde un pouvoir quelconque.

Le squire (sérieusement). Cela est vrai ; je ne puis jamais faire ma volonté quand je désire faire quelque bien, et Stirn finit toujours par faire la sienne lorsqu’il a quelque idée diabolique.

M. Dale. À quoi ressemble, selon vous, monsieur Leslie, la puissance intellectuelle cultivée à l’extrême, mais entièrement dépourvue de bienfaisance ?

Randal. Je ne sais… À quelque grand homme… je dirais presque à tous les grands hommes qui ont triomphé de leurs ennemis et atteint leur but.

M. Dale. Je doute qu’aucun homme soit jamais devenu grand qui n’ait pas voulu être bienfaisant, bien qu’il ait pu se tromper quant aux moyens. César était naturellement bienfaisant et Alexandre aussi. Mais une puissante intelligence, cultivée à l’excès et entièrement dépourvue de la volonté du bien, ne ressemble qu’à un seul être, et c’est au principe du mal.

Randal (surpris). Vous voulez dire le diable ?

M. Dale. Oui, monsieur, le diable, et encore n’a-t-il pas réussi. Le diable lui-même, monsieur, a éprouvé ce que vos hommes politiques appelleraient un échec incontestable.

Mistress Dale. Mon ami ! mon ami !

M. Dale. Notre religion l’enseigne ; Satan était un ange et il est tombé. »

Il y eut une pause solennelle. Randal était plus frappé de cette idée qu’il ne lui convenait de l’avouer. Le dîner était fini et les domestiques s’étaient retirés. Harry jeta un coup d’œil à Carry, qui se leva. Les messieurs restèrent à boire, et le ministre, satisfait d’avoir remporté ce qu’il regardait comme une victoire sur son terrain favori mit la conversation sur des sujets plus légers, jusqu’à ce que la dîme ayant été mentionnée, le squire s’y mêla, et gesticulant et criant à tue-tête, finit par étourdir ses hôtes et démontrer, à sa propre satisfaction, que la dîme était une usurpation antichrétienne de la part de l’Église en général, et une infliction spécialement injuste sur les domaines d’Hazeldean en particulier.


CHAPITRE VII.

En rentrant dans le salon, Randal trouva les deux dames assises tout près l’une de l’autre, dans une attitude plus appropriée à la familiarité de leur enfance qu’à l’amitié cérémonieuse qui existait maintenant entre elles. La main de mistress Hazeldean était affectueusement posée sur l’épaule de Carry, et leurs deux visages étaient penchés sur le même livre. C’était merveille de voir ces deux matrones, si différentes d’extérieur et de caractère, ramenées à l’intimité de leur jeunesse par le lien enchanté de quelque magicien venu du pays de l’imagination, unies de cœur, tandis que leurs yeux lisaient la même pensée.

« Quel est donc l’ouvrage qui paraît si vivement vous intéresser, mesdames ? dit Randal en s’approchant de la table.

— Un ouvrage que vous avez certainement lu, répliqua mistress Dale, marquant la page qu’elle quittait et passant le livre à Randal. Il a, dit-on, fait sensation à Londres. »

Randal lut le titre de l’ouvrage. « C’est vrai, dit-il, j’en ai beaucoup entendu parler, mais je n’ai pas encore eu le temps de le lire.

Mistress Dale. Je vous le prêterai volontiers si vous voulez le parcourir ce soir ; vous le rendrez à mistress Hazeldean.

M. Dale (s’approchant). Oh ! certainement, il faut que vous lisiez cela. Je ne connais pas d’ouvrage plus instructif.

Randal. Instructif ! Alors je le lirai certainement. J’avais cru que c’était un ouvrage de pur amusement… d’imagination.

M. Dale. On en pourrait dire autant du Vicaire de Wakefield, et cependant quel livre est plus instructif ?

Randal. Le Vicaire de Wakefield ! C’est un assez joli livre, bien que la fable soit des plus invraisemblables ; mais en quoi donc est-il instructif ?

M. Dale. Il est Instructif par ses résultats ; il nous laisse meilleurs et plus heureux. Quelle instruction peut faire davantage ? Certains ouvrages instruisent la tête, d’autres le cœur. L’influence de ces derniers est plus générale et souvent meilleure ; l’ouvrage en question est de ceux-ci : vous serez de mon avis quand vous l’aurez lu. »

Randal sourit et prit le volume.

Mistress Dale. « L’auteur est-il enfin connu ?

Randal. J’ai entendu attribuer l’ouvrage à plusieurs écrivains, mais je crois qu’aucun d’eux ne l’a avoué.

M. Dale. Je pense qu’il a été écrit par un de mes anciens amis de l’Université, le professeur Moss, un naturaliste. Les descriptions de la nature y sont si parfaitement exactes !

Mistress Dale. Quoi, Charles, mon ami ! ce professeur si ennuyeux, si prosaïque, toujours barbouillé de tabac ? Comment pouvez-vous avoir une pareille idée ? L’auteur doit être jeune, j’en suis sûre ; il y a dans ce livre une telle fraîcheur de sentiments !

Mistress Hazeldean. L’auteur est jeune, c’est certain.

M. Dale. Je suis convaincu du contraire. Le ton de l’ouvrage est trop serein, le style en est trop simple pour un jeune homme. En outre, je ne connais pas de jeune homme qui m’envoie ses ouvrages, et ce livre m’a été envoyé, et très-bien relié comme vous voyez. Soyez sûrs que Moss en est l’auteur, c’est tout à fait sa tournure d’esprit.

Mistress Dale. Vous êtes vraiment impatientant, Charles, mon ami ! M. Moss est si laid !

Randal. Un auteur est-il donc tenu d’être beau ?

M. Dale. Ha, ha ! Répondez à cela si vous pouvez, Carry. »

Carry garde un silence dédaigneux.

Le squire. « Je ne crois pas que ce soit un ouvrage bien profond, n’importe qui l’a écrit, car je l’ai lu d’un bout à l’autre et j’ai tout compris.

Mistress Dale. Je ne vois pas ce qui vous fait supposer qu’il ait été écrit par un homme quelconque ; pour ma part, je crois qu’il est d’une femme.

Mistress Hazeldean. Oui, il y a un passage sur l’amour maternel qu’une femme seule peut avoir écrit.

M. Dale. Je voudrais connaître la femme capable d’écrire cette description d’une soirée d’août avant l’orage ; les moindres fleurs sauvages sont toutes des fleurs du mois d’août, chaque signe de l’air est exactement celui de la saison. Ne voyez-vous pas qu’une femme aurait semé les haies de violettes et de primevères ? Moss seul a pu faire cette description.

Le squire. Je ne sais trop : Il y a une comparaison au sujet du blé qu’or perd en semant à la main, qui me ferait croire que l’ouvrage est d’un agriculteur.

Mistress Dale (avec dédain). Un fermier ! En souliers ferrés probablement ! Je vous dis qu’il est d’une femme.

Mistress Hazeldean. Oui, d’une femme et d’une mère !

M. Dale. Il est d’un homme mûr et d’un naturaliste.

Le squire. Non, non ! curé, il est certainement d’un jeune homme, car cette scène d’amour me rappelle mon jeune temps et l’époque où j’aurais donné tout mon sang pour pouvoir dire à Harry combien elle me semblait belle, et où je ne trouvais autre chose à lui dire que : « Voici un bon temps pour les moissons, miss. » Oui, c’est décidément un jeune homme et un fermier. Je ne serais pas étonné qu’il eût conduit lui-même la charrue.

Randal (qui vient de feuilleter le livre). Cette esquisse d’une nuit de Londres est d’un homme qui a vécu la vie des grandes villes et envisagé la fortune des yeux de la pauvreté. Ce n’est vraiment pas mal ! Je lirai ce livre.

— N’est-il pas singulier, dit en souriant le ministre, que ce petit livre se soit ainsi emparé de nos esprits et, en suggérant à chacun de nous des idées différentes, nous ait cependant tous charmés, ait donné un nouveau courant d’idées à notre stagnante vie de province, et ait réveillé en nous tout un monde intérieur auquel nous ne songions pas ? Un si petit ouvrage fait par un homme que nous ne connaissons pas et que nous ne connaîtrons peut-être jamais ! Voilà un talent qui est véritablement une puissance et une noble puissance !

— C’est vrai, dit Randal. » Et le soir, après s’être retiré, suspendant un moment ses plans et ses projets, il lut, comme cela lui arrivait bien rarement, sans se proposer aucun but à atteindre par sa lecture.

Il fut surpris d’y trouver autant de plaisir. L’ouvrage tirait son charme de la calme jouissance du beau où se complaisait l’auteur. On eût dit de quelque âme heureuse, se chauffant au soleil de ses propres pensées. La puissance en était si tranquille et si uniforme, qu’un critique seul pouvait s’apercevoir de la vigueur qu’il avait fallu à l’auteur pour se soutenir si haut, avec un effort si peu sensible. Là aucune faculté ne dominait tyranniquement les autres ; tout semblait harmonieux dans l’heureuse symétrie d’une nature pleine et complète. Et lorsqu’on fermait ce livre, il laissait au cœur une impression de chaleur douce et vivifiante. Randal le posa près de lui et, pendant cinq minutes, le but ignoble et mesquin auquel il appliquait sa propre intelligence lui apparut dans toute sa misère.

« Bast ! se dit-il en s’arrachant violemment à l’influence salutaire de sa lecture, ce n’était pas pour plaindre Hector, mais pour vaincre Achille, qu’Alexandre de Macédoine mettait Homère sous son oreiller. Tel doit être le véritable usage des livres pour ceux qui ont à conquérir le monde pratique ; bon pour les prêtres et pour les femmes de les comprendre autrement. »

Et le principe du mal rentra dans cette intelligence d’où était banni le guide de la bienfaisance.


CHAPITRE VIII.

Randal se leva en entendant sonner la cloche du déjeuner, et, sortant de sa chambre, il rencontra sur le palier mistress Hazeldean. Il lui rendit le livre, et, comme il se préparait à lui en parler, elle lui fit signe de la suivre dans une petite pièce où elle avait coutume de se tenir le matin. Il ne s’agissait pas d’un boudoir blanc et or, décoré de peintures de Watteau, mais d’un cabinet entouré de vastes armoires en chêne contenant le linge héréditaire de la maison d’Hazeldean, des provisions pour les femmes de charges, et des drogues pour les pauvres. Assise sur un vaste fauteuil dans ce sanctum sanctorum, mistress Hazeldean avait un air d’autorité formidable.

« Randal, dit-elle abordant sur-le-champ la question avec sa franchise accoutumée, que signifie tout ce que vous avez dit à mon mari sur la possibilité du mariage de Frank avec une étrangère ?

— Cette idée vous inspirerait-elle autant d’aversion qu’à M. Hazeldean ?

— Vous me faites une autre question au lieu de répondre à la mienne. »

Randal faillit être jeté hors de garde par ce rude assaut, car il avait un double but : d’abord il lui fallait apprendre si le mariage de Frank avec une femme comme Mme di Negra irriterait assez le squire pour mettre en danger l’héritage de son fils, et en même temps empêcher M. et mistress Hazeldean de craindre sérieusement ce mariage, de peur que, parlant prématurément à Frank sur ce sujet, ils ne réussissent à l’empêcher. Il fallait encore qu’il eût soin de s’exprimer de façon à ne pas être plus tard accusé par les parents d’avoir rien déguisé. Dans sa conversation de la veille avec le squire, il avait été un peu trop loin, poussé par son désir d’échapper à l’examen des south-down et des courtes-cornes. Tandis qu’il réfléchissait à tout cela, mistress Hazeldean l’observait avec son regard droit et intelligent, et à la fin elle s’écria :

« Dites, dites-moi tout, monsieur Leslie !

— Que je vous dise quoi, ma chère madame ? Le squire a singulièrement exagéré l’importance de ce que je ne lui disais qu’en plaisantant. Mais je vous avouerai franchement que Frank me paraît en tenir pour une certaine belle Italienne.

— Italienne ! s’écria mistress Hazeldean. Je l’aurais parié ; une Italienne ! Est-ce là tout ? » Et elle sourit.

Randal était de plus en plus embarrassé. La pupille de son œil se contractait, comme il arrive lorsque nous rentrons en nous-mêmes pour réfléchir, attendre, combiner.

« Et peut-être, reprit mistress Hazeldean avec une physionomie satisfaite, peut-être avez-vous remarqué cela chez Frank depuis son dernier voyage ici ?

— Oui, dit Randal ; cependant je crois que son cœur ou plutôt son imagination était déjà frappée auparavant.

— C’est très-naturel, dit mistress Hazeldean. Comment en eût-il été autrement ? Une si belle créature ! Je ne veux pas vous demander les secrets de Frank, mais je devine quel est l’objet de ses vœux ; et, bien qu’elle n’ait pour ainsi dire aucune fortune et que lui eût pu prétendre à une tout autre alliance, cependant elle est si aimable, elle a été si bien élevée et elle ressemble si peu à l’idée qu’on se fait ordinairement d’une catholique romaine, que je réussirais probablement à obtenir le consentement d’Hazeldean.

— Ah ! dit Randal respirant plus librement, car il commençait à comprend l’erreur de mistress Hazeldean, vous me rendez heureux en disant cela ; je puis donc donner à Frank quelque espoir, si je le retrouve triste, découragé, le pauvre garçon !

— Je crois que vous le pouvez, dit mistress Hazeldean en souriant gaiement. Mais vous n’auriez pas dû effrayer ainsi le pauvre William, et lui dire que la dame sait très-peu d’anglais. Elle a de l’accent, il est vrai, mais elle parle très-gentiment notre langue. J’oublie toujours qu’elle n’est pas Anglaise. Ha ! ha ! pauvre William ! »

Randal. « Ha ! ha ! »

Mistress Hazeldean. « Nous avions pensé pour Frank à un autre mariage, à une jeune fille d’une bonne famille anglaise.

Randal. Miss Slicktorights ?

Mistress Hazeldean. Oh ! non ; c’est là une vieille idée d’Hazeldean ; mais je doute que les Slicktorights voulussent jamais confondre leur propriété avec la nôtre ; tout se romprait quand on en viendrait au contrat, et qu’il leur faudrait abandonner le droit de passage. Non ; nous avions pensé à un mariage bien différent ; mais on ne peut contraindre les jeunes cœurs, monsieur Leslie.

Randal. Non, mistress Hazeldean, vous avez raison ; mais maintenant que nous nous comprenons parfaitement, permettez-moi de vous dire qu’à mon avis, mieux vaudrait laisser les choses aller d’elles-mêmes, et ne pas écrire à Frank sur ce sujet. Les jeunes cœurs, comme vous savez, sont souvent excités par les difficultés apparentes et se refroidissent lorsque les obstacles disparaissent.

Mistress Hazeldean. C’est possible ; cependant il n’en était pas ainsi d’Hazeldean et de moi ; mais je n’écrirai pas à Frank par une autre raison ; bien que je sois disposée à consentir à ce mariage et William aussi, cependant nous préférerions tous deux que notre fils épousât une Anglaise et une protestante. Nous ne ferons donc rien pour favoriser son idée ; mais si le bonheur de Frank est réellement attaché à cette union, nous céderons. Bref, nous ne voudrions ni l’encourager ni le chagriner. Vous comprenez ?

— Parfaitement.

— Et, en attendant, il est à propos que Frank voie le monde, se distraie et arrive à bien savoir lui-même ce qu’il veut. Probablement ce sont des idées de cette nature qui l’ont empêché de venir ici. »

Randal, redoutant un éclaircissement, se leva en disant :

« Pardonnez-moi ; mais il faut que je déjeune à la hâte, sans quoi je manquerai la diligence. »

Puis il offrit le bras à son hôtesse, et la conduisit dans la salle à manger. Il mangea rapidement, affectant d’être très-pressé ; puis, prenant cordialement congé de ses hôtes, il mit son cheval au galop.


CHAPITRE IX.

Violante était assise dans sa petite chambre, regardant par la fenêtre la terrasse qui s’étendait au-dessous. La journée était chaude pour cette époque de l’année. Les orangers étaient déjà mis à l’abri des atteintes de l’hiver ; à la place qu’ils avaient occupée, mistress Riccabocca était assise à coudre. Dans le belvédère, Riccabocca conversait avec son serviteur favori ; les fenêtres et la porte du pavillon étaient ouvertes, et de la place où elles étaient chacune, mistress Riccabocca et Violante pouvaient toutes deux voir le padrone s’appuyant contre le mur, les bras croisés et les yeux fixés sur la terre, tandis que Giacomo, un doigt posé sur le bras de son maître, lui parlait avec chaleur. Et, de la fenêtre comme de la terrasse, la fille et l’épouse dirigeaient des regards tendres et inquiets vers cette figure pensive, si chère à toutes deux ; car depuis quelques jours Riccabocca s’était montré sombre et préoccupé ; toutes deux sentaient que quelque chose troublait son âme, mais ni l’une ni l’autre ne savait encore ce que c’était,

La chambre de Violante révélait silencieusement le genre d’éducation qu’avait reçue la jeune fille : à l’exception d’un album de dessins ouvert sur un pupitre, et qui témoignait d’un talent exquis (car en ceci Riccabocca lui avait servi de maître), rien n’y rappelait les occupations ordinaires d’une femme. On n’y voyait ni harpe, ni piano, ni métier à broder, aucun ustensile d’ouvrage à l’aiguille n’y trahissait la présence et les goûts habituels d’une jeune fille ; mais sur des planches étaient rangés les meilleurs auteurs italiens, anglais et français, et ceux-ci témoignaient de connaissances que l’homme qui cherche une compagne pour son esprit dans la douce communion d’une femme, ne condamnera jamais comme trop masculines. Il ne fallait que regarder le visage de Violante pour comprendre la noblesse de l’intelligence qui animait ses traits charmants. Il n’y avait rien là de dur, rien de sec ni d’austère ; la science qu’on y devinait se perdait dans la douceur et la grâce ; en effet, ce qu’elle acquérait d’instruction sérieuse se transformait chez elle en élévation morale. Étudiait-elle quelque histoire aride et monotone, son imagination y découvrait des beautés que les autres lecteurs avaient laissées passer inaperçues, et, semblable à l’œil de l’artiste, distinguait partout le pittoresque. Son esprit semblait rejeter naturellement tout ce qui était bas et vulgaire, et s’approprier, sans effort, ce qui était beau et élevé. Elle avait vécu si isolée de toutes les jeunes filles de son âge qu’à peine appartenait-elle au temps présent. Elle demeurait dans le passé comme Sabrina dans son puits de cristal.

Les souvenirs de la chevalerie, les images du beau et de l’héroïque, telles qu’elles surgissent en nous à la lecture des lignes harmonieuses du Tasse, de ces vers où la force et la valeur sont célébrées en même temps que l’amour et la foi, nourrissaient les rêveries de la belle fille italienne.

Qu’on ne nous dise pas que le passé, examiné avec une froide philosophie, n’était, après tout, ni meilleur ni plus grand que le présent ; ce n’est pas ainsi que l’envisagent les cœurs purs et généreux. Périsse le passé, s’il doit cesser de réfléchir dans son magique miroir ce bel idéal qui est sa plus noble réalité, bien qu’il ne soit peut-être que l’illusion d’une ombre !

Mais Violante ne se contentait pas de rêver au passé ; la vie en elle était si riche et si puissante que l’action était nécessaire à son glorieux développement ; mais l’action telle qu’elle convient à une femme, l’action qui consiste à bénir, ennoblir, élever tout ce qui l’entoure, et à dépenser son ambition en sympathie avec les aspirations de l’homme. En dépit des craintes qu’il inspirait à son père, l’air froid et piquant de l’Angleterre avait renforcé la santé de Violante, si délicate dans son enfance ; son pas élastique, ses yeux pleins de douceur et d’éclat, la fraîcheur de ses joues, tout en elle annonçait des forces vitales propres à soutenir un esprit vigoureux d’une nature exquise, et les émotions d’un cœur qui, une fois éveillé, ennoblirait les passions ardentes du Midi par la pureté et le dévouement du Nord.

La solitude rend certaines natures timides, tandis qu’elle en enhardit d’autres. Violante était intrépide ; lorsqu’elle parlait, son regard rencontrait franchement le vôtre, et elle était si ignorante du mal, qu’elle semblait presque ignorer aussi la honte. De ce courage, joint à une grande affluence d’idées, naissait une conversation vive et délicieuse. Bien qu’étrangère aux talents que possèdent ordinairement les jeunes personnes, talents qui peuvent être cultivés à un haut degré, tout en laissant la pensée stérile, la conversation vide et insignifiante, elle avait le don qui plaît le plus à un homme de talent, (surtout lorsque ce talent n’est pas employé si activement qu’il ne désire que le repos, là où il doit chercher la sympathie), le don d’échanger facilement ses idées, le charme qui revêt de paroles harmonieuses les nobles pensées d’une femme.

« Je l’entends soupirer d’ici, dit doucement Violante qui regardait toujours son père, et je crois qu’il s’agit de quelque nouveau chagrin, non plus du regret de son pays. Il a parlé deux fois hier de ce cher ami anglais, en souhaitant qu’il fût ici. »

En disant ces mots, la jeune fille rougit sans s’en apercevoir, ses mains tombèrent sur ses genoux et elle se laissa aller à une rêverie aussi profonde que celle de son père, mais moins sombre. Depuis son arrivée en Angleterre, Violante avait été accoutumée à attacher un intérêt reconnaissant au nom de Harley L’Estrange. Son père, gardant au sujet de tous ses anciens amis italiens un silence qui ressemblait au dédain, s’était plu à lui parler à cœur ouvert de l’Anglais qui l’avait sauvé, alors que ses propres compatriotes le trahissaient. Il lui parlait du soldat qui, dans la fleur de la jeunesse, insensible à sa propre gloire, nourrissait le souvenir de quelque douleur cachée parmi les pins qui projettent leur ombre sur le beau lac italien. Il racontait comment lui, Riccabocca, alors heureux et honoré, avait cherché dans sa solitude le signor anglais, qui était alors le malheureux exilé ; comment ils étaient devenus amis, en se promenant ensemble dans les campagnes où ses yeux s’étaient ouverts au jour ; comment Harley l’avait vainement averti de la folie des plans et des conspirations au moyen desquels il avait voulu reconstruire en une heure les ruines faites par de longs siècles ; comment alors qu’abandonné, proscrit, traqué par les sbires, il avait fui pour sauver sa vie, portant dans ses bras Violante tout enfant, l’officier anglais lui avait offert un refuge, avait déjoué ceux qui le poursuivaient, armé ses domestiques, accompagné pendant la nuit le fugitif jusqu’à un défilé des Apennins, et lorsque les émissaires d’un ennemi perfide étaient près de l’atteindre, lui avait dit : « Il faut sauver votre enfant ! Fuyez ! volez ! Encore une lieue, et vous atteindrez la frontière. Nous allons retarder l’ennemi en parlementant ; nous ne courons aucun risque. » Et de l’autre côté des frontières le père avait su que son ami anglais avait retardé l’ennemi non avec des paroles, mais avec l’épée, barrant le passage à de nombreux soldats et leur opposant une poitrine aussi indomptable que celle de Bayard sur le glorieux pont.

Et depuis lors, ce même Anglais n’avait cessé de défendre le nom du proscrit, de plaider sa cause, et s’il restait à celui-ci quelque espoir de rentrer dans son pays, de recouvrer ses biens, cet espoir reposait sur le zèle infatigable de lord L’Estrange.

Naturellement et par degrés la jeune fille rêveuse et solitaire avait associé à toutes les prouesses qu’elle lisait dans les histoires de chevalerie l’image du brave et loyal étranger. C’était lui qui animait pour elle les rêves du passé et qui lui semblait né pour être, quand viendrait l’heure propice, le libérateur de l’avenir. Autour de cette image se groupaient tous les charmes que l’imagination d’une jeune fille sait tirer du trésor des temps héroïques.

Jadis, Riccabocca, pour satisfaire la curiosité de sa fille, avait esquissé de mémoire les traits du jeune Anglais ; il avait dessiné le visage d’Harley dans la fleur de la première jeunesse, flatté et idéalisé sans doute par l’art et la reconnaissance, mais ressemblant cependant à ce qu’il était en Italie, alors que la profonde tristesse d’une récente douleur voilait encore sa physionomie, en concentrait les expressions variées et qu’on ne pouvait le regarder sans se dire : « Si jeune et déjà si triste ! » Violante n’avait jamais songé que ces mêmes années qui d’une enfant faisaient d’elle une femme, avaient dû passer plus sévèrement sur ces joues pâles et sur ce front rêveur ; que le monde avait pu altérer la nature de cet homme et le temps son extérieur. Pour elle, ce héros de l’idéal était resté éternellement jeune et beau. Douce illusion, qui nous est commune à tous, lorsque la poésie a une fois revêtu, enveloppé la forme humaine ! Qui jamais s’est représenté Pétrarque comme un vieillard usé par les années ? Qui ne le voit toujours tel que Laura le vit pour la première fois !

Ogni altra casa, ogni pensier va fore,
E sol ivi con voi rimansi Amore
 ! »


CHAPITRE X.

Et Violante, ainsi absorbée par sa rêverie, oublia d’observer le belvédère. Il était maintenant désert. L’épouse qui n’avait d’autre idéal que Riccabocca pour occuper sa pensée le vit, elle, se diriger vers la maison.

L’exilé entra dans la chambre de sa fille qui tressaillit en sentant son père poser une main sur sa tête et toucher son front des lèvres.

« Mon enfant, dit Riccabocca s’asseyant, j’ai résolu de quitter pour un temps cette retraite et de me fixer dans les environs de Londres.

— Ah ! cher père, c’est donc à cela que vous pensiez ? Mais quelle peut être votre raison ? Ne vous en allez pas ; vous savez combien fidèlement j’ai gardé votre secret. Ayez donc confiance en moi.

— Oui, chère enfant, reprit Riccabocca avec émotion. Je veux quitter cet endroit dans la crainte d’y être découvert par mes ennemis. Je dirai à ceux qui m’interrogeront que tu es d’âge à avoir des maîtres que je ne puis me procurer ici. Mais je voudrais que personne ne sût où nous allons. »

L’Italien dit ces derniers mots entre ses dents et en baissant la tête ; il en était honteux.

« Mais ma mère… (c’est ainsi que Violante avait coutume de nommer Jemima) ma mère ? Vous lui avez sans doute parlé de vos projets ?

— Pas encore ; c’est là la difficulté.

— Il ne peut y avoir de difficulté ; elle vous aime tant ! répliqua Violante d’un ton de doux reproche. Ah ! pourquoi n’avoir pas confiance en elle aussi ? Qui sera jamais meilleure ou plus dévouée ?

— Elle est bonne, j’en conviens, s’écria Riccabocca, mais qu’est-ce que cela prouve ? De cattiva donna guardati, ed alla buona non fidar niente ; et s’il faut lui confier quelque chose, ajouta l’abominable homme, confiez-lui tout plutôt qu’un secret.

— Fi donc ! dit Violante en souriant à demi ; car elle connaissait trop bien l’humeur du docteur pour interpréter littéralement ses odieuses maximes. Vous n’êtes guère conséquent, padre carissimo ; ne me confiez-vous pas votre secret ?

— À toi ! Mais une enfant n’est pas une femme. En outre, mon secret t’était déjà connu et je n’avais pas le choix. Sois tranquille, Jemima restera ici pour l’instant. Vois ce que tu désires emporter ; nous partons ce soir. »

Sans attendre de réponse, Riccabocca quitta sa fille à la hâte, et bientôt en entendit son pas ferme sur la terrasse ; il s’approchait de sa femme.

« Anima mia, dit l’élève de Machiavel déguisant sous les plus tendres paroles les intentions les plus cruelles ; car un de ses plus chers proverbes disait qu’il est impossible de faire marcher une mule ou une femme sans la flatter et la caresser ; anima mia, vous avez sans doute remarqué que Violante s’ennuie ici à mourir ?

— Elle ? la pauvre enfant ! Non, mon ami.

— Il en est cependant ainsi, mon tendre cœur. Elle s’ennuie et elle est aussi ignorante de la musique que moi du point à jour.

— Elle chante à ravir.

— Elle chante comme les oiseaux, contre toutes les règles et en dépit de la gamme. Donc, pour en venir au but, trésor de mon âme, je vais l’emmener avec moi passer quelques jours soit à Cheltenham, soit à Brighton. Nous verrons.

— Avec vous, tous les endroits me seront agréables, cher Alphonse. Quand partirons-nous ?

— Nous partirons ce soir ; mais bien qu’il me soit terrible de vous quitter… »

— Ah ! » interrompit Jemima, et elle se couvrit la figure de son mouchoir.

Riccabocca, le plus rusé et le plus impitoyable des hommes dans ses maximes, demeura stupéfait et sans force à la vue de cette muette douleur. Il passa le bras autour de la taille de sa femme avec une affection sincère et sans avoir dans le cœur un seul proverbe. « Carissima, ne vous affligez pas ainsi ; nous reviendrons bientôt ; les voyages sont dispendieux ; pierre qui roule n’amasse pas mousse, et vous avez ici bien des choses à surveiller. »

Mistress Riccabocca se dégagea doucement du bras de son mari ; elle ôta ses mains de son visage et essuya ses larmes.

« Alphonse, dit-elle avec une expression touchante, écoutez-moi. Ce que vous trouverez bon me semblera toujours tel ; mais ne croyez pas que je m’afflige uniquement à cause de votre départ. Non ; ce qui me chagrine, c’est la pensée que depuis tant d’années que je suis la compagne de votre foyer et que je dors sur votre poitrine, années pendant lesquelles je n’ai eu qu’une pensée, celle de remplir humblement mon devoir envers vous et votre enfant, je m’afflige de penser que vous me croyiez encore aussi peu digne de votre confiance que le jour où vous étiez près de moi à l’autel.

— Ma confiance ! répéta Riccabocca surpris. Que parlez-vous de confiance ? En quoi en ai-je manqué ? Je vous assure, continua-t-il avec la volubilité d’un homme qui se sent coupable, que je n’ai jamais douté de votre fidélité, en dépit de mon nez crochu, de ma longue face et de ma qualité d’étranger ; je n’ai jamais cherché à lire vos lettres ni à surveiller vos promenades solitaires, je n’ai jamais eu d’inquiétude en vous voyant coqueter avec le ministre Dale, et je n’ai ni gardé l’argent ni inspecté vos livres de comptes ! »

Mistress Riccabocca n’accorda pas même un sourire de mépris à ces révoltantes évasions ; à peine parut-elle les avoir entendues.

« Pouvez-vous croire, reprit-elle en appuyant sa main sur son cœur pour l’empêcher de s’épancher en sanglots, pouvez-vous croire que j’aie cherché, réfléchi et fatigué ma pauvre tête à deviner chaque jour ce qui pouvait vous plaire on vous consoler, et que je ne me sois pas depuis longtemps aperçue que vous avez des secrets qui sont connus de votre fille, de votre domestique, et que moi seule j’ignore ? Ne craignez rien. Ces secrets ne peuvent être coupables, vous ne les confieriez pas à votre enfant. En outre, ne connais-je pas votre nature et ne vous aimé-je pas parce que je la connais ? C’est pour quelque chose qui a rapport à ces secrets que vous voulez quitter votre maison. Vous craignez que je ne sois imprudente, maladroite. C’est pour cela que vous ne voulez pas m’emmener ; soit ! Je vais tout préparer pour votre départ. Pardonnez-moi si je vous ai déplu, mon ami. »

Mistress Riccabocca se leva pour se retirer, mais une petite main se posa sur le bras de l’Italien. « Ô mon père, résisterez-vous à ceci ? Fiez-vous à elle, je vous en conjure. Ne suis-je pas une femme comme elle ! Je réponds de son silence. Soyez vous-même, vous le plus noble des hommes, ô mon père !

— Diavolo ! À peine une porte est-elle fermée qu’une autre s’ouvre, dit en gémissant Riccabocca. Ne vois-tu donc pas, Violante, que c’est pour toi que je crains et que je veux être prudent.

— Pour moi ! Ah ! que je ne sois pas la cause d’une bassesse ! Pour moi ! Ne suis-je pas votre fille, la descendante d’hommes qui n’ont jamais connu la crainte ? »

L’expression du visage de Violante était sublime tandis qu’elle parlait ainsi, et en finissant elle conduisit doucement son père vers la porte, que sa femme avait maintenant atteinte.

« Jemima ! ma femme ! pardon, pardon ! s’écria l’Italien, dont le cœur avait soif de répondre à tant de tendresse et de dévouement, viens sur mon cœur, il t’a été longtemps fermé, je vais te l’ouvrir maintenant et pour toujours. »

L’instant d’après l’épouse se trouva à sa véritable place, pressée sur le cœur de son mari, et Violante leur souriant un instant à tous deux, leva vers le ciel des yeux reconnaissants et se retira sans bruit.


CHAPITRE XI.

Randal, lors de son retour à Londres, entendit dans les rues et dans les clubs des rumeurs confuses et contradictoires sur la chute probable du gouvernement à la prochaine session parlementaire. Ces rumeurs étaient nées subitement et comme en une heure. Depuis quelque temps, il est vrai, les capables secouaient la tête en disant : « Le ministère ne peut durer. » Certains changements dans la direction politique avaient l’année d’auparavant divisé le parti sur lequel s’appuyait le gouvernement, et donné des forces à l’opposition. Mais cependant les membres les plus importants de l’administration étaient depuis si longtemps comme identifiés à leurs positions officielles, et l’opposition paraissait si loin d’être en état de former un cabinet composé de noms familiers à la chambre, que le public s’était tout au plus attendu à quelques changements partiels. Les rumeurs dont nous parlons allaient beaucoup plus loin. Randal qui, pour le présent, ne pouvait prétendre à d’autre importance que celle qu’il tirait de la grande position de son patron, fut alarmé. Il alla trouver Egerton, mais le ministre demeura impénétrable et lui parut calme, confiant, imperturbable. Randal, un peu rassuré, s’occupa sur-le-champ de trouver une maison à Riccabocca ; car incertain de réussir par la protection d’Egerton, il n’en était que plus ardent à la poursuite de l’héritière. Il trouva une maison tranquille, indépendante, cachée au milieu d’un jardin dans le voisinage de Norwood. Nul endroit n’était plus à l’abri de l’espionnage et de l’attention publique. Il écrivit à Riccabocca, lui indiqua la maison, et l’assura de nouveau de la volonté et du pouvoir qu’il avait de le servir. Le lendemain matin Randal était à son bureau, ne pensant guère aux affaires de détail qu’il expédiait cependant avec une précision mécanique, lorsque le ministre chargé de ce département du service public le fit inviter à passer dans son cabinet, et là le pria de porter une lettre à Egerton, avec lequel il désirait se consulter relativement à une affaire très-importante qui devait être portée au conseil ce jour-là même. « Je vous charge de cette lettre, dit le ministre en souriant (ce ministre était un homme simple et droit), parce que vous avez la confiance de M. Egerton, et qu’il vous donnera peut-être une réponse verbale en même temps qu’une réponse écrite. Egerton est souvent par trop prudent et par trop bref dans la litera scripta ! »

Randal alla d’abord au ministère d’Egerton, on ne l’y avait pas vu ce jour-là. Il prit alors un cabriolet et se rendit à Grosvenor-Square. Une voiture était à la porte. M. Egerton était chez lui, mais, ajouta le domestique, « le docteur T. est avec lui, et peut-être trouvera-t-il mauvais qu’on le dérange,

— Comment ? votre maître est donc malade ?

— Non pas que je sache, monsieur. Il ne se plaint jamais ; mais il paraissait souffrant depuis quelques jours. »

Randal hésita, mais sa commission pouvait être importante, et il avait si souvent entendu dire à Egerton que la santé comme tout le reste doit céder le pas aux affaires, qu’il se décida à entrer, comme de coutume, sans se faire annoncer ; il ouvrit la porte de la bibliothèque. En y entrant il tressaillit : Audley Egerton était à demi couché sur le sofa, et le docteur à genoux lui appliquait un stéthoscope sur la poitrine. Egerton avait les yeux à demi fermés. Lorsqu’il entendit ouvrir la porte, il se leva en sursaut et faillit renverser le docteur. « Qui est là ? comment osez-vous ! » s’écria-t-il d’une voix irritée. Puis reconnaissant Randal, il changea de couleur, se mordit les lèvres et dit sèchement : « Je vous demande pardon de ma brusquerie ; que voulez-vous, monsieur Leslie ?

— J’apporte une lettre de lord… Il m’a prié de ne vous la remettre qu’en mains propres, je vous demande pardon.

— Il n’y a pas lieu, dit Egerton froidement. J’ai eu une légère attaque de bronchite, et comme le parlement se réunit prochainement, il me faut prendre conseil de mon médecin si je veux pouvoir me faire entendre. Posez cette lettre sur la table et soyez assez bon pour attendre ma réponse. »

Randal se retira. Il n’avait jusqu’ici jamais vu de médecin dans cette maison, et il était étonné qu’Egerton en eût appelé un pour une si légère attaque. Tandis qu’il attendait dans l’antichambre, on frappa à la porte de la rue, et bientôt un monsieur fort bien mis entra et honora Randal d’un salut gracieux et presque familier. Randal se rappela avoir rencontré ce personnage à un dîner chez un jeune gentilhomme appartenant à l’élite de la fashion, mais on ne les avait point présentés l’un à l’autre, et il ignorait jusqu’à son nom. Le visiteur était mieux informé.

« Notre ami Egerton est en affaire à ce qu’il paraît, monsieur Leslie, » dit le nouveau venu en arrangeant le camélia qui décorait sa boutonnière.

« Notre ami Egerton ! C’est donc un bien grand personnage ! » pensa Randal. « Il sera probablement bientôt libre, dit-il tout haut en examinant attentivement l’étranger.

— Je l’espère, car mon temps est quasi aussi précieux que le sien. Je n’ai pas eu l’honneur de vous être présenté lorsque nous nous sommes rencontrés chez lord Spendquick. C’est un bien brave garçon que Spendquick, et fort intelligent. »

Lord Spendqueik passait généralement pour n’avoir pas deux idées de suite.

Randal sourit.

L’étranger prit une carte dans un portefeuille de maroquin et la présenta à Randal, qui y lut : « Baron Lévy, no —, Bruton Street. »

Ce nom n’était pas inconnu à Randal ; les jeunes gens à la mode le prononçaient trop souvent pour qu’il ne fût pas venu aux oreilles d’un habitué de la bonne compagnie.

M. Lévy avait été procureur. Depuis quelques années il avait renoncé à l’exercice de sa profession ostensible, et par suite de quelques services rendus dans la négociation d’un emprunt, avait été récemment créé baron par un prince allemand. La fortune de M. Lévy n’avait disait-on d’égale que son obligeance pour tous ceux qui désiraient emprunter temporairement de l’argent et lui offraient de solides garanties d’un futur remboursement.

Il eût été difficile de voir un plus bel homme que le baron, il était à peu près du même âge qu’Egerton, mais paraissait beaucoup plus jeune ; il était si bien conservé ; il avait de si magnifiques moustaches noires et de si belles dents ! Malgré son nom et sa peau brune, il ne ressemblait pas à un juif du moins extérieurement ; et de fait il n’était pas juif du côté paternel ; c’était le fils naturel d’un grand seigneur anglais et d’une dame juive fort distinguée… à l’Opéra.

Après la naissance de son fils cette dame avait épousé un commerçant allemand de sa religion, et elle avait obtenu de son mari qu’il adoptât ce fils et lui donnât son nom hébreu. M. Lévy père étant bientôt devenu veuf, le véritable père, sans jamais reconnaître l’enfant, s’était occupé de lui, l’avait reçu fréquemment, et l’avait initié aux usages de la haute société, pour laquelle le jeune homme montrait un goût décidé. Mais lorsque milord mourut, ne laissant qu’une somme fort modique au jeune Lévy, alors âgé d’environ dix-huit ans, ce personnage ambigu fut placé chez un procureur par son père putatif, qui bientôt après s’en retourna dans son pays et fut enterré à Prague, l’on voit encore son tombeau. Le jeune Lévy cependant s’arrangea de façon à se passer fort bien de lui. Sa naissance véritable était généralement connue et c’était pour lui une sorte d’avantage au point de vue social. Le legs de son père lui permit de devenir l’associé de l’étude où il avait été clerc, et les classes fashionables de la société lui fournirent une nombreuse clientèle. Il se montra si utile, si agréable, si complètement homme du monde, qu’il devint l’ami de ses clients, généralement jeunes gens de haut rang ; il se maintint en bons termes avec les juifs comme avec les chrétiens. Car n’étant ni l’un ni l’autre, il ressemblait (pour nous servir de l’inimitable comparaison de Sheridan) à la page blanche qui se trouve entre l’Ancien et le Nouveau Testament.

On pouvait taxer de vulgarité l’assurance excessive de M. Lévy, mais ce n’était pas la vulgarité d’un homme accoutumé à une société basse et grossière, c’était plutôt le mauvais ton de quelqu’un qui n’est pas sûr de sa position et qui est résolu d’assumer la meilleure possible. Nous avons dit qu’il avait fait son chemin dans le monde et amassé une immense fortune, il est donc inutile d’ajouter qu’il était fin comme une aiguille et dur comme un caillou. Nul homme n’avait eu plus d’amis et ne leur avait été plus fidèle tant qu’il leur restait une livre dans la poche.

Randal avait entendu dire une partie de ces choses au sujet du baron ; il regarda d’abord sa carte, puis sa personne avec admiration.

« J’ai rencontré un de vos amis chez Borrowell, reprit le baron, le jeune Hazeldean. C’est un garçon circonspect, et qui connaît son monde. »

Comme c’était là le dernier des éloges que méritât le pauvre Franck, Randal sourit de nouveau.

Le baron continua : « J’ai entendu dire, monsieur Leslie, que vous avez une grande influence sur ce jeune homme. Ses affaires sont dans le plus triste état. Je m’estimerais heureux de pouvoir lui être utile comme à un parent de mon ami Egerton ; mais il entend si bien les affaires qu’il méprise mes conseils.

— Vous êtes injuste à son égard.

— Injuste ! non ; j’honore sa prudence. Je dis à tout le monde : Ne vous adressez pas à moi, je puis vous procurer de l’argent à des conditions beaucoup plus favorables que qui que ce soit, mais qu’en résulte-t-il ? Vous m’en demandez si souvent que vous finissez par vous ruiner, tandis qu’un usurier, un homme sans conscience vous ferait peur. Cent pour cent diriez-vous, oh ! oh ! il faut que je m’arrête. Si donc, vous avez quelque influence sur votre ami, dites-lui de s’en tenir à ses brocanteurs de billets et de n’avoir rien à démêler avec le baron Lévy. »

Ici la sonnette du ministre se fit entendre, et Randal regardant par la fenêtre, vit le docteur T. monter dans sa voiture qui s’était reculée pour faire place au splendide véhicule du baron, un cabriolet du meilleur goût, avec une couronne de baron se détachant sur les panneaux d’un brun foncé, des chevaux noirs pleins de feu, des harnais relevés de plaqué. Un domestique vint prier Randal d’entrer, puis se tournant vers le baron, il lui assura qu’il n’avait plus qu’un instant à attendre.

« Leslie, dit le ministre en cachetant une lettre, portez ceci à lord… et dites lui que dans une heure je serai chez lui.

— Pas autre chose ? il semblait s’attendre à un message verbal.

— Cela ne m’étonne pas. Eh bien, souvenez-vous que ma lettre est officielle et que mon message ne l’est pas. Priez-le de voir M. M. avant de me recevoir ; il me comprendra, tout dépend de cette entrevue. »

Egerton tendant alors la lettre à Randal, dit gravement :

« Bien entendu, vous ne direz à personne que vous avez vu le docteur T. chez moi ; la santé d’un homme d’État ne doit jamais être mise en doute ! Hum, attendiez-vous dans votre chambre ou dans l’antichambre ?

— Dans l’antichambre, monsieur. »

Egerton fronça légèrement le sourcil. « Et M. Lévy n’y était-il pas aussi ?

— Oui, le baron.

— Baron ! c’est vrai. Il vient sans doute me tourmenter au sujet de cet emprunt du Mexique. Je ne vous retiens plus. »

Randal sortit et, tout en réfléchissant profondément, il remonta dans son cabriolet de louage.


CHAPITRE XII.

Egerton s’était couché sur le sofa ; c’était là une position qu’il prenait bien rarement, et il y avait dans sa personne et ses manières lorsque Lévy entra, quelque chose qui contrastait singulièrement avec la tenue presque hautaine habituelle à l’austère législateur.

Le son de sa voix même était changé. On eût dit que l’homme d’État, l’homme pratique avait disparu pour faire place à l’oisif, à l’homme à la mode qui, adressant au visiteur un signe de tête nonchalant, lui dit :

« Lévy, combien d’argent pouvez-vous me prêter pour un an ?

— Vous ne pouvez guère grever davantage le domaine, mon cher garçon ; cette dernière élection a été diabolique. Vous ne pouvez continuer longtemps à marcher de ce train-là. »

Le baron Lévy traitait Egerton de mon cher garçon, et Audley ne paraissait pas le trouver étrange, bien que sa lèvre se plissât.

« Je n’aurai pas non plus besoin de continuer longtemps, » répondit Egerton, et l’expression du dédain, se changea sur ses lèvres en un lugubre sourire. « Il faut en attendant que le domaine supporte cinq mille livres de plus.

— C’est difficile, vous feriez mieux de vendre.

— Cela m’est impossible en ce moment. Je ne veux pas qu’on dise : Audley Egerton est ruiné, son domaine est en vente.

— Cela est triste quand on songe que vous avez été si riche ; et que vous pourriez l’être encore ?

— L’être encore ? Comment cela ? »

Le baron Lévy jeta un coup d’œil sur les portes d’acajou, massives et sourdes comme doivent être les portes chez un homme d’État.

« Vous savez bien, dit-il, qu’avec quelques mots de vous, je produirais aisément, sur les fonds de trois pays, un effet qui pourrait nous enrichir chacun de cent mille livres sterling. Nous ferions part égale.

— Lévy, dit Egerton froidement, bien qu’une vive rougeur eût coloré son visage, vous êtes un coquin, c’est votre affaire. Je ne me mêle pas des goûts ni de la conscience des autres, mais je n’entends pas moi, être un coquin ; je vous l’ai dit il y a longtemps. »

L’usurier fronça le sourcil, mais le nuage s’évanouit dans un éclat de rire.

« Vous n’êtes ni raisonnable, ni complimenteur, dit-il, néanmoins vous aurez l’argent. Mais ne feriez-vous pas mieux de l’emprunter sans intérêt à votre ami L’Estrange ? »

Egerton tressaillit comme s’il eût été piqué par un reptile.

« Vous voulus m’insulter, monsieur, s’écria-t-il avec colère, moi, accepter un service pécuniaire de lord L’Estrange ! moi !

— Bast ! je suis convaincu, mon cher Egerton, que milord penserait maintenant bien différemment au sujet de…

— Silence ! s’écria Egerton, silence ! vous dis-je. »

Puis il arpenta la chambre en murmurant : « Rougir devant cet homme ! Quel châtiment ! »

Lévy contemplait l’homme d’État d’un regard dur et sinistre. Celui-ci se retourna brusquement.

« Vous me haïssez, Lévy, dit-il avec un calme forcé, vous me haïssez ; pourquoi ? Je l’ignore.

— Moi, vous haïr ! Mais quand donc vous ai-je montré de la haine ? Eussiez-vous jamais habité ce palais et gouverné votre pays sans mon concours, sans mes insinuations à la riche miss Leslie ? Allons donc ! Mais sans moi vous n’eussiez été qu’un mendiant.

— Que serai-je bientôt, si je vis ? Et cette fortune que mon mariage m’a apportée, n’est-elle pas en grande partie passée entre vos mains ? Patience, vous l’aurez bientôt tout entière. Mais il y a au monde un homme qui m’a aimé depuis son enfance, malheur à vous s’il apprend jamais qu’il a le droit de me mépriser !

— Egerton, mon ami, dit Lévy avec un calme parfait, il est inutile de me menacer ; quel intérêt puis-je avoir à instruire lord L’Estrange ? Encore une fois, chassez de votre esprit l’absurde pensée que je puisse vous haïr. À la vérité vous me maltraitez en particulier, vous me tournez le dos en public, vous refusez d’accepter mes dîners, et vous ne m’invitez pas aux vôtres, cependant je n’aime et je ne sers personne plus volontiers que vous. Quand vous faut-il ces cinq mille livres ?

— Peut-être dans un mois ; peut-être seulement dans trois ou quatre. Tenez les toutes prêtes.

— Cela suffit. Comptez sur moi. Avez-vous d’autres ordres à me donner ?

— Aucun.

— Je vais alors me retirer. À propos, combien pensez-vous que rapporte net le domaine d’Hazeldean ?

— Je n’en sais rien et je ne m’en soucie guère. Vous n’avez pas, j’espère, de desseins sur celui-là ?

— J’aime à avoir pour clients les gens d’une même famille. M. Frank me paraît un jeune homme généreux, libéral. »

Avant qu’Egerton eût pu lui répondre, le baron s’était glissé jusqu’à la porte, d’où faisant au ministre un signe d’adieu familier, il disparut.

Egerton resta debout devant son foyer solitaire. Sa chambre était d’un aspect triste et glacé malgré ses plafonds sculptés et la pompe officielle des écritoires indiennes et des boîtes rouges. On n’y voyait point de trace de l’habitation d’une femme, aucun vestige de l’invasion d’heureux enfants. L’austère homme d’État était seul. Poussant un profond soupir, il murmura :

« Grâce au ciel, cela finira bientôt. Je suis sûr de n’en avoir pas pour longtemps. »

En disant ces mots il serra machinalement ses papiers et appuya un instant la main sur son cœur, comme pour comprimer un spasme.

« Ainsi donc il faut que j’évite toute émotion, » dit-il en secouant doucement la tête.

Cinq minutes plus tard Audley Egerton marchait dans la rue, le corps droit, la tête haute et d’un pas plus ferme que jamais.

« Cet homme est de fer, dit un des chefs de l’opposition à son ami en le voyant passer, que ne donnerais-je pas pour avoir ses nerfs ! »