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Mon roman/Partie 2/Livre 8

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Traduction par H. de l’Espine.
Hachette (tome IIp. 215-402).
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DEUXIÈME PARTIE


LIVRE VII.


CHAPITRE I.

Il nous faut retourner quelque peu en arrière pour expliquer au lecteur la disparition de Violante.

On doit se rappeler que Peschiera, effrayé par l’approche d’Harley, n’avait eu que le temps de presser la jeune Italienne de lui accorder une nouvelle entrevue. Mais lorsque le lendemain il pénétra de nouveau furtivement dans le jardin, il n’y trouva pas Violaute. Après être resté jusqu’à la nuit tombante dans le voisinage de la maison, le comte se retira, furieux, et convaincu qu’il avait échoué dans le dessein de captiver celle dont il voulait faire sa victime. Il examina, par la pensée, et il discuta le même soir avec Lévy la possibilité d’employer un de ces moyens violents et hardis qui convenaient à son audace et à sa position désespérée. Mais Lévy ridiculisa à tel point toute idée d’enlever forcément Violante de l’hôtel Lansmere ; il montra un si profond mépris pour les projets d’assauts nocturnes avec accompagnement de fenêtres escaladées et d’échelle de cordes, que le comte se vit contraint d’abandonner ces plans de romanesque scélératesse si peu réalisables dans nos classiques capitales, et dont le résultat infaillible eût été sa propre capture par la police, avec la perspective d’être ensuite enfermé dans une maison de correction.

Lévy lui-même déclara son esprit inventif en défaut, et Randal Leslie fut appelé en consultation.

L’usurier s’était arrangé de façon à ce que les plans de fortune et d’avancement de Randal dépendissent si bien de son appui et de sa connivence à lui, que le jeune homme, malgré son désir de faire des autres ses instruments et de ne pas leur en servir, était obligé d’incliner son intelligence devant l’astuce et l’expérience supérieures de Lévy, semblable à ces subtils génies de l’air, condamnés à exécuter les ordres de quelque vulgaire sorcier terrestre.

L’acquisition du domaine de ses ancêtres, son futur siège au Parlement, ses chances de ravir à Frank l’héritage d’Hazeldean, étaient autant de fils d’archal au moyen desquels Lévy le faisait mouvoir, et il était, entre les mains de l’usurier, comme Polichinelle entre celles de l’homme qui, à la foire, est le maître de présenter celui-ci à l’admiration de la foule, ou de le rejeter dans la poussière et les chiffons.

Randal se mordait les lèvres avec la colère contenue d’un homme qui attend l’heure de l’émancipation, et se prête à la servitude présente avec une soumission mécanique. La supériorité de son intelligence sur le courage de Peschiera et la ruse de Lévy apparut sur-le-champ.

« Votre sœur, dit-il au comte, doit être l’agent de la partie difficile de votre entreprise. Violante ne peut être arrachée de force de chez lady Lansmere ; il faut qu’on lui persuade de la quitter volontairement, et il n’y a qu’une femme qui puisse faire cela.

— Bien dit, fit le comte ; mais Béatrix est devenue rétive, et quoique sa dot et par conséquent son mariage avec cet excellent Hazeldean dépendent de mon alliance avec ma belle compatriote, elle est devenue si indifférente au succès de mes projets, que je n’ose compter sur son concours. Entre nous, elle, qui naguère était si désireuse de se remarier, paraît maintenant très-éloignée de cette idée, et ce n’est que par là que je la tenais.

— N’aurait-elle pas vu, dans ces derniers temps, quelqu’un qu’elle préfère au pauvre Frank ?

— Je le crains ; mais je ne devine pas qui, à moins que ce ne soit cet odieux L’Estrange.

— Ah !… bien, bien ! Ne vous mêlez pas de cela, mais soyez, comme vous vous le proposiez, prêt à quitter l’Angleterre, dès que Violante sera en votre pouvoir.

— Tout est prêt, dit le comte. Lévy est convenu d’acheter un bâtiment, excellent voilier, à l’un de ses clients. J’ai sous la main une vingtaine d’Italiens déterminés, accoutumés à la mer… Génois, Corses, Sardes… et carbonari de la meilleure sorte. Non pas d’imbéciles patriotes, mais des libéraux cosmopolites, qui tiennent toujours du fer à la disposition de l’or des autres. J’ai, de plus, un prêtre tout disposé à accomplir la cérémonie, un homme sourd aux refus et aux cris des belles dames. Que je sois une fois en mer, et, n’importe où je débarquerai, Violante s’appuiera sur mon bras comme comtesse de Peschiera.

— Mais Violante, dit Randal s’efforçant de vaincre le dégoût que lui inspirait l’audacieux cynisme du comte, mais Violante ne peut être emmenée en plein jour du quartier populeux où réside votre sœur.

— J’ai pourvu à cela, dit le comte ; mes émissaires m’ont trouvé une maison voisine de la rivière, et aussi propice à notre dessein que le serait un donjon de Venise.

— Je préfère ne pas savoir tout ceci, répondit Randal avec vivacité ; vous indiquerez à Mme di Negra l’endroit où elle devra conduire Violante. Ma tâche se borne aux combinaisons de l’intelligence ; la force et la violence ne sont pas de mon ressort. Je vais aller à l’instant trouver votre sœur, sur laquelle j’ai, je crois, plus d’influence que vous, bien que je doive vous engager à vous prémunir par la suite contre ses remords probables. En attendant, comme les soupçons tomberont sur vous dès que Violante aura disparu, montrez-vous constamment en public entouré de vos amis. Arrangez-vous de manière à pouvoir rendre compte de chacune de vos heures.

— Autrement dit, mettez-vous en mesure de produire un alibi, interrompit le ci-devant procureur.

— Précisément, baron. Terminez l’achat du vaisseau, et laissez le comte l’équiper comme il lui conviendra. Je vous verrai tous deux lorsqu’il sera temps d’agir. Pour aujourd’hui, j’ai beaucoup à faire ; mais comptez sur moi, ce sera fait. »

Puis Randal prit congé du comte, et Lévy le suivit.

« Ce que vous vous proposez est fort habile, je n’en doute pas, dit l’usurier passant son bras sous celui de Randal ; mais, prenez garde à ne pas vous mettre trop avant dans une mauvaise affaire qui ferait tort à votre réputation. J’ai de grandes espérances pour votre carrière politique, et un homme politique a besoin d’une bonne réputation ; — j’entends quant à ce qui touche l’honneur.

— Moi, exposer ma réputation !… et pour un Peschiera ! » fit Randal en ouvrant de grands yeux.

Le baron lâcha le bras de Randal.

« Décidément, ce garçon ira loin, » pensa-t-il en allant retrouver le comte.


CHAPITRE II.

Randal, avec sa pénétration habituelle, avait depuis longtemps deviné que le changement survenu dans les vues et le caractère de Béatrix était une de ces révolutions que la passion seule peut amener ; il avait remarqué que le désappointement avait eu part au consentement qu’elle avait accordé à Frank Hazeldean, et qu’au lieu de l’indifférence résignée avec laquelle elle aurait autrefois envisagé tout mariage qui l’eût délivrée d’une position si pénible à sa fierté, c’était maintenant avec une répugnance visible qu’elle songeait à accomplir la promesse que le pauvre Frank avait si chèrement payée. Les tentations que faisait luire le comte à ses yeux pour l’entraîner à devenir la complice de ses odieux projets, avaient cessé de l’émouvoir. Elle n’ambitionnait plus une dot qui n’aurait servi qu’à hâter un mariage qu’elle redoutait. Randal comprit qu’il ne pouvait espérer le concours de Béatrix qu’en faisant appel à une passion assez violente pour aveugler son jugement. C’était sur la jalousie qu’il comptait. Il avait d’abord douté qu’Harley fût l’objet de son amour ; n’était-ce pas cependant probable ? Les soupçons, du moins, ne pouvaient se porter sur aucun autre. S’il en était ainsi, il lui suffirait de dire tout bas à Béatrix : « Violante est votre rivale ; Violante partie, votre beauté produira sans doute son effet naturel ; et, sinon, vous êtes Italienne, et vous serez du moins vengée. » Il crut d’autant plus volontiers que lord L’Estrange était aimé de Béatrix, que, la dernière fois qu’il avait vu la marquise, celle-ci l’avait questionné avec beaucoup de curiosité au sujet de la famille de lord Lansmere, particulièrement de la partie féminine. Randal avait alors jugé prudent de garder le silence au sujet de Violante et de feindre l’ignorance, mais il avait promis de s’enquérir, avant de revoir la marquise, de tous les détails que celle-ci désirait connaître. La chaleur qu’elle avait mise à l’en remercier avait éveillé ses soupçons et lui avait suggéré l’idée de la jalousie. Si, comme l’avait plus d’une fois pensé Randal, Harley aimait Violante, le peu de passion qu’avait le jeune homme se trouvait engagé au service de Peschiera ; car si Leslie n’aimait pas Violante, il détestait du moins cordialement Harley.

« Quand ce ne serait pas Harley, se dit Randal, touchons toujours cette corde de la jalousie ; ses vibrations serviront à me diriger. »

Tout en réfléchissant ainsi, il arriva chez Mme di Negra.

La curiosité témoignée par la marquise relativement à la famille de lord Lansmere prenait sa source dans l’intérêt passionné avec lequel Béatrix s’attachait encore à l’image du jeune poète auquel Randal était bien loin de songer. Cet intérêt était rendu plus vif encore par l’irritation douloureuse que lui causait la pensée de l’engagement contracté avec un autre. Un vague espoir d’échapper à sa promesse, le regret d’avoir peut-être été trop prompte à bannir Léonard de sa présence, de n’avoir pas accepté l’amitié qu’il lui offrait et essayé de lutter contre sa rivale inconnue, envahissaient l’esprit de Béatrix et le détournaient complètement de l’avenir qu’elle avait accepté. Et, pour être juste, si défectueux que fût chez elle le sentiment du devoir, si impuissants que fussent sur son esprit les principes qui auraient dû régler sa conduite, la pensée de son ingratitude envers le généreux Hazeldean ajoutait encore à ses tourments, et il lui semblait que la seule expiation qu’elle pût offrir à celui-ci, c’était de trouver un prétexte pour ne pas remplir sa promesse et le sauver ainsi d’une union avec elle. Elle avait fait épier les démarches de Léonard ; elle avait appris qu’il faisait de longues et fréquentes visites chez lady Lansmere, que cette dame avait chez elle deux jeunes filles ; sans doute, c’était l’une d’elles qui attirait Léonard : sa rivale devait être là.

Randal trouva Béatrix dans un état d’esprit tout propre à favoriser son dessein. Il mit d’abord la conversation sur Harley, et, remarquant que le visage de son interlocutrice n’avait pas changé, peu à peu il obtint d’elle l’aveu de son secret.

« Alors, dit-il gravement, si quelqu’un que vous honorez de votre tendresse fait de si fréquentes visites chez lord Lansmere, vous avez réellement sujet d’être inquiète et de faire des vœux pour le succès de votre frère, car lord Lansmere a pour hôte une jeune fille d’une beauté merveilleuse, et, je vous l’avouerai maintenant, cette jeune fille n’est autre que celle dont le comte de Peschiera désire faire sa femme. »

Randal, pendant qu’il parlait, vit le front de Béatrix s’assombrir, ses yeux lancer des éclairs ; il sentit qu’il venait de s’assurer une complice. — Violante ! — Léonard n’avait-il pas en effet parlé de Violante, et avec quelles louanges ! Son enfance ne s’était-elle pas écoulée prés d’elle ? Quelle autre que Violante pouvait-il aimer ? L’exclamation qui échappa à Béatrix après un moment de silence révéla à Randal l’avantage qu’il venait d’obtenir. Et, tantôt excitant la jalousie de la marquise, tantôt flattant son amour de l’assurance répétée que si Violante était une fois hors d’Angleterre et mariée à Peschiera, Léonard ne pourrait rester insensible à ses charmes à elle ; puis se chargeant, lui Randal, de la libérer honorablement de son engagement envers Frank Hazeldean, et d’obtenir de Peschiera d’acquitter la dette qui la liait à cet amant dévoué, il fit si bien que lorsqu’il quitta la marquise, non-seulement celle-ci s était engagée à suivre tous ses conseils, mais encore elle le pressait ardemment de mettre son plan à exécution. Randal s’en alla lentement, tissant avec réflexion les fils si compliqués de la trame qu’il ourdissait ; et c’est alors que triompha son astuce.

Il était nécessaire, afin d’empêcher qu’on ne soupçonnât Peschiera (qui en ce cas eût pu être arrêté), que, durant l’intervalle qui s’écoulerait entre la disparition de Violante et le départ de celle-ci, on pût assigner une cause au moins vraisemblable à son absence de chez lord Lansmere ; il était également nécessaire que Randal lui-même parût complètement étranger aux actes du comte, quand bien même celui-ci serait découvert ou soupçonné. Pour obtenir ces résultats, Randal se rendit à Norwood et demanda une entrevue à Riccabocca. Affectant l’agitation et l’anxiété, il informa l’exilé qu’il avait des raisons de croire que Peschiera avait réussi à obtenir de Violante une entrevue secrète, et de craindre que le comte n’eût fait sur l’esprit de la jeune fille une impression favorable ; puis, s’exprimant avec la jalousie d’un amant, il supplia Riccabocca de l’autoriser à parler à Violante, et d’exiger d’elle de consentir à leur mariage immédiat.

Le pauvre Italien fut confondu des nouvelles que lui apportait Randal ; et les craintes presque superstitieuses que lui inspirait son brillant ennemi, jointes à l’opinion qu’il avait de l’effet tout-puissant des dons extérieurs sur les femmes, le portèrent non-seulement à croire implicitement aux dangers dont on lui parlait, mais encore à se les exagérer. Il accueillit donc de nouveau avec joie l’idée du mariage de sa fille avec Randal, que, depuis quelque temps, il envisageait avec assez de froideur.

Son premier mouvement fut naturellement d’envoyer chercher Violante, mais Randal s’y opposa.

« Hélas ! dit-il, je sais que Peschiera a découvert votre retraite, et elle serait encore moins en sûreté ici qu’elle n’est chez lord Lansmere.

— Mais, diavolo ! vous dites que Peschiera est parvenu à l’y voir, en dépit des promesses de lady Lansmere et de toutes les précautions d’Harley ?

— C’est vrai. Peschiera s’en est vanté à moi-même. Bien entendu, il ne s’est pas présenté ouvertement, mais sous un déguisement quelconque. Je suis néanmoins assez avant dans sa confidence (c’est chose aisée avec cet audacieux vantard) pour le détourner de renouveler sa tentative avant quelques jours. D’ici là, vous ou moi, nous aurons découvert quelque asile plus sûr que celui-ci, où vous pourrez vous établir, et ce sera alors le moment de reprendre votre fille. Pour l’instant, si vous voulez me charger pour elle d’une lettre où vous lui enjoindrez de me recevoir comme son fiancé, cela détournera ses pensées du comte, et je jugerai à la manière dont elle m’accueillera si Peschiera a exagéré ou non l’effet qu’il prétend avoir produit. Vous pourrez me donner aussi une lettre pour lady Lansmere, la priant de s’opposer à ce que votre fille revienne ici. Ô monsieur ! ne raisonnez pas avec moi, soyez indulgent pour les craintes d’un amant. Croyez que je vous conseille pour le mieux. N’y ai-je pas le plus poignant intérêt ? »

Ainsi que bien des hommes fort sages dans leur cabinet, la plume à la main, et avec tout le temps de consulter leur sagesse, Riccabocca était ému, nerveux, troublé lorsqu’il était subitement appelé à mettre en action cette sagesse. Il avait pris assez de greffes sur l’arbre de la science pour greffer une forêt, mais la forêt tout entière ne pouvait lui fournir un solide bâton de voyage. Le gros in-folio du Machiavel mort était là inutile, tandis que le Machiavel de la vie pratique était debout et tout-puissant devant lui. Le sage était aussi docile entre les mains de l’ambitieux que le somnambule devant son magnétiseur. Randal lui dicta pour ainsi dire les lettres qu’il adressa à sa fille et à lady Lansmeie.

Le philosophe aurait bien voulu consulter sa femme ; mais il n’osa confesser cette faiblesse à Randal. Soudain il songea à Harley, et tandis que Randal prenait les lettres qu’il venait d’écrire, il lui dit :

« Là… ceci nous donnera du temps, et j’enverrai chercher lord L’Estrange pour le consulter.

— Mon noble ami, reprit Randal avec tristesse, oserais-je vous prier de ne pas voir lord L’Estrange, du moins jusqu’à ce que j’aie plaidé ma cause auprès de votre fille… jusqu’à ce qu’elle ne soit plus sous le toit de lord Lansmere ?

— Et pourquoi ?

— Parce que je présume que vous êtes sincère en daignant m’accepter pour gendre, et que je suis certain que lord L’Estrange apprendrait avec regret vos bonnes dispositions en ma faveur. Me trompé-je ? »

Riccabocca garda le silence.

« Bien que ses arguments échouassent nécessairement auprès d’un homme d’honneur et de discernement tel que vous, ils pourraient avoir plus d’effet sur l’esprit de votre fille. Réfléchissez, je vous en conjure, que plus on l’indisposera contre moi, plus elle sera accessible aux artifices du comte. Je vous supplie donc de ne rien dire. lord L’Estrange jusqu’à ce que Violante ait accepté ma main ou du moins jusqu’à ce qu’elle soit revenue sous votre protection ; sinon, reprenez votre lettre, elle serait inutile.

— Peut-être avez-vous raison ? Lord L’Estrange est certainement prévenu contre vous, ou plutôt, il pense trop à ce que j’ai été, trop peu à ce que je suis.

— Qui pourrait vous voir et ne pas faire de même ? Je le lui pardonne. » Et baisant la main avec laquelle l’exilé avait fait le geste de repousser cet hommage, Randal mit les lettres dans sa poche, et feignant de lutter contre son émotion, s’élança hors de la maison.


CHAPITRE III.

Hélène et Violante venaient de causer ensemble, et la première, obéissant à l’injonction de son tuteur, avait parlé d’une manière brève, mais positive, de son futur mariage avec Harley.

Quoique Violante fût préparée à cette confidence, quoiqu’elle eût clairement deviné cet engagement, qu’elle fût convaincue que le rêve de son enfance et de sa jeunesse était à jamais détruit, cependant la vérité positive, sortant de la bouche même d’Hélène, fut accompagnée pour elle d’une angoisse qui prouve combien il est impossible de préparer le cœur humain au verdict définitif qui anéantit son bonheur. Violante parvint cependant à cacher son émotion aux yeux peu clairvoyants d’Hélène ; la profonde douleur se trahit rarement. Mais au bout de quelque temps, elle se glissa hors de la chambre, et oublieuse de Peschiera, insoucieuse de tout danger, elle s’en alla seule et désolée, sous les arbres sans feuilles du jardin. Elle s’arrêtait parfois, murmurant toujours les mêmes mots : « Si elle l’aimait, je pourrais me consoler, mais elle ne l’aime pas ! ou comment eût-elle pu me parler avec tant de calme ! Comment ses regards eussent-ils été si tristes ? Elle n’a pas de cœur !… non, pas de cœur ! »

Elle se livra alors contre la pauvre Hélène à un amer ressentiment, qui prit bientôt le caractère du mépris, presque de la haine… l’excès même de son amertume la rappela à elle-même. « Suis-je donc devenue si basse ? se dit-elle, en versant des larmes d’humiliation, a-t-il donc suffi d’un instant pour me changer à ce point ? Oh ! c’est impossible ! »

Randal Leslie sonna, demanda à voir Violante, et l’apercevant au moment d’entrer dans la maison, s’avança hardiment vers elle. La jeune fille était appuyée contre un arbre, toujours murmurant sa plainte ; la voix de Randal la fit tressaillir.

« Je vous apporte une lettre de votre père, signorina, dit-il, mais avant que je la remette entre vos mains, il me faut entrer dans quelques explications. Veuillez donc m’entendre. »

Violante secoua la tête avec impatience et tendit la main pour prendre la lettre. Randal étudia sa physionomie avec son regard perçant et scrutateur, mais il garda la lettre et reprit :

« Je sais que vous étiez née pour une fortune princière, et si j’ose aujourd’hui m’adresser à vous, c’est que vous avez perdu tout droit à cette fortune, à moins que vous ne consentiez à une alliance avec l’homme qui a trahi votre père, à une union que celui-ci regarderait comme déshonorante pour vous et pour lui. Signorina, j’aurais peut-être eu l’audace de vous aimer, mais je n’aurais jamais osé vous parler de mon amour, si votre père ne m’eût encouragé de son assentiment. »

Violante tourna vers Randal un visage éloquent dans sa hautaine surprise Randal supporta ce regard sans fléchir. Il continua du ton d’un homme qui raisonne avec calme.

« L’homme dont je vous parle est à votre poursuite. J’ai même des raisons de croire qu’il s’est déjà introduit près de vous. Ah ! votre visage l’avoue ; vous avez vu Peschiera ? Cette maison est donc moins sûre que ne le pensait votre père ? Vous ne serez à l’abri de votre ennemi que dans la maison d’un mari. Je vous offre mon nom ; — c’est celui d’un gentilhomme ; ma fortune, qui est médiocre, mais aussi le partage de mes espérances d’avenir, qui sont grandes. Je remets entre vos mains la lettre de votre père, et j’attends votre réponse. »

Et Randal, s’inclinant légèrement, donna la lettre à Violante et se retira à quelques pas.

Son projet n’était pas de se concilier Violante, mais bien plutôt d’exciter sa répugnance ou du moins sa terreur. — Nous découvrirons plus tard dans quel but ; il demeura donc à l’écart, affectant une sorte de confiante indifférence, tandis que la jeune fille lisait ce qui suit :

« Mon enfant, reçois avec bonté M. Leslie. Il a mon consentement pour te demander ta main. Des circonstances, dont il est inutile de t’informer en ce moment, rendent votre mariage immédiat nécessaire à ma tranquillité et à mon bonheur. En un mot, j’ai donné ma parole à M. Leslie, et j’attends avec confiance d’une fille de ma maison qu’elle accomplisse la promesse d’un père tendre et dévoué. »

La lettre échappa aux mains de Violante. Randal s’approcha et la lui rendit. Leurs yeux se rencontrèrent, Violante recula.

« Je ne puis vous épouser, dit-elle avec passion.

— En vérité ! répondit sèchement Randal. Est-ce parce que vous ne m’aimez pas ?

— Oui.

— Je n’espérais pas que vous pussiez déjà m’aimer, et cependant je persiste dans ma demande. J’ai promis à votre père de ne pas me retirer devant un refus inconsidéré.

— Je vais aller trouver mon père à l’instant.

— Vous y engage-t-il dans sa lettre ? Regardez bien. Pardonnez-moi, mais il a prévu votre impétuosité, et j’ai aussi une lettre pour lady Lansmere, dans laquelle il prie Sa Seigneurie de ne pas permettre que vous retourniez chez lui, avant qu’il ne vienne vous chercher lui-même, et il le fera quand votre parole aura confirmé la sienne.

— Et vous osez me parler ainsi, en prétendant m’aimer ? »

Randal sourit ironiquement.

« Je prétends seulement vous épouser. L’amour est un sujet dont j’aurais pu vous parler naguère et dont je vous parlerai peut-être plus tard. Je vous laisse le temps de réfléchir. Permettez-moi d’espérer que lorsque je reviendrai, nous pourrons fixer le jour de notre mariage.

— Jamais !

— Vous serez alors la première fille de votre maison qui aura désobéi à son père, et vos torts seront d’autant plus graves que vous lui aurez désobéi alors qu’il est triste, exilé et déchu. »

Violante se tordit les mains.

« N’y a-t-il aucune alternative, aucun moyen d’échapper ?

— Je n’en connais point. Écoutez-moi. Je vous aime, il est vrai ; mais je ne travaille point pour mon bonheur en épousant une femme qui me hait, ni pour mon ambition en m’alliant à une pauvreté plus grande que la mienne. Je me marie pour être fidèle à la parole que j’ai donnée à votre père, et pour vous mettre à l’abri des poursuites d’un scélérat que vous haïriez bientôt, et contre lequel ni loi, ni murs, ni barrières, ne sauraient vous défendre. Une seule personne peut-être eût pu vous sauver de la douleur que paraît vous causer l’idée d’une union avec moi ; cette personne eût pu déjouer les plans de l’ennemi de votre père… peut-être faire révoquer sa sentence d’exil et lui faire rendre ses honneurs ; cette personne c’est…

— Lord L’Estrange ?

— Lord L’Estrange, répéta vivement Randal en examinant rapidement Violante, dont le visage changeait de couleur. Lord L’Estrange ! Que pourrait-il faire, et à quel propos le nommez-vous ? »

Violante détourna la tête.

« Il a déjà sauvé mon père une fois, dit-elle avec émotion.

— Et depuis il est intervenu, il a tergiversé, il a promis Dieu sait combien de choses, et qu’en est-il résulté ?… Votre père malheureusement se refuserait à voir la personne dont je parle… et s’il la voyait, il ne la croirait pas, n’aurait pas confiance en elle ; cependant elle est généreuse et sympathiserait avec vous. C’est la sœur même de votre ennemi, la marquise di Negra. Je sais qu’elle a beaucoup d’influence sur son frère, — qu’elle connaît assez ses secrets pour lui imposer de renoncer à tout dessein contre vous ; mais il est maintenant inutile de vous parler d’elle.

— Non, non, s’écria Violante. Dites-moi où elle demeure, je veux la voir.

— Pardonnez-moi de ne pouvoir vous obéir. D’ailleurs son propre orgueil est maintenant irrité par les malheureux préjugés de votre père contre elle. Il est trop tard pour recourir à son aide. Vous vous détournez de moi,… ma présence vous est à charge. Je vais vous en délivrer. Mais qu’elle vous soit à charge ou non, il vous faudra plus tard la subir… et pour la vie. »

Randal salua de nouveau avec cérémonie, se dirigea vers la maison et demanda lady Lansmere.

La comtesse était chez elle. Randal lui remit le billet de Riccabocca, qui était fort court ; il lui faisait part de ses craintes que Peschiera n’eût découvert la retraite de sa fille, et il priait Sa Seigneurie de retenir Violante, que celle-ci le voulût ou non, jusqu’à ce qu’il écrivît de nouveau,

La comtesse lut la lettre et sa lèvre se plissa dédaigneusement,

« C’est étrange ! se dit-elle à demi voix.

— Il est étrange n’est-ce pas qu’un homme tel que votre correspondant craigne un homme comme Peschiera. Est-ce là ce que vous voulez dire ?

— Monsieur, dit la comtesse un peu surprise, il est étrange que n’importe quel homme en craigne un autre dans un pays comme l’Angleterre.

— Je ne sais, dit Randal avec son rire silencieux, je crains plusieurs hommes et j’en connais plusieurs qui auraient raison de me craindre, cependant au détour de chaque rue on rencontre un policeman.

— Oui, dit lady Lansmere, mais supposer que ce libertin étranger puisse enlever une jeune fille comme Violante malgré elle… un homme qu’elle n’a jamais vu et qu’on doit lui avoir appris à haïr.

— Soyez néanmoins sur vos gardes, madame, je vous en supplie. « Qui veut la fin, trouve les moyens. »

Randal prit congé de la comtesse et retourna chez Mme di Negra. Il passa une heure avec elle, vit de nouveau le comte, puis se rendit à l’hôtel de Limmer.

« Randal, dit le squire qui était pâle et fatigué, mais qui pour rien au monde n’eût voulu avouer la douleur que lui causait la rébellion de son fils ; Randal, tu n’as rien à faire à Londres en ce moment, voudrais-tu venir avec moi là-bas, peut-être prendrais-tu goût à la culture. Je me rappelle que tu as fait preuve de connaissances solides au sujet du semage et des récoltes.

— Mon cher monsieur, j’irai vous retrouver aussitôt que les élections générales seront terminées.

— Que diable as-tu à démêler avec les élections générales ?

M. Egerton désire me voir entrer au Parlement ; des négociations sont même déjà entamées à ce sujet. »

M. Hazeldean secoua la tête.

« Je n’aime pas la politique de mon beau-frère, dit-il.

— Je serai complètement indépendant de lui, dit Randal avec hauteur. Cette indépendance est justement la condition que j’ai stipulée.

— J’en suis bien aise, et j’espère que si tu entres au Parlement, tu ne renieras pas la terre.

— Renier la terre ! s’écria Randal avec une pieuse horreur. Oh ! monsieur, je ne suis pas assez dénaturé pour cela !

— C’est le mot, dit le crédule squire, c’est une conduite dénaturée, c’est renier sa propre mère. La terre est une mère.

— Pour ceux qu’elle fait vivre, certainement, dit Randal gravement, et bien qu’en vérité mon père n’en tire qu’une maigre subsistance et que Rood-Hall soit loin de ressembler à Hazeldean, cependant… je…

— Chut ! dit le squire, j’ai à te parler ; ta grand’mère était une Hazeldean.

— Son portrait est dans le salon à Rood. On trouve généralement que je lui ressemble,

— En vérité ! fit le squire. Les Hazeldean ont cependant pour la plupart de l’embonpoint et un teint coloré, ce que tu n’as certainement pas. Au reste, il n’y a pas de ta faute. Nous sommes tous ce que le ciel nous a faits. Mais pour en revenir à la question, je m’en vais faire changer mon testament. Voici un projet pour les gens d’affaires.

— Je vous en prie, monsieur, ne me parlez pas de cela ; je ne puis envisager de sang froid la seule possibilité de… de…

— Ma mort ? ha ! ha ! Mon propre fils en a calculé la date probable au moyen des tables statistiques. Ha ! ha ! ha ! C’est un fils des plus fashionables, qu’en dis-tu ? Ha ! ha !

— Pauvre Frank ! Ne le condamnez pas trop sévèrement pour un moment d’erreur. Lorsqu’il sera marié à cette dame étrangère et qu’il deviendra père lui-même, il…

— Père lui-même ! s’écria le squire. Père d’une bande de reptiles papistes ! Je n’entends pas que ces grenouilles étrangères viennent coasser autour de mon tombeau dans le cimetière d’Hazeldean ! Non, non. Mais ne prends pas cet air de reproche, Randal ; je n’ai pas l’intention de déshériter Frank.

— Je l’espère bien, dit Randal, dont la lèvre se plissa avec amertume, en dépit de ses efforts pour sourire.

— Non, je lui laisserai l’intérêt viager de la plus grande partie du domaine ; mais s’il épouse une étrangère, ses enfants n’hériteront pas de moi. En ce cas, tu viendras après lui. Mais (ne m’interromps pas), mais Frank a l’air de vouloir vivre plus longtemps que toi, par conséquent tu ne me dois pas grande reconnaissance de mes bonnes intentions. Aussi veux-je faire autre chose pour toi que de te donner un rang inutile dans la substitution du domaine. Que dirais-tu d’un mariage ?

— Je ferai là-dessus absolument ce qui vous plaira, dit Randal avec douceur.

— Bon. Nous avons près de nous miss Sticktorights, riche héritière. Ses terres touchent à Rood. J’avais autrefois songé à elle pour mon faquin de fils. Mais il me sera plus aisé de conclure le mariage pour toi. Il y a une hypothèque sur la propriété. Le vieux Sticktorights serait enchanté d’en être débarrassé. Je la rembourserai sur le domaine d’Hazeldean et j’abandonnerai le droit de passage par-dessus le marché. Tu comprends ? Ainsi viens donc là-bas aussitôt que tu pourras, tu feras toi-même ta cour. »

Randal exprima ses remercîments avec une gratitude éloquente, puis il insinua délicatement que si le squire avait l’intention de le gratifier de quelques avantages pécuniaires (toujours, bien entendu, sans faire de tort au cher Frank), il éprouverait plus de satisfaction à racheter quelque portion des terres de Rood qu’à posséder tous les hectares des Sticktorights, fussent-ils libres de toute autre charge que la charmante héritière elle-même.

Le squire écouta Randal avec une attention bienveillante. C’était là un désir que comprenait le gentilhomme campagnard et avec lequel il sympathisait. Il promit de prendre des informations à ce sujet et de voir ce qu’on pourrait tirer du vieux Thornhill.

Randal lui apprit alors que M. Thornhill allait disposer d’une portion importante de l’ancien domaine des Leslie par l’entremise de Lévy, et que lui, Randal, pourrait se la procurer à un prix beaucoup plus modéré que M. Thornhill ne la vendrait probablement à son voisin le squire. « Mieux vaudrait, dit-il, ne parler de cela ni à Lévy ni à Thornhill.

— C’est juste, fit le squire. Aucun propriétaire n’aime à vendre à un propriétaire du même comté, dont les terres sont aussi vastes que les siennes. Cela détruit la balance des pouvoirs. Vois toi-même à cette affaire, et si je puis t’aider à conclure le marché, je le ferai volontiers, quand ce garçon sera marié bien entendu, je n’aurai la tête à rien jusque-là. »

Randal se rendit ensuite chez Egerton. L’homme d’État était dans son cabinet, examinant les comptes de son intendant et donnant des ordres pour que sa maison fût réduite et mise sur le pied de celle d’un simple particulier.

« J’irai peut-être sur le continent si j’échoue dans mon élection, disait Egerton condescendant à donner à son intendant les motifs de son économie, et quand même je réussirais, maintenant que me voici hors du pouvoir, je compte vivre dans la retraite.

— Vous interrompé-je, monsieur, dit Randal en entrant.

— Non. J’avais justement fini. »

L’intendant se retira surpris, mécontent et méditant de renoncer à sa charge dans le but, non pas comme Egerton d’économiser, mais de dépenser et de jouir. L’intendant faisait des affaires avec le baron Lévy et n’était rien moins que le véritable X Y du Times pour qui on avait à tort pris Dick Avenel. Il plaçait ses gages et ses profits dans l’escompte des billets, et c’était lui qui en grande partie avait fourni sans le savoir les dernières cinq mille livres qu’Egerton avait empruntées à Lévy.

« J’ai tout réglé avec notre comité, dit Egerton, et du consentement de lord Lansmere, vous vous présenterez pour le bourg comme nous en avions l’intention, conjointement avec moi. Et s’il m’arrivait quelque accident, c’est-à-dire si je renonçais à ce siège pour une raison quelconque, vous pourriez m’y succéder. Ce sera peut-être bientôt. Gagnez les bonnes grâces des électeurs et parlez pour nous deux dans les cabarets. Je me renfermerai dans ma dignité et je vous laisserai la besogne de l’élection. Pas de remercîments. Vous savez que je les déteste. Bonsoir. »

« Je ne me suis jamais vu si près de la fortune et du pouvoir, se disait Randal en se déshabillant lentement. Et je n’en suis redevable qu’à la science, à la science des hommes, de la vie, de tout ce que les livres peuvent enseigner. »

Il souffla sa bougie et se prépara au repos ; les volets étaient clos, les rideaux tirés, jamais sommeil ne fut plus tranquille, jamais chambre ne fut plus obscure.

Ce soir-là Harley avait dîné chez son père. Il causa beaucoup avec Hélène et parla peu à Violante. Mais il arriva que lorsqu’un peu plus tard Hélène joua sur sa demande un des airs qu’il aimait, lady Lansmere, qui était assise entre Violante et lui, quitta la chambre ; Violante alors se tourna vivement vers Harley.

« Connaissez-vous la marquise di Negra ? lui dit-elle à voix basse.

— Un peu. Pourquoi ?

— C’est mon secret, répondit Violante essayant de retrouver son sourire malicieux et enfantin d’autrefois. Mais, dites-moi, la croyez-vous meilleure que son frère ?

— Bien certainement. Je crois qu’elle a un bon cœur et qu’elle n’est pas dépourvue de qualités généreuses.

— Ne pourriez-vous décider mon père à la voir ? Ne le lui conseilleriez-vous pas ?

— Vos désirs sont pour moi des ordres, répondit galamment Harley. Vous souhaitez, dites-vous, que votre père la voie ? J’essayerai de le lui persuader. Maintenant, confiez-moi votre secret en échange. Quel est votre but ?

— De pouvoir retourner en Italie. Je ne me soucie ni de rang, ni d’honneurs ; mon père lui-même a cessé d’en regretter la perte. Mais mon pays, mon pays natal ! Oh ! le revoir encore une fois ! Le revoir et y mourir !

— Y mourir ! Il y a si peu de temps que vous autres enfants vous avez quitté le ciel, que vous parlez d’y retourner comme si vous le pouviez sans passer par les portes de la douleur, de l’infirmité et de l’âge ! Mais je croyais que vous aimiez l’Angleterre. Pourquoi donc êtes-vous si désireuse de la quitter ? — Violante, vous vous conduisez mal envers nous, envers Hélène qui vous aime déjà tant. »

En ce moment Hélène quitta le piano, et s’approchant de Violante, posa sur son épaule une main caressante. Violante frissonna, se recula et presque aussitôt quitta le salon. Harley et Hélène la suivirent des yeux jusqu’à la porte.

« Votre amie n’est-elle pas changée ? dit Harley en regardant à terre.

— Oui, bien changée depuis quelques jours. Je crains que quelque chose ne la tourmente.

— Ah ! murmura Harley, cela peut être ; mais à votre âge et au sien rien ne reste longtemps dans l’esprit. Remarquez que je dis dans l’esprit, le cœur est plus tenace. »

Hélène soupira doucement mais profondément.

« C’est pourquoi, continua Harley comme se parlant à lui-même, lorsque l’esprit est préoccupé, nous découvrons qu’il y a là quelque crainte, quelque souci, quelque trouble. Mais lorsque le cœur se referme sur des douleurs bien autrement poignantes, qui peut les découvrir, qui peut les deviner ? Et cependant vous, du moins, ma pure, ma candide Hélène, vous pourriez soumettre votre cœur comme votre esprit à la fenêtre de verre de la fable.

— Oh ! non ! s’écria involontairement Hélène.

— Oh ! si ! Ne me donnez pas à penser que vous ayez un seul secret que j’ignore, un seul chagrin que je ne partage pas, car, dans notre position réciproque, ce serait pour ainsi dire me tromper. »

En parlant ainsi, il lui serra la main avec plus de tendresse encore que de coutume, et bientôt après la quitta.

Et pendant toute cette nuit, il sembla à Hélène qu’elle était coupable, et elle se sentit plus malheureuse que Violante elle-même.


CHAPITRE IV.

Le lendemain de bonne heure, tandis que Violante était encore dans sa chambre, le facteur apporta pour elle une lettre dont l’adresse était d’une écriture étrangère. Elle l’ouvrit et lut en italien ce que nous traduisons ici :

« Je serais heureuse de vous voir, mais je ne puis aller dans la maison où vous demeurez. Peut-être serait-il en mon pouvoir de mettre un terme à nos dissensions de famille, aux maux qu’endure votre père, peut-être aussi serais-je en état de vous rendre un service essentiel. Mais pour tout cela il est indispensable que nous nous voyions et que nous causions librement. En attendant, le temps presse : retarder est impossible. Voulez-vous vous trouver, à une heure après midi, dans la ruelle sur laquelle donne la petite porte de votre jardin ? J’y serai seule ; vous ne sauriez craindre de vous trouver avec une personne de votre sexe et de votre famille. Ah ! qu’il me tarde de vous voir ! Venez, je vous en supplie !

« Béatrix. »

Violante avait à peine achevé de lire ce billet, que déjà sa décision était prise. Naturellement hardie et disposée à tout braver dans l’espoir de servir son père, ce péril lui semblait d’ailleurs peu de chose en comparaison de celui dont la menaçaient les prétentions de Randal, appuyées de l’approbation de son père. Randal avait dit que Mme di Negra seule pouvait l’aider à lui échapper. Harley, de son côté, était convenu que la marquise avait des qualités généreuses, et quelle autre que Mme di Negra pouvait se dire une parente et signer Béatrix ?

Un peu avant l’heure désignée. Violante se glissa parmi les arbres, ouvrit la petite porte du jardin et se trouva dans la ruelle solitaire. Au bout de quelques minutes, une femme voilée s’avança vers elle d’un pas rapide et léger ; rejetant son voile en arrière, elle dit avec une sorte d’ardeur et d’énergie contenues :

« Est-ce vous ? Ah ! l’on m’avait dit vrai ! Belle ! merveilleusement belle ! Et quelle jeunesse ! quelle fraîcheur ! »

Violante, surprise de ce ton et intimidée par ces louanges, garda un moment le silence, puis dit avec hésitation :

« Vous êtes, à ce que je présume, la marquise di Negra ? Ce que l’on m’a dit de vous m’a encouragée à la confiance.

— On vous a parlé de moi ? Qui donc ? dit vivement Béatrix,

M. Leslie, et… et…

— Continuez, pourquoi hésitez-vous ?

— Lord L’Estrange…

— Et pas d’autres ?

— Non, pas que je me souvienne. »

Béatrix soupira profondément et laissa retomber son voile. Quelques passants longeaient la ruelle, et voyant deux dames d’une tournure si remarquable, ils s’arrêtèrent à les regarder avec curiosité.

« Nous ne pouvons causer ici, dit Béatrix avec impatience, et j’ai tant de choses à vous dire, à vous demander ! Fiez-vous à moi tout à fait. C’est dans votre intérêt que je parle. Ma voiture m’attend là-bas ; venez chez moi, je ne vous y retiendrai pas plus d’une heure et je vous ramènerai ici. »

Cette proposition effraya Violante. Elle recula vers la porte avec un geste de refus. Béatrix posa sa main sur le bras de la jeune fille et, levant de nouveau son voile, la regarda avec une expression où le mépris se mêlait à l’admiration.

« Et moi aussi, j’aurais autrefois reculé à l’idée d’enfreindre d’un seul pas la ligne de convention que le monde trace entre nous et la liberté. Et maintenant, voyez comme je suis hardie. Enfant, ne jouez pas avec votre destinée. Peut-être cette occasion ne se retrouvera-t-elle jamais ? Ce n’est pas seulement dans le but de vous voir que je suis ici ; il faut que je sache quelque chose de vous, quelque chose de votre cœur. Pourquoi frémir ? Ce cœur n’est-il donc pas pur ? »

Violante ne répondit rien ; mais son sourire doux et fier humilia celle qui l’avait interrogée.

« Je puis rendre à votre père son pays, dit Béatrix d’une voix altérée. Venez ! »

Violante se rapprocha, mais en hésitant encore.

« Non pas au moyen de mon union avec votre frère ? dit-elle.

— Vous redoutez donc beaucoup cette union ?

— Non ; pourquoi redouterais-je ce qu’il est en mon pouvoir de repousser. Mais si vous pouvez réellement rendre à mon père son pays par un moyen plus noble, vous pouvez me sauver de… »

Violante s’arrêta brusquement.

« Vous sauver de quoi ? Ah ! je devine ce que vous ne voulez pas dire. Mais venez, venez ! voici encore des passants ; vous me direz tout cela chez moi. Et si vous pouvez vous résigner à un seul sacrifice, je vous épargnerai tout le reste. Venez, ou je vous dis adieu pour jamais. »

Violante mit sa main dans celle de Béatrix avec une confiance simple qui fit monter aux joues de la marquise un sang accusateur.

« Nous sommes toutes deux, dit Violante, filles de la même noble maison ; toutes deux nous nous agenouillons devant la vierge Marie ; pourquoi ne me fierais-je pas à vous ?

— Pourquoi pas, en effet ? » murmura faiblement Béatrix. Puis elle passa devant, la tête basse, et tout l’orgueil de sa démarche avait disparu.

Elles atteignirent la voiture, qui attendait à l’angle de la ruelle ; Béatrix dit à voix basse quelques mots au cocher, qui était Italien et au service du comte. L’homme fit un signe de tête et abaissa le marchepied. Les deux dames montèrent. Béatrix tira les stores ; puis le cocher remonta sur son siège et fouetta ses chevaux.

Béatrix, se renversant en arrière, poussa de sourds gémissements. Violante se rapprocha.

« Souffrez-vous ? dit-elle de sa voix tendre et harmonieuse, ne puis-je vous être utile, à vous qui voulez bien me servir ?

— Enfant, donnez-moi votre main et restez en silence pendant que je vous regarde. Ai-je été jamais aussi belle que cela ? Non, jamais ! — Et entre elle et moi, quels abîmes ! »

La marquise dit ces mots comme si elle eût parlé d’une personne absente, puis retomba dans le silence ; mais elle continua de regarder fixement Violante, dont les yeux, voilés de leurs longs cils, s’abaissèrent sous ce regard.

Soudain Béatrix tressaillit, et s’écriant :

« Non, cela ne sera pas ! elle mit la main sur le cordon.

— Qu’est-ce qui ne sera pas ? dit Violante surprise de ce cri et de ce mouvement. Béatrix s’arrêta ; sa poitrine se soulevait visiblement sous sa robe.

— Comme vous le dites, reprit-elle lentement, nous sommes toutes deux filles de la même maison ; vous repoussez la main de mon frère et cependant vous l’avez vu ; sa beauté charme les regards, son langage subjugue l’imagination. Il vous offre le rang, la fortune, la grâce de votre père et son rappel. Si je parvenais à vaincre les objections de votre père, à lui prouver que le comte n’a pas eu envers lui tant de torts qu’il se l’imagine, rejetteriez-vous encore le rang, la fortune et la main de Giulio Franzini ?

— Oh ! oui, oui ! cette main fût-elle celle d’un roi !

— Répondez-moi donc, franchement, comme à votre parente, à celle qui descend de la même lignée que vous, répondez-moi : Est-ce donc que vous en aimez un autre ?

— Je n’en sais rien ; non, ce n’est pas de l’amour ; ce n’était qu’une idée romanesque. C’est d’ailleurs une chose impossible. Ne me questionnez pas davantage, je ne puis vous répondre. » Et ces mots étaient entrecoupés de larmes.

Le visage de Béatrix devint dur et inflexible. Elle baissa de nouveau son voile et sa main quitta le cordon, mais le cocher, qui avait senti le mouvement, s’arrêta.

« Marchez, dit Béatrix ; allez où l’on vous a dit. »

Les deux femmes gardèrent alors un long silence, Violante se remettant avec difficulté de son émotion, Béatrix respirant péniblement et les bras croisés sur sa poitrine.

Pendant ce temps la voiture était entrée à Londres, elle avait passé le quartier où était située la maison de Mme di Negra ; elle traversa un pont, une large rue, puis s’engagea dans une suite de petites ruelles bordées de hautes et tristes maisons. Elle roulait, roulait toujours, jusqu’à ce qu’enfin Violante s’effraya soudain.

« Vous demeurez donc bien loin ? dit-elle en relevant le store et en examinant avec terreur l’ignoble faubourg. On va s’apercevoir de mon absence. On ! retournons, retournons, je vous en supplie !

— Nous voici presque arrivées. Le cocher a pris ce chemin pour éviter les rues trop fréquentées, dans lesquelles nous eussions pu être vues ensemble, et rencontrer peut-être mon frère lui-même. Écoutez-moi et parlons de… de celui auquel vous associez à juste titre l’idée d’une fantaisie romanesque. Impossible, dites-vous ; oui, oui, c’est impossible ! »

Violante mit ses mains devant ses yeux et baissa la tête :

« Pourquoi êtes-vous si cruelle ? fit-elle. Ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis. Comment pouvez-vous servir mon père, le rendre à son pays ? car c’est cela dont vous m’aviez parlé.

— Si vous consentez à un sacrifice, je tiendrai cette promesse. Nous voici arrivées. »

La voiture s’arrêta devant une maison sombre, haute et séparée des autres par un mur élevé qui paraissait enclore une cour, et située dans une rue étroite au bout de laquelle coulait la Tamise. En cet endroit la rivière était encombrée de sombres vaisseaux, de chaloupes, de bateaux immobiles et sans vie sous ce ciel d’hiver. Le cocher descendit et sonna. Deux brunes figures italiennes se présentèrent sur le seuil.

Béatrix descendit légèrement et donna la main à Violante.

« Ici nous serons tranquilles, dit-elle, et quelques instants suffiront à décider de votre sort. »

Lorsque la porte se fut refermée sur Violante, chez qui le soupçon s’était enfin éveillé, et qui regardait avec terreur autour du sombre et triste vestibule, Béatrix se retourna et dit : « Que la voiture attende. »

L’Italien qui reçut cet ordre s’inclina et sourit ; mais lorsque les deux dames eurent monté l’escalier, il rouvrit la porte d’entrée et dit au cocher :

« Retournez chez le comte et dites-lui que tout va bien. »

La voiture s’éloigna. L’homme qui avait donné l’ordre ferma et barra la porte, et prenant avec lui la grosse clef, disparut dans les profondeurs mystérieuses du sous-sol. Le vestibule demeuré solitaire avait le sombre aspect d’une prison, avec sa grosse porte doublée de fer, son escalier de pierre brute, éclairé par une étroite fenêtre assombrie par la poussière des années, et garnie de barreaux de fer, et ses murs çà et là grossièrement éperonnés, comme si l’on eût redouté la violence même au dedans.


CHAPITRE V.

C’était, comme nous l’avons vu, sans prendre conseil de la fidèle Jemima, que le sage reclus de Norwood, cédant à ses propres craintes et aux artificieuses suggestions de Randal, avait écrit la lettre laconique et arbitraire que celui-ci avait remise à Violante ; mais le soir, alors que les cimetières laissent échapper leurs morts, et les cœurs conjugaux les secrets qu’ils se sont mutuellement cachés pendant le jour, le sage informa sa femme de la mesure qu’il avait prise. Et Jemima, dont les idées anglaises différaient beaucoup de celles qui prévalent en Italie quant au droit qu’ont les pères de disposer de leurs filles, Jemima, disons-nous, représenta si sensément et cependant si doucement à l’élève de Machiavel qu’il n’avait pas précisément agi comme il fallait, s’il craignait que le beau comte n’eût fait quelque impression sur l’esprit de Violante, et s’il souhaitait qu’elle accueillît avec faveur le prétendant qu’il lui recommandait ; qu’un ordre si brusque ne pouvait que glacer le cœur, révolter la volonté de sa fille, et même prêter à l’audace de Peschiera un certain attrait romanesque, qu’elle réussit à priver Riccabocca de tout sommeil cette nuit-là. Le lendemain il envoya Giacomo chez lady Lansmere avec une lettre très-affectueuse pour Violante et un billet pour la comtesse, priant celle-ci de vouloir bien amener sa fille à Norwood pour quelques heures, parce qu’il désirait leur parler à toutes deux. Ce fut l’arrivée de Giacomo à Knightsbridge qui fit découvrir l’absence de Violante. Lady Lansmere, toujours préoccupée de l’opinion du monde et de la crainte des bavardages, empêcha Giacomo de montrer sa douleur et son inquiétude aux autres domestiques ; elle prit soin de dire à ses gens que la signorina l’avait prévenue de son désir d’aller dans la matinée faire visite à des amis ; qu’elle ne doutait pas que Violante ne fût sortie par la porte du jardin, puisqu’on l’avait trouvée ouverte ; que ce chemin était plus tranquille que celui de la grande route, et que peut-être ses amis étaient venus à sa rencontre par la ruelle. Lady Lansmere ajouta que la seule chose qui l’étonnât, c’était que Violante fût sortie de meilleure heure qu’elle ne le lui avait annoncé. Ayant dit ceci avec un calme propre à exclure toute espèce de doute chez ses auditeurs, lady Lansmere demanda sa voiture et, prenant avec elle Giacomo, se rendit sur-le-champ près de son fils.

Harley était à peine remis du choc et de l’émotion qu’il venait d’éprouver, qu’on annonça Randal Leslie.

« Ah ! fit lady Lansmere, M. Leslie saura peut-être quelque chose. Il lui a apporté hier une lettre de son père. Faites-le entrer. »

Le prince autrichien s’approcha d’Harley.

« J’attendrai dans la pièce voisine, dit-il à voix basse. Vous pouvez avoir besoin de moi, si vous avez des raisons de croire que Peschiera soit pour quelque chose dans tout ceci. »

Lady Lansmere, jetant un coup d’œil vers Léonard, lui dit : « Peut-être vous aussi, monsieur, pourriez-vous nous être utile, si vous consentiez à attendre un instant avec le prince. M. Leslie peut ne vouloir parler d’une affaire comme celle-ci qu’à Harley et à moi.

— C’est vrai, madame ; mais méfiez-vous de M. Leslie ! »

Tandis que l’une des portes de la chambre se refermait sur le prince et Léonard, Randal entrait par l’autre, en apparence extrêmement agité.

« Je sors de chez vous, madame, dit-il à la comtesse. On m’a dit que vous étiez ici ; pardonnez-moi si j’ai pris la liberté de vous y suivre. J’étais allé à Knightsbridge pour voir la signorina, j’y ai appris qu’elle vous avait quittée. Je vous conjure de me dire comment et pourquoi. J’ai le droit de m’en informer, car son père m’a accordé sa main. »

L’œil d’aigle d’Harley avait brillé à l’entrée de Randal. Il examina attentivement la figure du jeune homme. Son front s’obscurcit un instant en entendant les dernières paroles de celui-ci, mais il laissa à lady Lansmere le soin de répondre et de tout expliquer, ce que la comtesse fit en peu de mots.

Randal joignit les mains.

« Et elle n’est pas allée chez son père ? En êtes-vous bien sûre ?

— Le domestique de son père vient d’arriver de Norwood.

— Oh ! c’est moi qui suis cause de sa fuite ! c’est ma téméraire demande, sa crainte, son aversion. Je comprends tout ! » Et la voix de Randal exprimait le remords et le désespoir. « Pour la mettre en sûreté contre Peschiera, son père a exigé son mariage immédiat avec moi ; ses ordres ont été trop soudains, trop péremptoires, mes vœux trop empressés. Je connais sa fierté ; elle se sera enfuie pour m’échapper. Mais où est-elle allée, si elle n’est pas à Norwood ? Oh ! où est-elle ? A-t-elle d’autres amis, d’autres parents ?

— Peut-être après tout est-elle allée chez son père, dit la comtesse, et s’est-elle croisée avec le domestique. Je vais me rendre à Norwood sur-le-champ.

— Allez, allez, mais si elle n’y était pas, prenez garde d’effrayer Riccabocca ; ne lui dites rien de sa disparition, et recommandez à Giacomo de la lui taire également. Il soupçonnerait Peschiera, et se porterait peut-être à quelque acte de violence.

— Vous ne soupçonnez donc pas Peschiera, monsieur Leslie ? demanda soudain Harley.

— Ah ! ce serait possible, mais cependant non. Je suis allé chez lui ce matin avec Frank Hazeldean, qui doit épouser sa sœur, et je ne l’ai quitté que pour me rendre à Knightsbridge, à l’heure même où a disparu Violante. Il n’a du moins pu prendre une part personnelle à l’événement.

— Vous avez vu Violante, hier ; lui avez-vous parlé de Mme di Negra ? » demanda Harley, se rappelant soudain les questions que lui avait adressées la jeune fille au sujet de la marquise.

En dépit de lui-même Randal sentit qu’il changeait de couleur.

« De Mme di Negra ? Je ne crois pas… cependant c’est possible. Oh ! oui, je me le rappelle maintenant. Elle m’a demandé l’adresse de la marquise, et j’ai refusé de la lui donner.

— Il est facile de se procurer une adresse. Serait-elle allée à Curzon-Street ?

— J’y cours, dit Randal en se levant.

— Je vais avec vous. Et vous, ma mère, allez, comme vous en aviez l’intention, à Norwood, et suivez l’avis de M. Leslie. Épargnez à notre ami la nouvelle de la disparition de sa fille, jusqu’à ce que Violante lui soit rendue. Il ne pourrait nous être utile. Que Giacomo reste ici ; j’aurai peut-être besoin de lui. »

Harley passa alors dans la chambre voisine et pria le prince et Léonard d’attendre son retour, et de permettre que Giacomo restât avec eux.

Il retourna à la hâte près de Randal. Quelles que fussent ses craintes et ses émotions, Harley comprenait qu’il avait besoin de tout son sang-froid et de toute sa présence d’esprit. Cette occasion mettait brusquement en réquisition des facultés qui dormaient en lui depuis son adolescence, mais qui s’éveillaient maintenant avec une vigueur propre à faire trembler Randal lui-même, s’il eût pu deviner l’intelligence, le courage, l’énergie, pour ainsi dire, électriques, que cachait le calme apparent d’Harley.

Lord L’Estrange et Randal atteignirent bientôt la maison de la marquise, et y apprirent qu’elle était sortie depuis le matin dans une des voitures du comte de Peschiera. Randal jeta un coup d’œil inquiet sur le visage d’Harley. Celui-ci ne parut pas s’en apercevoir.

« Et maintenant, monsieur Leslie, que conseillez-vous ? dit-il.

— Je n’en sais vraiment rien. Peut-être, redoutant son père, connaissant ses principes despotiques et sachant combien il est rigoureux observateur de la parole donnée, s’est-elle réfugiée à la campagne, au Casino peut-être, ou bien chez mistress Dale ou mistress Hazeldean. Je vais courir m’en informer au bureau des diligences. Pendant ce temps vous…

— Ne vous occupez pas de moi, monsieur Leslie. Faites ce que vous croyez le meilleur. Mais si vos suppositions sont justes, il faut que vous vous soyez montré un bien rude prétendant.

— Non, mais peut-être un prétendant importun. Si c’est à cause de moi qu’elle s’est enfuie, ai-je besoin de dire que je renonce à toute prétention. Je ne suis pas un amant égoïste, lord L’Estrange.

— Ni moi, un homme vindicatif, monsieur Leslie. Mais si je découvrais celui qui a conspiré contre cette jeune fille, placée sous la protection de ma mère, je l’écraserais dans la boue aussi facilement que je mets le pied sur ce gant. — Au revoir, monsieur Leslie. »

Randal demeura un instant immobile regardant Harley s’éloigner, puis sa lèvre se plissa et il murmura : « L’insolent ! Mais l’aime-t-il ? — S’il en est ainsi, je suis déjà vengé. »


CHAPITRE VI.

Harley alla droit à l’hôtel de Peschiera. On lui dit que le comte était sorti avec Frank Hazeldean et quelques autres messieurs qui avaient déjeuné chez lui, mais qu’il avait pris soin de dire, en cas qu’on vînt le demander, qu’il était au Tattersall pour examiner quelques chevaux en vente. Harley alla au Tattersall. Le comte était dans une des cours, appuyé contre un pilier et entouré d’amis fashionables. Lord L’Estrange s’arrêta et, par un effort héroïque d’empire sur lui-même, contint sa rage. « Je puis tout perdre si je lui montre que je le soupçonne, et cependant je suis résolu à l’insulter et à me battre avec lui plutôt que de le laisser libre. Ah ! voici le jeune Hazeldean. » Frank était debout, en dehors du groupe qui entourait le comte ; il avait l’air triste et préoccupé. Harley lui toucha l’épaule et l’attira à l’écart sans être remarqué.

« Monsieur Hazeldean, dit-il, votre oncle Egerton est mon meilleur ami. Voulez-vous être aussi le mien ? J’ai besoin de vous.

— Milord…

— Suivez-moi. Il ne faut pas que le comte de Peschiera nous voie causer ensemble. » Harley quitta la cour et entra dans le parc de Saint-James par la petite porte voisine du Tattersall. En quelques mots il informa Frank de la disparition de Violante et des raisons qu’il avait de croire que le comte n’y était pas étranger. Le premier mouvement de Frank fut de repousser avec indignation l’idée que le frère de Béatrix pût être coupable ; mais lorsque graduellement lui revinrent à l’esprit les conversations cyniques et corrompues du comte, les allusions fâcheuses pour Peschiera qui échappaient parfois à Béatrix, et l’audacieux libertinage que les admirateurs mêmes du comte lui attribuaient, Frank fut forcé d’acquiescer avec répugnance aux soupçons d’Harley, et il dit avec une gravité bien rare chez lui : « Milord, si je puis vous aider à déjouer un plan si odieux, disposez de moi. Une chose est certaine cependant : Peschiera n’a pas pris à cet enlèvement une part personnelle, car je ne l’ai pas quitté de la journée et, maintenant que j’y pense, je commence à espérer que vous lui faites injure, car il a invité un grand nombre d’entre nous à faire avec lui une excursion à Boulogne la semaine prochaine, afin d’essayer son yacht, ce qu’il n’eût pas fait si…

— Un yacht, à cette époque de l’année ! Un homme qui habite Vienne, — un yacht !

— Spendquick le lui cède à très-bon marché, à cause de la saison, et pour d’autres motifs encore ; puis le comte se propose de passer l’été prochain dans les îles Ioniennes. Il a dans ces îles des propriétés qu’il n’a pas encore visitées.

— Combien y a-t-il de temps qu’il a acheté ce yacht ?

— Je ne suis pas sûr que le marché soit encore complètement terminé, Lévy a dû voir Spendquick à ce sujet ce matin même. Spendquick se plaint que Lévy le ruine.

— Mon cher monsieur Hazeldean, vous me guidez à travers le labyrinthe. Où trouverais-je lord Spendquick ?

— À l’heure qu’il est, probablement dans son lit. Voici sa carte.

— Merci, et où est le bâtiment ?

— Il était l’autre jour à Blackwall. Je suis allé l’y voir : le Flying Dutchman, un bâtiment ponté, et qui a des canons.

— Cela suffit. Maintenant, écoutez-moi. Violante ne peut courir aucun danger immédiat tant que Peschiera sera loin d’elle et que nous connaîtrons ses mouvements. Vous êtes sur le point d’épouser sa sœur ; profitez de ce privilège pour ne pas le quitter un instant. Refusez de vous éloigner. Servez-vous pour cela des prétextes que votre imagination pourra vous suggérer. Je vais vous en fournir un tout naturel. Montrez-vous inquiet au sujet de Mme di Negra et désireux de savoir où la trouver.

Mme di Negra ! s’écria Frank. Qu’y a-t-il ? N’est-elle pas à Curzon-Street ?

— Non ; elle est sortie dans une des voitures de son frère. Selon toute probabilité, le cocher de cette voiture ou quelque autre domestique viendra dans le cours de la journée retrouver le comte, et celui-ci, pour se débarrasser de vous, vous dira de vous adresser à ce domestique afin de vous convaincre vous-même qu’il n’est rien arrivé à sa sœur. Feignez de croire ce que vous dira cet homme, mais attirez-le chez vous sous prétexte d’y écrire une lettre à la marquise. Une fois là, nous serons maîtres de lui et je m’arrangerai pour le faire arrêter. Dès que vous le tiendrez, envoyez-moi un exprès.

— Mais, dit Frank un peu étourdi, si je rentre chez moi, comment pourrai-je surveiller le comte ?

— Ce ne sera plus nécessaire. Arrangez-vous seulement de façon à ce qu’il vous accompagne jusque chez vous, et ne vous séparez de lui qu’à la porte.

— Arrêtez, arrêtez. Vous ne pouvez soupçonner Mme di Negra d’être de connivence avec son frère dans un acte aussi infâme. Pardonnez-moi, milord, je ne puis agir dans cette affaire, je ne puis pas même vous écouter, excepté à titre d’ennemi, si vous insinuez un seul mot défavorable à la femme que j’aime.

— Brave chevalier, donnez-moi la main. C’est Mme di Negra que je travaille à sauver tout autant que la fille de mon ami. Ne pensez qu’à elle tandis que vous agirez comme je vous le demande, et tout ira bien. J’ai confiance en vous. Maintenant, retournez vers le comte. »

Frank rejoignit Peschiera, le front soucieux et les lèvres serrées. Harley avait ce don qui fait partie du génie de l’action : il inspirait aux autres la lumière de son esprit et la force de sa volonté. En quittant Frank, il se rendit en toute hâte chez lord Spendquick, conféra quelques minutes avec le jeune gentilhomme, puis retourna à son hôtel, où Léonard, le prince et Giacomo l’attendaient toujours. « Venez avec moi tous les deux, dit-il, et vous aussi, Giacomo. Il faut maintenant que je prévienne la police. Nous nous partagerons ensuite des missions séparées.

— Ah ! mon cher lord, s’écria Léonard, vous avez donc eu de bonnes nouvelles ? Vous paraissez content et plein d’espoir.

— Je parais ; dites donc que je suis plein d’espoir. Si je m’arrêtais un instant à craindre, à douter même, je deviendrais fou. Un ennemi à déjouer et un ange à sauver ! Quel courage ne serait enflammé ? Qui ne trouverait dans les battements de son cœur de quoi surexciter son intelligence ? »


CHAPITRE VII.

Le crépuscule était sombre dans la chambre où Béatrix avait conduit Violante. Un grand changement s’était opéré chez la marquise. Humble et repentante, elle était à genoux près de Violante, cachant sa figure, et la suppliant avec larmes de lui pardonner. Et Violante s’efforçant de lutter contre une terreur que le cœur d’aucune femme ne saurait braver, Violante essayait doucement de la consoler.

Béatrix, après des questions impérieuses et réitérées, avait enfin appris qu’elle s’était trompée, que Violante n’était pas sa rivale. À partir de ce moment les passions qui avaient fait d’elle l’instrument d’un crime s’étaient évanouies, et sa conscience avait frémi de la noirceur de sa trahison. Si le cœur de Violante eût été complétement libre, ou si elle avait été de ces jeunes filles timides et enfantines que les femmes comme Béatrix ont coutume de mépriser, telle était l’affection de la marquise pour Peschiera, la crainte qu’il lui inspirait, qu’elle eût peut-être essayé de persuader à sa jeune parente de recevoir au moins la visite du comte, de lui permettre de s’excuser lui-même et de plaider sa propre cause. Mais Violante avait montré une âme si fière et si élevée dans la manière dont elle avait d’abord repoussé les questions de la marquise, puis ensuite une si généreuse douceur lorsqu’elle avait compris combien ce cœur ardent était torturé, et une telle pureté, une candeur si triste lorsque, surmontant sa timidité virginale, elle avait, pour détromper Béatrix de son erreur, confessé où étaient placées ses propres affections, que la marquise s’agenouillait devant elle comme fait un marin devant la Vierge sainte qui a apaisé l’orage.

« Je vous ai trompée ! lui disait-elle à travers ses sanglots, mais je vous sauverai quoi qu’il m’en puisse coûter. Oh ! non ! vous si bonne et si noble, vous ne sauriez devenir la fiancée de Peschiera. Ne tremblez pas, ne craignez rien ; ou il renoncera à ses desseins sur vous, ou bien j’irai moi-même révéler à notre empereur les coupables secrets de sa vie. Retournons promptement ensemble à l’asile hors duquel je vous ai attirée. »

Béatrix avait la main sur la serrure en parlant ainsi. Soudain elle changea de visage, ses lèvres pâlirent ; la porte était fermée en dehors. Elle appela ; personne ne répondit ; elle tira la sonnette de la chambre et n’entendit aucun son ; les fenêtres étaient hautes et garnies de barreaux. Elles ne donnaient pas sur la rivière ni sur la rue, mais sur une cour étroite et sombre, entourée de murs élevés ; personne qui pût entendre un cri de détresse, si perçant, si déchirant qu’il fût.

Béatrix comprit qu’elle avait été prise au piège en même temps que sa compagne ; que Peschiera, se défiant de sa persistance dans le mal, lui avait ôté tout pouvoir de réparation. Elle était dans une maison que gardaient ses émissaires. Aucun espoir d’arracher Violante à un sort odieux ne semblait lui rester. C’est alors qu’au milieu de reproches incohérents adressés à elle-même et de larmes frénétiques, Béatrix s’était agenouillée devant sa victime, lui communiquant de plus en plus les terreurs qu’elle-même ressentait à mesure que s’écoulaient les heures, que la chambre allait s’assombrissant, jusqu’à ce que ne fut plus qu’à la lueur de la lampe qui éclairait la cour que chacune distingua le visage de l’autre.

La nuit vint ; elles entendirent l’horloge d’une église éloignée sonner les heures. Le feu s’était depuis longtemps éteint et le froid était intense. On n’entendait pas une voix, pas un mouvement dans la maison. Mais les prisonnières ne sentaient ni le froid ni la faim ; elles ne sentaient que la solitude, le silence et la terreur de ce qui allait suivre.

Enfin, vers minuit, on sonna à la porte de la rue ; il y eut un bruit du pas rapides ; on entendit tirer des verrous, puis un murmure de voix contenues. On aperçut une lumière à travers les fentes de la porte, et enfin la porte s’ouvrit. Deux Italiens portant des lumières entrèrent ; le comte de Peschiera les suivait.

Béatrix s’élança vers son frère. Il lui mit doucement sa main sur les lèvres, et fit signe aux Italiens de se retirer. Ils posèrent les flambeaux sur la table et sortirent sans dire un mot.

Peschiera alors, écartant sa sœur, s’approcha de Violante.

« Ma belle cousine, dit-il d’un air d’assurance aisée mais résolue, il y a des choses qu’aucun homme ne peut justifier, qu’aucune femme ne peut pardonner, à moins que l’amour, qui est au-dessus de toutes les lois, ne suggère à l’un des excuses et n’obtienne le pardon de l’autre. En un mot, j’avais juré de vous conquérir et je n’avais aucune occasion de vous plaire. Ne craignez rien. Ce qui peut vous arriver de pis, c’est d’être ma femme. Éloignez-vous, ma sœur, éloignez-vous.

— Non, Giulio ! Giulio Franzini ! Je me place entre elle et vous ; il vous faudra me tuer avant de pouvoir toucher même le bord de sa robe.

— Quoi, ma sœur ! vous vous tournez contre moi ?

— Oui, et à moins que vous ne vous retiriez à l’instant et que vous ne la laissiez libre, je vous démasquerai devant l’empereur.

— Il est trop tard, mon enfant ! Vous vous embarquerez avec nous. Les objets dont vous pouvez avoir besoin pendant le voyage sont déjà à bord. Vous serez témoin de notre mariage, célébré par un prêtre de la sainte Église ; puis vous direz ensuite à l’empereur tout ce que vous voudrez. »

Et le comte, usant soudain de sa force, écarta Béatrix et mit un genou en terre devant Violante, qui debout, pâle comme la mort, mais intrépide, lui jeta un regard d’indicible dédain.

« Vous me méprisez aujourd’hui, dit Peschiera en donnant à son visage une expression d’humilité et d’admiration, et je ne m’en étonne pas. Mais, croyez-moi, jusqu’à ce que ce mépris ait cédé à un sentiment plus doux, je n’userai pas du pouvoir que j’ai acquis sur votre destinée.

— Du pouvoir ! dit Violante avec hauteur. Vous avez, il est vrai, réussi à m’attirer dans un piège ; vous avez acquis le pouvoir d’un jour, mais vous n’en avez aucun sur ma destinée.

— Vous voulez dire que vos amis ont découvert votre disparition et sont sur vos traces. Ma belle cousine, je suis en garde contre eux et je défie toutes les lois et toute la police d’Angleterre. Le vaisseau qui doit vous emporter au loin attend sur la rivière, à deux pas d’ici. Béatrix, je vous avertis, tenez-vous en repos, lâchez-moi. Sur ce vaisseau se trouve un ecclésiastique tout prêt à nous unir, non pas cependant avant que vous n’ayez reconnu cette vérité que celle qui s’est enfuie avec Giulio Peschiera doit devenir ou sa femme ou la honte de sa maison et le rebut de son sexe.

— Giulio, c’est infâme ! s’écria Béatrix.

— Peste ! ma sœur ; usez, je vous prie, de mots plus doux. Vous aussi vous avez voulu vous marier, et moi je n’ai rien dit qui pût vous nuire. Signorina, je regretterais d’employer la force. Donnez-moi la main, il faut que nous parlions. » Violante éluda un contact qui l’eût profanée, et s’élançant de l’autre côté de la chambre, elle ouvrit la porte, et la referma rapidement sur elle. Béatrix s’attacha de toutes ses forces au comte pour l’empêcher de la poursuivre. Mais de l’autre côté de la porte, si près, qu’on pouvait croire qu’il avait écouté ce qui se passait dans la chambre, se tenait un homme enveloppé de la tête aux pieds dans un ample manteau. À la lueur de la lampe qui l’éclairait, on voyait briller le canon d’un pistolet qu’il tenait dans sa main droite.

« Chut ! dit cet homme tout bas en passant son bras autour de Violante, dans cette maison vous êtes au pouvoir de ce brigand ; mais une fois dehors vous serez en sûreté. Ne craignez rien, je suis près de vous ; c’est moi, Violante. »

Cette voix alla au cœur de Violante ; elle tressaillit, leva les yeux, mais on ne pouvait voir la figure de l’homme, cachée par son manteau et son chapeau rabattu. On n’apercevait qu’une masse de boucles noires et une barbe de la même couleur.

Le comte rouvrit la porte, traînant après lui sa sœur, toujours attachée à ses vêtements.

« Ah ! c’est bien ! dit-il à l’homme en italien. Descendez madame doucement ; mais si elle essaye de crier, contraignez-la au silence. Quant à vous, Béatrix, traîtresse, voici qui suffira. » Puis il prit sa sœur dans ses bras, et sans se soucier des cris ni des efforts de celle-ci pour lui échapper, il s’élança dans l’escalier.

Le vestibule était rempli d’hommes au teint basané. Le comte, se tournant vers l’un d’eux, lui dit quelques mots à voix basse. L’instant d’après, la marquise fut saisie et emportée. Le comte jeta un coup d’œil en arrière ; il vit Violante portée par l’homme auquel il l’avait confiée, celui-ci indiquait du doigt Béatrix et semblait remontrer à la jeune fille l’inutilité de toute résistance. Violante gardait le silence et paraissait résignée. Peschiera sourit d’une façon cynique, et précédé par plusieurs de ses bravi tenant des torches, il descendit quelques marches qui conduisaient à une petite plate-forme entre l’étage du vestibule et celui des cuisines. Là une porte était ouverte, qui donnait sur la rivière ; sur le sable était amarré un bateau autour duquel étaient groupés quatre hommes qui avaient l’air de marins étrangers. En voyant Peschiera trois de ces hommes s’élancèrent dans le bateau et préparèrent leurs rames. Le quatrième rajusta avec soin une planche jetée du bateau sur le quai et offrit obséquieusement son bras au comte. Celui-ci passa le premier en fredonnant gaiement un air d’opéra et prit place à la proue. Les deux femmes furent ensuite transportées dans le bateau, et Violante sentit sa main pressée presque convulsivement par l’homme qui était près de la planche. Les autres suivirent, et au bout d’une minute le bateau glissa légèrement sur les vagues, se dirigeant vers un vaisseau qui était à quelque distance et à part des milliers de petites embarcations qui encombraient la rivière.

Les étoiles s’efforçaient de percer le brouillard ; pas un mot ne s’échangeait sur le bateau ; on n’entendait que le bruit régulier des rames. Le comte cessa de fredonner, et, ramenant autour de lui les amples plis de son manteau, parut absorbé dans ses réflexions. Sa physionomie laissait éclater une expression de souverain triomphe. Le résultat justifiait cette insolente confiance en lui-même et en sa fortune, trait proéminent du caractère de l’homme qui, à la fois bravo et joueur, avait engagé la partie contre le monde tenant sa rapière d’une main et ses dés pipés de l’autre. Violante, une fois sur un bâtiment dont l’équipage était composé de ses stipendiés, lui appartenait sans retour. Le duc lui-même souhaiterait maintenant que sa fille, pour sauver son honneur et sa réputation, devînt la femme de Peschiera. La fierté de Violante la porterait peut-être un peu plus tard à confirmer ce que Peschiera avait naturellement l’intention de dire, savoir : qu’elle était d’intelligence avec lui dans ses plans de fuite, et non pas la victime d’une trahison, redevable de son mariage à la générosité de son ravisseur. Il voyait sa fortune assurée, son succès envié, son caractère même réhabilité par ce splendide mariage. L’ambition venait se mêler à ses rêves de plaisir et de fortune. À quel poste de la cour ou de l’État ne pourrait pas prétendre un homme qui avait fait preuve du plus incontestable talent pour la vie pratique, le talent de réussir dans tout ce qu’il avait entrepris ? Ainsi songeait le comte, oubliant quasi le présent dans les rêves dorés de l’avenir, jusqu’à ce qu’il fut rappelé à lui en entendant le yacht héler le bateau, et les matelots se précipiter vers la corde qu’on leur avait jetée. Il se leva alors et se dirigea vers Violante. Mais l’homme qui jusqu’ici s’était chargé d’elle passa légèrement devant le comte, conduisant et portant à demi sa passive prisonnière. « Pardon, excellence, dit l’homme en italien, mais la barque est si encombrée et elle penche tant que votre assistance nous serait plus gênante qu’utile. » Avant que Peschiera eût pu répondre, Violante était déjà sur les marches du vaisseau ; le comte s’arrêta jusqu’à ce qu’il la vît debout sur le pont. Béatrix suivit, puis ensuite le comte, mais lorsque les Italiens de sa suite se pressèrent à leur tour sur le côté de la barque, deux des marins se mirent devant eux et lâchèrent les cordes, tandis que deux autres ramaient vigoureusement vers le rivage. Les Italiens éclatèrent en imprécations. « Silence, dit le marin qui était resté debout près de la planche ; nous avons des ordres, et si vous ne vous tenez tranquilles, nous renverserons le bateau. Nous savons nager, nous. Que le ciel et monsignor san Giacomo aient pitié de vous si vous ne le savez pas. »

Lorsque Peschiera sauta sur le pont, il fut soudain ébloui par un flot de lumière venant de torches allumées que tous élevaient autour de lui. Cette lumière éclairait un homme de grande taille, à la figure imposante, dont le bras était passé autour de Violante, et dont les yeux noirs lançaient au comte des regards plus lumineux que les torches. D’un côté de cet homme était le prince autrichien, et de l’autre, lord L’Etrange, ayant à ses pieds un manteau et une profusion de fausses boucles noires ; ses bras étaient croisés sur sa poitrine, et sur ses lèvres se dessinait un sourire dont l’ironie naturelle était tempérée par un calme et suprême dédain. Le comte voulut parler mais la voix lui manqua.

Tous autour de lui paraissaient menaçants ou hostiles ; il vit plusieurs figures italiennes, mais elles ne respiraient que la haine et la vengeance ; à l’arrière étaient des matelots anglais, regardant curieusement par-dessus les épaules des étrangers, avec un rire de satisfaction sur leurs figures franches et ouvertes.

Soudain, tandis que le comte demeurait ainsi perplexe, intimidé, stupéfait, des huées méprisantes s’élevèrent du côté des Italiens : Il traditore ! il traditore ! crièrent-ils tous ensemble. Le comte était brave, à ce cri il releva la tête avec une certaine majesté.

En ce moment Harley, agitant sa main pour mettre fin à ces cris, sortit du groupe qui l’entourait, et le comte s’avança hardiment vers lui.

« Que signifie tout ceci ? dit-il en français, je devine que c’est à vous que je dois en demander l’explication et la réparation. — Distinguons, je vous prie, monsieur le comte, répondit Harley dans ce même langage qui se prête si bien au sarcasme poli, et à l’inimitié courtoise. Distinguons. L’explication doit venir de moi, j’en tombe d’accord, mais j’aurai l’honneur de vous laisser la réparation. Ce vaisseau…

— Est à moi ! s’écria le comte, ces hommes qui m’insultent sont à mes gages.

— Les hommes à vos gages sont à terre, monsieur le comte, buvant au succès de votre voyage. Mais, désireux que j’étais de ne pas vous priver de la satisfaction qu’on éprouve toujours à se trouver entouré de compatriotes, j’ai engagé à cet effet de meilleurs Italiens que les pirates qu’ils remplacent ; ils sont peut-être moins bons marins, mais j’ai pris la liberté d’ajouter à l’équipage de ce vaisseau, de solides matelots anglais, plus habiles et plus expérimentés que vos pirates eux-mêmes. Votre grande erreur, monsieur le comte, consiste à croire que le Flying Dutchman vous appartient. En vous faisant mes excuses d’être intervenu, bien que je connusse votre intention de l’acheter, j’ai l’honneur de vous apprendre que lord Spendquick a bien voulu m’accorder la préférence. Néanmoins, monsieur le comte, je mets le bâtiment, ainsi que son équipage, complètement à votre service pendant le mois qui va suivre. »

Peschiera sourit avec dédain.

« Je remercie Votre Seigneurie ; mais étant maintenant privé, comme je le présume, de la compagne de voyage qui seule donnait pour moi de l’attrait à la traversée, je vais retourner à terre et vous prierai simplement de me faire savoir l’heure à laquelle vous pourrez recevoir l’ami que j’enverrai pour régler cette partie de la question dont il n’a pas encore été parlé, et pour arranger les choses de façon à ce que la réparation, soit qu’elle incombe à vous ou à moi, puisse être aussi satisfaisante que vous avez daigné rendre l’explication.

— Que ceci ne vous inquiète pas, monsieur le comte, la réparation est déjà fort avancée, tant j’étais pénétré du désir d’aller au-devant de tout ce que pouvait exiger l’honneur d’un parfait gentilhomme tel que vous. Vous avez enlevé une héritière mineure, il est vrai, mais c’était sans doute pour la remettre dans les bras de son père. Vous avez dépouillé un parent illustre de tous ses biens, mais vous êtes venu volontairement à bord de ce bâtiment, d’abord pour que Son Altesse le prince Von…, dont vous connaissez la haute position à la cour, puisse raconter à l’empereur lui-même la manière dont vous interprétez le consentement donné par Sa Majesté Impériale à votre mariage, et ensuite afin de commencer par une excursion sur la Baltique à exécuter la sentence de bannissement qui, je n’en doute pas, accompagnera l’acte de restauration du chef de votre maison. »

Le comte tressaillit.

« Je garantis d’avance cette restauration, dit le prince autrichien, qui s’était approché d’Harley ; vous êtes la honte de la noblesse de l’empire, Giulio Franzini, et je ne quitterai pas mon royal maître que sa main n’ait rayé votre nom de la liste. J’ai là vos propres lettres qui prouvent que vous-même avez entraîné votre parent dans la révolte, dont vous eussiez été le Catilina, si vous n’aviez préféré en être le Judas. Dans dix jours ces lettres seront déposées devant l’empereur et son conseil.

— Êtes-vous satisfait, monsieur le comte, dit Harley, de votre part de réparation ? Sinon, je vous ai ménagé l’occasion de la rendre plus complète encore. Le parent auquel vous avez fait tort est devant vous. Il sait maintenant que, bien que vous ayez réussi à détruire pour un temps sa fortune, vous n’avez pu parvenir à souiller son foyer ; son noble cœur peut vous pardonner, et plus tard sa main pourra vous faire des largesses. À genoux, donc, Giulio Franzini, à genoux devant Alphonse duc de Serrano. »

Le dialogue précédent avait eu lieu en français, et très-peu d’entre les Italiens présents l’avaient compris, mais au nom qui termina les paroles qu’Harley adressait au comte, un cri simultané sortit de la boucbe des Italiens.

« Alphonse le Bon ! Alphonse le Bon ! Viva, viva le bon duc de Serrano ! »

Et oubliant le comte lui-même, ils s’empressèrent autour de Riccabocca, luttant à qui baiserait sa main ou même le bas de son manteau.

Les yeux de Riccabocca se mouillèrent de larmes. L’exilé semblait transfiguré. Son visage respirait une inexprimable dignité. Il étendit les bras comme pour bénir ses compatriotes. Ce seul cri échappé à d’obscurs ouvriers, exilés comme lui, le consola de ses longues années de bannissement et de pénurie.

« Merci mes amis, merci, leur dit-il. Peut-être un jour reverrons-nous ensemble notre patrie bien aimée ! »

Le prince autrichien s’inclina comme pour donner à cette prière son assentiment.

« Giulio Franzini, dit le duc de Serrano (car c’est ainsi que nous devons maintenant nommer l’hôte du Casino), si la Providence avait pu permettre que s’accomplît votre infâme dessein, croyez-vous donc qu’il y eût sur la terre un endroit où le ravisseur eût pu échapper au bras d’un père ? Mais le ciel s’est montré miséricordieux ; je veux imiter sa clémence. » Et le duc s’approcha avec bonté de son coupable parent.

À partir du moment où le prince autrichien lui avait parlé, le comte avait gardé un profond silence, ne témoignant ni honte, ni repentir. Il se tenait droit et ferme regardant autour de lui comme un loup pris au piège. Lorsque le duc s’approcha, il le repoussa du geste en disant : « Arrière ! pédant, arrière ! ne triomphez pas encore ! Et vous, prince, allez faire vos contes à l’empereur. Vous me trouverez à côté de son trône, prêt à vous répondre, si toutefois vous sortez vivant de la rencontre à laquelle je saurai vous contraindre. » En disant ces derniers mots, Peschiera s’élança vers un des côtés du vaisseau. Mais Harley avait prévu son intention, et d’un coup d’œil il avait fait signe aux matelots de s’y opposer. Saisi par ses compatriotes indignés au moment où il allait plonger dans la rivière, Peschiera fut ramené et gardé à vue. L’expression de sa physionomie changea alors complètement ; on y vit éclater la violence désespérée du gladiateur. Sa force lui permit de se débarrasser plusieurs fois de ceux qui le tenaient, de jeter plus d’un homme sur le pont, mais à la fin, accablé par le nombre, bien que luttant encore, toute dignité, toute présence d’esprit s’évanouirent chez lui ; prononçant les plus grossiers blasphèmes, grinçant des dents et écumant de rage, il ne resta plus de ce brillant Lothario que la grossière furie de l’homme animal.

Conservant cet air d’imperturbable ironie que le plus habile comédien eût pu lui envier, Harley salua profondément le comte en fureur.

« Adieu, monsieur le comte, dit-il. Le vaisseau sur lequel vous m’avez fait l’honneur de monter est frété pour la Norwége. Les Italiens qui vous accompagnent ont été envoyés par vous en exil, et ils promettent en retour de vous distraire par leur société lorsque vous vous sentirez quelque peu fatigué de la vôtre. Conduisez le comte à sa cabine. Doucement là-bas, doucement. Encore une fois adieu, monsieur le comte, et bon voyage ! »

Et Harley tourna sur ses talons, tandis que Peschiera, en dépit de tous ses efforts était emporté dans la cabine.

« À trompeur, trompeur et demi, dit Harley au prince autrichien. On se venge par une farce de celui qui avait voulu accomplir une tragédie.

— C’est plus que cela, il est ruiné.

— Et ridicule, reprit Harley. Je voudrais voir la figure qu’il fera quand on le débarquera en Norwége. »

Harley se dirigea alors vers le centre du vaisseau, où se trouvaient, presque cachés par les marins, Béatrix, Frank Hazeldean, qui l’avait reçue à son arrivée à bord, et Léonard qui un peu en arrière d’eux observait en silence ce qui se passait autour de lui. Béatrix paraissait faire peu d’attention à Frank. Ses beaux yeux étaient levés vers le ciel étoilé et ses lèvres s’agitaient comme si elle eût été en prière ; cependant son jeune amant lui parlait bas et vite, avec émotion.

« Non, non, disait-il, ne croyez pas que nous vous ayons soupçonnée un seul instant, Béatrix, disait-il ; je répondrais de votre honneur sur ma tête. Oh ! pourquoi ne voulez-vous pas me regarder, me parler ?

— Accordez-moi encore un moment, » dit Béatrix.

Elle s’approcha lentement de Léonard, lui toucha le bras de sa main tremblante et l’attira à l’écart. Frank fit un pas comme pour les suivre, puis s’arrêta court et les regarda de loin d’un air triste et surpris. Le sourire d’Harley avait disparu, lui aussi regardait d’un œil attentif.

Béatrix ne dit que quelques mots ; Léonard ne prononça qu’une ou deux phrases ; puis la marquise tendit la main au jeune poète, qui s’inclina et la baisa silencieusement.

Elle demeura un instant immobile, et Harley put apercevoir la rougeur qui se répandait sur son visage. Cette rougeur avait déjà disparu lorsque Béatrix revint vers Frank. Lord L’Estrange voulut se retirer ; elle lui fit signe de rester.

« Milord, dit-elle avec fermeté, je ne saurais vous accuser de rigueur envers mon coupable et malheureux frère. Son crime méritait peut-être un châtiment plus sévère encore que celui que vous lui infligez avec tant de dédain. Mais quelle que soit la peine qu’il lui faille endurer, aujourd’hui le mépris, plus tard la pauvreté, je sens que sa sœur doit être près de lui pour la partager. S’il est coupable, je ne suis pas non plus innocente, et bien qu’il ait fait naufrage, il ne me reste sur la sombre mer de la vie que lui à qui je puisse m’attacher. Chut, milord ! Je ne quitterai pas ce vaisseau ; je vous conjure seulement d’ordonner à vos hommes de respecter mon frère, puisqu’une femme sera près de lui.

— Mais il n’en peut être ainsi, marquise, et…

— Béatrix, Béatrix, et moi ! et nos fiançailles ? Vous m’oubliez donc ? cria Frank d’un ton de douloureux reproche.

— Non, mon jeune et noble ami. Je me souviendrai toujours de vous dans mes prières. Mais écoutez-moi : j’ai été trompée, entraînée par les autres, mais aussi et plus encore par mon cœur aveugle et passionné. Oui j’ai été entraînée à tromper à mon tour. Je rougis de honte quand je songe que j’aurais pu attirer sur vous la colère de votre famille… vous attacher à ma fortune en ruines, à mon….

— À votre cœur aimant et généreux, et c’est tout ce que je voulais, s’écria Frank. Cessez, cessez, ce cœur n’est-il pas toujours à moi ? »

Des larmes coulèrent des yeux de l’Italienne.

« Franck Hazeldean, je ne vous ai jamais aimé, dit-elle, ce cœur était mort pour vous comme il le sera désormais pour tout autre. Adieu ! Vous m’oublierez plus tôt que vous ne croyez ; et pour moi, je conserverai à jamais votre souvenir, comme celui d’un ami, d’un frère, si les frères étaient aussi tendres aussi généreux que vous. Maintenant, milord, donnez-moi votre bras, je veux aller retrouver le comte.

— Un seul mot, madame, dit Frank pâle et les dents serrées, mais calme et avec une expression de dignité jusque-là étrangère à sa physionomie ; un seul mot. Je puis être indigne de vous sous tous les rapports, mais un amour ardent, qui n’a jamais douté, jamais soupçonné, qui vous soutiendrait, vous défendrait, dût le monde entier vous accuser, un tel amour donne de la valeur à l’homme le plus vulgaire. Parlez-moi donc franchement. Par tout ce que vous tenez pour sacré en ce monde et en l’autre, je vous adjure de me répondre : avez-vous dit la vérité en déclarant que vous ne m’aviez jamais aimé ? »

Béatrix baissa la tête ; elle était humiliée devant la généreuse nature qu’elle avait trompée et peut-être parfois méprisée.

« Pardonnez-moi, pardonnez-moi, » dit-elle avec effort, la voix à demi brisée par un sanglot.

Frank crut qu’elle hésitait et son visage s’éclaira d’un rayon d’espoir. Elle leva les yeux et vit le changement de sa physionomie, puis jeta un regard vers l’endroit où Léonard se tenait debout, immobile et triste. Elle tressaillit et ajouta avec fermeté : « Oui, j’implore votre pardon car j’ai dit la vérité ; je n’avais plus de cœur à donner. Le mien, qui eût pu être mou comme la cire pour un autre, était pour vous de granit. »

Frank ne dit pas un mot de plus. Il demeura comme rivé à la place où il était, ne regardant pas même Béatrix lorsqu’elle passa devant lui appuyée au bras de lord L’Estrange. Il s’éloigna alors et alla attendre le bateau que les hommes descendaient le long du yacht.

Béatrix s’arrêta lorsqu’elle fut près de l’endroit où Violante répondait à voix basse aux questions inquiètes de son père. En s’arrêtant elle s’appuya davantage sur Harley.

« C’est votre bras qui tremble maintenant, milord, » dit-elle avec un sourire triste, et le quittant avant qu’il eût pu répondre, elle se pencha doucement vers Violante : « Vous m’avez déjà pardonné, dit-elle de façon à n’être entendue que de la jeune fille, et ce n’est pas du passé que je veux vous parler en ce moment. Votre avenir m’apparaît heureux et brillant. Aimez et espérez ; ce sont là les derniers mots de celle qui bientôt sera morte au monde ; croyez-moi, ils sont prophétiques ! »

Violante cacha sa rougeur sur la poitrine de son père, laissant sa main à Béatrix, qui la pressa sur son cœur. La marquise revint ensuite vers Harley, pour disparaître avec lui dans l’intérieur du vaisseau.

Lorsque Harley reparut sur le pont, troublé et agité, il se tint à distance du duc et de Violante et entra le dernier dans le bateau qu’on venait de mettre à la rivière. Lorsque ses compagnons et lui mirent pied à terre, ils aperçurent le vaisseau glissant doucement sur la Tamise.

« Courage, Léonard, courage ! murmura Harley, vous vous affligez noblement, mais vous avez échappé au piège le plus fatal et le plus vulgaire de la vie civilisée, vous n’avez pas simulé l’amour ; mieux vaut que cette pauvre femme souffre pendant quelque temps d’une rude vérité que d’être l’éternelle victime d’un mensonge flatteur. Hélas ! mon cher Léonard, c’est seulement l’amour rêvé par les poètes qu’accompagnent les Grâces ; contre l’amour du cœur humain vient lutter la terrible destinée.

— Milord, les poètes ne rêvent pas lorsqu’ils aiment. Vous apprendrez que la profondeur des sentiments est en raison de la vivacité de l’imagination, lorsque vous lirez cette confession du génie et du malheur que j’ai laissée entre vos mains. »

Léonard se détourna. Harley le suivit des yeux avec un intérêt curieux, puis soudain il rencontra le regard doux, profond et reconnaissant de Violante.

« Destinée ! destinée ! » murmura-t-il.


CHAPITRE VIII.

Nous sommes à Norwood dans le salon du sage. Violante est depuis longtemps allée se reposer. Harley, qui avait accompagné le père et la fille jusque chez eux, cause encore avec le premier.

« En vérité, mon cher duc, disait Harley.

— Chut ! chut ! diavolo ! ne m’appelez pas encore duc. Me voici revenu chez moi, où je suis toujours le docteur Riccabocca.

— Eh bien, mon cher docteur, permettez-moi de vous dire que vous vous exagérez les droits que je puis avoir à vos remercîments. Il en revient une part à vos anciens amis, Léonard et Frank Hazeldean ; il ne faut pas non plus oublier le fidèle Giacomo.

— Continuez votre explication.

— J’ai d’abord appris par Frank, qu’un baron Lévy, un certain usurier fashionable, était sur le point d’acheter un yacht à lord Spendquick pour le comte Peschiera. Une courte entrevue avec le jeune lord me permit de surenchérir l’offre de l’usurier et de conclure un marché par suite duquel le yacht devint ma propriété ; la promesse que je fis d’aider Spendquick à se tirer des griffes de Lévy (ce à quoi j’espère réussir en le réconciliant avec son père, qui est un homme généreux et sensé), décida facilement le jeune lord à seconder mes plans. Il laissa croire à Lévy que le comte prendrait possession du vaisseau, mais prétextant un rendez-vous et disputant encore sur les conditions de la vente, il remit au lendemain de fixer définitivement le prix. J’étais donc maître de ce vaisseau qui, j’en étais certain, devait servir à l’infâme dessein de Peschiera. Mais il était important de ne pas éveiller les soupçons du comte, je permis donc aux pirates qu’il avait recrutés de venir à bord ; je savais pouvoir m’en débarrasser lorsque cela serait nécessaire. Pendant ce temps Frank avait entrepris de ne quitter Peschiera qu’après avoir vu et enfermé chez lui le domestique que le comte avait chargé d’accompagner la marquise. Ce domestique, une fois arrêté, j’avais l’espoir fondé de découvrir votre fille avant que Peschiera eût pu même l’outrager de sa présence. Mais, hélas ! Frank n’est point élève de Machiavel. Peut-être le comte lut-il ses secrètes pensées sur sa physionomie ouverte et expressive ; peut-être voulut-il seulement se débarrasser d’un compagnon incommode, toujours est-il qu’il réussit à éluder la poursuite de notre jeune ami aussi adroitement que vous ou moi aurions pu faire ; il lui dit que Béatrix était à Roehampton, qu’elle lui avait emprunté sa voiture pour y aller, offrit d’y mener Frank, et l’y mena en effet. Frank fut alors introduit dans un grand salon, où après avoir attendu quelques instants, tandis que le comte était sorti sous prétexte de revoir sa sœur, il vit entrer certaine danseuse de l’Opéra. Pendant ce temps le comte était sur la route de Londres, et Frank eut à s’en retourner comme il pouvait. À son retour il chercha partout Peschiera sans parvenir à le retrouver. Il était tard lorsqu’il vint m’apprendre ces nouvelles. Elles m’inquiétèrent sérieusement. Peschiera d’un moment à l’autre pouvait apprendre mon contre-plan au sujet du yacht, ou encore il pouvait retarder son départ jusqu’à ce qu’il eût entraîné Violante dans quelque… en un mot, tout était à craindre d’un homme de ce caractère. Je ne pouvais deviner l’endroit où l’on avait emmené votre fille ; je n’avais aucun prétexte pour faire arrêter Peschiera, aucun moyen même de savoir où il était. Il n’était point rentré chez lui. La police était en défaut ; elle me fournit cependant un renseignement précieux, en m’indiquant l’endroit où je trouverais plusieurs de vos compatriotes dont la trahison de Peschiera avait causé l’exil. J’envoyai Giacomo vers ces hommes pour les engager à servir d’équipage au yacht. Il était nécessaire que si le comte ou ses gens se rendaient à bord après que nous aurions chassé l’équipage pirate, ils y trouvassent des Italiens qu’ils prissent pour leurs bravi. J’adjoignis à ces étrangers quelques matelots anglais qui avaient déjà servi à bord du même vaisseau, et sur lesquels Spendquick m’assura qu’on pouvait compter. Cependant ces précautions ne pouvaient servir que dans le cas où Peschiera continuerait à vouloir s’embarquer et différerait jusque-là toute machination contre ses captives. Tandis qu’au milieu de ces craintes et de ces incertitudes je m’efforçais de conserver ma présence d’esprit et que j’examinais rapidement avec le prince autrichien s’il était possible de prendre quelque autre mesure, ou si nous n’avions d’autre ressource que de nous rendre à bord du vaisseau, et de courir les chances de ce qui pourrait suivre, Léonard entra tranquillement dans ma chambre. Le calme et la fermeté de son regard m’indiquèrent seuls qu’il avait à me donner de bonnes nouvelles.

— Ah ! dit Riccabocca, car nous continuerons d’appeler ainsi le sage, pour nous conformer à son propre désir ; ah ! j’ai de bonne heure appris à ce jeune homme la grande vérité promulguée par Helvétius : « Toutes nos erreurs naissent de notre ignorance ou de nos passions. Sans elles nous serions des intelligences sereines et pénétrantes. »

— Léonard, reprit Harley, nous avait quittés quelques heures auparavant. Je l’avais chargé de passer chez Mme di Negra, et comme il y était connu des domestiques, de tâcher d’obtenir d’eux le plus de renseignements possible, et sur toute chose de se procurer (ce que dans ma grande hâte j’avais oublié) le nom et le signalement de l’homme qui avait mené la marquise le matin, puis de faire le meilleur usage en son pouvoir de tout ce qui serait de nature à éclairer nos recherches. Léonard ne réussit qu’à obtenir le signalement du cocher, qu’il reconnut pour un nommé Beppo, auquel Mme di Negra avait souvent donné des ordres en sa présence. Personne ne put lui dire où était la marquise ; on l’avait crue à l’hôtel du comte. Léonard s’y rendit ; Beppo en avait été absent tout le jour. Tandis qu’il réfléchissait à ce qu’il allait faire, il aperçut votre futur gendre, qui longeait l’autre côté de la rue. Par une de ces lumineuses inspirations, qui ne vous viendraient jamais à vous autres philosophes, Léonard avait tout d’abord été convaincu que Randal Leslie n’était pas étranger à cette affaire.

— Lui ! cria Riccabocca. C’est impossible ! Dans quel but ? Quel intérêt y aurait-il ?

— Je ne saurais le dire, ni Léonard non plus, mais nous avions tous deux formé la même conjecture. Bref, Léonard résolut de suivre Randal Leslie et d’espionner toutes ses démarches. Il le suivit donc à distance et sans être vu, d’abord chez Audley Egerton, puis dans Eaton-Square, de là dans une maison de Bruton-Square, qu’il apprit être celle du baron Lévy. Cela n’est-il pas un peu suspect, mon cher sage ?

— Diavolo ! oui ! dit Riccabocca pensif.

— Randal resta chez Lévy jusqu’à la nuit tombante ; il en sortit alors de son pas furtif et se dirigea rapidement vers Leicester-Square ; Léonard le vit entrer dans un de ces petits hôtels généralement fréquentés par les étrangers. Quelques individus de mauvaise mine, au teint basané, flânaient dans la rue et devant la porte. Léonard devina que le comte ou ses affidés étaient là.

— Si ceci m’est prouvé, s’écria Riccabocca, s’il est vrai que Randal ait été en relations intimes avec Peschiera, qu’il ait trempé dans son infâme perfidie, je suis dégagé de ma promesse. Mais comment le prouver ?

— La preuve viendra d’elle-même et naturellement, si nous sommes sur la bonne piste. Permettez-moi de poursuivre. Tandis que Léonard attendait près de cet hôtel, il en vit sortir Beppo lui-même, qui, après avoir échangé quelques mots avec les flâneurs, se dirigea rapidement vers Piccadilly. Léonard abandonna alors Leslie pour courir après Beppo, qu’il avait reconnu au premier coup d’œil. S’avançant vers lui :

« J’ai une lettre pour la marquise di Negra, lui dit-il tranquillement. Elle m’a recommandé de la lui envoyer par vous ; je vous ai cherché toute la journée. » L’homme tomba dans le piège, et cela d’autant plus aisément que, comme il l’a depuis avoué, il avait souvent été employé par la marquise à espionner Léonard, et qu’avec la perspicacité d’un Italien en affaires de cœur, il avait deviné le secret de sa maîtresse.

— Quel secret ?

— Son amour pour le jeune poète. Je trahis ce secret afin de lui donner quelque excuse d’avoir servi d’instrument à Peschiera. Elle avait cru Léonard amoureux de votre fille, et la jalousie l’avait entraînée à la trahison. Violante vous expliquera cela. Enfin l’homme tomba dans le piège et répondit : « Donnez-moi la lettre, signor, bien vite.

« — Elle est dans un hôtel tout proche d’ici. Venez-y avec moi, il y aura une guinée pour votre peine. »

« Sur quoi Léonard amena le susdit gentleman à mon hôtel, et l’ayant conduit dans ma chambre, l’y enferma et le laissa. En apprenant cette capture, le prince et moi, nous nous rendîmes aussitôt près du prisonnier. Il demeura d’abord sombre et silencieux ; mais lorsque le prince eut fait connaître son rang et son titre (vous savez la terreur superstitieuse qu’inspire aux Italiens de la basse classe un potentat autrichien), il changea de visage et tout son courage s’évanouit. Enfin, en employant tantôt les promesses, tantôt les menaces, nous obtînmes de lui tout ce que nous voulions savoir, et en lui offrant une récompense environ dix fois plus considérable que celle que le drôle eût pu attendre de son maître, nous réussîmes à l’enrôler corps et âme à notre service. C’est ainsi que nous connûmes la sombre maison où avait été conduite votre noble fille. Nous apprîmes aussi que le comte ne l’avait pas encore vue, espérant beaucoup de l’effet que produirait cette longue incarcération pour l’engager à la soumission. Peschiera devait se rendre près d’elle à minuit et la faire alors transporter sur le vaisseau. Beppo avait reçu l’ordre de mener la voiture à Leicester-Square, où Peschiera l’irait prendre. Le comte, comme l’avait présumé Léonard, s’était réfugié dans l’hôtel où était entré Randal Leslie. Le prince, Léonard, Frank (qui était alors à l’hôtel) et moi, nous tînmes conseil. Fallait-il se rendre sur-le-champ à la maison et avec le secours de la police en forcer l’entrée ? C’était là un plan très-hasardeux. Cette maison, qui en différentes circonstances avait servi de refuge à des hommes poursuivis par la loi, abondait, à ce que nous avait dit Beppo, en passages secrets et souterrains, et avait plus d’une issue donnant sur la rivière. Dès la première sommation que nous aurions faite à la porte, les brigands pouvaient non-seulement se sauver, mais encore emmener leur prisonnière. La porte était massive et solide, et avant que nous fussions parvenus à la forcer on aurait pu faire disparaître toute trace de celle que nous cherchions. Le prince, de son côté, était désireux de saisir Peschiera en flagrant délit, de pouvoir dire à l’empereur et au ministre son parent, qu’il avait lui-même été témoin de l’indigne conduite du comte. En un mot, pendant que je ne songeais qu’à Violante, le prince se préoccupait aussi de votre rappel en Italie. Cependant laisser Violante dans cette horrible maison ne fût-ce qu’une heure, qu’une minute, exposée à l’arrivée de Peschiera, sans autre protection que la faible et fausse créature qui l’avait trahie et qui pouvait l’abandonner, c’était là une pensée insupportable. Que ne pouvait-il pas arriver entre la visite de Peschiera à la maison et sa réapparition sur le vaisseau, accompagné de sa victime ? Une idée me traversa l’esprit. Beppo devait conduire le comte à la maison : — si je pouvais accompagner Beppo sous un déguisement, entrer dans la maison, être moi-même présent ? — Je questionnai notre transfuge, je trouvai le plan plus facilement exécutable que je ne l’avais d’abord supposé. Beppo avait demandé au comte la permission d’emmener avec lui un frère accoutumé à la mer, et qui désirait quitter l’Angleterre. Je pouvais représenter ce frère. Vous savez que la langue italienne et la plupart de ses dialectes, génois, piémontais, vénitien, me sont aussi familiers, plus familiers, hélas ! que l’anglais d’Addison. La chose fut donc résolue. À partir de ce moment, je me sentis le cœur léger comme une plume, et l’intelligence aiguisée comme une flèche. Mon plan surgit dans mon esprit avec la rapidité de l’éclair. Il fallait que vous fussiez présent à bord du vaisseau, non-seulement pour assister à la chute de votre ennemi, mais encore pour recevoir votre enfant dans vos bras. Léonard alla vous chercher à Norwood avec la recommandation de ne pas définir trop nettement dans quel but, avant que vous ne fussiez à bord.

« Frank, accompagné de Beppo (car nous avions le temps de faire ces préparatifs avant minuit), alla visiter le yacht, en prenant avec lui Giacomo. Là notre nouvel allié, qui était familièrement connu de presque tout l’équipage pirate, sanctionné par la présence de Frank, l’ami et le futur beau-frère du comte, ordonna aux stipendiés de Peschiera de quitter le bâtiment et d’aller attendre de nouveaux ordres à terre, sous les auspices de Giacomo ; aussitôt que le vaisseau fut débarrassé de ces brigands (à l’exception de quelques-uns laissés pour ne pas exciter les soupçons et qui furent bientôt après enfermés à fond de cale), et lorsque Giacomo eut installé sa bande dans un cabaret où il les laissa buvant à sa santé des rations de grog illimitées, votre inappréciable serviteur fit tranquillement monter à bord les Italiens engagés à notre service, tandis que Frank se chargeait des matelots anglais.

« Le prince, promettant de se rendre à bord le soir, me quitta pour s’occuper de ses préparatifs de départ. Je me rendis alors chez un costumier où, avec les conseils d’un ingénieux directeur de théâtre, je me déguisai en bravo et j’attendis le retour de mon ami Beppo avec la confiance la plus parfaite.

— Cependant si le coquin vous avait trompés, toutes ces précautions eussent été inutiles. Cospetto ! cela n’était pas prudent, dit le philosophe.

— Peut-être, mais je crois que vous auriez été si prudent qu’à l’heure qu’il est votre fille serait à jamais perdue pour vous.

— Pourquoi ne pas avoir eu recours à la police ?

— D’abord parce que j’avais déjà eu recours à elle, sans en obtenir grand’chose. Secondement, parce que je n’en avais plus besoin. Troisièmement, parce que si je l’avais mêlée à la catastrophe finale, votre nom et peut-être celui de votre fille eussent été demain l’objet des bavardages de la presse et du public ; et quatrièmement enfin, parce que la punition que nous voulions infliger au ravisseur était trop équitable pour être complètement légale ; et que lorsqu’il s’agit de se saisir de la personne d’un homme et de l’embarquer bon gré mal gré pour la Norwége, la police peut devenir embarrassante. Il est certain que mon plan fait plutôt songer à Lope de Vega qu’à Blackstone. Cependant, comme vous avez vu, le succès est venu en absoudre toutes les irrégularités. Je me résume : Beppo revint à temps pour nous raconter toutes les mesures qui avaient été prises et pour m’apprendre qu’un domestique envoyé par le comte était venu à bord au moment où notre nouvel équipage prenait possession du yacht, pour ordonner que le bateau fût tenu prêt à l’endroit où nous l’avions trouvé. On avait jugé prudent de retenir le domestique et de le mettre en lieu sûr. Giacomo se chargeait de diriger le bateau. Me voici arrivé à la fin de mon histoire. Confiant dans mon déguisement, je montai sur le siège avec Beppo. Le comte arriva à l’endroit convenu et ne m’honora pas même d’une question : « C’est ton frère, dit-il à Beppo ; on le devinerait facilement ; il a un air de famille. Ce n’est pas une belle race que la vôtre. Partons. » Nous arrivâmes à la maison. Je descendis pour ouvrir la voiture. La porte s’ouvrit ; je montai l’escalier derrière lui ; votre fille vous dira le reste.

— Et vous avez risqué votre vie dans cet antre de mécréants ? Noble ami !

— Ma vie ? — non ; mais celle du comte. Il y a eu un moment où mon doigt était sur la détente de mon pistolet, et mon âme bien près du péché d’homicide. Mais j’ai fini mon récit. Le comte descend maintenant la Tamise, et voguera bientôt en pleine mer, bien que non pas vers la Norwége, comme je l’avais décidé d’abord. Je n’ai pu infliger à sa sœur ce glacial voyage. J’ai donné ordre à l’équipage de croiser pendant six jours dans la Manche, puis de débarquer le comte et la marquise sur les côtes de France ; ce délai donnera au prince le temps de voir l’empereur avant que Peschiera puisse arriver à Vienne.

— Aurait-il donc l’audace d’y retourner ?

— Vous ne lui rendez pas justice ! Il a plus d’audace qu’il n’en faut pour cela. Mais ce n’est pas son retour à Vienne que je redoutais, c’était qu’il ne rencontrât le prince sur la route et ne le contraignît à un duel, avant que son caractère ne soit assez décrié pour que le prince puisse s’y refuser ; et le comte, bien entendu, est un tireur de première force. Il en est toujours ainsi de ces gens-là.

— Il reviendra et vous…

— Moi ! Oh ! n’ayez pas peur, il a assez de moi comme cela. Et maintenant, mon ami, maintenant que Violante est en sûreté sous votre toit, maintenant que ma mère doit être depuis longtemps rassurée par Léonard, qui nous a quittés pour aller lui dire que notre œuvre s’était accomplie sans dangers, et ce qu’elle apprendra avec presque autant de satisfaction, sans bruit ni scandale… maintenant que notre ennemi est aussi impuissant qu’un roseau flottant sur les eaux, et que le prince Von… est probablement au moment de monter en voiture pour Douvres, chargé de la mission de rendre à l’Italie le plus digne de ses fils, permettez que je vous envoie vous reposer, et que, m’enveloppant de mon manteau, je dorme quelques heures sur ce sofa, jusqu’à ce que l’aube qui commence à poindre soit devenue le jour. Mes paupières s’alourdissent, et si vous restez trois minutes de plus, je ne réponds plus de vous entendre, car je serai parti pour le pays des rêves. Buona notte !

— Mais on vous a préparé un lit. »

Harley secoua la tête en signe de refus et s’étendit sur le sofa.

Riccabocca se pencha sur son ami pour arranger son manteau, le baisa au front et s’en alla rejoindre Jemima, qui avait veillé pour l’attendre, désireuse de recevoir de lui les explications que sa bonté et son affection ne lui avaient pas permis de demander à Violante, épuisée par la fatigue et l’agitation.

« Pas encore au lit, s’écria le sage en voyant sa femme. N’avez-vous donc aucune compassion de mon fils ? Et cela juste au moment où il y a probabilité que nous ayons le moyen d’en élever un. »

Et Riccabocca se mit à rire gaiement, tandis que sa femme s’appuyait sur son épaule en pleurant de joie.

Mais le sommeil ne vint pas clore les paupières d’Harley L’Estrange. Lorsque son hôte l’eut quitté, il se leva et arpenta le salon à pas rapides. Toute légèreté avait disparu de son visage, qui, à la lueur du jour naissant, paraissait d’une mortelle pâleur. Sur ce visage se lisaient les luttes et les angoisses de la passion.

« Mes bras l’ont enserrée, se disait-il ; j’ai respiré le parfum de son haleine. Je suis sous le même toit qu’elle, et elle est sauvée, sauvée à jamais du danger et de la pénurie, et séparée de moi pour toujours. Courage ! courage ! Ô honneur, devoir, et toi sombre souvenir du passé, toi qui as enchaîné mon amour à une tombe, soutenez-moi, défendez-moi ! Que je suis faible ! »

Le soleil commençait à peine à luire lorsqu’Harley quitta la maison. Personne ne remuait, excepté Giacomo, qui, debout au seuil de la porte qu’il venait d’ouvrir, donnait à manger au chien. « Bonjour, signor, dit le domestique en souriant. Le chien ne nous a pas servi à grand’chose, mais je ne crois pas que maintenant le padrone regarde à un déjeuner. Je l’emmènerai en Italie et je l’y marierai pour améliorer la race de nos chiens lombards.

— Ah ! dit Harley, vous quitterez bientôt nos côtes glacées. Puisse le soleil luire toujours sur vous tous ! » Il jeta un regard sur les fenêtres fermées et, sans se risquer à parler davantage, traversa la cour et se dirigea rapidement vers Londres.


CHAPITRE IX.

Harley venait d’arriver à son hôtel et il était assis devant un déjeuner auquel il n’avait pas encore touché, lorsqu’on annonça M. Randal Leslie. Randal, fermement convaincu que Violante était maintenant sur mer en compagnie de Peschiera, paraissait l’inquiétude et la fatigue personnifiées ; car, semblable au cardinal de Richelieu, Randal se servait avec art de son extérieur délicat et maladif. Le cardinal, lorsqu’il était occupé de quelque plan sanguinaire exigeant une activité et une rigueur particulières, prenait ordinairement l’air abattu d’un moribond qui n’a plus que quelques jours à vivre. Et Randal, qui eût eu en ce moment assez d’énergie pour se transporter d’un bout à l’autre de l’immense métropole avec une rapidité supérieure à celle d’un coureur de profession, se laissa tomber sur un fauteuil d’un air de fatigue et d’épuisement qu’aucune mère n’eut pu voir sans compassion.

« N’avez-vous rien découvert, milord ? Parlez, parlez !

— Bien volontiers. Je suis heureux de pouvoir calmer vos inquiétudes, monsieur Leslie. Que nous étions fous ! ha ! ha ! ha !

— Fous… comment cela ?

— Oui, fous, car pendant que nous nous inquiétions ainsi, la jeune fille était tranquillement chez son père.

— Chez son père ?

— Oui, et elle y est encore.

— Ce n’est pas possible, dit Randal de la voix et du ton rêveur d’un somnambule… Chez son père, à Norwood ? En êtes-vous sûr ?

— Très-sûr. »

Randal réussit à se contenir par un violent effort sur lui-même. « Dieu soit loué ! fit-il. Et justement, lorsque je commençais à soupçonner le comte et la marquise, car j’ai su que ni l’un ni l’autre n’avaient passé la nuit chez eux, et Lévy m’a dit que le comte lui avait écrit pour le prier de solder tous ses mémoires, parce qu’il allait s’absenter d’Angleterre pendant quelque temps.

— En vérité ! Eh bien, ceci n’a pour nous aucune importance, bien que cela puisse en avoir beaucoup pour le baron s’il exécute la commission et se charge de solder les susdits mémoires. Quoi ! vous voilà déjà parti ?

— Pouvez-vous le demander ? Il faut que j’aille à Norwood, que je voie Violante de mes propres yeux ! Pardonnez à mon émotion… je… je… »

Et Randal prit brusquement son chapeau et s’enfuit. Le rire contenu et méprisant d’Harley l’accompagna dans sa fuite.

« Je ne doute pas plus de sa culpabilité que ne fait Léonard. Violante n’appartiendra jamais à ce coquin aux lèvres pincées. Quelle étrange fascination possède-t-il donc pour avoir ainsi conquis l’affection des deux hommes que j’estime le plus, Audley Egerton et Alphonse di Serrano ? tous deux cependant si sages, si défiants même ; tandis que moi qui suis confiant et même imprudent… Ah ! c’est là la raison : nos natures sont antipathiques ; la ruse, la dissimulation, le mensonge, me trouvent sans pitié. Malheur aux hypocrites si jamais je deviens grand inquisiteur !

M. Richard Avenel, » annonça un domestique en ouvrant la porte.

Harley serra fortement le bras du fauteuil sur lequel il était assis, tandis qu’il regardait avec attention la personne qu’on introduisait dans sa chambre. Il se leva avec effort.

« Monsieur Avenel, dit-il, si j’ai bien entendu ?

— Richard Avenel, à votre service, milord, répondit Dick. Ma famille ne vous est pas inconnue, et je ne rougis pas de ma famille, bien que mes parents ne fussent que de petits marchands de Lansmere. Et moi je suis… hem ! un citoyen de l’univers, » ajouta Dick en jetant ses gants dans son chapeau et plaçant ledit chapeau sur la table de l’air d’une ancienne connaissance qui veut se mettre à son aise.

Lord L’Estrange salua et dit en se rasseyant (Dick était déjà carrément assis) : « Vous êtes le bienvenu, monsieur, et si je puis être utile à quelqu’un de votre nom…

— Je vous remercie, milord, interrompit Dick. Je n’ai, grâce à Dieu, besoin de rien ni de personne. C’est là une parole hardie, mais je ne crains pas de la dire. Néanmoins, je ne me serais pas permis de déranger Votre Seigneurie, à moins toutefois que vous ne m’eussiez fait l’honneur de venir le premier chez moi, Eaton-Square, no 10 ; je ne me serais pas permis, dis-je, de déranger Votre Seigneurie si ce n’eût été pour une affaire publique, je pourrais même dire une affaire nationale. »

Harley s’inclina de nouveau. Un léger sourire effleura ses lèvres, puis s’évanouit pour faire place à une expression triste et pensive, tandis qu’il examinait la belle figure de l’homme assis en face de lui. Peut-être dans cette figure, bien que mâle et hardie, découvrit-il quelque ressemblance de famille avec celle dont le visage était resté pour lui l’idéal de la beauté féminine, car soudain il tendit la main et dit avec quelque chose de plus que sa douceur et sa cordialité accoutumées : « Affaire ou non, causons en amis — pour l’amour d’un nom qui me rappelle Lansmere et ma jeunesse. Je vous écoute avec intérêt. »

Richard Avenel, surpris de cette bonté inattendue, et touché, sans savoir pourquoi, de l’accent doux et mélancolique d’Harley, pressa vivement la main qui lui était tendue, et, pris d’un rare accès de timidité, rougit, toussa, regarda par terre, puis de côté, avant de trouver ses mots qui d’ordinaire ne se faisaient pas attendre. « Vous êtes bien bon, lord L’Estrange ; c’est ce qui s’appelle se conduire en gentleman. Je le sens là, milord, dit Avenel en frappant son gilet jaune. Mais pour ne pas perdre de temps (car le temps, c’est de l’argent), j’arrive à la question. Il s’agit du bourg de Lansmere. L’influence de votre famille y est puissante ; mais pardonnez-moi de dire que vous ignorez sans doute que j’y possède, moi aussi, une influence rivale et considérable. Cela ne vous offense pas, j’espère ; les opinions sont libres, vous savez. Et le flot populaire monte de notre côté, je veux dire du mien, dans la crise qui se prépare, c’est-à-dire les élections prochaines. D’un autre côté, j’ai pour le comte de Lansmere, un profond respect ; mon père, John Avenel, a toujours été un bleu déterminé, et mon respect pour vous depuis que je suis dans cette chambre, pèse aussi d’un grand poids dans la balance. Je voudrais donc voir s’il n’y aurait pas moyen de nous arranger, et de nous partager le bourg par une convention amiable, comme doivent faire des hommes politiques lorsqu’ils causent en particulier, sans qu’il soit besoin de cette sorte de blague si commune dans ce vieux pays pourri. Qu’en dites-vous, milord ?

— Monsieur Avenel, dit Harley, s’arrachant avec peine à la préoccupation qui l’avait dominé pendant les premières phrases de Dick, je crains de ne pas bien vous comprendre, mais je n’ai d’autre intérêt, dans l’élection qui se prépare à Lansmere, que de servir un homme qui, quelles que soient vos opinions, est, vous en conviendrez…

— Un austère intrigant.

— Monsieur Avenel, il est impossible que nous parlions, de la même personne, je parle, moi, d’un des premiers hommes d’État de notre temps, de M. Audley Egerton, de…

— Un roide et pompeux aristocrate.

— Mon meilleur et mon plus ancien ami. »

Ces derniers mots, bien que dits avec douceur, suffirent pour imposer un moment silence à Dick, et lorsqu’il reprit la parole ce fut d’un autre ton.

« Je vous demande pardon, milord. Bien entendu je ne veux rien dire d’injurieux pour votre ami. — Je suis bien fâché qu’il soit votre ami. En ce cas, je crains qu’il n’y ait rien à faire. Mais M. Audley Egerton n’a pas la plus petite chance. Permettez-moi de vous en convaincre. Et Dick tira de sa poche un petit carnet, relié en maroquin rouge. C’est mon livre d’élections, milord. Je ne suis pas un aristocrate, moi. Je n’ai pas la prétention de porter un collège électoral libre et indépendant dans les poches de mon gilet. Qu’à Dieu ne plaise ! Mais je suis un homme d’affaires, un homme pratique, et ce que je fais, je le fais convenablement. Regardez seulement ce livre. Il est bien tenu, n’est-il pas vrai ? Les noms, les promesses, les inclinations, les opinions publiques et les intérêts privés de chaque électeur de Lansmere, — tout s’y trouve ! Maintenant, comme un homme d’honneur à un autre, je vous montre ce livre et vous y verrez, je crois, que nous pouvons compter sur une majorité de quatre-vingts voix au moins contre M. Egerton.

— C’est là votre point de vue, » dit Harley prenant le livre et jetant un coup d’œil sur les noms qui y étaient catalogués, mais son visage devint sérieux tandis qu’il reconnaissait ceux d’électeurs importants, jadis dévoués aux Lansmere et qu’il voyait maintenant cités comme lui étant hostiles. « Mais sûrement il y a là des personnes au sujet desquelles vous vous faites illusion, dit-il, des vieux amis de ma famille, de fermes soutiens de notre parti.

— Précisément. Mais cette question de la réforme a tout mis sens dessus dessous. Impossible aujourd’hui de compter sur un ami. Il n’y a de certain que ce livre ! fit Dick en frappant sur la couverture rouge avec une énergie calme mais menaçante. « Maintenant, voici ce que je voulais vous proposer : n’exposons pas l’influence des Lansmere à un échec, cela vexerait le vieux comte, lui irait au cœur, j’en suis sûr. »

Harley fit un signe affirmatif.

« Et l’influence des Lansmere peut ne pas succomber si vous voulez soutenir une autre candidature que celle de ce… (pardon, milord). Comme vous voyez, je tiens seulement à faire nommer un membre, vous voulez en faire nommer un autre. Pourquoi pas ? Vous avez un jeune homme de talent, un parent de M. Egerton, Randal Leslie ; je l’accepterai volontiers, bien qu’il soit de votre couleur. Retirez M. Egerton, et je retirerai mon second candidat avant d’en venir au scrutin ; de cette façon nous partagerons le bourg entre nous. Voilà comme j’entends les affaires ; qu’en dites-vous, milord ?

— Randal Leslie. Ah ! vous voulez le faire nommer ? Mais il se présente avec Egerton, non pas contre lui ?

— Ah ! fit Dick en souriant, c’est ce qu’on dit ; — et nous pourrions le faire passer sur le dos d’Egerton, sans vous en dire un mot. Mais toute notre famille respecte la vôtre, c’est pourquoi j’ai voulu agir ouvertement. Que le comte et votre parti se contentent du jeune Leslie.

— Ce jeune Leslie vous a donc parlé ?

— Non pas quant à la visite que je vous fais en ce moment. C’est une démarche tout à fait secrète et confidentielle, milord. Et maintenant pour faciliter encore les affaires, je propose que mot candidat soit un homme selon le cœur de Votre Seigneurie. J’ai appris que vous vous étiez montré très-bon pour mon neveu qui du reste vous fait honneur, milord. C’est un jeune homme étonnant, bien que ce soit moi qui le dise. Je n’aurais jamais deviné qu’il eût tant de capacité. Et cependant, tandis qu’il était chez moi, il avait déjà dans son bureau le premier jet d’une invention qui me sauve aujourd’hui de la ruine, d’une ruine complète, du baron Lévy, du banc du roi, de la culbute enfin. Eh bien, je dis qu’un jeune homme de ce mérite doit entrer au Parlement. J’aime à pousser un parent, c’est-à-dire lorsqu’il peut me faire honneur. C’est dans la nature, les liens de famille sont sacrés, le sang parle ; et en outre, de même qu’une main frotte l’autre et qu’une jambe fait avancer sa compagne, les parents n’en font que mieux leur chemin dans le monde lorsqu’ils tirent ensemble et du même côté, en supposant toujours que ce soit des parents convenables et qu’ils tirent en haut, non pas en bas. J’avais pensé à me présenter moi-même pour Lansmere, il n’y a pas longtemps de cela. Le pays a besoin d’hommes comme moi, je le sais, mais j’ai idée que mieux vaut surveiller mes propres affaires. Je ne sais si le pays peut ou non se passer de moi, la stupide vieille engeance ! Mais quant à ma manufacture et à mes nouvelles machines, je suis certain qu’elles ne peuvent s’en passer. En un mot, puisque nous sommes complètement seuls, et que, comme je vous le disais tout à l’heure, il est inutile de faire usage de cette sorte de blague dont on se sert en public, cherchez ailleurs un siège pour M. Egerton que je hais à la mort (j’en ai le droit, je suppose, sans offenser Votre Seigneurie), et nous ferons nommer nos deux jeunes gens par le bourg libre et indépendant de Lansmere !

— Mais Léonard a-t-il le désir d’entrer au Parlement ?

— Il dit que non ; mais c’est une sottise. Si Votre Seigneurie veut bien lui signifier qu’elle désire ne pas lui voir perdre cette occasion de s’élever, et d’obtenir quelque chose d’avantageux de la nation, je suis certain qu’il vous doit trop pour hésiter à vous obéir, surtout lorsqu’il y va de son intérêt. En outre, il est bon qu’un de nous, Avenel, soit au Parlement. Si moi je n’ai ni le temps, ni la science nécessaires, et qu’il les ait, le bon sens veut donc que ce soit lui qui se présente. Et si un jour il peut faire quelque chose pour moi, non pas que j’aie besoin de rien, mais enfin un titre de baronnet serait un compliment adressé dans ma personne à l’industrie anglaise, et serait apprécié comme tel non-seulement par moi, mais encore par le public ; je dis donc que s’il pouvait faire quelque chose de ce genre, l’honneur en rejaillirait sur toute la famille — et s’il ne le peut pas, eh bien ! nous n’en serons pas moins bons amis pour cela.

— Avenel, dit Harley avec cette familiarité gracieuse dont le charme était presque irrésistible ; Avenel, si moi, votre concitoyen (car je suis né à Lansmere), je vous demandais, comme une grâce personnelle, d’oublier votre rancune contre Egerton, quelle qu’en puisse être la cause, et de ne pas vous opposer à son élection, tandis que notre parti ne combattrait pas non plus celle de votre neveu, n’y consentiriez-vous pas ? Voyons, en souvenir de notre cher Lansmere, et de tous les vieux sentiments d’affection et de loyauté qui attachent votre famille à la mienne, dites-moi : Oui, je vous le promets. »

Richard Avenel fut au moment de se laisser fléchir. Il détourna le visage ; mais soudain il revit en pensée le regard dédaigneux d’Audley Egerton, le mépris avec lequel lui, maire de Screwstown, avait été mis à la porte du cabinet du ministre, et le sang lui montant au visage, il frappa du pied et s’écria avec colère : « Non, j’ai juré qu’il lui en cuirait de son insolence, et tout le savon du monde ne saurait laver ce serment. Il faut donc absolument, ou que vous retiriez sa candidature ou que je la combatte. Et je vous jure que je le ferai, et cela de la manière qui lui sera le plus sensible, dût-il m’en coûter la moitié de ma fortune ! Mais il ne m’en coûtera pas tant, ajouta Dick en se calmant, car lorsque le flot populaire monte de votre côté, c’est étonnant combien une élection est bon marché. Pour lui la bataille lui coûtera cher, et inutilement ou pis encore. Réfléchissez-y milord.

— J’y réfléchirai. Mais à mon tour je dis que mon amitié est aussi forte que votre haine, et que quand il devrait m’en coûter non pas seulement la moitié de ma fortune, mais ma fortune tout entière, Audley Egerton sera nommé sans dépenser un shilling, si une fois nous décidons qu’il doive engager la lutte.

— Très-bien, milord, très-bien, reprit Dick se redressant, et remettant ses gants ; nous verrons si l’aristocratie l’emportera encore une fois sur le libre choix des électeurs. Mais le peuple est éveillé, milord. Les lumières se répandent de plus en plus, le maître d’école fait son œuvre et le lion britannique…

— Il n’y a que nous ici, mon cher Avenel. Et n’est-ce pas un peu là ce que vous appelez de la blague. »

Dick tressaillit, ouvrit de grands yeux, rougit et puis éclata de rire :

« Donnez-moi encore une fois la main, milord. Vous êtes un bon enfant ; ça oui vous l’êtes ! Et pour l’amour de vous…

— Vous ne combattrez pas Egerton.

— Je le combattrai à mort ! » cria Dick se bouchant les oreilles, et s’enfuyant littéralement de la chambre.

La physionomie d’Harley subit un de ces changements qui chez lui étaient si fréquents, et qui le sont généralement beaucoup plus chez les gais enfants du monde que ne l’imaginent les gens d’habitudes réglées et de caractères fermes et conséquents. Il y a des hommes que nous appelons nos amis et dont la figure nous est presque aussi familière que la nôtre ; cependant si nous pouvions les apercevoir lorsque restés seuls ils retombent sur leur fauteuil, nous soupirerions en voyant combien souvent le sourire des lèvres les plus sincères n’est que le courageux effort d’un soldat bien dressé qui l’a assumé pour la parade.

Il serait difficile de définir les pensées que laissa à Harley la visite de Richard Avenel.

Audley Egerton à sa place en eût tiré quelque consolation ; il se fût dit : « Grâce au ciel, je ne suis point obligé de présenter dans le monde ce terrible homme comme mon beau-frère ! »

Mais probablement Harley dans sa rêverie avait entièrement oublié Richard Avenel.

« Allons, je ne veux plus rêver ni au présent ni au passé, dit-il en se levant avec un soupir. Je veux m’attacher à l’idée de l’avenir. Les ménages les plus heureux, dit le philosophe français et avec lui plus d’un sage, sont ceux dans lesquels l’homme ne cherche qu’une douce compagne, et la femme qu’un calme protecteur. Je vais aller trouver Hélène. »

Au moment de fermer son bureau il se rappela les papiers que Léonard l’avait prié de lire. Il les prit d’une main indifférente dans l’intention de les emporter chez son père. Mais ses yeux tombèrent sur l’écriture, sa main trembla soudain et il recula de quelques pas, comme s’il eût reçu un coup violent. Puis il regarda attentivement les caractères et un cri sourd s’échappa de sa poitrine. Il se rassit et lut avidement.


CHAPITRE X.

Randal non sans inquiétude sur le ton de lord L’Estrange, dont il comprenait l’ironie cachée, se dirigea en toute hâte vers Norwood. Il trouva d’abord Riccabocca froid et silencieux. Mais il amena bientôt le sage à lui communiquer les soupçons que lord L’Estrange avait fait naître dans son esprit et il les dissipa promptement. Il motiva sur-le-champ ses visites à Lévy et à Peschiera. Il avait voulu voir Lévy parce qu’il le savait employé par le comte. Il avait appris du baron que le comte avait quitté l’Hôtel Mivart pour les environs de Leicester-Square. Il y était allé trouver Peschiera, était entré de force, l’avait ouvertement accusé d’avoir enlevé Violante ; ils avaient échangé des paroles blessantes, puis enfin un cartel s’en était suivi. Randal produisit le billet que lui avait écrit un officier de ses amis qu’il avait envoyé chez le comte une heure après avoir quitté celui-ci. Ce billet parlait d’arrangements pris pour une rencontre près de Cricket-Ground, le lendemain matin à sept heures. Randal montra ensuite à Riccabocca un autre mémorandum du même ami, constatant que Randal et lui s’étaient rendus sur le terrain et qu’ils y avaient vainement attendu Peschiera. Il faut convenir que Randal avait pris toutes les précautions désirables pour arriver à se justifier. S’il devait un jour échouer, ce ne serait jamais faute d’invention.

« De plus en plus inquiet, continua Randal, je me rendis chez Lévy qui m’apprit que le comte lui avait écrit pour le prévenir qu’il allait s’absenter d’Angleterre. De là je courus, dans mon désespoir, jusque chez votre ami lord L’Estrange qui m’apprit que votre fille était en sûreté près de vous. Et bien que, ainsi que je viens de vous le prouver, je fusse prêt à risquer ma vie centre un duelliste aussi fameux que le comte, dans l’espoir de préserver Violante de ses desseins supposés, je suis heureux d’apprendre qu’elle n’avait pas besoin de mon bras inhabile. Mais comment et pourquoi le comte peut-il avoir quitté l’Angleterre après avoir accepté un duel ? Un homme si sûr de lui, et qui, dit-on, ne recule pas plus devant le danger que devant le crime ; expliquez-le-moi, vous qui connaissez si bien la nature humaine, expliquez-le-moi, je n’y puis rien comprendre. »

Le philosophe ne put résister au plaisir de raconter la découverte et l’humiliation de son ennemi ainsi que l’intelligence, la finesse, l’activité déployées par son ami. Randal apprit donc par degrés le drame de la nuit précédente. Il comprit que l’exilé avait maintenant toute raison d’espérer une prompte restauration de son rang et de ses biens. Violante serait alors en vérité une proie brillante, trop brillante peut-être pour lui, mais du moins il n’y renoncerait pas sans tenter un effort. Serrant donc convulsivement la main de son futur beau-père et détournant la tête comme pour cacher son émotion, le jeune et candide amoureux murmura : que maintenant que le docteur Riccabocca allait devenir le duc de Serrano, lui Randal Leslie de Rood, né gentilhomme à la vérité, mais appartenant à une famille ruinée, n’avait plus le droit de se prévaloir de la promesse qui lui avait été faite lorsque le père craignait pour l’avenir de sa fille, avec cette crainte était anéantie la promesse. Il priait le ciel de bénir le père et la fille !

Ce discours toucha le cœur et l’honneur de l’exilé. Randal Leslie connaissait son homme. Et bien que Riccabocca ne fût pas assez philosophe pour n’avoir pas éprouvé quelque satisfaction à la pensée de se trouver dégagé d’une alliance peu digne du rang qui allait lui être rendu, cependant nul Espagnol ne fut jamais plus esclave de la parole donnée que cet inconséquent élève de Machiavel. Et la probité de Randal lui étant maintenant démontrée, il lui renouvela l’offre de la main de Violante.

« Mais, dit en soupirant le prudent Randal, mais votre fille unique, votre seule héritière ! Votre consentement à un tel mariage (s’il était connu avant votre rappel) ne nuirait-il pas à votre cause ? L’Autriche permettrait-elle que vos terres, vos principautés devinssent le partage d’un obscur gentilhomme anglais ? Je n’ose le croire. Ah ! plût à Dieu que Violante ne fût pas votre héritière !

— C’est là un noble souhait, dit Riccabocca en souriant avec bonté, et les destins l’ont exaucé. Consolez-vous, Violante ne sera pas mon héritière.

— Ah ! s’écria Randal en respirant longuement, ah ! qu’entends-je ?

— Je vais devenir père une seconde fois. Et si j’en dois croire les recherches de plusieurs savants sur cet intéressant sujet, la science parturitive, ma femme me donnera un fils. Il héritera naturellement du titre des Serrano. Et Violante….

— Violante n’aura rien, je suppose, s’écria Randal, s’efforçant de paraître ravi, jusqu’à ce qu’il eût pu tirer ses pattes du piège dans lequel il les avait imprudemment fourrées.

— La part de Violante, selon nos lois, sans parler de ce que fera pour elle mon affection, dépasserait encore de beaucoup les dots qu’apportent les filles des négociants de Londres aux fils des pairs d’Angleterre. Celui qui épousera Violante, si toutefois mes biens me sont rendus, devra se résigner aux soucis qui, à ce qu’assurent les poètes, accompagnent toujours les richesses.

— Ah ! fit Randal en gémissant, comme s’il pliait déjà sous le poids de ces soucis et sympathisait avec les poètes.

— Et maintenant, il faut que je vous présente à votre fiancée. »

Le pauvre Randal venait de parcourir en trois minutes ce que Schiller appelle la gamme du sentiment, depuis la corde du désespoir, lorsqu’un instant il avait cru que sa fiancée n’était pas l’héritière de son père, en remontant par les vibrations d’un agréable doute quant à la naissance du futur usurpateur de ses droits et aux prophéties de la science parturitive, jusqu’aux cordes les plus douces et les plus harmonieuses de la satisfaction en recevant l’assurance que, quoi qu’il arrivât, Violante serait toujours une fiancée plus riche que toutes celles qu’eût pu découvrir un fils de pair dans le Potose matrimonial de Lombard-Street : il ne lui fut cependant pas permis de reposer encore son âme épuisée et ravie. Car à l’idée de se trouver en présence de sa future, dont il avait presque oublié l’existence en songeant à la pluie d’or qu’il voyait tomber autour d’elle, Randal se rappela soudain l’excessive rudesse avec laquelle, lors de leur dernière entrevue, sa politique l’avait conduit à exprimer ses prétentions, et la nécessité d’un impromptu en rapport avec les nouvelles variations qui le faisaient descendre et monter si rapidement l’impitoyable gamme. Il ne pouvait cependant reculer devant la proposition de Riccabocca ; pour le préparer donc au récit que lui ferait sans doute Violante, il lui avoua que dans son impatience d’obtenir le consentement de sa fille et de la mettre à l’abri de Peschiera, il s’était montré rude et présomptueux.

Le philosophe, aux yeux duquel toutes les façons de faire la cour se valaient, lorsque le résultat en était une fois déterminé, sourit avec bienveillance, et donna à Randal une petite tape sur la joue en disant : « Bast ! hast ! pazzie ! » puis il quitta la chambre pour aller chercher Violante.

« Si la science est la puissance, se dit intérieurement Randal, l’habileté est aussi le bonheur, comme le montre miss Edgeworth dans l’histoire de Murad, le mal chanceux, que j’ai lue à Eton ; et, par parenthèse, c’est une histoire très-ingénieuse. C’est ainsi que tout me tourne à profit. Le salut de Violante, qui m’a enlevé les dix mille livres du comte, me rapportera dix fois autant, car Violante aura pour le moins cent mille livres en dot. Et si, après tout, son père n’a pas d’autre enfant, ou que l’enfant qu’il attend meure en bas âge, une fois qu’il sera réconcilié avec son gouvernement et que ses domaines lui auront été rendus, la loi suivra son cours et Violante sera la plus riche héritière de l’Europe. Quant à la jeune fille elle-même, j’avoue qu’elle m’impose un peu ; je sais que je serai mené ; du reste, tous les maris estimables le sont ; il y a quelque chose de brutal à être le maître. » Ici le sourire de Randal eût pu être comparé « aux larmes de fer de Pluton, » mais tout de fer qu’était ce sourire, le jeune homme en fut honteux. « À quoi pensé-je, se dit-il presque à haute voix, d’être là à rire et à perdre mon temps, quand je devrais songer au moyen d’expliquer mes façons cavalières d’hier matin ? Moi qui m’étais cru si habile ! Mais qui pouvait prévoir le tour qu’ont pris les choses ? Voyons, réfléchissons ! La peste soit d’elle ! la voici. »

Mais Randal n’avait pas la finesse d’ouïe dont sont doués les amants véritables ; et à son grand soulagement, l’exilé rentra sans être suivi de Violante ; il avait l’air un peu embarrassé.

« Mon cher Leslie, dit-il, vous voudrez bien excuser ma fille aujourd’hui ; elle est encore souffrante des émotions de la nuit, et ne peut vous voir en ce moment. »

L’amant s’efforça de dissimuler sa satisfaction. « La cruelle ! dit-il. Cependant, je ne voudrais pour rien au monde lui imposer ma présence. J’espère qu’elle ne trouvera pas trop difficile d’obéir à vos ordres et de me confier le soin de son bonheur.

— À vous dire franchement, mon cher Randal, elle paraît pour le moment trouver cela plus difficile que je ne le prévoyais. Elle parle même de…

— D’un autre attachement. — Ô ciel !

— Un autre attachement, pazzie ! Qui a-t-elle vu ? Non… d’un couvent. Mais laissez-moi faire. Lorsqu’elle sera plus calme, elle comprendra qu’il n’est pas pour une fille de plus saint devoir que celui d’accomplir une promesse faite par son père. Et maintenant, si vous rentrez à Londres, voulez-vous vous charger de transmettre au jeune Hazeldean l’assurance de mon éternelle gratitude pour la part qu’il a prise à la délivrance de ma fille.

— Je comprends combien vous devez avoir besoin de repos, dit Randal, je vous quitte le plus heureux, le plus reconnaissant des hommes ! Je ferai votre commission envers Frank. »


CHAPITRE XI.

Curieux d’apprendre ce qui s’était passé entre Frank et Béatrix, et profondément intéressé dans tout ce qui pouvait faire perdre à Frank les bonnes grâces du squire, ou bien faire tort à ses propres vues en rapprochant le père et le fils, Randal ne tarda pas à se rendre chez son jeune parent. On pourrait supposer que, certain maintenant d’obtenir la fortune considérable que devait lui apparier Violante, Randal était devenu indifférent au succès de son plan sur l’échiquier d’Hazeldean. Ce serait mal juger l’ambitieux jeune homme. D’abord, ni Violante ne lui appartenait encore, ni son père n’était encore rentré en possession des domaines qui composaient sa dot ; en second lieu, Randal, comme Iago, se plaisait à la scélératesse, à cause du génie qu’elle développait en lui. Le seul plaisir que se permît le sobre jeune homme était celui qui se rencontre dans l’activité intellectuelle.

« Mais, mon cher garçon, dit Randal, lorsqu’il eut appris de Frank ce qui s’était passé à bord du vaisseau entre celui-ci et Béatrix ; je ne puis croire cela. Elle ne vous a jamais aimé ! Dans quel but nous aurait-elle trompés tous deux ? Je soupçonne cette déclaration de n’être qu’un raffinement héroïque de générosité. Après l’échec subi par son frère et sa ruine probable, elle aura compris qu’elle n’était plus pour vous un parti convenable. Et puis la colère du squire. Oui, je vois ce que c’est. Noble et malheureuse femme, cette conduite est bien d’elle ! »

Frank secoua la tête. « Il y a des moments, dit-il, avec cette sagesse qu’éveille chez un jeune homme la première grande douleur, il y a des moments où une femme ne peut pas feindre, où sa voix a des accents auxquels un homme ne saurait se méprendre. Elle ne m’aime pas et elle ne m’a jamais aimé ; je vois que son cœur était ailleurs ; n’importe, tout est maintenant fini. Ma douleur est intense, elle me ronge le cœur comme une sorte de faim et je me sens aussi brisé que si j’étais subitement devenu vieux, et qu’il n’y eût plus rien dans le monde qui valût la peine de vivre. Oui, j’avoue tout cela.

— Pauvre cher ami ! si vous vouliez croire…

— Je ne veux rien croire, si ce n’est que j’ai été un sot. Je ne crois pas que je retombe jamais dans de pareilles folies. Mais je suis homme. Je triompherai de mon chagrin ; je me mépriserais moi-même s’il en était autrement. Et maintenant, parlons de mon père, a-t-il quitté Londres ?

— Il est parti hier soir par la malle-poste. Vous pouvez lui écrire pour lui dire que vous avez renoncé à la marquise, et tout sera apaisé entre vous.

— Que j’ai renoncé à elle ! fi donc, Randal ! me croyez-vous capable d’un pareil mensonge ? C’est elle qui a renoncé à moi ; je ne puis m’attribuer là dedans aucun mérite.

— Oh ! que si. Je pourrais faire envisager cela au squire d’une façon avantageuse pour vous ; ah ! s’il ne s’agissait que de la marquise ! mais hélas ! ce maudit post-obit ! Comment Lévy a-t-il pu vous trahir ainsi ? Ne vous fiez plus jamais aux usuriers ; ils ne peuvent résister à la tentation d’un gain présent. Ils achètent d’abord le fils, puis le revendent ensuite au père. Et le squire a des idées si étranges sur ces sortes de choses.

— Il a raison de les avoir. Tenez lisez seulement cette lettre de ma mère. Elle m’est arrivée ce matin. Je me pendrais volontiers si j’étais un chien, mais je suis un homme et il faut que je supporte mes peines. »

Randal prit de la main tremblante de Frank la lettre de mistress Hazeldean.

La pauvre mère avait appris, bien qu’imparfaitement, la conduite de Frank par quelques lignes que le squire lui avait adressées à la hâte, et elle écrivait comme une mère bonne et compatissante, mais droite et sensée, peut seule écrire. Plus indulgente pour un amour imprudent que le squire, elle parlait avec une tendresse discrète du téméraire engagement de Frank vis-à-vis d’une étrangère, quoique avec sévérité de sa résistance ouverte aux désirs de son père. Mais elle avait réservé toute sa colère pour ce post-obit impie. Ici l’amour de l’épouse dominait l’affection de la mère. Avoir calculé de sang-froid l’époque de la mort de son mari, et avoir blessé si profondément le cœur de celui-ci justement à l’endroit où son amour paternel le rendait le plus sensible.

« Ô Frank ! Frank ! écrivait mistress Hazeldean, s’il ne s’agissait que de votre malheureux attachement pour cette Italienne, que de vos dettes, que de folies de jeunesse, je serais maintenant auprès de vous, les bras passés autour de votre cou, vous embrassant, vous aidant à rentrer dans le cœur de votre père. — Mais… mais la pensée qu’entre vous et ce cœur s’est placé un sordide calcul sur sa mort ; — cette pensée élève une barrière entre nous. Je ne puis vous aller trouver. Il me serait pénible en regardant votre visage de me rappeler les larmes dont votre père l’a mouillé quand je vous ai mis dans ses bras lors de votre naissance, en lui disant de bénir son héritier. Quoi ! Vous êtes encore un enfant, votre père est dans la force de l’âge et l’héritier ne peut attendre que la nature l’ait fait orphelin ! Frank ! Frank ! je ne reconnais pas là mon fils ! Londres a-t-il déjà corrompu un cœur si honnête et si aimant. — Non, je ne puis le croire. Il faut qu’il y ait là-dessous quelque erreur. Éclaircissez-la, je vous en conjure, ou bien que, comme mère, je vous plaigne, comme épouse je ne saurais vous pardonner.

« Harriet Hazeldean. »

Randal lui-même fut touché en lisant cette lettre ; car, comme nous l’avons vu, il n’était pas insensible aux liens de famille. La colère et la fierté du pauvre squire avaient caché le cœur du père à un œil qui, tout pénétrant qu’il fût, n’avait pas voulu le chercher, et Randal, jugeant de tout avec son intelligence, avait méprisé la faiblesse même dont il abusait. Mais la lettre de la mère, si juste et si sensée (en faisant la part de l’influence que les opinions du squire, au sujet de ce genre d’emprunt, avaient naturellement exercée sur l’esprit de sa femme), cette lettre, dis-je, qui si elle était exagérée, selon les notions fashionables, était du moins si sensée au point de vue des affections naturelles, toucha le cœur engourdi de l’ambitieux parce qu’elle était approuvée par le tact délicat de son intelligence.

« Frank, dit-il avec une sincérité qui plus tard l’étonna lui-même, partez sur le champ pour Hazeldean, voyez votre mère et expliquez-lui comment la chose est arrivée. La femme que vous aimiez, que vous alliez épouser en danger d’être arrêtée…, le trouble où vous étiez, les conseils de Lévy, l’espoir que vous aviez de rembourser l’usurier avec la fortune que devait vous apporter Mme di Negra. Parlez à votre mère, elle est femme, et les femmes sont toujours indulgentes pour les fautes que fait commettre l’amour. Allez ! partez !

— Non, je ne puis m’y résoudre. Ne dit-elle pas qu’il lui serait pénible de revoir mon visage. Et puis je ne saurais pas répéter ce que vous dites si bien. En outre, de façon ou d’autre, je dépends tellement de mon père, et il me l’a rappelé, que je ne pourrais, ce me semble, lui faire des excuses sans bassesse. J’ai fait la sottise, j’en supporterai les conséquences. Mais je suis homme… Non, je ne suis pas homme en cela. » Et Frank fondit en larmes.

À la vue de ces larmes, Randal se remit peu à peu de l’étrange aberration qui l’avait fait céder à des sentiments de vulgaire compassion. Son mépris habituel pour Frank lui revint, et avec le mépris l’indifférence pour les souffrances de l’instrument dont il voulait faire usage.

« Eh bien, mon cher Frank, je vous ai donné mon avis, vous le repoussez ; que comptez-vous faire ?

— Je vais demander un congé et m’enfuir quelque part, dit Frank en essuyant ses larmes. Je ne puis supporter Londres, ni endurer l’idée de rencontrer mes camarades. J’ai besoin d’être seul pour apaiser ce que sens , dans mon cœur. J’écrirai alors à ma mère, je lui dirai la vérité en la suppliant de me juger avec indulgence.

— Oui, vous avez raison, il faut quitter Londres. Pourquoi n’iriez-vous pas sur le continent ? De nouvelles images vous distrairaient. Allez-vous-en à Paris.

— Non, pas à Paris ; il ne me faut rien de gai. Mais j’ai l’intention d’aller sur le continent, me cacher dans quelque trou bien triste et bien isolé. Au revoir. Ne pensez plus à moi pour le moment.

— Dites-moi seulement où vous allez ? Pendant ce temps je verrai le squire.

— Ne lui parlez de moi que le moins possible. Je sais que vous avez les meilleures intentions… Mais…, oh ! comme je voudrais qu’un tiers ne fût jamais intervenu entre mon père et moi ! Oui, vous avez raison de me retirer votre main. Je ne suis qu’un misérable ingrat ! Je crois que je deviens tout à fait méchant. Quoi ! vous me serrez encore la main, mon cher Randal, il faut que vous ayez un bien excellent cœur ! Que Dieu vous bénisse ! » Et Frank rentra dans sa chambre.

« Ils se réconcilieront tôt ou tard, c’est certain, se dit Randal en quittant Frank, je ne vois pas comment je pourrais les en empêcher, la marquise étant partie…, à moins que Frank ne s’en charge pour moi. Mais il est bon qu’il aille sur le continent ; cela pourra être mis à profit. En attendant je puis encore faire tout ce que je pouvais raisonnablement espérer, puisque, Frank eût-il épousé Béatrix, il n’eût pas été déshérité. Obtenir du squire qu’il m’avance l’argent pour acheter les terres de Thornhill… ; terminer l’affaire… ; mon mariage avec Violante la facilitera ; il faut que j’en informe Lévy et que je m’assure le bourg ; c’est une bonne idée, je vais aller chez Avenel. À propos, autant vaut que le squire me conserve la substitution après Frank, si par hasard Frank mourait sans enfants. Son désespoir amoureux l’empêchera peut-être de se marier d’ici à longtemps… Il avait la main bien chaude…, les pommettes rouges… Il arrive souvent que ces hommes vigoureux déclinent rapidement, surtout lorsque quelque chose pèse sur leur esprit… ; il est si faible leur esprit !

— Ah ! — le curé d’Hazeldean — et en compagnie d’Avenel. Et ce jeune homme, qui est-il ? J’ai vu cette figure-là quelque part. Mon cher monsieur Dale, voici une bien agréable surprise. Je vous croyais reparti pour Hazeldean avec notre ami le squire.

— Le squire ? Aurait-il quitté Londres sans m’en prévenir ? »

Randal tira le curé à l’écart.

« M. Hazeldean, dit-il, était pressé de retourner vers sa femme qui naturellement était inquiète de son fils à cause de ce sot mariage, mais je suis heureux de vous dire que ce projet d’union est forcément et définitivement rompu.

— Comment ? comment cela ? Mon pauvre ami m’a dit que ses représentations avaient complètement échoué auprès de Frank, et m’a défendu de jamais lui reparler de cette femme. Mais vous vous rappelez sans doute Léonard Fairfield, votre ancien antagoniste dans la bataille des Stocks ?

— Mon neveu, dit Avenel avec orgueil. »

Randal s’inclina avec une politesse marquée, Léonard avec une réserve non moins marquée.

Avenel attribua la froideur de son neveu à la timidité.

« Vous devriez être amis, jeunes gens, dit-il. Qui sait si vous ne serez pas un jour attelés au même char ? Cela me fait songer, Leslie, que j’ai un mot à vous dire. Votre serviteur, monsieur Dale. — Je serai ravi de vous présenter à mistress Avenel. Voici ma carte. Tu passeras chez moi demain, Léonard, et rappelle-toi que je serai très-fâché contre toi si tu persistes dans tes refus. Une si belle occasion ! »

Avenel prit le bras de Randal tandis que Léonard et M. Dale s’éloignaient de leur côté.

« Avez-vous quelque chose de nouveau au sujet de Lansmere ? demanda Randal.

— Oui, je suis décidé quant au plan à suivre. Il nous faudra combattre deux contre deux, vous et Egerton, contre moi et mon neveu Léonard, du moins si je puis comme je l’espère, le décider à se porter candidat.

— Quoi ! fit Randal alarmé, alors je ne dois après tout espérer de vous aucun appui.

— Je ne dis pas cela ; mais j’ai des raisons de croire que lord L’Estrange s’emploiera activement en faveur d’Egerton. S’il en est ainsi la lutte sera vive, et il faut que je dirige toute l’élection de notre côté, que je réunisse et que je stimule nos électeurs indécis, ce à quoi je réussirai mieux en me présentant moi-même d’abord, quitte à refuser plus tard, car je ne suis pas aussi désireux d’être nommé que je l’étais il y a quelque temps, avant d’avoir retrouvé mon neveu. C’est un jeune homme bien étonnant ! Avec une tête comme la sienne, il me fera honneur dans cette vieille chambre pourrie ; et quant à moi je crois que je ferai mieux de quitter Londres et de m’en aller à Screwstown surveiller mes affaires. Si Léonard se présente, mon premier soin doit être de le faire nommer et mon second d’empêcher Egerton de l’être. La chose se terminera donc probablement par la nomination d’un candidat de chaque couleur, comme nous l’avions d’abord pensé, Léonard de notre côté, et de l’autre ce ne sera pas Egerton. Vous comprenez ?

— Parfaitement, mon cher Avenel. Bien entendu, comme je l’ai déjà dit, je ne puis dicter un choix à votre parti, et il est naturel de penser que les vôtres préféreront la défaite d’un adversaire aussi éminent que M. Egerton à celle d’un novice tel que moi. Je ne puis ni ne dois travailler à un pareil résultat, cela serait mal interprété et ferait tort à ma réputation. Mais je m’en rapporte à vos promesses.

— Je ne promets rien ; il faut d’abord que je prenne l’air du bureau, car je ne sais si vous conviendrez à mes amis, et si je serai le maître de les diriger. Tout ce que je puis dire, c’est qu’Egerton ne sera pas nommé à Lansmere. En attendant, faites attention de ne pas trop vous commettre en parlant, afin que notre parti puisse sans inconséquence voter en votre faveur. Il faut que nous puissions compter sur vous, lorsqu’une fois vous serez à la chambre.

— Je ne suis pas pour le moment un homme de parti bien ardent, répondit prudemment Randal, et si l’opinion publique se déclare en votre faveur, il est du devoir d’un homme politique de marcher avec son siècle. — Vous devriez entrer vous-même au Parlement ; votre neveu est encore bien jeune.

— Il est de votre âge.

— Oui, mais je connais le monde. Le connaît-il ?

— Le monde le connaît du moins, bien que sous un autre nom que le sien, et il a relevé ma fortune.

— Comment cela ? Vous m’étonnez. »

Avenel s’expliqua d’abord au sujet du brevet d’invention dont Léonard lui avait assuré la propriété, et ensuite il confia à Randal sous le sceau du secret, l’identité de Léonard et de l’auteur anonyme en qui le curé avait cru reconnaître le professeur Moss. Randal Leslie se sentit mordre au cœur par la jalousie.

« Quoi ! ce paysan cet associé de John Burley (vagabond littéraire sans doute mort à l’hôpital), avait si bien triomphé de la naissance, de l’éducation, des circonstances, que si lui et Randal s’étaient rencontrés sur une place publique, et que l’identité de Léonard et du nouvel auteur eût été connue, tous les yeux se fussent détournés de Randal pour se fixer sur Léonard ! D’un consentement commun l’humanité aurait reconnu la suprême royauté du génie ! Quoi ! le jeune villageois était l’homme célèbre qui sans effort, sans même le savoir, avait inspiré au cœur blasé de Béatrix un amour que (Randal le sentait) ni art ni ruse n’eussent pu faire naître pour lui dans le cœur d’aucune femme ! Et maintenant, ce même jeune homme était-il donc politiquement sur le même niveau que lui, Randal, fils de gentilhomme, protégé du superbe Egerton ? Devaient-ils donc être rivaux dans cette arène de la vie pratique ? »

Randal mordait sa lèvre tremblante.

Pendant ce temps, le jeune homme qu’il enviait était en proie à des chagrins bien trop profonds pour trouver jamais place dans le cœur étroit de l’ambitieux. Tandis que Léonard traversait les rues populeuses de Londres, avec l’ami et le conseiller de sa jeunesse, lui confiant la simple histoire de ses premières épreuves, alors que, dans la misère et désespérant d’arriver jamais à la célébrité, il avait près de lui son ange gardien, lui souriant comme l’espérance… comme la gloire lui semblait stérile, comme l’avenir lui apparaissait vide et sombre ! Sa voix tremblait et sa physionomie était devenue si triste, que son bienveillant auditeur, devinant qu’à l’image d’Hélène se rattachait quelque douleur passionnée, dont l’amertume empoisonnait tout succès mondain, amena doucement Léonard, dont le cœur trop plein avait besoin d’un confident, à lui dire comment, pendant de longues années, il avait été fidèle à un pur et ardent amour, comment il avait revu Hélène, l’enfant était devenue femme et ce souvenir était devenu de l’amour.

L’ecclésiastique l’écouta avec un front soucieux qui s’éclaircit lorsque Léonard termina son histoire.

« Je ne vois aucune raison de désespérer, dit-il. Vous craignez que miss Digby ne vous rende pas votre affection ; vous insistez sur sa réserve, sur ses manières froides, quoique bienveillantes. Consolez-vous ! Toutes les jeunes filles sont sous l’influence de ce que les phrénologues appellent l’organe de secrétivité, lorsqu’elles sont en compagnie de l’objet préféré. La manière de Carry envers moi était précisément telle que vous décrivez celle de miss Digby envers vous. »

M. Dale se livra alors, sur la modestie féminine, à une dissertation des plus intéressantes, qu’il termina en affirmant que cette estimable vertu était d’autant plus influencée par l’organe de la secrétivité que l’amant préféré approchait davantage d’une déclaration explicite… Avant qu’on pût s’attendre à ce qu’une jeune fille se commît elle-même ou compromît la dignité de son sexe par le plus léger indice de son inclination, il était du devoir d’un amant honorable et d’un galant homme de faire sa demande sous une forme distincte et orthodoxe.

« Ensuite, continua M. Dale, il vous plaît de vous tourmenter en comparant votre origine et votre fortune à celle de miss Digby, la pupille de lord L’Estrange, l’hôte de lady Lansmere. Vous dites que si lord L’Estrange eût approuvé la pensée d’une telle union, il aurait eu avec vous un ton différent, il aurait sondé votre cœur, encouragé vos espérances, et…, je vois les choses différemment, j’ai des raisons pour cela, et d’après tout ce que vous m’avez dit de l’intérêt que ce gentilhomme prend à votre carrière, je ne crains pas de vous promettre que si miss Digby consent à vous donner sa main, lord L’Estrange ratifiera son choix.

— Mon cher monsieur Dale ! s’écria Léonard avec transport, vous me promettez cela ?

— Oui, d’après ce que vous m’avez dit et d’après ce que je sais moi-même de lord L’Estrange. Allez donc à Knightsbridge, voyez miss Digby, — ouvrez-lui votre cœur, — faites-lui connaître si vous voulez, vos espérances d’avenir ; demandez-lui la permission de vous adresser à lord L’Estrange (puisqu’il s’est constitué son tuteur), et si lord L’Estrange hésite, ce qui ne me paraît pas probable, faites-le-moi savoir et laissez-moi le reste. »

Léonard se rendit à l’éloquence persuasive du pasteur. Lorsqu’il se rappelait les passages du manuscrit de Nora ayant trait à l’amour qu’Harley avait eu pour celle-ci (car il était convaincu qu’Harley et le jeune amant étaient une même personne), et quand il s’expliquait l’intérêt que lui avait témoigné Harley par sa parenté avec elle, le jeune homme, raisonnant d’après son propre cœur, ne pouvait s’empêcher de supposer que le noble Harley se réjouirait d’assurer le bonheur du fils de celle qu’il avait tant aimée.

« Et c’est à toi, peut-être, ô ma mère ! pensait Léonard les larmes aux yeux ; c’est à toi peut-être, dans ton tombeau, que je devrai la compagne de ma vie, de même que j’ai dû au souffle mystique de ton génie les premières aspirations de mon âme ! »

On voit que Léonard n’avait pas confié au curé la découverte qu’il avait faite du manuscrit de Nora, ni même la connaissance certaine qu’il avait acquise de sa naissance ; car le fils reculait naturellement devant toute confidence de nature à porter atteinte à la vertu de Nora, du moins jusqu’à ce qu’Harley, qui, d’après le manuscrit, avait dû connaître intimement son père, décidât la question que ces papiers laissaient cruellement indécise, savoir : s’il était le fruit d’un mariage légal, ou si Nora avait été victime d’une fraude impie.

Tandis que le ministre parlait, que Léonard écoutait et réfléchissaient, leurs pas s’étaient instinctivement dirigés vers Knightsbridge et ils s’arrêtèrent à la porte de l’hôtel Lansmere.

« Entrez, mon jeune ami, je vous attendrai dehors pour savoir le résultat de votre entretien, dit M. Dale d’un ton encourageant. Allez et jouissez en remerciant le ciel du plus grand bienfait qu’il puisse accorder à un homme mortel, ou soumettez-vous au plus vif chagrin que connaisse la jeunesse, en croyant humblement que le chagrin lui-même n’est qu’un bienfait caché de la divine miséricorde. »


CHAPITRE XII.

On introduisit Léonard dans le salon, et il se trouva qu’Hélène y était seule. Le doux visage de la jeune fille était singulièrement altéré depuis que Léonard ne l’avait vue, car chez les natures douces et contenues, le chagrin exerce de prompts et cruels ravages ; mais à l’arrivée inattendue de Léonard, le sang colora si rapidement ses joues pâlies, que sa rougeur fébrile eût pu être prise pour les brillantes couleurs de la santé. Elle se leva confuse, et dit en bégayant qu’elle croyait lady Lansmere dans sa chambre et qu’elle allait la chercher, puis elle se dirigeait vers la porte sans paraître apercevoir la main qui lui était timidement tendue, lorsque Léonard, incapable de dominer plus longtemps son émotion, s’écria avec l’accent du reproche :

« Oh ! miss Digby, oh ! Hélène, est-ce ainsi que vous m’accueillez, ou plutôt que vous me fuyez ? Eussé-je jamais pu prévoir cela lorsque, tous deux orphelins, nous étions sur ce triste pont, si isolés, si abandonnés, si dépendants l’un de l’autre ! Heureux temps ! » En disant ces derniers mots, Léonard saisit soudain la main d’Hélène, sur laquelle il se pencha.

« Je ne dois pas écouter ce langage… Ne me parlez pas ainsi, Léonard ; vous me brisez le cœur. Laissez-moi aller, laissez-moi, je vous en prie.

— Vous suis-je donc devenu odieux, ou bien devinez-vous mon amour et voulez-vous le décourager ? Parlez, Hélène, répondez-moi ! »

Il l’attira avec tendresse vers lui, et la tenant fortement par les deux mains, il essaya de lire sur le visage qu’elle détournait de lui…, qu’elle détournait avec désespoir.

« Vous ne connaissez pas, dit-elle enfin, s’efforçant d’être calme, vous ne connaissez pas mes nouveaux devoirs, mon changement de position, mes nouveaux liens, ou vous seriez le dernier à me parler ainsi, le premier à m’encourager et à me dire…

— À vous dire quoi ?

— De n’aimer que mon devoir ! » s’écria Hélène en retirant ses mains.

« Miss Digby, dit Léonard après une courte pause pendant laquelle il méconnaissait la pensée qu’il croyait deviner, vous parlez de devoirs nouveaux, de position changée… ; je vous comprends. Vous avez peut-être conservé quelques souvenirs du passé, mais vous croyez maintenant de votre devoir de repousser ma présomption. C’est comme je le pensais et je le craignais. Cette célébrité que je me suis acquise n’est qu’une vaine fumée, elle ne me donne pas de rang, ne m’assure pas de fortune ; je n’ai pas le droit de prétendre retrouver dans l’Hélène d’aujourd’hui l’Hélène d’autrefois… Soit… Oubliez ce que j’ai dit, et pardonnez-moi. »

Ce reproche blessa au vif le cœur auquel il était adressé. Un éclair brilla dans les doux yeux d’Hélène, semblable à celui du ressentiment ; ses lèvres tremblèrent convulsivement, et il lui sembla que toute peine était légère, comparée à celle d’entendre Léonard lui attribuer des sentiments qui paraissaient à sa simple nature si indignes d’elle et si blessants pour lui-même.

Un mot lui vint aux lèvres, comme une inspiration, qui la calma et la consola.

« Mon frère ! dit-elle avec un accent de surprise, mon frère ! » Le mot produisit sur Léonard un effet tout contraire. Si doux qu’il fût, si tendre que fût la voix qui le prononçait, il imposait des bornes à l’affection, c’était le glas funèbre de toute espérance. Il recula, et dit en secouant tristement la tête : « Il est trop tard pour que j’accepte ce nom, trop tard même pour l’amitié. D’ici à de longues années, d’ici à ce que votre nom ait cessé de faire battre mon cœur, votre présence de le faire frissonner, il nous faudra rester étrangers l’un à l’autre.

— Étrangers ! Oui, vous avez raison ; il le faudra ; nous ne devons pas nous voir. Oh ! Léonard Fairfield, quel est celui qui dans les jours que vous me rappelez, vous a trouvé pauvre et obscur, qui, sans vous dégrader par la charité, vous a ouvert une noble carrière, vous a montré au milieu du labyrinthe où vous étiez prêt à vous égarer la grande route de la science, de l’indépendance, de la célébrité ? Répondez, répondez. N’est-ce pas le même qui a élevé, abrité, protégé votre sœur orpheline ? Si je pouvais jamais oublier ce que je lui dois, ne me rappellerais-je pas ce qu’il a fait pour vous ? Puis-je entendre parler de votre réputation sans m’en souvenir ? Puis-je me dire combien sera fière celle qui s’appuiera un jour sur votre bras, et portera le nom que vous avez déjà élevé au-dessus de tous les titres, puis-je penser à tout cela et ne pas me rappeler notre ami, notre bienfaiteur, notre tuteur à tous deux ? Et s’il en était autrement me le pardonneriez-vous ?

— Mais, murmura Léonard, la crainte se mêlant aux conjectures que lui inspiraient ces paroles, mais est-ce donc que lord L’Estrange refuserait de consentir à notre union ? Ou bien de quoi parlez-vous ? »

Hélène se sentit un instant incapable de répondre, puis enfin les mots sortirent de ses lèvres, comme s’ils lui eussent déchiré le cœur :

« Notre noble ami est venu à moi. Il ne m’a pas dit qu’il m’aimait. Il m’a dit qu’il était malheureux, isolé, qu’en moi, qu’en moi seule il pouvait trouver une consolation, un adoucissement à ses peines. Lui, lui ! Et je venais d’arriver en Angleterre, j’étais sous le toit de sa mère, je ne vous avais pas encore revu ; que pouvais-je répondre ? Encouragez-moi, donnez-moi des forces, vous que j’admire et que je révère. Oui oui, vous avez raison, nous ne devons plus nous revoir. Donnez-moi du courage. »

Toute la noblesse inhérente à la nature du jeune poète se réveilla à cet appel.

« Ô Hélène, ma sœur, miss Digby, pardonnez-moi, Vous n’avez pas besoin de chercher de la force près de moi. C’est moi qui emprunte la vôtre. Je vous comprends, je vous approuve et vous honore. Bannissez loin de vous ma pensée. Montrez-vous reconnaissante envers notre bienfaiteur. Soyez ce qu’il demande de vous, sa consolatrice, soyez plus encore son orgueil et sa joie. Le bonheur sera votre partage, comme il arrive toujours à ceux qui s’oublient pour rendre heureux les autres. Que Dieu vous console et vous aide dans cette lutte passagère ! Puisse-t-il vous bénir pendant de longues années ! Ma sœur, j’accepte maintenant ce saint nom, et je le réclamerai plus tard, quand moi aussi je pourrai penser aux autres plus qu’à moi-même. »

Hélène avait caché son visage dans ses mains ; elle pleurait, mais avec cette douce contrainte féminine qui refoule la douleur dans le cœur. Un étrange sentiment de solitude envahit soudain tout son être, et à ce sentiment elle comprit qu’il était parti.


CHAPITRE XIII.

Dans une autre chambre de cette même maison était assis, solitaire comme Hélène, un homme à l’aspect sombre, sévère, taciturne, dans lequel ceux-mêmes qui l’avaient connu dès l’enfance auraient eu peine à reconnaître l’aimable et confiant, mais fantasque et capricieux Harley L’Estrange.

Il avait lu ce manuscrit dans lequel, du gouffre de son stérile et triste passé, s’élevaient deux vérités odieuses qui semblaient le regarder en face avec des yeux moqueurs et sataniques. La femme dont le souvenir avait obscurci le soleil de son existence, en avait aimé un autre ; l’ami dans l’âme duquel il avait versé son âme confiante et loyale avait été son rival caché. Il avait lu depuis le premier mot jusqu’au dernier, comme sous l’empire d’un cauchemar qui le tenait haletant, et lorsqu’il ferma le manuscrit, ce fut sans pousser ni un gémissement, ni un soupir ; mais sur ses lèvres pâles se dessinait ce sourire sardonique qui indique aussi sûrement un cœur gonflé de passions terribles, que le rapide passage de l’éclair révèle la tempête amoncelée dans les nuages.

Il serra ensuite les papiers dans son sein, et appuyant dessus sa main fermée il quitta sa chambre et se dirigea lentement vers la maison de son père. À mesure qu’il avançait, sa nature semblait, dans le combat que se livraient ses divers éléments, se métamorphoser, s’endurcir et devenir de granit. L’amour, l’humanité, la confiance s’y évanouissaient, tandis que la haine, la vengeance, la misanthropie, la défiance, venaient prendre place dans le désert de son âme, farouches et menaçantes comme les harpies des poèmes antiques.

« Uncæque manus, et pallida semper ora[1]. »


Dans cette sombre humeur, Harley avait franchi le seuil de la maison de son père et gagné l’appartement qui lui était toujours réservé.

Il était arrivé une heure environ avant Léonard, et tandis qu’il se tenait debout près de la cheminée, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux fixés sur le plancher, sa mère entra pour l’embrasser et le féliciter. Il imposa silence à ses questions empressées au sujet de Violante, il recula au contact de sa main.

« Arrêtez, madame, dit-il avec un ton dont la froide sévérité terrifia la comtesse. Je ne saurais répondre à vos questions. Je songe à celles que j’ai à vous faire. Vous avez combattu mon amour pour Léonora Avenel. Je ne vous en blâme pas ; toutes les mères d’un rang égal au vôtre eussent fait de même. Et cependant, si vous ne vous fussiez opposée à toute franche explication, entre nous, j’aurais éprouvé un refus ; j’aurais sans doute triomphé de ce chagrin et recouvré le bonheur ensuite. Depuis ce temps, bien des années se sont écoulées, ont passé sur son tranquille sommeil et sur ma vie désolée, aviez-vous su pendant tout ce temps qu’Audley Egerton avait été l’amant de Léonora ?

— Harley, Harley, ne me parle pas ainsi, ne me regarde pas avec tes yeux impitoyables.

— Vous le saviez donc, vous, ma mère ! continua Harley, insensible à la prière de lady Lansmere ; et pourquoi ne m’avez-vous jamais dit : « Mon fils, tu perds la fleur de ta jeunesse, tu uses les forces de ta vie dans une triste fidélité à un mensonge ! Tu prodigues ton amitié et ta confiance à un perfide hypocrite ? »

— Comment aurais-je pu te parler ainsi, comment l’aurais-je osé, voyant que tu chérissais à tel point le souvenir de cette malheureuse fille, que tu croyais toujours qu’elle t’avait rendu son affection ? Si je t’avais parlé de ses relations avec Egerton, relations que je n’ai connues qu’après sa mort…

— Eh bien ? Pourquoi hésiter ? Si vous m’en aviez parlé ?

— N’aurais-tu pas cherché à te venger ? Ne devais-je pas craindre une rencontre ; du sang répandu ? Harley, Harley ; le silence n’est-il pas excusable de la part d’une mère ? Et pourquoi aussi te priver du seul ami qui te fût cher, qui eût sur toi quelque influence, qui sympathisât avec moi dans la prière et dans l’espoir qu’un jour tu rencontrerais une compagne digne de remplacer cette illusion perdue, de réveiller tes facultés, que tu deviendrais enfin l’ornement de ton pays, comme le promettait ta première jeunesse ? Car tu es injuste envers Audley, je te l’assure, Harley !

— Injuste ! je ne croyais pas l’être. Continuez.

— Je n’excuse pas sa rivalité, ni le secret qu’il a d’abord gardé à ce sujet. Mais, crois-moi, depuis lors ses remords sincères, sa tendresse inquiète, sa crainte de perdre ton amitié…

— Arrêtez : c’est sans doute Audley qui vous a engagée à cacher ce que vous appelez « ses relations » avec celle que je puis maintenant nommer avec calme, avec Léonora Avenel ?

— Oui, il est vrai, mais par des motifs que…

— Il suffit ; ne m’en dites pas davantage.

— Mais tu ne jugeras pas trop sévèrement ce qui s’est passé ; tu vas former de nouveaux nœuds. Tu ne peux être assez criminel pour méditer ce que ton visage semble exprimer. Tu ne peux songer à te venger, à menacer la vie d’Audley, à exposer la tienne ?

— Tut ! Tut ! Qui vous parle de duel ? Ces combats singuliers sont passés de mode, ce n’est plus avec l’épée et le pistolet que les hommes civilisés s’attaquent et se tuent. Tut ! la vengeance. Il est bien question de vengeance lorsque je suis ici, en ce moment pour obtenir de mon père la permission de me charger de l’élection d’Audley. Ce qu’il a de plus précieux au monde, c’est sa position politique, et ici elle est en jeu. Vous savez que j’ai toujours passé pour un homme faible, facile et généreux ; ces sortes d’hommes ne sont pas vindicatifs. Ah ! vous posez votre main sur mon bras ; je connais la magie de cette légère pression, ma mère, mais elle a perdu tout pouvoir sur moi. Comtesse de Lansmere, écoutez-moi ! Depuis mon enfance (excepté lors de cette passion frénétique pour laquelle aujourd’hui je me méprise moi-même), je vous ai obéi en fils respectueux. Maintenant nos positions relatives sont quelque peu changées. J’ai le droit d’exiger, je ne dirai pas d’ordonner, le droit que l’injustice soufferte donne à tout homme. Oui, madame, l’homme auquel il a été fait tort a des privilèges qui le disputent à ceux des rois. Je vous prie donc maintenant de ne plus me questionner, de ne plus prononcer le nom de Léonora, à moins que je ne vous y invite, et de ne pas informer Audley Egerton, par un mot, par un regard, que j’ai découvert, comment dirai-je ? son « excusable perfidie. » Promettez-le-moi par votre affection de mère et sur votre parole de femme et de chrétienne, ou bien, je vous le jure, vous ne me reverrez de votre vie. »

Si hautaine et si impérieuse que fût la comtesse, la voix et le regard d’Harley lui imposèrent.

« Est-ce là, mon fils, mon doux Harley ? murmura-t-elle. Oh ! passe encore une fois tes bras autour de mon cou, fais-moi voir que je n’ai pas perdu mon enfant ! »

Harley parut attendri ; il n’obéit pas à la pathétique prière de sa mère, mais il lui tendit la main en détournant la tête, et dit d’un ton plus doux :

« Ai-je votre promesse ?

— Oh ! oui, oui, mais à la condition que tu n’échangeras avec Audley aucune parole de nature à amener une querelle qui…

— Une querelle ! interrompit Harley. Je vous répète que l’idée d’un duel avec mon ami de collège et pour un motif que nous ne pourrions expliquer à personne, serait une idée burlesque. J’accepte votre promesse, et je la scelle ainsi. Il pressa ses lèvres sur le front de sa mère et reçut passivement ses caresses.

— Chut ! dit-il en la repoussant doucement : j’entends la voix de mon père. »

Lord Lansmere ouvrit la porte toute grande, non sans une certaine conviction qu’une porte par laquelle entrait un comte de Lansmere devait être ainsi ouverte. Elle n’eût pu l’être avec plus de majesté quand même un huissier eût été debout de chaque côté. La comtesse passant légèrement devant son mari s’échappa.

« J’étais occupé avec mon architecte à examiner les devis du nouvel hospice dont je veux doter le comté. Je viens seulement d’apprendre que vous étiez ici, Harley. Qu’est-ce que tout ce bruit au sujet de Violante ? Ne nous revient-elle pas ? Votre mère m’a renvoyé à vous pour les explications.

— Je vous les donnerai plus tard, mon bon père ; en ce moment je suis tout à la politique.

— Les affaires politiques sont en effet bien inquiétantes. Je suis heureux de vous entendre parler ainsi. La crise qui se prépare sera terrible, Harley ! Et, bonté du ciel ! N’est-on pas venu me dire qu’un paysan, né à Lansmere, mais qui a fait sa fortune en Amérique, s’apprête à vous disputer le bourg. C’est, dit-on, un Avenel, un bleu de naissance, est-ce bien possible ?

— Je suis ici pour cette affaire. Comme membre de la Chambre haute vous ne pouvez naturellement intervenir. Mais je me propose, avec votre agrément, de me rendre à Lansmere et d’entreprendre moi-même la direction de la lutte. Mieux vaudrait peut-être que vous ne fussiez pas présent, cela nous laisserait plus de liberté.

— Mon cher Harley, donnez-moi la main. Tout ce que vous voudrez. Vous savez combien j’ai désiré de vous voir agir et jouer le rôle qui convient à votre naissance.

— Ah ! vous pensez que j’ai jusqu’ici perdu et gâché mon existence.

— Franchement, oui, mon cher Harley, dit le comte avec un orgueil dont la source n’était pas sans noblesse, ni l’expression dépourvue de dignité : Plus nous avons reçu de notre pays, plus nous lui devons en retour. Vous êtes né l’héritier de terres et d’honneurs, et, par suite, vous avez été chargé d’une mission qu’un gentilhomme se dégrade en négligeant de remplir. »

Harley écoutait son père d’un air sombre et ne lui fit pas de réponse directe.

« À dire le vrai, reprit le comte, je préférerais vous voir travailler pour vous-même, plutôt que pour votre ami Egerton. Mais enfin, il n’est pas trop tard pour que vous suiviez son exemple. Qui d’entre ceux qui vous ont connus tous deux dans votre première jeunesse, bien qu’Audley eût sur vous l’avance de quelques années, eût pensé que c’était lui qui serait l’homme distingué et éminent, et que vous dégénéreriez en un flâneur et insoucieux de toute gloire, redoutant tout travail ? Vous qui aviez sur lui l’avantage non-seulement d’une grande fortune, mais encore, à ce que disait chacun, de talents supérieurs ; vous qui respiriez alors une si noble ambition, un si ardent amour de la gloire, qui couchiez avec les Vies de Plutarque sous votre oreiller, et qui ne péchiez alors que par excès d’énergie. Mais vous êtes encore jeune, il n’est pas trop tard pour réparer le temps perdu.

— Les années ne sont rien, que de simples dates dans un almanach ; mais les sentiments, qui pourra me les rendre ? L’espoir, l’enthousiasme, le… n’importe ! Ce ne sont pas les sentiments qui aident un homme à s’élever. Les sentiments d’Egerton n’ont rien de trop ardent. Mais laissez-là ce que j’aurais pu être ; parlons de l’exemple que vous me donnez, d’Audley Egerton.

— Il faut absolument que nous le fassions nommer, dit le comte en baissant la voix. La chose est plus importante pour lui que je ne l’avais cru d’abord. Mais ses secrets vous sont connus. Pourquoi ne m’avez-vous pas confié franchement l’état de ses affaires ?

— Ses affaires ! Voulez-vous dire qu’elles soient sérieusement embarrassées ? Cela m’intéresse vivement. Expliquez-vous, je vous en prie. Que savez-vous ?

— Il a renvoyé la plus grande partie de ses gens. Cela n’a rien que d’assez naturel, puisqu’il quitte le ministère ; mais cette mesure a donné l’éveil, et le bruit se répand que non-seulement ses domaines sont hypothéqués au delà de leur valeur, mais qu’il a vécu depuis quelque temps de billets escomptés ; qu’en un mot, il a été trop intime avec un homme que nous connaissons tous de vue, un homme qui a les plus beaux chevaux de Londres, et qui, m’a-t-on dit, (mais je ne saurais le croire) vit familièrement dans la société de jeunes fous qu’il exploite. Comment donc s’appelle-t-il ? N’est-ce pas Lévy ? Oui, Lévy.

— J’ai en effet rencontré Lévy chez Egerton, dit Harley, et une joie sinistre illumina son œil d’aigle. Ah ! Lévy, dites-vous ; c’est bien.

— Je ne répète là que des commérages de club, reprit le comte, mais enfin on dit que ce Lévy ne fait pas mystère de son pouvoir sur notre illustre ami, qu’au contraire il s’en fait gloire auprès de notre parti (et il le pourrait auprès de tous, car Egerton a des amis personnels dans tous les camps), qu’il garde certains billets renfermés dans son bureau, jusqu’à ce qu’Egerton soit encore une fois en sûreté dans le Parlement. Néanmoins, si notre ami venait à échouer dans son élection et que Lévy fît saisir ses domaines et proclamât sa ruine, cela ferait un tort sérieux à sa carrière politique, la ruinerait peut-être tout à fait.

— Je le comprends comme vous, Charles Fox pouvait être joueur et William Pitt indigent ; mais Audley Egerton n’appartient pas à cette race de géants. Il ne paraît si élevé que parce qu’il est debout sur une fortune imposante, mais Audley Egerton pauvre et besogneux, hors du Parlement et, comme on dit vulgairement, les coudes percés, se dérobant à ses créanciers, peut-être au King’s Bench !…

— Non, non, notre parti ne le souffrirait jamais ; nous ferions une souscription,…

— Encore pis. Être pensionné par le parti qu’il aspirait à conduire ! Vous dites vrai ; sa carrière politique serait détruite. Un homme dont la réputation est basée sur son honorabilité extérieure ! Comment donc ! mais on dirait peut-être qu’Audley Egerton n’a été qu’un austère intrigant. Eh ! mon père ?

— Comment pouvez-vous parler avec ce sang-froid du malheur de votre ami ? Vous n’avez pas besoin de cela pour m’intéresser au succès de son élection, si telle est votre intention. Une fois au Parlement, il rentrera bientôt au pouvoir, et il vivra de ses appointements. Il faut que vous le décidiez à me confier l’inventaire de son passif ; je m’entends en affaires, comme vous savez, j’arrangerai les siennes, et je gagerais cinq contre un, bien que je déteste les paris, qu’il sera premier ministre avant trois ans d’ici ; ce n’est pas un homme brillant, c’est vrai ; mais en ces temps critiques, ce qu’il nous faut c’est un homme sûr, modéré, judicieux, conciliant, et Audley a tant de tact, une si grande expérience de la Chambre, une si parfaite connaissance du monde, et puis, ajouta le comte comme pour résumer d’un mot toutes ces louanges, c’est un si parfait gentleman !

— Un parfait gentleman, comme vous dites, l’honneur personnifié ! Mais, mon bon père, voici votre heure de monter à cheval ; que je ne vous retienne pas. Ainsi, c’est entendu, vous ne viendrez pas à Lansmere. Vous mettez le château à ma disposition et vous me permettez d’y inviter Egerton, bien entendu, et tous les hôtes qu’il me plaira ; en un mot, vous me donnez carte blanche ?

— Certainement, car si vous ne parvenez pas à faire nommer votre ami, c’est que personne ne le pourrait. Ce bourg est ingrat ; il a fait le tourment de mon existence. Moi qui y ai dépensé tant d’argent, qui ai tant fait pour son commerce ! Et le comte quitta la chambre avec un soupir indigné. »

Harley s’assit devant son bureau la tête appuyée sur sa main, regardant vaguement devant lui d’un air soucieux et mécontent. Harley L’Estrange était, comme nous l’avons vu, un homme d’affections et d’impressions singulièrement tenaces. C’était une nature éminemment brave, loyale et candide. Cette légèreté même et ces caprices qui trompaient le monde sur son caractère comme sur ses talents, pouvait être attribuée en partie à cette franchise qui, dans son mépris pour tout ce qui ressemblait à de l’hypocrisie, se riait des formes et du cérémonial, et faisait des solennelles plausibilités du monde un sujet de raillerie tantôt burlesque, tantôt profonde. Le choc qu’il venait d’éprouver ébranlait les fondements mêmes de son esprit et, renversant toutes les constructions légères que l’esprit et l’imagination avaient bâti à la surface, le laissaient nu comme une terre nouvelle, livré à l’influence des passions violentes et haineuses.

Lorsqu’un homme d’un cœur aussi aimant, d’une nature douée de puissances aussi irrégulières qu’Harley, découvre brusquement la trahison, là où il avait mis sa confiance, il n’en est pas de lui comme des élèves plus calmes de cette rude maîtresse l’expérience, il ne se contente pas de retirer au coupable son estime et son affection, c’est la confiance même, la confiance en toutes choses qui est détruite en lui ; il regarde dans le passé et condamne ses plus douces vertus comme des folies qui l’ont conduit à sa perte ; il envisage l’avenir comme une route encombrée de traîtres souriants envers lesquels il doit user d’une égale dissimulation, s’il ne peut les écraser par une force supérieure. Une trahison commise envers un de ces hommes est un crime ; elle prive le monde de tous les bienfaits qu’il eût semés sur son passage. Elle est responsable de tout le mal qu’engendre la corruption de ces natures dont la richesse même, lorsque l’atmosphère en est une fois viciée, ne sert plus qu’à répandre la maladie. C’est ainsi que la malaria ne se fixe pas sur un sol maigre et stérile, ni sur des déserts de tous temps désolés, mais sur les endroits où le soleil du midi mûrissait naguère les fruits de jardins magnifiques, sur l’emplacement de cités dans lesquelles s’est évanouie la pompe des palais. Ce n’était pas assez que l’ami de sa jeunesse, le confident de son amour l’eût trahi, eût été son rival secret et heureux, pas assez que la femme qu’avait idolâtrée son adolescence, que cette femme qu’il cherchait, le cœur agité de douloureux remords, croyant qu’elle ne fuyait son amour que par émulation de générosité et pour lui épargner le sacrifice de tout ce que la jeunesse dédaigne, mais que le monde estime si haut ; ce n’était pas assez que pendant tout ce temps cette femme eût été réfugiée sur le sein d’un autre. Sa vie à lui s’était passée à regretter un songe ; la noble et légitime ambition d’un esprit du premier ordre avait été arrêtée dès son début, son cœur avait été corrodé par un regret sans cause, sa conscience bourrelée de la crainte que sa poursuite acharnée n’eût conduit à une tombe prématurée une victime trop tendre. Ces années qui eussent pu être pour lui si sereines, pour les autres si utiles, s’étaient consumées dans les rêves d’une vaine et stérile mélancolie. Et à qui avait-il fait entendre ses plaintes amères ? À l’homme qui savait que son remords n’était qu’un vain fantôme, et sa douleur qu’une moquerie. Toutes les pensées propres à irriter l’orgueil naturel à l’homme, tous les souvenirs capables d’exciter à la vengeance un cœur qui avait aimé trop profondément pour ne pas être accessible à la haine, conspiraient à aiguillonner en lui ces furies qui viennent habiter tous les temples qu’a une fois profanés la présence des passions mauvaises. Dans ce sombre silence de l’âme, la vengeance prenait les apparences de la justice. Bien que les sentiments d’Harley envers Léonora Avenel ne fussent plus les mêmes, le récit de sa douleur et de ce qu’elle avait souffert l’aigrissait encore contre Audley. Les fragments de son mémoire avaient naturellement convaincu Harley qu’elle avait été victime d’une fraude infâme, la dupe d’un mariage simulé. Non-seulement son idole avait été enlevée de l’autel, mais encore elle avait été souillée par le sacrilège, brisée par une main impie, jetée dans la boue, mutilée, profanée, et sa mémoire était devenue un objet de mépris pour celui qui l’avait ravie au culte dont il l’entourait. Harley et Nora s’unissaient pour crier à leur commun bourreau :

« Rends-nous ce que tu nous as pris ou subis la peine de ton crime. »


CHAPITRE XIV.

L’entrée d’un domestique annonçant un nom qu’Harley n’entendit pas, absorbé qu’il était par sa sombre rêverie, fut suivie de celle d’un personnage sur qui il leva ce regard froid et surpris avec lequel un homme très-occupé accueille l’indiscrète intrusion d’un étranger.

« Il y a si longtemps que Votre Seigneurie ne m’a vu, dit le visiteur d’un air de douce dignité, que je ne saurais m’étonner que vous ayez oublié ma personne et jusqu’à mon nom.

— Monsieur, répondit Harley avec une rudesse impatiente peu d’accord avec la réputation d’urbanité dont il jouissait ; votre personne m’est tout à fait étrangère, et je n’ai pas entendu votre nom, mais dans tous les cas, je n’ai pas en ce moment loisir de vous écouter. Excusez ma franchise.

— Pardonnez-moi si je reste néanmoins. Je me nomme Dale. J’ai été autrefois vicaire de Lansmere, et je voudrais parler à Votre Seigneurie au nom d’une personne qui lui fut chère, de Léonora Avenel.

Harley (après une courte pause). Je ne devine pas, monsieur, ce qui peut vous amener, mais asseyez-vous. Je me rappelle maintenant vous avoir vu, quoique les années nous aient tous deux changés ; et j’ai depuis souvent entendu parler de vous par Léonard Fairfield. Quoi qu’il en soit, je vous prie d’être bref.

M. Dale. Dois-je supposer que vous savez qui sont les parents du jeune homme que vous appelez Fairfield ? Lorsque j’écoutais naguère l’éloge reconnaissant qu’il fait de votre générosité, et que je remarquais avec une satisfaction mélancolique le respect profond que vous lui inspirez, mon cœur était ému, je reconnaissais la force mystérieuse du sang.

Harley. La force du sang ! Mais vous parlez en énigmes.

M. Dale (avec indignation). Oh ! milord, comment pouvez-vous feindre ainsi l’ignorance ? Sûrement vous avez reconnu en Léonard Fairfield le fils de Nora Avenel ? »

Harley passa sa main sur son visage. « Ah ! se dit-il, Nora a donc assez vécu pour avoir un fils, un fils d’Egerton ! Léonard est ce fils. J’aurais dû le deviner à la ressemblance, à la folle tendresse qui m’entraînait vers lui. C’est pour cela qu’il m’a confié ces terribles mémoires. Il cherche à connaître son père, il le connaîtra. »

M. Dale (se méprenant sur la cause du silence d’Harley). J’honore votre repentir, milord. Oh ! laissez parler votre cœur et votre conscience plus haut que votre orgueil.

Harley. Mon repentir ! mon cœur ! ma conscience ! Monsieur Dale, vous m’insultez !

M. Dale (d’un ton sévère). Non, milord, je remplis ma mission, qui m’ordonne de reprendre le pécheur. Léonora Avenel vous parle par ma bouche et commande au père coupable de reconnaître le fils innocent ! »

Harley se leva à demi, ses yeux lançaient littéralement des éclairs, mais il dompta sa colère, qui se tourna en ironie. « Ah ! dit-il avec un sourire sarcastique, ainsi vous supposez que j’ai été le perfide séducteur de Léonora Avenel, que je suis le père endurci de l’enfant qui est venu au monde sans avoir de nom. Très-bien, monsieur. En admettant tout ceci comme certain, que me demandez-vous pour ce jeune homme ?

— Je vous demande son bonheur, reprit M. Dale avec un accent suppliant, et cédant à la compassion que lui inspirait Léonard. Désireux de son succès, comme vous pouvez le croire, continua le curé, j’ai attendu en dehors de la grille qu’il eût quitté miss Digby. Oh ! milord, si vous aviez vu sa figure ! c’était une émotion si poignante et un si profond désespoir ! Je n’ai pu savoir de lui ce qui s’était passé, il m’a échappé et s’est enfui. Tout ce que j’ai pu conclure des quelques mots que je lui ai arrachés, c’est que l’obstacle à son bonheur ne vient pas d’Hélène, mais de vous-même, milord, m’a-t-il semblé. C’est pourquoi, lorsqu’il a été hors de ma vue, j’ai pris courage et je suis venu vous trouver. S’il est votre fils et qu’Hélène Digby soit votre pupille, elle-même orpheline et dépendante de vos bontés, pourquoi les sépareriez-vous ? Ils sont du même âge, ils ont été unis dès l’enfance, ils ont tous deux des habitudes simples et des goûts élevés, rien ne peut s’opposer à leur union que le manque de fortune ? Et votre fortune est immense et personne n’a jamais mis en doute votre générosité. Milord, milord, votre regard me glace. Si je vous ai offensé, que cette offense ne retombe pas sur Léonard.

— Ainsi donc, fit Harley, contenant encore sa rage, ce jeune homme que, comme vous le disiez, j’ai sauvé du gouffre qui a englouti tant de nobles génies, il m’en récompense en cherchant à m’enlever la dernière affection qui me reste en ce monde. Il ose lever les yeux jusqu’à ma fiancée ! Lui ! et pour ce que j’en sais me dérobe son cœur et ne me laisse que sa main glacée !

— Oh ! milord, votre fiancée ! Je n’avais jamais rêvé cela ! J’implore votre pardon. La seule pensée en est terrible, contre nature, le fils aimer la fiancée du père ! Oh ! dans quelle faute je suis tombé ! C’est moi qui lui ai conseillé, qui l’ai pressé d’agir ainsi. Comme moi, il ignorait tout. Pardonnez-lui, pardonnez-lui !

— Monsieur Dale, dit Harley se levant et tendant une main que le pauvre curé osa à peine serrer, monsieur Dale, vous êtes un digne homme, si toutefois il y a dans ce monde menteur un seul homme qui ne trompe pas notre jugement lorsque nous le croyons honnête. Permettez-moi seulement de vous demander pourquoi vous considérez Léonard Fairfield comme mon fils ?

— N’ai-je pas été témoin de votre ardente affection pour Nora ? Rappelez-vous qu’à cette époque j’allais fréquemment au château, et il était si naturel que vos qualités brillantes captivassent son imagination délicate, son cœur affectueux…

— C’était naturel, croyez-vous ?… Continuez.

— Votre mère vous sépara comme il convenait ; mais je sus cependant que vous nourrissiez toujours une passion que votre rang empêchait de devenir légitime. Pauvre fille ! Elle quitta la maison de sa protectrice lady Jane, et l’on ne sut plus rien d’elle jusqu’au jour où elle revint chez son père pour y donner naissance à un fils et mourir. Ce jour-là même vous vous enfuîtes de Lansmere, et depuis vous n’y êtes jamais revenu. Ah ! sans doute votre conscience parlait trop haut. »

Harley respirait avec effort ; il fit un signe de la main, M. Dale reprit :

« Quel autre que vous pouvais-je soupçonner ? Je fis des recherches ; elles confirmèrent mes soupçons.

— Peut-être questionnâtes-vous mon ami, M. Egerton ? Il était avec moi lorsque… lorsque, comme vous le dites, je m’enfuis de Lansmere.

— C’est ce que je fis, milord.

— Et lui ?

— Il nia que vous fussiez coupable, mais un homme d’honneur ne sait pas feindre habilement. Ses dénégations ne réussirent pas à me tromper.

— L’honnête homme ! fit Harley, et sa main serra convulsivement les papiers qu’il avait placés sur sa poitrine. Il savait donc aussi que Léonora avait laissé un fils ?

— Oui, milord ; naturellement je le lui avais dit.

— Le fils que j’ai trouvé mourant de faim dans les rues de Londres ! Monsieur Dale, comme vous le voyez, vos paroles me touchent vivement. Je ne puis nier que celui qui a trompé Nora Avenel (et il doit pour cela avoir eu recours à d’étranges artifices, car Nora n’était pas de celles qu’on entraîne aisément au mal)…

— Non, en vérité.

— Et qui a ensuite abandonné le fruit de son crime ; je ne puis nier que cet homme ne mérite un châtiment, ne doive expier sa faute. N’ai-je pas raison en cela ? Répondez-moi avec la droiture qui sied à votre caractère sacré.

— Je ne puis dire le contraire, milord, répondit le curé, compatissant à ce qu’il prenait pour de vifs remords. Mais s’il se repent…

— Il suffit, interrompît Harley ; je vous donne maintenant rendez-vous à Lansmere ; laissez-moi votre adresse et je vous ferai savoir le jour où votre présence y sera nécessaire. Léonard Fairfield retrouvera un père… j’allais dire digne de lui. Quant au reste… attendez un instant, je vous prie, et rasseyez-vous. Quant au reste, » et un sinistre sourire éclaira de nouveau la figure d’Harley, « je ne vous dirai pas encore si je puis ou si je dois céder à un prétendant plus jeune et plus aimable la personne qui a bien voulu m’accorder sa main. Mais, en attendant, que pensez-vous de cette proposition ? M. Avenel désire que son neveu se présente pour le bourg de Lansmere — il m’a pressé d’obtenir le consentement du jeune homme. À la vérité il peut par là mettre en péril la nomination de M. Egerton. Mais M. Egerton est un personnage trop important pour ne pas se faire aisément nommer ailleurs ; ceci ne doit pas nous arrêter. Que Léonard obéisse à son oncle. S’il réussit, il sera, aux yeux du monde, un parti plus digne de miss Digby — toujours dans le cas où elle le préférerait à moi ; et s’il en est autrement, la vie politique est un remède à tous les chagrins privés. C’est la maxime de M. Egerton, et Audley, comme vous savez, est non-seulement un homme d’honneur, mais encore un homme d’une sagesse consommée. Ma proposition vous convient-elle ?

— Elle me paraît des plus sages et des plus généreuses.

— Alors vous voudrez bien remettre à Léonard les quelques lignes que je vais lui écrire.

« Lord L’Estrange à Léonard Fairfield.

« J’ai lu le mémoire que vous m’avez confié. Je suivrai tous les indices que j’y ai trouvés. En attendant, je vous prie de suspendre toutes questions, de vous abstenir de toute allusion à un sujet auquel, comme vous pouvez le supposer, se rattachent pour moi des souvenirs douloureux. Je me vois en ce moment contraint de tourner toutes mes pensées vers des affaires d’une nature publique, mais qui cependant peuvent avoir pour vous une grande importance. J’ai des raisons de vous engager à céder aux désirs de votre oncle et à vous présenter aux prochaines élections. Si dans l’exagération de votre reconnaissance vous croyez m’avoir quelques obligations, j’en serai largement récompensé le jour où je vous entendrai proclamer député de Lansmere. Comptant sur ce généreux principe de dévouement qui vous dirige toujours, j’espère vous voir sacrifier vos prédilections pour la vie privée, et entrer dans cette noble arène où mon ami Audley Egerton s’est acquis tant de gloire. À la vérité, vous serez son compétiteur, mais il est trop généreux pour ne pas me pardonner l’intérêt que je prends naturellement à votre carrière. Et comme M. Randal Leslie se présente en même temps qu’Egerton, et que, selon M. Avenel, deux candidats du même parti ne peuvent réussir tous deux, le résultat pourra satisfaire à la fois les sentiments qui m’animent envers Audley Egerton et mes désirs pour vous qui, j’ai des raisons de le croire, égalerez un jour ses titres à mon estime.

« Tout à vous.

« Harley L’Estrange. »

« Là, monsieur Dale, dit Harley, cachetant sa lettre et la remettant aux mains de l’ecclésiastique. Vous donnerez cette lettre à votre jeune ami. Mais non, en y réfléchissant, puisqu’il ignore encore la visite que vous m’avez faite, mieux vaut qu’il continue à l’ignorer. Car, en cas que miss Digby préfère s’en tenir à ses premiers engagements, mieux vaut sans doute éviter à Léonard le chagrin de savoir que vous m’avez révélé une rivalité dont il avait gardé le secret. Que tout ce qui s’est dit entre nous demeure donc, je vous prie, strictement confidentiel.

— Je vous obéirai, milord, » répondit avec douceur l’ecclésiastique, étonné de voir que lui, qui était venu pour parler avec autorité, se soumettait maintenant à des ordres, et ne sachant quel jugement porter de l’homme qu’il avait cru coupable, qui n’avait même pas nié le crime qui lui était imputé, et qui cependant inspirait à son accusateur quelque chose de ce respect que M. Dale n’avait jusqu’ici ressenti que pour la vertu. Ah ! s’il avait pu lire dans ce cœur sombre et orageux sur lequel il se trompait doublement !

« C’est juste, murmura Harley lorsque la porte se fut refermée ; le serpent et la race du serpent. Ainsi, c’était le fils de cet homme que j’ai tiré de l’abîme du désespoir, et le fils imite sans le savoir la reconnaissance et l’honneur du père. Ha ! ha ! » Soudain ce rire amer s’arrêta ; un éclair de joie presque céleste traversa l’orage et les ténèbres. Si Hélène payait de retour l’affection de Léonard, Harley L’Estrange était donc libre ! Et à la lueur de cet éclair la figure de Violante brillait comme celle d’un ange. Mais la céleste lumière et l’angélique visage s’évanouirent brusquement, englouties dans le sombre abîme de cette âme torturée.

« Insensé ! s’écria à haute voix le malheureux dans son angoisse. Insensé ! Quand je serais libre, irais-je me confier encore pour être de nouveau trompé ? Dans toute la fraîcheur et la gloire de ma jeunesse, je n’ai pu conquérir le cœur d’une villageoise, et lorsque, cédant à une seconde illusion, je me suis vainement efforcé de faire germer pour moi quelque affection dans le cœur de l’orpheline que j’avais arrachée à la misère, élevée, chérie, protégée, comment obtiendrais-je l’amour de cette brillante princesse que tous les damoiseaux du grand monde vont entourer de leurs hommages et de leurs adulations lorsqu’elle apparaîtra dans leurs cercles. Si je suis voué à la trahison… quel enfer que cette seule pensée qu’une épouse puisse appuyer sa tête sur mon sein et… Oh ! horreur ! horreur ! Non, m’offrirait-elle sa main, je ne l’accepterais pas ; m’engageât-elle sa foi, je ne croirais pas à son amour. Courage, mon âme, sois enfin sage, n’aime jamais plus ; n’espère plus trouver la vérité ! »


CHAPITRE XV.

Au moment où Harley quittait sa chambre, la douce et pâle figure d’Hélène apparaissait dans le corridor. Elle s’avança timidement vers son tuteur.

« Pourrais-je vous parler, dit-elle, à voix basse, je guettais votre pas. »

Harley la regarda fixement ; puis il la suivit sans répondre dans la chambre qu’elle venait de quitter et en referma la porte.

« Moi aussi, dit-il alors, je désirais m’entretenir avec vous — mais un peu plus tard. Vous voulez me parler, Hélène — eh bien, parlez, mon enfant. Ah ! que faites-vous là ? Pourquoi ceci ? Hélène s’était agenouillée devant lui.

— Non, laissez-moi, dit-elle, résistant à la main qui voulait la relever. Laissez-moi ainsi jusqu’à ce que je vous aie tout avoué, tout expliqué, et que j’aie obtenu votre pardon. Vous m’avez dit l’autre soir une chose qui depuis n’a cessé d’être un poids sur mon cœur et sur ma conscience ; vous m’avez dit que je ne devais point avoir de secrets pour vous ; que dans la position où nous étions vis-à-vis l’un de l’autre, ce serait vous tromper. Eh bien, j’ai eu un secret pour vous ; mais… ah ! croyez-moi, j’ai été longtemps à m’en apercevoir clairement. Vous m’avez honoré d’une proposition bien au-dessus de ma naissance, comme de mon mérite. Vous m’avez dit qu’il était en mon pouvoir de vous consoler. Que pouvais-je vous répondre, moi qui vous dois cent fois plus qu’une fille ne doit à son père ? Et je croyais que mon affection était libre — qu’elle obéirait à mon devoir. Mais… mais… continua Hélène en baissant davantage la tête et d’une voix presque éteinte, je me trompais. J’ai revu celui qui avait été tout pour moi dans ce monde quand ce monde était si terrible… et alors… alors, j’ai tremblé, mes souvenirs, mes pensées m’ont terrifiée… Cependant je me suis efforcée de bannir l’idée du passé ; j’ai combattu avec courage, avec fermeté. Oh ! vous me croyez, n’est-ce pas ? Et j’espérais vaincre, mais depuis cette parole que vous m’avez dite, j’ai compris que la lutte même devait vous être révélée. C’est la première fois que nous nous trouvons ensemble, depuis que vous m’avez parlé ainsi. Et maintenant… je… je l’ai vu de nouveau, et bien que pas un mot de celle que vous avez daigné choisir pour fiancée n’ait pu encourager l’espoir chez un autre, bien qu’ici — ici même où vous êtes, il m’ait dit adieu — et nous nous soyons séparés pour toujours, cependant, milord, en échange de votre rang, de votre fortune, de tant de nobles et brillantes qualités, que devrais-je vous apporter ? Quelque chose de plus que la gratitude, l’estime, le respect, du moins un cœur rempli de votre seule image. Et ceci, il n’est pas en mon pouvoir de vous le donner. Pardonnez-moi, non pas ce que je dis maintenant, mais de ne pas l’avoir dit plus tôt. Pardonnez-moi, ô mon bienfaiteur, pardonnez-moi ?

— Relevez-vous, Hélène, dit Harley avec un regard moins sévère, bien que se défendant de céder à une émotion douce et sainte. Relevez-vous, et il l’attira vers la lumière. Laissez-moi voir votre visage. Il paraît sincère ; ces larmes sont sûrement honnêtes. Si je ne puis être aimé, c’est la faute de ma destinée et non pas votre crime. Maintenant écoutez-moi. Si vous ne pouvez m’accorder davantage, voulez-vous du moins avoir pour moi l’obéissance qu’une pupille doit à son tuteur, une fille à son père ?

— Oui, oh ! oui, s’écria Hélène.

— Eh bien donc, en même temps que je vous délie de toute promesse envers moi, je réclame le droit de refuser, si bon me semble, mon consentement à la demande de… de la personne que vous préférez. Je vous acquitte de toute fausseté, mais je me réserve de le juger. Voulez-vous me promettre de ne pas revenir, jusqu’à ce que j’aie moi-même sanctionné cette demande, sur le refus par lequel, si je vous comprends bien, vous y avez répondu tout à l’heure ?

— Je vous le promets.

— Et si je viens vous dire : « Hélène, cet homme n’est pas digne de vous… »

— Non, non, ne me dites pas cela ; je ne pourrais vous croire. »

Harley fronça le sourcil, mais reprit avec calme : « Eh bien donc, si je vous dis : « Ne m’en demandez pas la raison, mais je vous défends d’épouser Léonard Fairfield ; » que me répondrez-vous ?

— Ah ! milord, si vous pouvez le consoler, faites de moi ce que vous voudrez ; mais ne m’ordonnez pas de lui briser le cœur.

— Pauvre insensée ! s’écria Harley avec un rire de mépris. Les cœurs ne se brisent pas dans la race dont il sort. Mais j’accepte votre promesse avec sa crédule condition. Je vous plains, Hélène. J’ai été jadis aussi faible que vous, tout homme que je suis. Peut-être un jour rirons-nous tous deux au souvenir des folies qui aujourd’hui vous font pleurer. Je ne puis vous donner d’autre consolation, car je n’en connais point. »

Il alla vers la porte, et, s’arrêtant sur le seuil : « Je vais être quelques jours sans vous voir, Hélène. Peut-être prierai-je ma mère de venir me rejoindre à Lansmere ; en ce cas je vous demanderais de l’y accompagner. Pour le présent, laissez croire à tous que rien n’est changé dans votre position. Le jour peut venir où… »

Hélène leva les yeux et le regarda à travers ses larmes.

« Où je vous déchargerai de tout devoir envers moi, continua Harley avec une sévère froideur, peut-être aussi réclamerai-je l’accomplissement de votre promesse en dépit de la condition, car le cœur de votre amant ne sera pas brisé ! Adieu ! »


CHAPITRE XVI.

Harley, en rentrant à Londres, rencontra Randal Leslie qui s’éloignait en toute hâte d’Eaton-Square, où il avait non-seulement reconduit M. Avenel, mais encore passé la moitié du jour dans la société de ce gentleman. Il se rendait maintenant à la Chambre, où l’on s’attendait à une communication relative à l’époque de la prochaine dissolution du Parlement.

« Milord, dit Randal, permettez-moi de vous arrêter un instant. J’ai été à Norwood et j’y ai vu notre noble ami. Il m’a naturellement confié tout ce qui s’est passé ! Comment vous exprimer ma reconnaissance ! Avec quelle habileté, quel courage, vous avez sauvé le bonheur, et peut-être l’honneur de ma fiancée !

— Votre fiancée ! Le duc de Serrano est donc disposé à tenir la promesse que vous avez été assez heureux pour obtenir du docteur Riccabocca ?

— Il confirme cette promesse, plus solennellement que jamais. Une telle magnanimité a, en effet, droit de vous surprendre.

— Non ! c’est un philosophe ; rien de sa part ne saurait m’étonner. Mais lorsque je l’ai vu, il paraissait croire qu’il vous serait difficile d’expliquer certaines circonstances.

— Rien cependant n’était plus facile. Permettez-moi de vous donner ces mêmes explications qui ont satisfait celui que la philosophie elle-même n’a fait que rendre aussi accessible à toute vérité, qu’il est clairvoyant pour tout mensonge.

— Une autre fois, s’il vous plaît, monsieur Leslie. Si le père de votre fiancée est satisfait, quel droit aurais-je de douter encore ? À propos, vous vous présentez pour Lansmere, m’a-t-on dit ; faites-moi, je vous prie, le plaisir d’établir votre quartier général au château pendant les élections. Vous accompagnerez naturellement M. Egerton ?

— Vous êtes bien bon, milord, répondit Randal surpris.

— Vous acceptez ? C’est bien, nous aurons alors tout le temps nécessaire pour les explications que vous me faites l’honneur de m’offrir ; et pour vous rendre la visite plus agréable, j’espère décider nos amis de Norwood à se réunir à nous. Au revoir. »

Et Harley continua son chemin, laissant Randal immobile d’étonnement, mais en même temps inquiet et méfiant. Que signifiait cette grande bienveillance de la part de lord L’Estrange ? Probablement rien de bon.

« Je vais peser chacun au poids de la justice, se dit intérieurement Harley — je jetterai dans la balance le poids léger de ce coquin. Violante ne peut jamais être à moi, mais je ne l’ai pas arrachée à un Peschiera pour l’abandonner à un Randal Leslie : ha ! ha ! Si Audley Egerton a quelque affection humaine, c’est pour le jeune homme qu’il a élevé et protégé, tandis qu’il laissait mourir de faim l’enfant de Nora. Je puis par ce côté l’atteindre au cœur et lui faire voir que comme moi il a été un insensé d’aimer et de se confier ! »

Tout en méditant ainsi, lord L’Estrange avait gagné le coin de Bruton-Street où il fut de nouveau brusquement accosté.

« Mon cher lord, permettez-moi de vous serrer la main, car Dieu sait quand je vous reverrai, et vous m’avez permis de vous aider dans une bonne action.

— Oh ! Frank Hazeldean ! je suis bien aise de vous rencontrer. Qui vous fait exprimer un doute aussi mélancolique quant à l’époque où nous nous reverrons ?

— Je viens d’obtenir un congé. Ma santé n’est pas bonne, puis je suis un peu triste, en sorte que je vais passer quelque temps sur le continent. »

En dépit de lui-même, Harley ne put s’empêcher d’éprouver de l’intérêt et de la sympathie pour l’abattement dont témoignaient l’accent et toute la personne de Frank. « Encore une dupe de l’affection, se dit-il, comme pour s’excuser à ses propres yeux ; naturellement, c’est une dupe, car il est honnête et sincère — quant à présent du moins. » Il pressa affectueusement le bras qu’il avait involontairement passé sous le sien. Je comprends, dit-il, mon jeune ami que vous vous affligiez maintenant, mais croyez-moi, vous vous féliciterez un jour de ce qui aujourd’hui vous paraît un malheur.

« Mon cher lord…

— Je suis beaucoup plus vieux que vous, il est vrai, mais pas assez vieux cependant pour vous permettre cette formule cérémonieuse. Appelez-moi L’Estrange, je vous en prie.

— Merci, j’aimerais en vérité à pouvoir vous parler comme à un ami. Il y a une pensée qui me tourmente. C’est peut-être une sottise, mais je suis sûr que vous ne vous moquerez pas de moi. Vous avez entendu ce que m’a dit Mme di Negra. Elle m’a trompé et s’est jouée de mes sentiments, néanmoins je ne saurais oublier si tôt à quel point cette femme m’a été chère. Je ne prétends pas vous ennuyer de ma folie, mais d’après ce que j’ai compris, son frère est sur le point de perdre toute sa fortune, et dans tous les cas, c’est un fieffé coquin. Je ne puis supporter la pensée qu’elle dépende de lui — qu’elle puisse tomber dans le besoin. Après tout, il faut qu’il y ait en elle quelque bien, puisqu’elle a refusé de m’épouser par cela seul qu’elle ne m’aimait pas. Une créature mercenaire, dans de telles circonstances, n’eût pas agi ainsi.

— Vous avez raison, mais ne vous tourmentez pas de ces craintes généreuses. Mme di Nigra ne tombera pas dans le besoin, ne dépendra pas de son indigne frère. Le premier acte du duc de Serrano, lorsqu’il sera rentré en possession de ses domaines, sera d’assurer à sa cousine une pension convenable. Je m’en porte garant.

— Vous me soulagez d’un grand poids. Je voulais vous prier d’intercéder pour cela auprès de Riccabocca, du duc, veux-je dire (c’est si étrange de penser qu’il est duc !). Pour moi, hélas ! je ne puis rien donner à madame di Negra. Je pourrais à la vérité vendre ma commission ; mais j’ai contracté une dette qu’il me tarde de payer, et le prix même de ma commission n’y suffira pas ; et puis peut-être mon père serait-il encore plus irrité contre moi si je la vendais. Eh bien, au revoir. Je partirai maintenant content, comparativement du moins. Il faut savoir supporter ses chagrins en homme !

— Je serais cependant bien aise de vous revoir avant votre départ. Je passerai chez vous. En attendant pourriez-vous me dire le numéro d’un baron Lévy qui demeure dans cette rue ?

— Lévy ! Oh, n’ayez pas affaire à lui, je vous le conseille, je vous en supplie ! C’est le coquin le plus spécieux, le plus dangereux ! Pour l’amour du ciel ! écoutez mes avis et ne vous laissez pas entraîner à signer un post-obit.

— Rassurez-vous, je suis plus habitué à prêter de l’argent qu’à en emprunter, et quant à un post-obit, j’avoue que j’ai un sot préjugé contre cette sorte de transaction.

— Ne l’appelez pas sot, L’Estrange ; il vous honore. Combien je regrette de ne pas vous avoir connu plus tôt — il y a bien peu d’hommes du monde qui vous ressemblent ! Randal Leslie, tout irréprochable qu’il soit en beaucoup de choses, et bien qu’il ne fasse lui-même jamais de sottises a traité mes scrupules d’absurdes. Cependant…

— Un instant ; Randal Leslie, disiez-vous ? Quoi ! Il vous a conseillé d’emprunter sur un post-obit, et probablement, il a partagé l’emprunt avec vous.

— Oh, non ; il n’en a pas touché un seul shilling !

— Racontez-moi cela, Frank. Peut-être, puisque, comme je le vois, Lévy est mêlé à cette affaire, vos renseignements serviront-ils à me mettre sur mes gardes dans mes relations avec ce personnage. »

Frank, sans trop savoir pourquoi, se sentait tout à fait à l’aise avec Harley ; malgré son profond respect pour les talents de Randal, il avait vaguement l’idée que lord L’Estrange était au moins égal à celui-ci, et que son âge et son expérience devaient faire de lui un conseiller plus sûr et plus judicieux encore, il accorda donc volontiers la confiance qu’on lui demandait.

Il avoua à Harley ses dettes, ses relations avec Lévy, le malheureux post-obit qu’il s’était laissé entraîner à signer pour sauver Mme di Negra de la prison, la colère de son père, la lettre de sa mère, ses propres sentiments, mélange de honte et d’orgueil, qui l’empêchaient de témoigner un repentir qu’on pourrait croire intéressé, son désir de vendre sa commission, afin de racheter avec le prix de la vente une partie du post-obit, en un mot il fit une confession pleine et entière. Le nom de Randal Leslie fut naturellement mêlé à ce récit, et les adroites questions d’Harley lui en apprirent davantage sur le rôle joué par le jeune diplomate dans ces tristes affaires, que n’en savait le candide narrateur lui-même.

— Ainsi donc, dit Harley, M. Leslie vous assurait de l’affection de Mme di Negra lorsque vous-même en doutiez ?

— Oui, elle l’a trompé, plus encore que moi.

— Pauvre monsieur Randal ! Et cet excellent ami est votre parent, dites-vous ?

— Sa grand’mère était une Hazeldean.

— Ah ! Et ce même parent vous a donné à entendre que vous pourriez acquitter cette dette avec la dot de la marquise, et qu’il obtiendrait le consentement de votre père à votre mariage avec cette dame ?

— Je n’aurais pas dû le croire, moi qui connaissais tous les préjugés de mon père contre les étrangers et les papistes.

— Et maintenant M. Leslie pense comme vous que vous feriez bien d’aller sur le continent et de vous en remettre à son intercession auprès du squire ? Il a donc beaucoup d’influence sur M. Hazeldean ?

— Mon père me compare naturellement à lui, et il est si instruit, si laborieux, si régulier dans ses habitudes, tandis que moi je ne suis qu’un vaurien…

— Et la plus grande partie des propriétés de votre père n’est pas substituée ? M. Hazeldean a le droit de vous déshériter ?

— Je l’ai bien mérité. J’espère qu’il le fera.

— Vous n’avez ni frères, ni sœurs, ni peut-être aucun parent plus proche que votre excellent ami M. Randal Leslie ?

— Non ; et c’est pour cela qu’il est si bon pour moi, sans quoi je serais la dernière personne qui lui convînt. Vous ne vous faites pas d’idée combien il a d’esprit et d’instruction, ajouta Frank d’un ton d’admiration mêlée de respect.

— Mon cher Hazeldean, voulez-vous en croire mon avis ?

— Certainement ; vous êtes trop bon.

— Que toute votre famille, y compris M. Leslie, vous croie parti pour le continent ; mais restez tranquillement en Angleterre, et s’il vous est possible, à une journée de distance de Lansmere. Je suis obligé de m’y rendre à cause des prochaines élections. Je vous demanderai peut-être de venir m’y rejoindre. Je crois avoir trouvé le moyen de vous servir, et s’il en est ainsi vous aurez bientôt de mes nouvelles. Maintenant, dites-moi, je vous prie, le numéro du baron Lévy ?

— C’est la maison devant laquelle vous voyez un cabriolet arrêté. »

Lord L’Estrange et Frank échangèrent une cordiale poignée de main, et Frank vit avec inquiétude L’Estrange disparaître sous la porte de l’usurier fashionable.


CHAPITRE XVII.

Lord L’Estrange suivit un élégant domestique jusque dans le luxueux cabinet du baron.

Celui-ci parut extrêmement étonné lorsqu’on lui annonça une visite aussi inattendue, mais il se leva et avança un fauteuil en s’inclinant profondément. « Votre Seigneurie me fait beaucoup d’honneur, dit-il.

— Vous avez une charmante maison, dit Harley en regardant autour de lui. Voici des bronzes d’un excellent goût. Vos salons de réception doivent être des modèles pour les décorateurs.

— Votre Seigneurie condescendrait-elle à les visiter ? dit Lévy surpris, mais très-flatté.

— Avec grand plaisir.

— Des lumières ! cria Lévy au domestique qui répondit à son coup de sonnette. Éclairez les salons ; il fait presque nuit. »

Lord L’Estrange suivit l’usurier au premier étage. Il admira tout, tentures, tableaux, draperies, porcelaines de Sèvres, et jusqu’à la forme des fauteuils et aux dessins des tapis. S’asseyant sur l’un des voluptueux sofas, il dit en souriant : « Vous êtes un homme d’esprit ; rien ne sert d’être riche, si l’on ne jouit de sa richesse.

— C’est ma propre maxime, milord.

— Et c’est quelque chose aussi que d’avoir le goût de la bonne compagnie. Ces magnifiques salons, mon cher baron, tout luxueux qu’ils soient vous feraient peu d’honneur s’ils étaient remplis d’hôtes à l’extérieur vulgaire et aux manières plébéiennes. Ce n’est que dans notre monde qu’on peut trouver des personnes, pour ainsi dire, en harmonie avec la porcelaine de Sèvres, et ces sofas qu’on dirait envoyés de Versailles.

— J’avoue, dit Lévy, que j’ai ce que certaines gens appelleraient une faiblesse, chez un parvenu comme moi, j’ai le goût du beau monde. C’est en vérité un grand plaisir pour moi lorsque je reçois des hommes tels que Votre Seigneurie.

— Mais pourquoi vous dire parvenu ? Bien que vous vous soyez contenté d’honorer le nom de Lévy, nous savons tous que vous êtes fils d’un pair anglais : enfant de l’amour, il est vrai, mais les Grâces sourient toujours aux protégés de Vénus. Pardonnez-moi ces vieilles comparaisons mythologiques, elles sont en harmonie avec ces salons Louis XV.

— Puisque vous me parlez de ma naissance, milord, dit Lévy en rougissant un peu, non de honte mais d’orgueil, je ne disconviens pas qu’elle n’ait eu une certaine influence sur mes goûts et sur mes habitudes. Par le fait…

— Par le fait, avouez que vous seriez bien malheureux, en dépit de toute votre fortune, si les jeunes dandys qui se pressent à vos soirées, passaient sans vous saluer dans la rue, si lorsque votre cheval de race s’arrête devant notre club, le concierge vous fermait la porte au nez, si lorsque vous allez flâner au foyer de l’Opéra, chaque dissipateur de Fop’s-Alley, qui aujourd’hui n’attend qu’un trait de votre plume pour donner à ses billets doux le charme vainqueur qui lui attachera pendant un mois quelque nymphe de ballet, reculait devant le contact de votre index condescendant, avec plus de terreur que devant la tape sur l’épaule d’un recors au milieu de Pall-Mall ; — si enfin vous étiez réduit à la société des commis-voyageurs ou des capitaines parasites.

— Arrêtez, mon cher lord, s’écria Lévy en riant avec affectation ; bien qu’un tel état de choses soit impossible, la seule peinture en est effrayante. Qu’on m’interdise May-Fair ou Saint-James et je me pends dans mon cabinet.

— Et cependant, mon cher baron, tout ceci peut arriver s’il m’en prend fantaisie, et tout ceci arrivera à moins qu’avant que je ne quitte votre maison, vous n’acceptiez les conditions que je viens vous imposer.

— Milord ! s’écria Lévy se levant et tirant son gilet avec un mouvement nerveux : si vous n’étiez pas sons mon toit, je…

— Trêve de fanfaronnades ! Asseyez-vous, monsieur, asseyez-vous. Je vais vous expliquer brièvement mes menaces, plus brièvement encore mes conditions, et il est probable que vous ne vous montrerez pas beaucoup plus prolixe dans vos réponses. Je ne puis toucher à votre fortune, mais je puis détruire les jouissances qu’elle vous procure. Refusez mes conditions, faites de moi votre ennemi et je vous déclare la guerre. J’interrogerai tous les jeunes fous que vous avez ruinés. J’apprendrai l’histoire de toutes les transactions auxquelles vous devez la fortune qu’il vous plaît de dépenser en courtisant le monde et en partageant les vices d’hommes qui… qui vont avec ces salons Louis XV ! Pas une de vos friponneries ne m’échappera, depuis la première, jusqu’à votre récente connivence avec un scélérat italien pour l’enlèvement criminel d’une héritière mineure ; je proclamerai tous ces détails dans tous les clubs où vous êtes admis, dans tous ceux où vous pourriez espérer de vous glisser. Je les communiquerai à quelques hommes faisant autorité dans la presse, tel que M. Henry Norrey, par exemple ; je les ferai publier dans les journaux les plus accrédités, sous la garantie de mon nom, si bien qu’il vous faudra tacitement accepter des révélations qui vous déshonoreront à jamais, ou intenter devant les tribunaux des procès qui convertiront ces accusations en faits évidents. Vous n’êtes que toléré dans le monde — vous en serez chassé lorsqu’un homme comme moi viendra dénoncer vos friponneries. Vous feindriez en vain de rire de mes menaces, — votre pâleur témoigne de l’effroi qu’elles vous inspirent. J’ai bien rarement dans ma vie tiré avantage de mon rang et de ma position, mais je rends grâce au ciel qu’ils me donnent le pouvoir de faire respecter ma voix et triompher mes assertions.

« Maintenant, baron Lévy, vous convient-il d’aller vous pendre dans votre cabinet, ou de consentir à mes conditions, qui sont d’ailleurs très-modérées ? Vous gardez le silence. Je vais vous rassurer en vous exposant ce dont il s’agit ; jusqu’à ce que les élections générales qui vont avoir lieu soient terminées, vous m’obéirez à la lettre dans tout ce que j’exigerai de vous, — sans tergiversations ni scrupules. Et la première preuve d’obéissance que je vous demande, c’est une communication exacte de toutes les affaires pécuniaires de M. Audley Egerton.

— Mon client, M. Egerton, vous a-t-il autorisé à me demander cette communication ?

— Au contraire, vous devrez cacher à votre client tout ce qui se sera passé entre nous.

— Vous voulez sauver de la ruine votre fidèle ami, M. Egerton, dit Lévy avec un sourire livide.

— Vous vous trompez encore, baron Lévy ; si je voulais le sauver de la ruine, ce n’est probablement pas à vous que je demanderais de m’aider.

— Oh ! je devine. Vous avez appris comment il…

— Ne devinez rien, mais obéissez en tout. Descendons dans votre cabinet. »

Lévy, sans dire un mot, reconduisit lord L’Estrange dans son repaire de destruction — tout brillant de spoliara en bois de rose, puis il dit : « Si vous voulez, milord, vous venger d’Egerton, il était inutile d’user de menaces ; je hais cet homme, autant que vous pouvez le haïr. »

Harley regarda fixement l’usurier et éprouva un moment d’angoisse à la pensée de s’être abaissé jusqu’à un sentiment qu’il partageait. Néanmoins l’entrevue se termina sans doute amicalement et par des arrangements satisfaisants, car lorsque le baron reconduisit cérémonieusement lord L’Estrange jusqu’à la porte, son noble visiteur lui dit avec une affabilité marquée :

« Ainsi donc, je vous verrai à Lansmere avec M. Egerton, pour l’aider à diriger son élection. Ce sera un sacrifice de temps digne de votre amitié. Pas un pas de plus, je vous en prie. Baron, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonsoir. »

Au moment où la porte de la rue s’ouvrait pour laisser sortir lord L’Estrange, celui-ci se trouva de nouveau face à face avec Randal.

— Ah ! monsieur Leslie, dit-il, vous êtes donc aussi des clients du baron ? C’est un homme fort utile et fort accommodant. »

Randal balbutia : « Je viens en toute hâte de la Chambre des communes pour les affaires de M. Egerton. N’entendez-vous pas les vendeurs de journaux qui crient : Grande nouvelle, — dissolution du Parlement.

— Nous sommes prêts. Lévy lui-même consent à nous aider de ses talents. C’est un garçon très-obligeant et de plus fort habile. »

Randal se rendit au cabinet de Lévy, où l’usurier s’était réfugié, et où il s’essuyait en ce moment le front avec un mouchoir parfumé ; en nage, l’œil hagard, il paraissait fort indifférent à ce qui concernait Randal.

« Qu’est ceci ? cria le jeune homme. Je viens pour vous apprendre le premier l’échec de Peschiera, ce fat ridicule, et je rencontre à votre porte le dernier homme que j’aurais cru y trouver, celui qui nous a tous joués, lord L’Estrange. Qui peut l’amener ici ? Ah ! l’intérêt qu’il prend à l’élection d’Egerton, peut-être.

— Oui, fit Lévy d’un air sombre. Je sais tout ce qui a rapport à Peschiera. Je ne puis vous parler en ce moment, il faut que je fasse mes préparatifs pour me rendre à Lansmere.

— Mais n’oubliez pas mon affaire avec Thornhill, au moins, j’aurai bientôt l’argent et d’une source plus sûre que celle de Peschiera.

— Du squire ?

— Ou bien d’un riche beau-père. »

Lorsque lord L’Estrange entra dans Bond-street, il fut étourdi par les vociférations des stentors au service du Standard, du Sun et du Globe. « Grandes nouvelles ! Dissolution du Parlement ! grandes nouvelles ! » Le gaz était allumé, un brouillard noir s’élevait dans les rues, se confondant avec les ombres de la nuit tombante. Les hommes paraissaient grandis par le brouillard. Les lumières des boutiques étaient rouges et lugubres. Les passants s’entretenaient avec chaleur du roi, des lords, des communes, de la « constitution en péril, » ou du « triomphe des opinions libérales, » selon leurs tendances diverses.

Entendant tout cela avec mépris, Harley sombre et isolé poursuivait son chemin. En même temps que ses passions violentes s’était réveillée en lui l’intelligence supérieure qui les rendait doublement dangereuses. Il possédait maintenant l’orgueilleuse conscience de ses puissantes facultés, mais il n’en triomphait qu’autant qu’elles pouvaient servir au but qui les avait stimulées.

« J’ai pris la place du destin, se disait-il intérieurement ; je ne demande aux dieux que de rester neutres pendant que j’ourdis ma trame. Puis ensuite, semblable au destin lui-même lorsqu’il a rempli sa mission, je m’évanouirai dans l’ombre. Que je suis fatigué de ce monde des hommes ! » Et toujours le cri : « Grandes nouvelles ! Dissolution du Parlement, crise nationale ! grandes nouvelles ! » retentissait parmi la foule affairée.


CHAPITRE XVIII.

La scène se passe au château de Lansmere, vaste édifice commencé sous le règne de Charles II, agrandi et restauré sous la reine Anne, brillant intervalle dans l’histoire de nos mœurs nationales, époque où le courtisan lui-même craignait d’être ennuyeux et où sir Fopling se dressait sur la pointe du pied pour atteindre à l’oreille d’un bel esprit ; où les noms de Devonshire et de Dorset, d’Halifax et de Carteret, d’Oxford et de Bolingbroke s’unissent fraternellement à ceux de Hobbes et de Dryden, de Prior et de Bentley, d’Arbuthnot, de Gay, de Pope et de Swift ; et où n’importe de quel côté on se tourne pour saluer une figure idéale de grand seigneur ou de parfait gentilhomme, on aperçoit debout auprès de lui un homme de lettres immortel.

Les murs des salons de Lansmere étaient couverts des portraits de ceux qui ont illustré l’époque que l’Europe a nommée le siècle de Louis XIV. Un L’Estrange qui avait vécu, non sans gloire, sous les règnes de quatre monarques anglais avait réuni les portraits de ses contemporains les plus célèbres. En traversant ces vastes salons, ouvrant l’un dans l’autre avec toute la pompe importée de Versailles par Charles II, on se sentait en excellente compagnie.

Quels salons de nos jours, voués aux habits à queue et aux gilets blancs, offrent ce charme de noblesse et de distinction que respirent les toiles de Kneller et de Jervis, de Vivien et de Rigaud ? Et en dépit de la dentelle et du brocart, et de toutes les friperies du costume artificiel, ceux qui communiquent leur charme à cette époque ont un mâle caractère de physionomie ; violents ou débonnaires si vous voulez, ils ne sont jamais ni affectés ni efféminés. Pouvons-nous en dire autant des portraits de Lawrence ? Voyez Marlborough, quelle délicatesse et quelle régularité de traits, et cependant quelle hardiesse tranquille, quelle sereine conviction de puissance ! Ainsi dut-il apparaître à travers la fumée des canons de Ramillies ou de Bleinhem, suggérant à Addison l’image de l’ange de la guerre. Ah ! voici sir Charles Sedley, le Lovelace des beaux esprits ! Voyez cette forte mâchoire et ce sourcil proéminent. Ne reconnaissez-vous pas le courtisan qui dédaigna de demander une grâce au monarque avec lequel il vivait d’égal à égal, et qui étendit sa main droite pour précipiter du trône le prince qui avait fait de sa fille — une comtesse[2].

Peut-être qu’entouré depuis l’enfance de ces figures qui racontaient leur siècle, ce siècle et ces portraits n’avaient pas été sans influence sur le caractère d’Harley L’Estrange. Le caprice et l’audace, la passion des lettres et le culte du génie, le mélange de légèreté et de force, l’indolence gracieuse et la promptitude élastique de l’énergie au moment de l’action, tout cela eût pu trouver son prototype dans les vies que rappelaient ces portraits. Mais la profondeur de sentiment, la nature sérieuse qui chez Harley L’Estrange se confondaient avec les attributs communs aux hommes du siècle précédent, il les devait à lui-même et à notre siècle ; notre siècle que nous comprenons si peu et dont cependant l’atmosphère nous teint et nous pénètre, siècle si plein d’émotions mystérieuses et profondes que nos ancêtres ne connurent jamais ! Ces émotions seront-elles comprises de nos descendants ?

Dans ce vaste château étaient rassemblés, comme hôtes d’Harley, plusieurs des personnages les plus importants que le cours prolongé de cette histoire a rendus familiers au lecteur. Les deux candidats du parti conservateur, Audley Egerton et Randal Leslie ; et Lévy le chef des barons auxquels la société moderne accorde un droit de pillage, contre lequel se fussent jadis soulevés bourgeois et citoyen, roturier, vilain et paysan.

Le duc de Serrano retenant toujours son titre de docteur et son nom favori de Riccabocca, sa femme qui n’a pas encore les airs d’une duchesse, mais qui est vêtue de robes de soie très-épaisse, ainsi que sont, paraît-il, les duchesses à l’état de chrysalides. Violante aussi est à Lansmere, bien contre son gré, et se retirant autant que possible dans la solitude de sa chambre. La comtesse a quitté le comte pour venir recevoir les hôtes de son fils ; lord Lansmere lui-même, toujours désireux d’être utile à une partie quelconque de son pays, et voulant se distraire du souci que lui cause un bourg ingrat et turbulent, est allé dans le pays de Galles s’enquérir de la condition sociale de certains troglodytes travaillant dans des mines que le comte a eu récemment le malheur d’arracher à la cour de chancellerie, après un procès qu’avait commencé son grand-père. Un livre bleu publié dans la session précédente par ordre du Parlement avait spécialement cité lesdits troglodytes comme des bipèdes entièrement ignorants du soleil, et ne s’étant jamais lavé les pieds depuis le jour de leur entrée dans le monde souterrain.

Hélène Digby avait naturellement accompagné la comtesse, et lady Lansmere, jusque-là si froidement polie envers la future épouse de son fils, avait depuis son entrevue avec Harley à Kinghtsbridge témoigné à Hélène une affection presque tendre. La sévère comtesse était adoucie par la crainte ; elle sentait que son influence sur Harley était détruite ; elle espérait en l’influence d’Hélène, en cas de quoi ? elle l’ignorait, et c’est parce que le danger était vague que son cœur tremblait ; les superstitions ainsi que les soupçons sont « comme des chauves-souris qui volent à la nuit tombante. » Harley avait à la vérité tourné en ridicule la possibilité d’un duel entre lui et Audley, mais cependant lady Lansmere redoutait les violentes émotions du premier, et la fierté proverbiale du second. Instinctivement elle s’était rapprochée d’Hélène. Dans le cas où ses craintes viendraient à se justifier, quel médiateur plus persuasif, plus propre à apaiser les passions violentes que la douce fiancée de son fils ?

En arrivant à Lansmere la comtesse fut cependant un peu tranquillisée, Harley l’y reçut d’une manière moins tendre et moins cordiale que de coutume, mais cependant avec affection et d’un ton calme et naturel. Ses manières avec Egerton la rassurèrent davantage encore ; elles n’étaient pas marquées par une exagération de familiarité ou d’amitié qui eût sur-le-champ excité en elle la crainte de quelque sinistre projet, elles ne trahissaient pas non plus par des sarcasmes déguisés, un ressentiment mal contenu. C’étaient les manières naturelles d’un homme ayant reçu d’un ami intime une injure qu’il est résolu à oublier par générosité, mais dont l’affection s’est beaucoup refroidie.

Harley avait un prétexte naturel pour s’éloigner d’Egerton, qui fatigué et malade, alléguait l’état de sa santé pour se dispenser des visites et des sollicitations, et passait la plus grande partie de son temps dans ses appartements, abandonnant les préparatifs de la lutte à ses amis plus actifs. Ce ne fut que lors de son arrivée à Lansmere qu’Audley apprit le nom de son principal compétiteur. Richard Avenel ! le frère de Nora, sortant de son obscurité pour le combattre de front dans une lutte dont dépendait sa destinée tout entière ! Egerton consterné crut voir en lui un vengeur prédestiné. Il eût voulu abandonner le champ de bataille, il en parla à Harley.

« Comment, lui dit-il, pouvez-vous supporter tous les souvenirs pénibles qu’évoque le seul nom de mon antagoniste ?

— Ne m’avez-vous pas dit de lutter contre ces souvenirs, de les traiter comme des rêves maladifs ? Je suis prêt à les braver. Y êtes-vous donc plus sensible que moi ? »

Egerton n’osa en dire davantage ; il évita au contraire toute nouvelle allusion à ce sujet. Le combat s’engagea autour de lui, et il se tint enfermé dans la solitude de son propre cœur. Il y avait là assez de luttes. Il s’échappa un soir pour se rendre au tombeau de Nora. Il y resta longtemps, dans une profonde méditation. Toute sa vie passée sembla se dresser devant lui, et lorsqu’il regagna sa chambre solitaire et s’efforça d’envisager l’avenir, il ne put encore voir que ce passé et cette tombe.

En refusant ainsi de prendre une part active à son élection, Audley avait pour excuse aux yeux de ses amis, non-seulement, sa mauvaise santé, mais encore le sentiment de sa propre dignité. On devait épargner à un homme d’État si éminent, dont les opinions étaient si connues, les services si incontestés, ces démarches personnelles auxquelles sont tenus les candidats obscurs. Et en outre, selon le bruit général, et le rapport du comité bleu, la nomination de M. Egerton n’était pas douteuse. Mais Harley et le comité bleu, tandis qu’ils traitaient Audley avec tant d’indulgence, infligeaient double tâche à Randal. Cet esprit actif trouvait ample matière pour son énergie inquiète. Randal Leslie était impitoyablement tenu sur ses jambes du matin au soir. Il n’existe pas dans les trois royaumes de bourg plus fatigant pour un candidat que celui de Lansmere. En quittant la Grande-Rue où, selon un usage immémorial, le candidat bleu est d’abord conduit, dans le but de lui faire prendre courage pour les travaux qui l’attendent (délectable, propice, constitutionnelle Grande-Rue, dans laquelle les deux tiers au moins des électeurs, riches boutiquiers fournisseurs du château, votent régulièrement pour « le député de milord » et lui préparent du vin et des gâteaux dans leur arrière-boutique), lorsque vous avez quitté ce boulevard du parti, des labyrinthes de ruelles et de passages s’étendent à perte de vue devant vous ; nulle part de terrain plat ; il faut sans cesse monter ou descendre, tantôt ce sont des pavés pointus qui vous déchirent les pieds, et au seul aspect desquels vos cors sont pris d’un tremblement prophétique ; tantôt de profondes ornières dans lesquelles vous enfoncez jusqu’à la cheville, et dont l’eau bourbeuse, s’infiltrant dans vos pores, prépare les voies aux rhumes, catarrhes, maux de gorge, bronchites, etc., etc. De noirs égouts et des ruisseaux achérontiens obstruent le devant des maisons, qu’ils remplissent de leurs effluves à tel point que, tandis que d’une main vous serrez la patte crasseuse de l’électeur, de l’autre vous cherchez instinctivement à préserver du typhus et du choléra votre nez offusqué. En ce temps-là on n’avait point encore entendu parler de réforme sanitaire, et quand bien même, si l’on en juge par la lenteur des progrès de ladite réforme, égouts et ruisseaux n’eussent pas été en beaucoup meilleur état. La profonde diplomatie de Randal, son art de tromper, et pour emprunter l’expression de Dick Avenel, de « blaguer » les gens instruits et bien élevés, son éloquence était complètement perdue sur des esprits insensibles aux intérêts soit de l’État soit de l’Église, à la réforme ou à la liberté. Autant eût valu pour Randal Leslie essayer de tuer un rhinocéros avec une canonnière chargée de pois chiches, que de prétendre captiver un Scot-and-lot électeur avec de si frivoles arguments. Le jeune homme jusque-là si convaincu « que la science c’est le pouvoir, » fut pris d’un violent dégoût. L’ignorance déjouait ici tous ses arguments. Lorsqu’il tombait par hasard sur un homme ayant quelque instruction, Randal était à peu près sûr de lui escamoter son vote.

Néanmoins Randal Leslie allait, venait et discourait avec la plus louable persévérance. Les membres du comité bleu le reconnaissaient pour un excellent solliciteur ; ils se prirent même pour lui d’une certaine affection mêlée de pitié, car, bien que certains de la nomination d’Egerton, ils regardaient celle de Randal comme parfaitement impossible. Il était là simplement pour empêcher les doubles votes de se porter de l’autre côté, pour servir son patron, donner les poignées de mains, et respirer les odeurs que l’ex-ministre était trop grand personnage pour donner et pour respirer. Mais en réalité aucun membre du comité bleu n’était instruit du résultat probable des élections. Harley, qui recevait les rapports de chaque jour, ne les communiquait à personne, si ce n’est peut-être au baron Lévy, comme au conseiller confidentiel, sinon précisément légal d’Egerton ; car le millionnaire avait depuis longtemps renoncé à toute profession avouée. Randal, cependant, s’aperçut en habile observateur, que lui-même était beaucoup plus fort que ne le croyait le comité. Et à son extrême surprise, il devait cette force aux démarches incessantes de lord L’Estrange en sa faveur ; car, bien que Harley, après le premier jour où il s’était officiellement montré dans la Grande-Rue, ne patronnât pas ouvertement Randal, cependant lorsque les rapports lui arrivaient et qu’il y voyait les noms d’électeurs qui donnaient un vote à Egerton et refusaient l’autre à Randal, il disait à celui-ci déjà à demi mort de fatigue : « Échappez-vous avec moi dès que le dîner sera fini, avant de faire votre tournée dans les cabarets ; il y a quelques électeurs qu’il faut que nous décidions ce soir à voter pour vous. » Et presque toujours quelques mots bienveillants de l’héritier des baronnies de Lansmere, décidaient les électeurs dont Randal, leur eût-il prouvé clair comme le jour que le salut de l’Angleterre dépendait de sa nomination, n’aurait jamais obtenu autre chose qu’un : « Eh bien ! je verrons ça, quand le jour sera venu ! » Là ne se bornait pas la protection accordée par Harley au jeune candidat. S’il était tout à fait clair qu’un électeur ne pouvant donner qu’un vote aux bleus, ayant promis l’autre aux jaunes, L’Estrange, disait : « Eh bien ! donnez-le à M. Leslie ! » Et sa requête était d’autant plus volontiers obéie que les bleus considéraient la nomination d’Egerton comme assurée, et que les jaunes la croyaient seule à craindre.

En sorte que Randal, qui tenait une petite comptabilité particulière, se convainquit de plus en plus que ses chances étaient supérieures à celles d’Egerton, indépendamment même de l’aide furtive qu’il attendait d’Avenel, et il ne s’expliquait les efforts d’Harley en sa faveur, qu’en supposant que celui-ci, novice en fait d’élections et trompé par le comité bleu, croyait Egerton parfaitement en sûreté, et cherchait pour l’honneur des Lansmere, à assurer les deux sièges à son parti.

Les occupations de Randal au dehors lui ôtaient donc toute occasion de faire sa cour, et si par hasard il trouvait un moment pour se glisser près de sa fiancée, Harley ne manquait pas de l’envoyer aussitôt relancer un électeur indécis, ou haranguer un cabaret.

Leslie était trop sagace pour ne pas avoir pénétré la tactique d’Harley. Mais les manières de lord L’Estrange envers Violante ressemblaient si peu à celles d’un amant jaloux, et il avait été si nettement informé de l’engagement qui liait la jeune fille à Randal, que celui-ci renonça aux soupçons qu’il avait d’abord conçus, quant à la rivalité d’Harley. Il fut bientôt amené à croire que lord L’Estrange avait un motif plus désintéressé, et moins formidable, pour s’opposer ainsi à toutes les occasions qu’il avait de faire sa cour à l’héritière.

« Monsieur Leslie, lui dit un jour, lord L’Estrange, le duc m’a confié la répugnance qu’éprouve sa fille à ratifier la promesse qu’il vous a faite, et connaissant le vif intérêt que je porte à Violante, tant à cause de lui, qu’à cause d’elle, pensant aussi que les quelques services que je leur ai rendus peuvent me donner quelque influence sur sa fille, il m’a même prié de lui dire un mot en votre faveur.

— Oh ! si vous le vouliez ! dit Randal, surpris.

— Il faut que vous me mettiez en état de le faire. Vous avez bien voulu m’offrir de me communiquer les explications que vous avez données au duc, et qui l’ont décidé à renouveler ou à confirmer sa promesse. Si ces explications me paraissent aussi satisfaisantes qu’à lui, je regarderai le duc comme tenu de remplir son engagement, si je suis convaincu qu’en ce cas, sa fille ne sera pas inflexible. Mais, jusqu’à ce que j’aie reçu ces explications, mon amitié pour le père et l’intérêt que je porte à la fille ne me permettent pas de plaider une cause, qui, du reste, n’a pour le moment, rien à craindre d’un retard,

— Permettez que je vous donne sur-le-champ ces explications.

— Non, monsieur Leslie, je ne puis maintenant m’occuper que des élections. Dès qu’elles seront terminées, soyez sûr que je vous procurerai amplement l’occasion de dissiper les doutes qu’ont pu faire naître votre intimité avec le comte de Peschiera et la marquise di Negra. À propos des élections, voici une liste d’électeurs qu’il faut que vous voyiez sur-le-champ dans la ruelle au Poisson. Il n’y a pas un moment à perdre. »

Pendant ce temps, Richard Avenel et Léonard Fairfield s’étaient installés dans l’hôtel approprié aux candidats jaunes ; et la brigue de ce côté était menée avec toute la vigueur qu’on pouvait attendre d’opérations dirigées par Richard Avenel et appuyées par le sentiment populaire.

Les partis rivaux se rencontraient parfois au milieu des rues et des passages, dans toute leur pompe guerrière, bannières déployées, tambours au champ (car dans ce bon vieux temps les drapeaux et les couleurs étaient des preuves essentielles de l’esprit politique et d’indispensables item des mémoires d’un candidat). Lorsqu’on se rencontrait ainsi, les chefs respectifs échangeaient de loin des saints froids et hautains ; mais Randal s’arrangeait toujours de façon à passer tout près d’Avenel, et voyait avec satisfaction le sourire d’intelligence par lequel ce gentleman semblait lui dire : « Tout ira bien malgré cette satanée blague. »

Mais lorsque les deux partis furent complètement entrés en lice, aux sollicitations particulières vinrent s’ajouter les tournois oratoires.

Les candidats durent, chaque soir, après leurs visites de la journée, haranguer la foule dans des boîtes de bois, suspendues aux fenêtres de leurs hôtels respectifs, et assez semblables à celles dont on se sert pour l’exhibition des bêtes féroces. Il leur fallut aussi parler aux assemblées de comités, aux assemblées d’électeurs principaux ; parler, la nuit venue, dans des cabarets enthousiastes, et faire appel aux sentiments d’une population éclairée, au milieu de nuages de fumée, et à demi suffoqués par l’odeur de la bière.

L’indisposition d’Egerton lui épargna l’agitation des discours, aussi bien que la fatigue de briguer les suffrages. L’habile homme d’État avait résolu de borner l’usage de ses talents à l’exposition concise, mais claire et concluante, de ses vues sur les principales questions politiques à l’ordre du jour, qu’il avait faite le lendemain de son arrivée à Lansmere, à une assemblée de son comité général, dans la grande salle de son hôtel, et qui alors avait été imprimée et répandue parmi les électeurs.

Randal, bien qu’il s’exprimât avec plus de facilité et de sang-froid que ne le font généralement les orateurs à leur début, produisait peu d’effet dans les réunions populaires, car, on n’agit sur ces sortes d’assemblées que par le cœur, et celui de Randal était, comme nous savons, des plus petits. S’il se tenait à son propre niveau, il se montrait si subtil et si raffiné qu’il n’était pas compris ; s’il tombait dans la fatale erreur, commune à plus d’un orateur, de vouloir s’abaisser au niveau intellectuel de ses auditeurs, il se montrait alors laborieusement stupide. Aucun homme ne parle trop bien pour la foule, de même qu’aucun homme n’écrit trop bien pour le théâtre, mais dans l’un ni l’autre cas il ne doit se livrer aux figures de rhétorique, ni diviser en périodes d’arides et secs raisonnements. C’est aux émotions ou aux caprices de la foule que doit s’adresser l’orateur populaire ; son regard doit s’illuminer de sentiments généreux, ou ses lèvres sourire à des saillies animées.

La voix de Randal aussi, quoique flexible et persuasive dans la conversation particulière, était grêle et fausse lorsqu’il en forçait le volume pour être entendu d’une nombreuse assemblée. La duplicité de sa nature semblait percer lorsqu’il élevait cette voix exercée à la perfidie. Les hommes comme Randal peuvent arriver à être d’habiles, d’admirables avocats spéciaux, mais il leur est aussi impossible de devenir orateurs que de devenir poètes. Il leur faut des auditeurs instruits, et plus le nombre de ceux-ci sera limité, c’est-à-dire plus le cerveau dominera l’action du cœur, plus ils seront goûtés.

Dick Avenel se montrait généralement bref et énergique dans ses discours. Il avait deux ou trois thèmes favoris d’un effet infaillible. Il était un concitoyen, le fils de ses œuvres, il voulait affranchir sa ville natale de l’usurpation aristocratique, c’était la cause des électeurs, non pas la sienne qu’il plaidait, etc. Il disait peu de chose contre Randal ; c’était pitié de voir un jeune homme de talent lier son avenir à deux aunes de ruban rouge fané ; il ferait mieux de prendre en main la solide corde que le peuple, en compassion de sa jeunesse, était encore disposé à lui tendre pour l’empêcher de sombrer, etc., etc. Mais quant à Audley Egerton, le gentleman qui ne voulait pas se montrer, qui avait peur de se trouver en face des électeurs, qui ne pouvait parler que dans une assemblée tenue à huis clos, accoutumé comme il l’avait été toute sa vie à d’obscurs et coupables tripotages, etc. Dick une fois lancé sur ce sujet prononçait de véritables philippiques. Léonard, au contraire, n’attaquait jamais l’ami d’Harley, M. Egerton, mais il était sans pitié contre celui qui avait escamoté la réputation de Burley et que d’ailleurs il savait qu’Harley méprisait comme lui cordialement. Et Randal, bien que débordant de colère, n’osait prendre sa revanche, dans la crainte d’offenser l’oncle de Léonard. Les discours de ce dernier étaient infiniment plus goûtés de la foule que ceux des deux autres candidats. Bien que son tempérament fût celui de l’écrivain plus que celui de l’orateur, bien qu’il abhorrât cette exhibition théâtrale de soi-même qui rend ce qu’on appelle le débit plus important que les idées, bien qu’il s’intéressât médiocrement aux discussions des partis politiques et que son cœur fût en ce moment à mille lieues des bleus et des jaunes de Lansmere, cependant, une fois contraint d’agir, il anima ses discours de l’éloquence naturelle à sa conversation. Un sang bouillant coulait dans ses veines ; son aversion pour Randal aiguisa ses railleries et enflamma ses arguments d’invectives passionnées. Il ne voyait d’ailleurs d’autre motif à la requête d’Harley que le désir qu’avait celui-ci de faire échouer l’homme que, tous deux, ils regardaient comme un imposteur. Quelques mots échappés à Avenel, confirmèrent Léonard dans cette idée, en lui donnant à penser que s’il ne s’était pas présenté, son oncle eût usé de toute son influence en faveur de Randal et contre Egerton. Léonard dut renoncer à raisonner avec la haine d’Avenel pour l’ancien ministre, et, d’autre part, ni caresses ni menaces ne purent obtenir du jeune homme d’abandonner la guerre qu’il faisait à Randal, pour livrer assaut à l’homme qu’il savait être aimé d’Harley « comme un frère. »

Dick, de son côté, gardait le livre de canvass des jaunes tout aussi secret qu’Harley faisait de celui des bleus, et, malgré quelques accès d’humeur, se donnait pour Léonard les mêmes peines qu’Harley pour Randal. Il restait néanmoins un corps compact de cent cinquante électeurs, pour la plupart francs-tenanciers, dont ni l’un ni l’autre parti n’avait pu obtenir aucune promesse. Voteraient-ils pour les bleus ? voteraient-ils pour les jaunes ? Personne ne pouvait rien présager à cet égard ; ils déclaraient seulement qu’ils voteraient tous du même côté. Les émissaires secrets de Dick tournaient nuit et jour autour de cette phalange. Cent cinquante votants ! L’élection était entre leurs mains ! Jamais mains ne furent plus cordialement serrées, retenues si longtemps et si affectueusement ! Mais les votes n’en tenaient pas moins après les mains aussi solidement que s’ils eussent fait partie de leur peau, ou de leur crasse, ce qui était à peu près identique.


CHAPITRE XIX.

Lorsqu’Audley se réunissait, le soir, aux hôtes de Lansmere, tandis qu’Harley était enfermé avec Lévy et le comité bleu, et que Randal faisait le tour des cabarets, la personne avec qui il causait le plus habituellement était Violante. En dépit de sa tristesse, il avait été frappé en la voyant, moins de sa beauté extraordinaire que d’un je ne sais quoi dans l’expression de sa physionomie qui, malgré la différence du teint et des traits, lui rappelait Nora ; et lorsqu’en faisant l’éloge d’Harley il eut conquis l’attention et la bienveillance de la jeune Italienne, il découvrit que cette ressemblance venait d’une certaine similitude de caractère entre les deux femmes : c’était le même contraste de pensées élevées et d’innocence presque enfantine, la même vivacité d’enthousiasme, la même exubérance d’imagination et de sentiment. La ressemblance des âmes se trahit dans les regards. D’un autre côté, la société qu’Harley recherchait le plus volontiers dans ses rares moments de loisir, c’était celle d’Hélène Digby. Un jour Audley Egerton, debout près de la fenêtre du salon appropriée à son usage, les vit tous deux traverser le parc en causant ensemble. « Plaise à Dieu qu’elle le dédommage du passé ! murmura Audley, qui les croyait encore fiancés ; mais combien j’eusse préféré que ce fût Violante ! J’aurais alors été certain que l’avenir le consolerait du passé, et j’aurais eu le courage de lui tout avouer ; lorsqu’hier soir je parlais de ce qu’Harley devrait être pour l’Angleterre, combien le sourire et le regard de Violante ressemblaient à ceux de Nora, lorsque jadis celle-ci m’écoutait, avec une radieuse sympathie exprimer les espérances de ma jeune ambition. » Il se détourna en poussant un soupir et se mit résolûment à lire la volumineuse correspondance qui couvrait son bureau, puis ensuite à y répondre ; car la rentrée d’Audley au Parlement étant regardée par son parti comme une chose certaine, on lui communiquait les craintes et les espérances de la nombreuse et influente section dont les membres le regardaient comme leur chef futur, et qui, dans ces élections (sans précédent quant au nombre d’hommes distingués qu’elles devaient exclure du Parlement, et à la quantité d’hommes nouveaux qu’elles y firent entrer), fondaient leur espoir de rentrer au pouvoir uniquement sur la certitude avec laquelle Egerton prédisait une réaction de cette opinion publique qu’il avait jusqu’ici si parfaitement jugée ; puis l’on voyait maintenant trop clairement que ses conseils, suivis à temps, eussent réussi à sauver l’existence et la popularité d’une administration dont les membres les plus distingués osaient à peine paraître sur les hustings.

Lord L’Estrange conduisit sa jeune compagne vers le milieu du parc, sur une colline au sommet de laquelle on avait bâti un pavillon circulaire, d’où l’on dominait tout le pays d’alentour. Ils marchèrent en silence jusqu’à ce qu’ils eussent atteint le sommet de la colline ; ils s’arrêtèrent alors et Harley dit : « Hélène, vous savez que Léonard est dans la ville, bien que je ne puisse le recevoir au château, puisqu’il est le rival de mes hôtes Egerton et Leslie ?

Hélène. Cela me paraît bien étrange. Comment Léonard a-t-il pu faire quelque chose qui vous soit hostile ?

Harley. Son hostilité envers moi lui nuirait-elle donc dans votre esprit ? S’il sait que je suis son rival, cette rivalité n’implique-t-elle pas la haine ?

Hélène. Oh ! milord, comment pouvez-vous parler ainsi ? Vous, être haï ! et par Léonard Fairfield !

Harley. Vous éludez ma question. Je vous demande si sa haine ou son hostilité contre moi modifierait vos sentiments envers lui.

Hélène (baissant les yeux). Je ne pourrai jamais y croire.

Harley. Pourquoi ?

Hélène. Parce que ce serait si indigne de lui !

Harley. Pauvre enfant ! vous avez les illusions de votre âge. Vous colorez un nuage de toutes les teintes de l’arc-en-ciel, et vous refusez de croire qu’il emprunte sa gloire au soleil de votre imagination. Mais en ceci du moins, vous ne vous trompez pas, Léonard n’agit que d’après mes désirs, et même, à ce que je crois, contre sa volonté. Il est dépourvu de la plus noble passion de l’homme, il n’a pas d’ambition.

Hélène. Lui, pas d’ambition !

Harley. C’est la vanité qui excite le poète au travail, si toutefois l’on peut appeler travail la capricieuse poursuite qu’il fait de ses propres chimères. L’ambition est une passion plus mâle. »

Hélène secoua doucement la tête, mais ne répondit pas.

Harley. Si je prononce un mot qui combatte vos illusions, vous secouez la tête et vous êtes incrédule. Écoutez un instant mes conseils, les derniers peut-être dont je vous fatiguerai jamais ; levez les yeux ; regardez autour de vous. Aussi loin que la vue peut atteindre, bien au delà même de la ligne que trace l’horizon, s’étendent les terres qui seront mon héritage. En face de vous est la maison dans laquelle mes ancêtres, pendant plusieurs générations, ont vécu avec honneur et sont morts regrettés. Tout cela, selon le cours de la nature, aurait pu vous appartenir, si vous n’aviez pas rejeté mes propositions. Je vous ai offert sinon ce qu’on est convenu d’appeler amour, au moins une estime sincère et une affection durable. Vous n’avez pas été élevée, je le sais, dans la basse idolâtrie des avantages mondains ; mais le cœur le plus romanesque ne saurait mépriser le pouvoir d’être utile, et celle qui partagera ma fortune en pourra disposer de façon à réparer les torts de mon indolence. D’un autre côté, en admettant même qu’aucun obstacle ne s’oppose à votre préférence pour Léonard, que vous apporte ce choix ? sa famille est commune et sans éducation ; il n’a d’autre revenu que celui qu’il tire de travaux précaires ; la plus vulgaire des inquiétudes, celle du pain pour le lendemain, se mêlera forcément à votre roman et dépouillera votre âme de toute poésie. Vous croyez que son affection vous consolera de tout sacrifice ? Folie ! Les poètes n’aiment qu’une vision, qu’un fantôme, qu’ils appellent leur idéal. Ils croient un moment avoir trouvé cet idéal dans Chloé, Philis, ou Hélène. — Mais bast ! la première fois que vous viendrez trouver le poète le mémoire du boulanger à la main, que deviendra l’idole ? J’ai connu quelqu’un de plus brillant que Léonard, de plus richement doué par la nature, c’était une femme, elle vit un homme froid et dur comme la pierre qui est à vos pieds, un homme au cœur vide et ambitieux, elle fit de lui son idole ; son imagination le para de tous les dons que l’histoire attribue à César, la mythologie à Apollon ; — elle fut pour lui le jouet d’une heure ; elle mourut, et avant que l’année fût écoulée il avait fait un mariage d’argent ! Moi-même, alors que j’avais à peine votre âge, j’ai aimé, et un ange même m’eût-il averti, j’eusse été comme vous incrédule. Peu importe comment finit cet amour, mais enfin, sans ce triste rêve, j’eusse vécu et agi comme les hommes de mon rang, j’eusse fait un mariage raisonnable, et je serais aujourd’hui utile et heureux. Réfléchissez donc. Me préférerez-vous Léonard Fairfield ? Pour la dernière fois, je vous offre le choix, moi et toute la substance de la vie réelle, Léonard Fairfield et les ombres d’un rêve passager. Parlez ! Vous hésitez. Prenez le temps de vous décider.

Hélène. Ah ! milord, vous qui avez su ce que c’est que d’aimer, pouvez-vous douter de ma réponse ? Pouvez-vous penser que je serais assez basse, assez ingrate pour accepter de vous ce que vous nommez la substance de la vie réelle, tandis que mon cœur serait loin de vous, fidèle à ce que vous appelez un rêve ?

Harley. Mais ne pouvez-vous secouer ce rêve ?

Hélène (rougissant jusqu’aux tempes). J’ai eu tort de l’appeler un rêve ; c’est pour moi la seule réalité véritable.

Harley (lui prenant la main et la baisant avec respect). Hélène, vous êtes un noble cœur et c’est en vain que je vous ai tentée. Je regrette votre choix, mais je cesse de m’y opposer ; je le regrette, bien que je ne doive pas être témoin de votre désappointement. Une fois la femme de Léonard, je ne vous verrai plus.

Hélène. Oh ! non, ne dites pas cela. Pourquoi ? Comment ?

Harley (fronçant le sourcil). Il est l’enfant de la honte et de la trahison. Son père est mon ennemi et ma haine s’étend jusqu’au fils. Et lui aussi, il me dérobe… mais les plaintes sont inutiles. Encore quelques jours, et vous devrez ne penser à moi que comme à quelqu’un qui renonce au droit de contrôler vos actions et qui est étranger à votre sort futur. Bast ! séchez vos larmes. Tant que vous aimerez Léonard et que vous m’estimerez, vous devrez vous réjouir que nos chemins n’aient pas à se croiser.

Et il marcha en avant avec impatience ; mais Hélène, inquiète et étonnée, le suivit, elle lui prit timidement le bras et s’efforça de radoucir. Elle sentait qu’il était injuste envers Léonard ; qu’il ignorait que celui-ci avait sur-le-champ renoncé à elle en apprenant à qui elle était fiancée. Elle domina sa timidité et voulut s’expliquer, mais à peine avait-elle bégayé quelques mots qu’Harley, qui n’avait contenu qu’avec effort les émotions qui l’agitaient, la quitta brusquement et s’enfonça dans les taillis où disparut bientôt à ses yeux.

Tandis qu’avait lieu cette conversation entre Harley et sa pupille, le soi-disant Riccabocca et Violante se promenaient lentement dans le parc. Le philosophe, que distinguaient toujours le parapluie rouge et la pipe accoutumée, se dirigea instinctivement vers la partie la plus soleilleuse du jardin, regardant souvent en silence et avec tendresse le visage triste et abattu de Violante ; à chaque coup d’œil sortait de la pipe un nuage plus épais, obéissant à un soupir plus profond.

À la fin, arrivé à un endroit exposé au midi, sur lequel semblaient réunis tous les pâles rayons du soleil de novembre, protégé contre le vent du nord par un mur élevé, contre la bise de l’est par un épais bosquet d’arbres, Riccabocca s’arrêta et s’assit.

« Ma fille, dit-il, attirant près de lui Violante, ma fille, vois comme ceux qui se tournent vers le midi parviennent encore à trouver le côté brillant du paysage ! Dans toutes les saisons de la vie, combien le froid ou la chaleur dépendent de l’aspect que nous choisissons. Assieds-toi et raisonnons. »

Violante s’assit passivement, serrant la main de son père entre les siennes. Raisonner, ce mot sonne tristement aux oreilles de ceux que domine le sentiment !

« Tu redoutes, reprit Riccabocca, non-seulement les hommages, mais jusqu’à la présence de celui en qui l’honneur m’oblige à voir ton futur époux. »

Violante retira ses mains et s’en couvrit le visage en frémissant.

« Mais, continua Riccabocca avec un peu d’humeur, ce n’est pas là écouter la raison. Je pourrais repousser la demande de M. Leslie, parce que ni son rang ni sa fortune ne lui donnent le droit de prétendre à la main d’une fille de ma maison ; chacun trouverait cela raisonnable de la part d’un père ; excepté, ajouta le pauvre philosophe, s’efforçant de paraître gai et appelant un proverbe à son aide, excepté ceux qui se rappelleraient la parole du sage : Casa il figlio quando vuoi et la figlia quando puoi. Pour parler sérieusement, si je me montre indulgent quant à ce qui manque à M. Leslie, te sied-il d’être plus sévère ? Ce qui chez moi serait de la raison, est chez toi tout autre chose. M. Leslie est jeune, d’un physique agréable, il a l’air distingué, il t’aime passionnément, et il l’a prouvé en risquant pour toi sa vie contre cet infâme Peschiera (je veux dire qu’il l’aurait risquée si Peschiera n’eût été embarqué la veille). Si donc tu consens à écouter la raison, que peut celle-ci trouver à redire chez M. Leslie ?

— Mon père, je le déteste.

Cospetto ! fit Riccabocca avec impatience, tu n’as aucune raison de le détester. Si tu en avais, mon enfant, je serais le dernier à te contrarier. Comment peux-tu savoir toi-même ce que tu penses à ce sujet ? Ce n’est pas comme si tu en avais vu d’autres. C’est le seul homme de ton âge que tu connaisses, si l’on en excepte Léonard Fairfield, qui, je l’avoue, est plus bel homme que M. Leslie et lui est supérieur par l’imagination, mais en qui, cependant, tu dois naturellement toujours voir le garçon qui travaillait dans notre jardin. Ah ! il y a encore Frank Hazeldean, c’est vrai ; un charmant garçon ! mais tu connais l’objet de son affection. En un mot, dit le sage se résumant d’un ton dogmatique, je ne vois personne que même par caprice tu puisses préférer à M. Leslie ; et pour une jeune fille qui n’en a pas d’autre en tête, détester un jeune homme bien fait et spirituel, c’est une absurdité : Chi lascia il poco per aver l’assai, nè l’uno, nè l’altro avera mai. Ce qui peut se paraphraser ainsi : la jeune fille qui refuse un mortel dans l’espoir d’obtenir un ange, perdra l’un et ne trouvera jamais l’autre. Et maintenant, après avoir vu que le côté sombre de la question est contraire à la raison, examinons-en le côté brillant. D’abord…

— Oh ! mon père ! mon père ! s’écria Violante avec passion, vous qui me consoliez autrefois de tous mes chagrins d’enfant, ne me parlez pas avec cette froide légèreté. Voyez, j’appuie ma tête sur votre poitrine, je vous entoure de mes bras, et maintenant aurez-vous bien le cœur d’exiger que je sois toute ma vie malheureuse ?

— Ma fille ! mon enfant ! ne sois pas si opiniâtre. Combats du moins des préventions que tu ne saurais justifier. Violante, ma chérie, ceci est sérieux. Je dois cesser d’être ici le père tendre et trop faible dont tu fais tout ce que tu veux. Ici, je suis le duc de Serrano, car mon honneur et ma parole sont engagés. Alors que je n’étais qu’un malheureux exilé, sans espoir de rappel, tremblant comme un poltron à la pensée des ruses de Peschiera, avide de tous les moyens de te sauver des pièges que je redoutais, j’ai moi-même offert ta main à Randal, je la lui ai offerte, promise, solennellement engagée ; et maintenant que ma fortune semble assurée, que mon rang me sera probablement rendu, que mon ennemi est écrasé et que mes craintes sont calmées, j’irais lui refuser ce que je lui ai moi-même offert ? Ce n’est pas le gentilhomme, c’est le parvenu qui une fois riche, oublie ceux qui ont été les amis de sa pauvreté. Me siérait-il de donner cette misérable excuse, à coup sûr bien nouvelle dans la bouche d’un prince italien, que je ne puis obtenir l’obéissance de ma fille ? M’exposerai-je à cette mortifiante réponse : « Duc de Serrano, vous aviez obtenu cette obéissance alors qu’exilé, pauvre et persécuté, vous m’offrîtes une fiancée sans dot ! » Mon enfant, ma bien-aimée Violante, fille d’ancêtres dont l’honneur est toujours demeuré sans tache, je t’adjure de tenir la parole de ton père !

— Mon père, faut-il donc qu’il en soit ainsi ? Le refuge du couvent ne m’est-il pas même laissé ? Oh ! ne me regardez pas si froidement ; si vous pouviez seulement lire dans mon cœur ! Et je suis si sûre que vous vous repentirez un jour, si sûre que cet homme n’est pas ce que vous le croyez. Je le soupçonne si fort d’avoir joué un rôle secret et perfide.

— Oh ! fit Riccabocca, Harley t’a mis cela en tête.

— Non ; mais Harley, lord L’Estrange n’est-il pas parmi ceux dont vous avez lieu d’estimer l’opinion ? Et s’il soupçonne M. Leslie ?

— Qu’il justifie ses soupçons par des preuves de nature à dégager ma parole, et je partagerai ta joie. Je le lui ai dit. Je l’ai invité à motiver ses soupçons, il m’a remis à plus tard. Cela lui est impossible, ajouta Riccabocca avec découragement ; Randal m’a déjà parfaitement expliqué ce qui a paru équivoque à Harley. Violante, l’honneur de mon nom est entre tes mains. Sacrifie-le si tu veux ; je n’ai pas la force de te contraindre, et je ne saurais descendre à la prière. Noblesse oblige. En reprenant les droits de ta naissance, tu as repris les devoirs qu’elle impose. Qu’ils décident donc entre un vain caprice et les remontrances solennelles de ton père ! »

Et avec un aspect sévère que démentait intérieurement son cœur, l’exilé, se dégageant des bras de sa fille, s’éloigna.

Violante s’arrêta un instant ; elle frissonna, jeta un regard autour d’elle comme pour dire adieu à toute joie, à toute espérance, à toute paix ici-bas, et rejoignant son père d’un pas ferme, elle lui dit : « Je n’ai jamais été rebelle, mon père, je vous suppliais seulement. Vos paroles sont ma loi maintenant comme toujours, et quoi qu’il arrive, vous n’entendrez plus de moi ni une plainte ni un murmure. Pauvre père ! vous souffrirez plus que moi. Embrassez-moi. »

Une heure plus tard, vers la chute du jour, Harley rentrant de la promenade solitaire qui avait suivi sa conversation avec Hélène, rencontra sur la terrasse du château lady Lansmere au bras d’Egerton.

Harley avait enfoncé son chapeau sur son front, et ses yeux regardaient la terre, en sorte qu’il n’avait pas aperçu le groupe dont il approchait ; ce fut la voix d’Egerton qui le tira de sa rêverie.

« Mon cher Harley, dit l’ex-ministre avec un faible sourire, je ne vous laisserai pas passer ainsi, maintenant que les élections vous laissent un moment de répit ; bien que nous vivions sous le même toit, je vous vois si rarement, Harley ! »

Lord L’Estrange jeta vers sa mère un rapide coup d’œil, comme pour lui dire :

« Vous voici appuyée au bras d’Audley ; avez-vous tenu votre promesse ? »

Le regard qu’il rencontra le rassura à ce sujet.

« C’est vrai, dit-il à Egerton ; mais vous qui savez si bien que lorsqu’on est une fois occupé des affaires politiques, on ne songe plus aux liens de la vie privée, vous m’excuserez. Cette élection est si importante !

— Et vous, monsieur Egerton, qui y êtes le plus intéressé, dit la comtesse, vous semblez le seul indifférent au succès.

— Mais, cependant, vous ne l’êtes pas, indifférent ? dit vivement lord L’Estrange.

— Non, certes ; comment pourrais-je l’être lorsque tout mon avenir politique en dépend ?

— Voici votre protégé et aussi votre conseiller confidentiel, le baron Lévy, dit Harley. Il a accompagné Randal toute la journée, tant il est désireux de s’assurer que ce jeune homme ne triche pas et ne s’occupe pas de ses intérêts aux dépens des vôtres. Cela vous surprendrait-il ?

— Vous êtes trop sévère pour Randal. Il est ambitieux, intéressé, c’est vrai, et n’a pas de surplus d’affection dans le cœur…

— Est-ce de Randal que vous parlez ?

— Oui, fit Egerton avec un faible sourire ; vous voyez que je ne le flatte pas ; mais il est né gentilhomme, et comme tel il est incapable de descendre à une bassesse. Après tout, il ne peut s’élever qu’avec moi. Son intelligence même doit l’en convaincre. Mais encore une fois, je vous le répète, ne cherchez pas à lui nuire auprès de moi ; j’aurais tendrement aimé un fils, je n’en ai point, et Randal est pour moi une sorte de fils. Il continuera après moi mes opinions, mes vues, mes projets. »

Et Audley se tourna affectueusement vers Randal.

« Eh bien, Leslie, quelles nouvelles du canvass ?

— C’est Lévy qui a le livre, monsieur. Je crois que nous avons gagné dix votes pour vous, et peut-être sept pour moi.

— Permettez que je vous débarrasse de votre livre, baron, » dit Harley.

Au même moment Riccabocca et Violante regagnaient silencieusement la maison. L’Italien aperçut Randal et lui fit signe de les rejoindre. Le jeune prétendant jeta un regard craintif sur Harley, puis s’élança joyeusement vers Violante. Mais à peine Harley, surpris de la disparition de Randal, en eut-il aperçu la cause, qu’il abandonna avec la même promptitude la conversation à voix basse qu’il avait commencée avec Lévy, et allant retrouver Randal, il lui mit la main sur l’épaule en s’écriant : « Je vous demande mille pardons à tous trois ! mais je ne saurais permettre cette perte de temps, monsieur Leslie. Vous avez encore une heure de jour. Il y a trois électeurs à cinq milles d’ici ; ce sont des fermiers qui ont de l’influence, il faut que vous les voyiez vous-même ; l’intendant de mon père vous accompagnera. Allez à l’écurie et choisissez-y votre monture. À cheval ! à cheval ! — Baron Lévy, allez, je vous prie, dire à M. Smart de partir sur-le-champ avec M. Leslie, puis revenez me trouver. Vite ! Quoi, vous êtes encore là, monsieur Leslie ? Votre indolence et votre apathie me feront abandonner votre cause. »

Effrayé de cette menace, Randal leva les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin de la persécution qu’il endurait, et quitta Violante et son père.

Pendant ce temps Audley s’était rapproché de lady Lansmere, qui s’appuyait pensive sur la balustrade de la terrasse.

« Avez-vous remarqué, dit Egerton, comme Harley s’est élancé en avant dès qu’il a aperçu la belle Italienne ? Croyez-moi, j’avais raison. Je ne connais pas beaucoup cette jeune fille, mais cependant j’ai causé avec elle. J’ai suivi les mouvements de sa physionomie. Si Harley doit aimer encore, et si l’amour doit influencer et exalter son esprit, souhaitez comme moi que son choix se fixe du côté où penche son cœur.

— Ah ! plût à Dieu ! Hélène est charmante, je l’avoue, mais… mais Violante est son égale par la naissance ! Ne savez-vous pas qu’elle est promise à votre jeune ami, M. Leslie ?

— Randal me l’a dit, mais je ne puis le croire. J’ai sondé les inclinations de cette belle personne, et si je connais tant soit peu les femmes, son cœur n’est pas avec Randal. Je ne puis la croire assez faible pour se laisser contraindre, ni supposer que son père veuille l’obliger à un mariage qui serait presque une mésalliance. Randal s’abuse sans doute, et d’après quelques mots qui viennent d’échapper à Harley dans le court entretien que nous avons eu ensemble, je soupçonne que son engagement avec miss Digby est rompu. Il m’a promis de m’en dire davantage plus tard.

« Oui, continua Audley avec tristesse, observez la physionomie mobile de Violante, écoutez sa voix si harmonieuse et si expressive, et dites-moi si elle ne vous fait pas quelquefois souvenir de… de… ? En un mot, il existe une femme qui, fût-elle dépourvue de rang et de fortune, serait digne de remplacer le souvenir de Léonora, et d’être pour Harley bien plus que ne pouvait être Léonora, car Violante l’aime, j’en suis certain. »

Harley était resté avec Riccabocca et Violante, causant de choses indifférentes, n’obtenant du premier que de courtes réponses, tandis que la seconde gardait un silence complet ; le philosophe l’attira à l’écart et lui dit tout bas : « Elle a consenti à se sacrifier à mon honneur, mais, ô Harley ! si elle est malheureuse, j’en mourrai de douleur. Il faut ou que vous me donniez des preuves de la trahison de Randal, ou bien que vous essayiez de réconcilier la pauvre enfant à l’idée de ce mariage. Elle fait grand cas de ce que vous dites, elle vous respecte comme un second père. »

Harley se sentit médiocrement flatté de cette qualification, mais l’embarras d’une réponse immédiate lui fut épargné par l’arrivée d’un homme dont l’habit couvert de poussière et d’éclaboussures ressemblait à celui d’un courrier étranger. Harley ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’il s’élança au-devant de lui et l’accosta brièvement.

« Vous avez été prompt ; je ne vous attendais pas sitôt. Avez-vous découvert l’homme ? avez-vous remis ma lettre ?

— Oui, et je vous rapporte la réponse, milord, » dit l’homme tirant une lettre de la poche de cuir suspendue à son côté. Harley en brisa rapidement le cachet et en parcourut le contenu, qui n’était que de quelques lignes.

« Bon, ne dites à personne d’où, vous venez. Ne restez pas ici ; retournez sur-le-champ à Londres. »

Une si grande satisfaction se lisait sur le visage d’Harley, lorsqu’il rejoignit les Italiens, que le duc s’écria :

« Une dépêche de Vienne peut-être ? mon rappel ?

— De Vienne, ce n’est pas encore possible, mon ami, j’ai calculé que je ne puis avoir de nouvelles du prince avant le jour ou la veille des élections. Mais vous désirez que je cause avec Violante ; allez rejoindre ma mère là-bas ; que complote-t-elle donc avec M. Egerton ? Je vais dire en particulier quelques mots à votre aimable fille, qui lui prouveront du moins l’intérêt que prend à son sort… son second père.

— Excellent ami ! dit le naïf élève de Machiavel, et il se dirigea vers la terrasse. Violante allait l’y suivre, mais Harley la retint.

— Ne me quittez pas sans m’avoir remercié, car vous ne seriez pas telle que je vous crois, si vous n’étiez pas reconnaissante envers celui qui vous délivre de la présence d’un adorateur tel que M. Randal Leslie.

— Devrais-je vous écouter parler ainsi de… de… ?

— D’un homme que votre père s’obstine à vouloir vous faire épouser ? Ô chère Violante, vous qui encore tout enfant, avant que vous connussiez quels pièges sont cachés pour ceux qui se fient aux autres, sous le gazon que nous foulons, alors même qu’il est semé de toutes les fleurs du printemps ; vous qui, passant vos bras autour de mon cou, murmuriez de votre douce voix : « Sauvez-moi, sauvez mon père ; » je ne vous abandonnerai pas dans un péril pire que celui qui vous menaçait alors, un péril qui vous effraye plus encore que les ruses de Peschiera.

« Randal Leslie peut réussir dans les objets secondaires de son ambition, je les lui abandonne avec dédain, mais vous ! l’audacieux coquin ! Harley s’arrêta un moment comme suffoqué d’indignation, puis il reprit avec calme : Ayez confiance en moi et ne craignez rien. J’épargnerai à cette main la profanation du contact d’un Randal Leslie ; et ensuite je dirai adieu pour la vie à toute tendre émotion. Devant moi s’étend le désert de la solitude. L’innocence sauvée, l’honnêteté vengée, la perfidie justement punie, et alors… Quoi alors ? Eh bien, j’aurai du moins étudié Machiavel avec plus de fruit que ne l’a fait votre père, et je le mettrai de côté, n’ayant besoin d’aucun philosophe pour m’apprendre à n’être plus trompé. » Il fronça le sourcil, puis se détourna brusquement, laissant Violante éperdue, partagée entre l’étonnement, la crainte et une joie, vague, mais délicieuse qui l’emportait sur tout autre sentiment.


CHAPITRE XX.

Le même soir, après le labeur du jour, Randal, retiré dans sa chambre et assis devant son bureau, préparait le discours qu’il devait prononcer le jour de la nomination, alors qu’en présence de ses amis et de ses ennemis, des journalistes de Londres, et parmi tous les intérêts discordants qu’il entendait faire converger vers le seul intérêt de Randal Leslie, il allait être appelé à exposer formellement ses opinions politiques. Randal Leslie n’était pas à la vérité de ces orateurs que la modestie, un goût délicat, ou un scrupuleux respect pour la vérité prédisposent au travail du discours écrit. Il était trop habile pour que la période ou les lieux communs, matériaux ordinaires de l’impromptu oratoire lui fissent jamais défaut et il avait trop peu l’amour du beau pour étudier les grâces de diction les plus propres à orner un noble sentiment ; une conscience trop obtuse pour s’inquiéter de dégager les arguments populaires de l’alliage qu’un discours improvisé manque rarement d’y laisser. Mais ce n’était pas ici une occasion ordinaire. Une étude approfondie était nécessaire non pas à l’orateur, mais à l’hypocrite. Rude tâche, que celle de plaire aux bleus sans offenser les jaunes ; de paraître soutenir Audley Egerton et d’insinuer sa sympathie pour Dick Avenel, de réfuter avec un sourire poli le jeune adversaire dont les traits acérés avaient si cruellement blessé sa vanité.

Il venait de prendre la plume lorsqu’on frappa à sa porte.

« Entrez, » dit-il avec impatience ; et Lévy apparut.

« Je viens causer un peu de nos affaires, mon cher, dit le baron en se jetant sur un sofa, Et d’abord, je vous félicite de votre prochain succès. »

Randal repoussa son papier avec un léger soupir, puis il rapprocha sa chaise du sofa et dit à voix basse : « Vous croyez donc comme moi que j’ai de bonnes chances.

« Des chances ? mais c’est comme une partie de whist où votre partenaire vous donnerait tous les atouts, et où vous seriez à peu près sûr de voir votre adversaire faire une renonce. À la vérité, Avenel ou son neveu seront nécessairement nommés, mais seulement l’un ou l’autre. Deux parvenus voulant faire un siège de famille du bourg d’un comte ! Cela est par trop absurde, aussi.

— J’ai appris de Riccabocca ou plutôt du duc de Serrano, que ce jeune Fairfield a de grandes obligations à lord L’Estrange. Il est singulier qu’il combatte le parti de Lansmere.

— Voilà ce que c’est, que l’ambition, mon cher ! Vous-même, n’avez-vous pas quelques obligations à Egerton, et cependant vous êtes plus à craindre pour lui que M. Fairfield.

— Je nie avoir aucune obligation à M. Egerton. Et si les électeurs me préfèrent à lui, (qu’ils ont, par parenthèse, jadis brûlé en effigie), ce n’est pas ma faute ; si quelqu’un en est coupable, c’est lord L’Estrange, son tendre et fidèle ami. Je ne puis comprendre qu’un homme de sens, tel que l’est sans aucun doute lord L’Estrange, compromette ainsi l’élection d’Egerton dans son zèle pour la mienne, car je ne suis pas dupe de sa politesse cérémonieuse. Il m’a même donné à entendre qu’il me soupçonnait d’avoir été complice de Peschiera ; mais il ne saurait rien prouver contre moi, car bien entendu, Lévy, vous êtes incapable de me trahir ?

— Moi ! Quel intérêt y aurais-je ?

— Aucun que je sache, certainement, dit Randal en souriant. Et lorsque je serai au Parlement, aidé de la position sociale que me donnera mon mariage, j’aurai mille moyens de vous servir. Non, il est assurément de votre intérêt de ne pas me trahir, et je compte même sur vous comme témoin, si besoin était.

— Sans doute, sans doute, mon cher, dit le baron ; d’ailleurs, je suppose qu’il n’y aura pas de témoin du côté opposé. Mon pauvre ami Peschiera, qui, par parenthèse, avait des cigares sans pareils, est à tout jamais enfoncé, et en fût-il autrement, c’est contre L’Estrange et non contre vous qu’il voudrait déposer.

— Nous pouvons rayer Peschiera de la carte de l’avenir, répliqua Randal. Les hommes dont nous n’avons plus désormais rien à craindre ni à espérer, sont pour nous comme les races antédiluviennes.

— Belle remarque ! fit Lévy avec admiration, Peschiera : bien qu’il ne fût pas sot, a entièrement échoué, et lorsque la déconvenue d’un homme que j’ai voulu servir est complète, j’ai pour maxime de l’abandonner.

— Naturellement, fit Randal.

— Naturellement, répéta le baron. D’un autre côté, vous savez que j’aime à pousser les jeunes gens capables et qui promettent. Vous êtes réellement fort intelligent, mais comment se fait-il que vous ne parliez pas mieux ? Savez-vous que je doute beaucoup que vous fassiez à la Chambre des communes tout ce que j’attendais de vous d’après votre adresse et votre présence d’esprit dans la vie privée.

— Parce que je ne puis parler le vulgaire langage de la foule ? Bast ! Je réussirai partout où la science sera la puissance. En outre, il faut faire la part de ma position infernale. Vous savez qu’après tout Avenel, s’il ne peut faire nommer que lui ou son neveu, tient entre ses mains le choix du candidat de notre côté. Je ne puis donc m’attaquer ni à lui ni à son insolent neveu.

— Insolent, non, mais amèrement éloquent. Il vous atteint en pleine poitrine. Il faut convenir que vous n’êtes pas de force contre lui devant un auditoire populaire, bien qu’en petit comité, le diable lui-même fût à peine capable de l’emporter sur vous. Mais parlons de choses plus sérieuses. Votre élection est presque assurée ; votre femme vous est promise ; mais les anciennes terres des Leslie dont Thornhill est actuellement possesseur, vous ne les avez pas rachetées et votre espoir de les racheter me paraît en grand péril. Je n’ai pas voulu vous en parler ce matin, cela vous aurait mis de mauvaise humeur pour vos visites électorales, mais j’ai reçu une lettre de Thornhill lui-même. On lui offre ce qu’il demande, à mille livres près. C’est un alderman de la Cité, du nom de Jobson, un homme riche, à ce qu’il paraît, et de peu de paroles ; il a fixé le jour auquel il exige une réponse définitive, et c’est le —, deux jours avant l’élection de Lansmere. L’animal déclare qu’il fera un autre placement si Thornhill n’accepte pas ses conditions dans le délai donné. Comme Thornhill les acceptera certainement, à moins que je ne lui fasse une promesse positive de conditions meilleures, et comme les fonds sur lesquels vous comptiez dans le cas du mariage de Peschiera avec Violante et de Frank Hazeldean avec Mme di Negra vous manquent, je ne sache pour vous aucun espoir de vous procurer à temps l’argent nécessaire, et il faut vous résigner à voir les anciens domaines des Leslie appartenir à un Jobson.

— Je ne tiens à rien au monde plus qu’à ces domaines de mes ancêtres, dit Randal avec une véhémence inaccoutumée. Bien peu de choses me paraissent dignes de respect, parmi les vivants, mais je révère les morts. Mon mariage se fera prochainement, et la dot de ma femme couvrira largement la misérable avance dont j’ai besoin.

— Oui, mais la perspective d’un mariage avec la fille d’un homme dont les biens sont encore sous le séquestre n’offrirait pas une garantie suffisante au prêteur.

— Mais vous, dit Randal, qui m’avez offert de m’aider alors que l’état de ma fortune était infiniment plus précaire qu’aujourd’hui, ne pourriez-vous maintenant me prêter cet argent, comme ami, et garder les titres de la propriété comme…

— Comme homme d’affaires, acheva le baron en souriant. Non, mon cher, je suis toujours disposé à vous avancer la moitié de la somme, mais la totalité est plus que je ne puis dépenser comme ami, ou risquer comme homme d’affaires, et s’il arrivait qu’à défaut de payement de votre part les domaines tombassent entre mes mains, on pourrait me soupçonner d’avoir été l’acheteur réel des propriétés d’un de mes clients dans l’embarras, ce qui serait contre toutes les règles et ferait le plus grand tort à ma réputation. Mais, j’y pense maintenant, le squire Hazeldean n’a-t-il pas promis de vous aider dans cette circonstance ?

— Oui, il m’avait promis de le faire aussitôt que le mariage de Frank avec Mme di Negra aurait cessé de le préoccuper. J’ai l’intention de me rendre à Hazeldean immédiatement après les élections, car comment quitter Lansmere en ce moment ?

— Ce serait renoncer à votre nomination. Mais pourquoi ne pas écrire au squire ?

— En général, j’ai pour maxime de ne pas écrire lorsque je puis parler, mais ici je n’ai pas le choix ; je vais donc écrire sur-le-champ. En attendant, parlez à Thornhill ; entretenez ses espérances, et ayez soin qu’il ne termine pas avec cet avide alderman avant le jour fixé pour la décision.

— C’est ce que j’ai fait, et ma lettre est déjà partie. Maintenant, agissez de votre côté ; et si vous écrivez aussi habilement que vous parlez, vous tireriez de l’argent d’un cœur plus dur que celui du pauvre M. Hazeldean. Je vous laisse maintenant… bonsoir ! »

Lévy prit son chandelier, fit un signe de tête, bâilla et se retira. Randal suspendit encore la composition de son discours électoral pour écrire l’épître suivante :

« Mon cher monsieur Hazeldean, en quittant Londres, je vous ai écrit quelques lignes à la hâte pour vous apprendre que le mariage que vous redoutiez si fort était rompu, remettant les détails à une prochaine visite que je me promettais de vous faire pendant mon séjour à Lansmere. Mais j’étais loin de m’attendre à la lutte acharnée qu’il nous faut soutenir. De toutes les élections d’Angleterre, aucune ne sera, je crois, l’occasion d’un triomphe plus éclatant ou d’une défaite plus accablante pour l’intérêt territorial. Car dans cette ville dont la richesse repose tout entière sur l’agriculture, nous avons pour adversaire un manufacturier qui professe les principes les plus révolutionnaires, et qui a l’audace de se présenter, ainsi que son neveu (ce même garçon dont j’ai autrefois châtié l’impudence sur le pré communal d’Hazeldean), qui a l’audace, dis-je, de vouloir, avec ce paysan son neveu, l’emporter pour la députation de Lansmere sur l’influence du comte, sur votre illustre frère ; — je ne dis rien de moi-même. Je voudrais que vous entendissiez dans quel langage ces deux hommes parlent de votre famille. Si nous sommes battus par de telles gens dans un bourg qui passe pour être aussi loyal que Lansmere, tout propriétaire devra trembler devant ce pronostic de la ruine dont est menacée, non-seulement notre constitution anglaise, mais l’existence même de la propriété. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’en une semblable occasion je ne m’épargne pas, d’autant plus que, M. Egerton étant malade, toute la fatigue des sollicitations retombe sur moi. Je sens, mon cher et respectable ami, que je suis un véritable Hazeldean, que je combats pour votre cause, et cette pensée m’encourage et me soutient. Je ne pourrai donc aller vous voir avant que les élections soient terminées, et je comprends qu’en attendant, mistress Hazeldean et vous, devez être impatients d’en savoir, sur l’affaire qui vous a tant inquiétés, plus que je ne vous en ai dit et que je ne puis vous en dire dans une lettre. Soyez sûrs néanmoins que le danger est passé, la dame est maintenant sur le continent. Frank m’a montré la lettre si tendre que lui a écrite mistress Hazeldean, et je l’ai supplié de se rendre aussitôt près de vous pour vous rassurer complètement. Malheureusement il n’a pas voulu suivre mon conseil, et il m’a parlé d’aller, lui aussi, sur le continent, non pas cependant, j’en suis certain, à la poursuite de Mme di Negra ; mais néanmoins… en un mot, je serais bien heureux de vous voir et de causer avec vous de tout cela. Ne pourriez-vous venir ici ? Faites-le, je vous prie. Et maintenant, au risque de vous faire croire que je ne songe en cela qu’à mon propre intérêt, (mais non, votre noble cœur ne me méconnaîtra pas ainsi !) j’ajouterai avec franchise que si vous pouviez m’avancer immédiatement la somme que vous m’avez si généreusement offerte, vous empêcheriez que ces terres de ma famille ne nous échappassent à tout jamais. Un alderman de la Cité, un nommé Jobson, spéculant bassement sur l’embarras où se trouve M. Thornhill, veut lui acheter ces terres aux plus dures conditions. Il exige que Thornhill lui réponde avant le 22 courant, et Lévy, qui est ici pour travailler à l’élection de M. Egerton, m’apprend que Thornhill acceptera ses offres, à moins que je ne puisse fournir sur-le-champ dix mille livres ; Lévy me prêtera les dix mille autres. Que cette libéralité de l’usurier ne vous étonne pas ; il sait que je suis sur le point d’épouser une riche héritière (vous serez bien aise quand vous la connaîtrez et vous comprendrez mon indifférence pour miss Sticktorights) et que la dot de ma future me permettra de rembourser bientôt son prêt et le vôtre, si je puis avoir confiance dans votre généreuse affection pour le petit-fils d’une Hazeldean ! Ce qui diminue mes scrupules dans l’appel que je fais à votre bonté, c’est que je sais avec quel regret vous verriez un Jobson, qui n’a jamais eu de grand-père, s’emparer, au détriment de votre parent, des terres de ses ancêtres. Je suis bien convaincu d’une chose, c’est qu’il faut que nous autres, squires et fils de squires, nous fassions cause commune contre ces grands capitalistes, sans quoi, avant un demi-siècle, ils auront acheté toutes nos terres. La vieille race des gentilshommes propriétaires est déjà bien diminuée par la cupidité envahissante de ces léviathans, et si cette race vient à s’éteindre, la force et l’orgueil de l’Angleterre ne s’éteindront-elles pas du même coup ?

« Tout à vous, moucher monsieur Hazeldean, avec la plus respectueuse reconnaissance.

« Randal Leslie. »

CHAPITRE XXI.

Rien n’eût pu être plus désagréable et plus pénible à Léonard que la part qu’il était contraint de prendre à cette élection. Et d’abord, il lui fallait rouvrir les secrètes blessures de son cœur en reprenant le nom de Fairfield, ce qui était un désaveu tacite de sa naissance. Il avait eu tant de plaisir à penser que les mêmes lettres qui formaient le nom de Nora formaient aussi ce nom d’Oran qu’il avait rendu célèbre, qu’il avait associé à ses plus nobles travaux, à ses espérances de gloire durable, et qui formait comme un lien mystique entre sa propre carrière et le génie demeuré obscur de sa mère. Il lui semblait, à l’aide de ce nom, faire remonter vers celle-ci les louanges qu’on lui prodiguait à lui-même. Subtile et délicate illusion de la tendresse dont les poètes seuls sont capables, mais qu’on comprendra sans être poète. Au nom de Fairfield se rattachaient, dans l’esprit de Léonard, les rudes travaux, les humiliantes épreuves de son adolescence ; à celui d’Oran la poésie et la célébrité.

Mais en venant à Lansmere il n’avait pas le choix. Sans parler de Dick et des parents de celui-ci, avec lesquels son secret n’eût pas été en sûreté, Randal Leslie savait qu’il avait autrefois porté le nom de Fairfield, il connaissait sa naissance supposée, et il n’aurait pas manqué de la proclamer. Comment motiver le nom d’Oran sans exciter la curiosité au sujet de l’anagramme qu’il renfermait, et peut-être exposer aux soupçons cette mémoire de Nora, jusqu’ici demeurée sans tache ?

Ses sentiments au sujet de Nora, animés par la découverte du triste récit de celle-ci, étaient devenus plus amers encore depuis qu’il se trouvait en contact avec ses parents. Le vieux John était toujours dans le même état de corps et d’esprit, ni mieux, ni plus mal, mais sortant parfois de sa torpeur pour crier : « Vivent les bleus ! » lorsqu’il apercevait la bannière de son parti, semblable au vieux cheval de bataille sommeillant dans la prairie, qui tressaille encore au bruit du tambour. Dick s’efforça vainement d’entraîner à son père à voter même pour un seul jaune ; autant eût valu s’attendre à voir Caton voter pour le choix de consuls carthaginois. Mais le pauvre John ne s’en montra pas moins, non-seulement très-civil, mais encore très-humble envers Dick ; « il eût été très-heureux d’obliger le gentleman.

— Votre propre fils ! beuglait Dick, et votre petit-fils.

— Je serais ravi de vous servir tous deux, mais vous avez choisi la mauvaise couleur, voyez-vous. »

Puis le vieillard, après avoir regardé Léonard, s’approcha de lui avec des jambes tremblantes, caressa ses cheveux et bégaya. « Es-tu donc mon petit-fils ? Femme, femme, Nora n’avait pas de fils, n’est-ce pas ? La mémoire commence à me manquer, monsieur, excusez-moi, mais vous avez quelque chose dans le regard qui… » Puis le vieux John se mit à pleurer et sa femme l’emmena.

« Ne revenez pas ici, dit-elle rudement à Léonard en rentrant dans la chambre. Il ne dormira pas de la nuit maintenant. » Puis, voyant que les yeux de Léonard se remplissaient de larmes, elle ajouta plus doucement : « Je suis bien aise de vous voir prospère et bien portant, et d’apprendre que vous avez rendu un grand service à mon fils Richard, qui fait honneur à la famille, bien que le pauvre John ne puisse voter pour lui ni pour vous contre sa conscience ; d’ailleurs vous ne devriez pas le lui demander, ajouta-t-elle en s’échauffant ; c’est un vrai péché de tourmenter un homme si vieux et qui n’a plus que moi pour le défendre ; mais je le défendrai tant que je vivrai ! »

Le poète reconnut l’épouse au cœur brave et dévoué, et volontiers il eût embrassé l’austère grand’mère si elle ne se fût reculée. Se dirigeant vers la chambre où elle avait conduit son mari, elle tourna la tête et dit en regardant par-dessus son épaule : « Je ne suis pas si dure que je le parais, mon garçon ; mais mieux vaut pour vous, comme pour nous tous, que vous ne reveniez plus dans cette maison, et mieux eût valu que vous ne vinssiez pas à Lansmere.

— Fi, ma mère ! s’écria Dick en voyant Léonard baisser la tête et s’éloigner. Vous devriez être plus fière de votre petit-fils que vous ne l’êtes de moi-même.

— Fière de celui qui peut encore nous apporter la honte à tous ?

— Que voulez-vous dire ? »

Mais, mistress Avenel secoua la tête et disparut.

« Ne faites pas attention à ce qu’elle dit, la pauvre vieille mère, fit Dick, en rejoignant Léonard ; elle a toujours eu ses moments d’humeur sombre. Et puisque nous n’avons pas de votes à espérer dans cette maison, et qu’on ne peut décemment mettre un garnisaire chez son propre père, du moins dans ce vieux pays esclave des préjugés, nous ne viendrons plus nous faire gourmander ici. Que Dieu bénisse les deux bons vieux, malgré tout ! »

La vive susceptibilité de Léonard pour tout ce qui concernait sa naissance, profondément blessée des allusions de mistress Avenel, qu’il comprenait mieux que son oncle, était encore irritée par l’incertitude à laquelle le condamnait le silence que gardait Harley sur le manuscrit de Nora. Léonard ne comprenait pas comment Harley pouvait avoir lu ces papiers, se trouver dans la même ville que lui, et ne lui rien expliquer. Il se décida enfin à écrire quelques lignes à lord L’Estrange, pour lui rappeler l’impatience avec laquelle il attendait de lui les explications qui devaient suppléer aux lacunes et aux omissions du manuscrit. Harley, en répondant à ce billet, allégua, non sans raison apparente, qu’un long entretien était nécessaire à ces explications, et que dans les circonstances présentes, un pareil entretien, au plus fort de la lutte, entre lui et le candidat opposé à l’influence des Lansmere, serait nécessairement connu, attribué à des intrigues politiques, et nuirait aux intérêts qui leur étaient respectivement confiés ; qu’au reste, il n’avait pas été oublieux de l’anxiété de Léonard ; ce que celui-ci devait maintenant désirer avant tout c’était de voir rendre justice à la mémoire de sa mère, et d’arriver à connaître le nom, la position, le caractère de son père. Or Harley espérait pouvoir l’aider à atteindre ce double but aussitôt que la clôture du scrutin lui en laisserait le temps. Le ton de cette lettre était fort éloigné de la cordialité habituelle d’Harley ; elle était froide et sèche, Léonard respectait trop L’Estrange pour s’avouer qu’elle était dure. Avec sa générosité accoutumée, il chercha des excuses à ce qu’il lui en eût trop coûté de blâmer. Peut-être quelque chose dans la manière ou dans les paroles d’Hélène avait-il fait penser à Harley que celle-ci avait conservé un trop tendre intérêt pour le compagnon de son enfance ; peut-être sous cette froideur d’expression se déguisaient les brûlantes angoisses de la jalousie. Et Léonard comprenait et plaignait noblement, même chez un rival heureux, les tortures de la plus cruelle des passions humaines, de cette passion dans laquelle tous nos raisonnements suivent les convulsions de notre douleur !

Léonard, lui-même, au milieu de ses inquiétudes et de ses travaux se sentait rongé et humilié par sa propre jalousie. Hélène, il le savait, était toujours sous le même toit qu’Harley. Les deux fiancés pouvaient se voir chaque jour et à toute heure. Il apprendrait sans doute bientôt leur mariage. Hélène serait emportée hors de la sphère de son existence à lui, dans une région supérieure qui n’était accessible qu’à ses rêves. Et cependant être jaloux de celui auquel Hélène et lui avaient de si grandes obligations l’avilissait à ses propres yeux, tant la jalousie ressemblait ici à l’ingratitude ; car, sans Harley que fût devenue Hélène, abandonnée à son impuissante protection ? Oui ici la jalousie n’était pas seulement un supplice, c’était une bassesse, un crime ! Si, encore, Hélène devait trouver le bonheur dans ces noces splendides ! Mais cette consolation ne lui était pas même assurée. Il ne voyait partout qu’amertume, soit qu’elle l’oubliât entièrement dans un bonheur dont il serait exclu sous peine d’être coupable, soit que coupable elle-même, elle songeât encore à lui et fût malheureuse !

Avec cette saine vigueur de volonté qui accompagne plus souvent qu’on ne pense une sensibilité vive et délicate, le jeune homme arracha pour un temps le fer qui était entré dans son âme, et chercha un soulagement dans les pensées mêmes et les occupations devant lesquelles il eût autrement reculé avec dégoût. Il appela son imagination au secours de sa raison. Il s’efforça de croire qu’Harley avait eu pour l’engager à se porter candidat quelque motif secret, autre que le désir d’opposer une contre-intrigue aux intrigues de Randal. Nora, dans son manuscrit, donnait clairement à entendre que son mari avait été d’une naissance et d’un rang supérieurs aux siens. Elle avait coloré du prisme de son imagination l’ambition et la future carrière de l’amant auquel elle avait sacrifié sa propre ambition et abandonné sa vie. Peut-être ce père serait-il d’autant mieux disposé à reconnaître et à accueillir son fils, que celui-ci aurait obtenu par un premier succès l’entrée de ce monde politique, dans lequel seule la réputation l’emporte sur le rang ? Peut-être aussi ce succès, en rendant un père fier de le nommer son fils, lui permettrait-il de proclamer le nom de sa mère ? Peut-être le mariage que Nora avait été amenée à croire frauduleux était-il légal, et n’avait-il été tenu secret que par orgueil, à cause de la disparité des rangs ? Et si le fils parvenait à marquer sa place là où le rang lui-même s’incline devant le talent, cet obstacle pouvait disparaître. Ces suppositions n’avaient rien d’invraisemblable ; elles s’accordaient d’ailleurs avec l’expérience qu’avait Léonard de la bonté et de la délicatesse d’Harley. Là encore, l’image d’Hélène se joignait à celle de ses parents pour stimuler son courage et sa nouvelle ambition. Elle était, il est vrai, à jamais perdue pour lui. Ni succès ni honneurs politiques ne pouvaient la lui rendre ; mais elle l’entendrait nommer avec respect dans les cercles brillants où elle allait se mouvoir loin de lui, cercles dans lesquels la réputation parlementaire est prisée bien plus haut que la célébrité littéraire.

Peut-être, dans bien des années, alors que l’amour, tout en ayant conservé sa tendresse, serait pur de toute passion, se rencontreraient-ils comme amis. Il pourrait sans angoisse prendre sur ses genoux les enfants d’Hélène, et lui dire un jour, lorsqu’il aurait conquis l’égalité sociale avec son noble époux : « C’est l’espoir de regagner les privilèges de mon enfance qui m’a donné la force de me distinguer, alors que dans ma jeunesse le bonheur m’avait été ravi. »

Ainsi envisagée, l’élection qui, avec ses bannières bariolées et ses trompettes discordantes, lui avait d’abord semblé un déploiement si misérable et si vulgaire de passions violentes à propos d’un but mesquin, lui apparut comme un objet de vif intérêt, et prit soudain à ses yeux de l’importance et de la dignité. Ainsi en est-il de toute lutte ici-bas. Selon qu’elle possède ou non ce quelque chose de divin qui accélère les battements du cœur et donne essor à l’imagination, elle apparaît au philosophe comme une comédie, ou au poète comme une inspiration. Si vous ressentez ce quelque chose, aucune lutte ne vous semblera mesquine ; si vous ne le sentez pas, vous pourrez comme Byron ranger à côté du massacre de Cannes, ce champ de bataille de Waterloo qui rétablit les limites des nations ; ou insulter avec Juvénal à la poussière d’Annibal, parce qu’il a voulu sauver Carthage, et délivrer le monde des fers de Rome.


CHAPITRE XXII.

Embrassant donc avec vigueur la tâche qu’il avait acceptée, et s’efforçant de regarder ce que Riccabocca eût appelé le côté méridional des choses, Léonard comprit bientôt ce qu’il y a au fond de réellement grand en principe et d’honorable pour la nature humaine, sous les misérables détails et les intérêts vulgaires qui s’agitent à la surface d’une lutte de cette nature. L’ardeur de ceux qui l’entouraient le gagna par degrés. Le généreux dévouement à une cause quelconque qui anime toujours une élection, et auquel l’électeur le plus pauvre fait souvent des sacrifices qu’on peut appeler sublimes, l’affection personnelle que la communauté de zèle inspire aux électeurs pour le défenseur d’opinions qui leur sont chères, tout concourut à dissiper cette indifférence pour les partis politiques, et à combattre ce dégoût du levain grossier qui s’y mêle, qu’avait d’abord éprouvés le jeune poète.

Il cessa donc de s’opposer à Dick Avenel lorsque celui-ci lui représentait combien sa propre nomination serait préjudiciable à ses affaires de Screwstown, et combien, sous tous les rapports, il serait désirable que lui, Léonard Fairfield, devînt le représentant des Avenel. « Si donc, ajoutait Dick, nous ne pouvons être nommés tous les deux, et qu’il faille que l’un de nous se retire, laisse-moi m’arranger avec le comité pour que ce soit moi. Ne crains rien ; tous tes scrupules seront respectés. Je ne voudrais pas, pour l’honneur des Avenel, qu’on pût dire un mot contre leur représentant.

— Mais, répondit Léonard, si je consens à cet arrangement, je crains que vous n’ayez l’intention de transférer les votes qui vous ont été donnés à Leslie, au détriment d’Egerton.

— Et que diable cela peut-il te faire ? Que t’importe Egerton ?

— Rien, si ce n’est à cause de la reconnaissance que je dois à lord L’Estrange.

— Peuh ! Je vais te confier un secret. Lévy m’a avoué en confidence que lord L’Estrange serait bien aise que le choix de Lansmere tombât sur Leslie plutôt que sur Egerton ; et je crois d’ailleurs avoir convaincu milord, lorsque je l’ai vu à Londres, qu’Egerton n’avait aucune chance, tandis que Randal pouvait réussir.

— Je dois croire que lord L’Estrange s’opposera de toutes ses forces à toute tentative ayant pour but de préférer Leslie, qu’il méprise, à Egerton, qu’il aime et qu’il honore. Par conséquent, je m’y opposerai également, ainsi que vous pouvez en juger par les discours qui ont encouru votre déplaisir.

— Pour couper court à tout ceci, je ne demande de toi qu’une chose, c’est de ne rien faire que n’approuve lord L’Estrange. Cela te va-t-il ?

— Certainement, pourvu toutefois que je sois assuré de cette approbation.

Le jour important qui précède le scrutin et où les candidats devaient être officiellement proclamés et se rencontrer dans toute la solennité d’une rivalité déclarée se leva enfin. L’hôtel de ville était l’endroit désigné pour la cérémonie ; et dès avant le lever du soleil la musique se faisait entendre dans les rues, et les bannières déployées flottaient au vent.

Audley Egerton comprit qu’il ne pouvait, sans s’exposer à des sarcasmes mérités sur sa crainte de se montrer au bourg qu’il avait jadis représenté, et dont les mécontents l’avaient brûlé en effigie, s’absenter de l’hôtel de ville comme il avait fait du balcon et de l’hôtel. Telle pénible que fût pour lui l’idée de combattre en face le frère de Nora, de lutter en public contre les souvenirs secrets qui unissaient dans sa pensée à la bataille présente les angoisses du conflit passé, il fallait cependant paraître, et Egerton avait pour habitude d’affronter avec courage ce qu’il avait une fois reconnu nécessaire.


CHAPITRE XXIII.

Les chefs du parti bleu quittèrent le château en grande cérémonie ; les deux candidats dans des voitures découvertes, chacun accompagné de son parrain et de son second. Harley, Lévy et les principaux membres du comité suivaient dans d’autres voitures. Riccabocca, cédant à un accès de mélancolie ou d’indifférence, avait refusé de se joindre au cortège. Au moment où tous allaient partir et étaient rassemblés devant la porte, on vit arriver le facteur et son sac de cuir toujours bien accueillis. Il y avait des lettres pour Harley, pour Lévy, pour Egerton ; il y en avait aussi une pour Randal.

Lévy, après avoir jeté un coup d’œil sur sa correspondance, regarda, avec la familiarité dont il honorait ses amis particuliers, par-dessus l’épaule de Randal.

« Ah ! c’est du squire, dit-il. Il écrit enfin ! Pourquoi donc a-t-il tardé si longtemps ? J’espère qu’il dissipe vos inquiétudes ?

— Oui, dit Randal, laissant voir une joie qui illuminait bien rarement sa physionomie froide et mystérieuse, oui ; ce n’est pas d’Hazeldean qu’il m’écrit ; lorsque ma lettre est arrivée, il était à Londres ; il n’avait pu rester à Hazeldean, il y pensait trop à Frank, il était retourné à Londres après avoir reçu ma première lettre, qui l’informait de la rupture du mariage, pour y chercher son fils et s’y procurer l’argent nécessaire à payer le post-obit. Lisez ce qu’il dit à ce sujet : « Pendant donc que j’étais en train d’hypothéquer (je n’eusse jamais cru que ce serait moi qui chargerais le domaine d’Hazeldean), je me suis dit que je ferais aussi bien d’ajouter vingt mille livres que dix mille à la première somme. Pourquoi t’endetter vis-à-vis de ce baron Lévy ? N’aie jamais affaire aux usuriers. Ta grand’mère était une Hazeldean, et c’est un Hazeldean qui t’avancera toute la somme nécessaire pour racheter les terres de Rood, dont quelques-unes sont, par parenthèse, d’excellentes terres légères. Quant au remboursement, nous en causerons plus tard. Si Frank et moi nous redevenons amis comme par le passé, mes domaines seront un jour à lui, et il t’aime trop pour regretter jamais l’hypothèque ; et si nous ne devons pas nous réconcilier, que me font des centaines et même des milliers de livres de plus ou de moins ? J’arriverai donc à Lansmere après-demain, au plus fort de la mêlée. Bats-moi ce manufacturier, mon garçon, et tiens bon pour la terre. Dis à Lévy de tenir les actes tout prêts. J’apporterai l’argent en billets de banque, avec une paire de pistolets dans les poches de mon paletot, en cas que des voleurs ne m’attaquent sur la route, ainsi qu’il est arrivé à mon grand-père, il y aura soixante ans vienne la Saint-Michel. Les élections de Lansmere me font songer aux pistolets, car je me suis une fois battu en duel avec un officier qui me logea une balle dans l’épaule droite, au sujet d’une élection à Lansmere, mais j’ai pardonné à Audley la part qu’il a prise à cette affaire. Rappelle-moi affectueusement à son souvenir. Ne va pas surtout avoir un duel à ton tour ; mais je suppose que les manufacturiers ne se battent guère, non pas que je veuille les en blâmer, loin de là ! »

La suite de la lettre exprimait l’étonnement et hasardait quelques conjectures au sujet du riche mariage que Randal avait annoncé au squire comme une surprise agréable.

« Il faut en vérité, dit Lévy, que vous ayez écrit plus habilement encore que vous ne parlez, ou bien le squire est un fier imbécile ! »

Randal sourit, mit la lettre dans sa poche et, en réponse aux appels réitérés de son parrain, sauta légèrement dans la voiture.

Harley parut également très-satisfait des lettres qu’on lui avait remises et rejoignit Lévy au moment où s’éloignaient les candidats.

« M. Leslie n’a-t-il pas reçu du squire, dit-il, une réponse à la lettre dont vous m’avez parlé ?

— Oui, milord, le squire sera ici demain.

— Demain ? Je vous remercie de me l’apprendre ; je vais lui faire préparer un appartement.

— Je crois qu’il ne restera que le temps nécessaire pour voir Leslie et moi, et faire le payement.

— Ah ! faire le payement ? Il consent donc ?

— Il apporte le double de la somme convenue, et paraît vouloir faire un don, là où Leslie n’avait demandé qu’un prêt. En vérité, milord, M. Leslie est un habile homme, et bien que je sois à vos ordres, je ne voudrais point le fâcher. Avec la fortune que lui procurera son mariage, il pourrait être un ennemi très-dangereux, surtout s’il réussit à entrer au Parlement.

— Baron, ces messieurs vous attendent ; je suivrai de mon côté. »


CHAPITRE XXIV.

Au centre de la plate-forme élevée dans la grande salle de l’hôtel de ville était assis le maire. De chaque côté de ce dignitaire se placèrent les candidats des deux partis. À sa droite Egerton et Leslie ; à sa gauche Dick Avenel et Léonard. La salle était aussi pleine que possible ; cette lutte excitait un immense intérêt, non-seulement à cause des principes politiques qui se trouvaient en lutte, mais encore à cause des passions locales qu’elle mettait en jeu. Dick Avenel, le fils d’un petit marchand, s’opposant à l’honorable Audley Egerton, le candidat du puissant parti aristocratique de Lansmere, se présentant avec son neveu et prenant, comme il avait coutume de dire, le taureau bleu par ses deux cornes oligarchiques ! il y avait dans la seule tentative de convertir le bourg important, pour les sièges duquel un puissant comte avait jusqu’ici laborieusement lutté, en deux sièges de famille pour la maison d’Avenel, une audace et une bravoure qui seules eussent suffi pour mettre en émoi tous les habitants du bourg, mais en outre venait s’y ajouter la curiosité qu’excitait la présence longtemps différée d’un candidat aussi célèbre que l’ex-ministre, d’un homme dont la carrière avait commencé par le succès remporté à Lansmere, et qui maintenant, au fort de la tempête populaire, venait réparer son vaisseau dans le port même d’où il avait d’abord fait voile. De nouvelles générations avaient grandi depuis que le nom d’Egerton avait pour la première fois mis en émoi les pigeonniers de cette Coriole. Les questions qui alors semblaient si importantes étaient pour la plupart réglées ou oubliées. Mais ceux qui se rappelaient avoir vu Egerton à cette époque étaient frappés du peu de changement qu’avaient apporté les années dans son maintien et dans l’expression de sa physionomie. Lorsque pendant quelques instants il se tint debout près du maire, avant de prendre son siège, examinant l’assemblée, qui éclatait en applaudissements et en sifflets, c’était la même taille droite et imposante, le même regard calme et ferme, la même dignité mystérieuse et indéfinissable qui imprimait le respect, confirmait l’estime et commandait à la haine. Les sifflets se turent involontairement.

Les dispositions préliminaires étant prises, les parrains et les seconds commencèrent leur office.

Audley fut naturellement proposé par le coq du parti, un gentleman qui vivait de ses rentes dans une maison de la Grande-Rue, avait reçu l’éducation universitaire et était cadet d’une « famille du comté. » Ce personnage parla beaucoup de la constitution, quelque peu de la Grèce et de Rome, compara Egerton à William Pitt ainsi qu’à Aristide, et se rassit après un discours estimé classique par quelques-uns et assommant par le plus grand nombre. Le second d’Audley, un brasseur solide et important, le prit sur un ton plus hardi. Il appuya sur la nécessité qu’il y avait pour Lansmere d’être représenté par des gentlemen riches et de haut rang et non par des « parvenus et des aventuriers. » (Applaudissements et grognements.) Lorsqu’il considérait les candidats du côté opposé, il ne pouvait s’empêcher de croire que c’était insulter la ville de Lansmere que de supposer ses électeurs capables de nommer un homme n’ayant aucun titre à leurs suffrages, si ce n’est celui d’avoir été gamin dans la ville où son père tenait boutique, et, par parenthèse, un gamin fort sale et fort turbulent !

Dick caressait son devant de chemise blanc comme la neige, et ses jeux lançaient des éclairs, tandis que les bleus riaient de bon cœur et que les jaunes criaient : C’est une honte ! Quant à l’autre candidat du même parti, le brasseur n’avait rien à dire de lui. Son oncle et sa propre inexpérience l’avaient sans doute entraîné, cet innocent jeune homme, à une démarche si présomptueuse.

Le parrain et le second de M. Avenel parlèrent ensuite ; le premier était un riche épicier, l’autre le propriétaire d’une boutique nouvelle où se vendaient des robes, châles, couvertures et couvre-pieds étiquetés en chiffres connus et à prix fixe ; un homme qui, comme il s’en vantait, traitait avec le peuple « argent comptant, et sans erreur » (du moins il ne convenait jamais d’aucune). Tous deux dirent à peu près la même chose. M. Avenel avait fait sa fortune dans une honnête industrie, il était de la ville, il devait par conséquent en connaître les intérêts mieux qu’un étranger ; il avait des principes publics fermes et austères ; il n’était pas homme à flatter le gouvernement ; il veillerait sur les droits du peuple et voterait contre l’armée, la marine et tous les appuis d’une aristocratie corrompue. Le parrain de Randal, capitaine à la demi-solde, entreprit une longue défense de l’armée et de la marine contre les imputations antipatriotiques des précédents orateurs, laquelle défense lui fit oublier l’éloge de Randal jusqu’à ce que les cris de : Abrégez, abrégez, le rappelassent à ce thème ; et alors il choisit pour sujet d’éloge l’aimable caractère dont témoignaient si évidemment les manières polies et gracieuses de son jeune ami ; la coïncidence de ses opinions avec celles de l’illustre homme d’État auquel il était adjoint. « Il avait de bonne heure sucé les meilleurs principes, son seul défaut c’était la jeunesse et il s’en corrigerait tous les jours. » Le second de Randal était un propriétaire rural dont la parole avait du poids auprès des électeurs de la campagne. Il se montra d’une franchise un peu intempestive ; il rappela l’abandon fait par Audley des intérêts territoriaux, « espéra » que celui-ci en avait assez des grandes villes ; lui, le cultivateur était prêt à pardonner et à oublier, mais il aimait à croire que les électeurs de Lansmere ne se verraient plus exposés à brûler en effigie leur représentant. Quant au jeune gentleman dont il avait l’honneur d’être second, il ne le connaissait guère, mais les Leslie étaient une ancienne famille du comté voisin, et M. Leslie était parent du squire Hazeldean, le meilleur homme qui eût jamais chaussé un soulier de cuir. Lui, le cultivateur, tenait aux bonnes races pour ses moutons et pour ses taureaux, et il y tenait de même pour les hommes. Il n’était pas pour les abus, il était seulement pour le roi et la constitution. Il ne s’opposerait, par exemple, en aucune façon à l’abaissement des dîmes et à l’abolition de l’impôt sur la drèche, il n’y voyait pas la moindre objection. M. Leslie lui paraissait un jeune homme intelligent, qui savait parler, et tout considéré, le brasseur était d’avis qu’il ferait tout aussi bien l’affaire au parlement que les neuf dixièmes de ceux qui y étaient. Le cultivateur se rassit beaucoup plus applaudi des jaunes que des bleus, et ayant vaguement la conscience d’avoir plutôt fait tort qu’autrement à la cause qu’il était chargé de défendre. Léonard ne fut pas non plus très-heureux dans son parrain. C’était un jeune gentleman qui, après avoir essayé de plusieurs professions et avoir échoué dans toutes, ayant fait un petit héritage qui lui permettait de vivre indépendant, s’était posé en hommes de lettres. Ce gentleman entreprit la défense des poètes, comme le capitaine à demi-solde avait fait celle de la marine et de l’armée ; et après une douzaine de phrases prononcées du nez sur « le clair de lune de l’existence, et les oasis dans le désert, » demeura court à la grande satisfaction de ses auditeurs impatientés.

Cet échec fut en grande partie réparé par le second de Léonard, un maître tailleur, orateur émérite, chaud et sincère admirateur du jeune Fairfield. Il exprima son opinion brièvement, simplement, et l’accompagna d’un éloge du jeune candidat qui produisit de l’effet parce qu’il était vrai et senti.

À ces discours préparatoires succéda un profond silence et Audley Egerton se leva.

Dès les premières phrases tous sentirent qu’ils avaient en face d’eux un homme accoutumé à commander l’attention et à donner à ses opinions le poids d’une autorité reconnue. La lenteur mesurée de la parole, la fermeté du maintien, la dignité simple des gestes, tout révélait le ministre d’un grand pays, moins accoutumé à agiter les assemblées par une éloquence passionnée qu’à en obtenir un respect silencieux, dû à sa capacité et à son expérience. Ce qui eût pu paraître officiel et didactique chez un autre était relevé chez Egerton par cet air, ce ton, cette manière de parfait gentleman, dont l’auditoire même le plus plébéien ne laisse pas de sentir le charme. Il était éminemment doué de cette distinction dans la vie privée, mais elle devenait bien plus frappante encore lorsqu’il paraissait en public. Le senatorius decor semblait une phrase inventée pour lui.

Audley débuta par parler de ses adversaires avec cette gracieuse courtoisie qui sied si bien à un homme supérieur et qui présage plus sûrement la victoire que les plus amères diatribes et les plus violentes déclamations. S’inclinant devant Avenel, il exprima le regret d’avoir à combattre un adversaire que sa naissance devait rendre cher à la ville, et dont l’honorable ambition était elle-même une preuve de l’admirable nature de cette constitution anglaise qui permet aux plus humbles de jouir de ses distinctions, tandis qu’elle contraint les plus grands à travailler et à lutter pour arriver à ces honneurs si justement enviés, qu’on ne peut obtenir que de l’estime et de la confiance de ses compatriotes. Il complimenta en quelques mots bien sentis Léonard sur ses succès littéraires, et faisant avec grâce allusion à l’intérêt qu’il avait toujours éprouvé pour les efforts des jeunes gens cherchant à se placer à l’avant-garde de la nouvelle génération, il donna à entendre qu’il ne regardait pas Léonard comme son propre adversaire, mais bien plutôt comme le compétiteur de son jeune et excellent ami M. Randal Leslie. « Heureux âge que le leur ! fit l’homme d’État avec une sorte de mélancolie. Dans l’avenir ils ne voient rien à craindre, dans le passé ils n’ont rien à défendre ; il n’en est pas ainsi de moi. » Arrivant alors aux vagues insinuations et aux accusations plus directes formulées contre lui et sa politique par les précédents orateurs, Audley s’arrêta et se recueillit un instant, car son œil était fixé sur les sténographes assis au-dessous de lui ; il avait aperçu parmi eux des figures qui lui avaient été familières alors qu’il tenait les assemblées de la métropole suspendues à ses lèvres conseillères des rois. Et involontairement l’ancien ministre, échappant soudain à cet auditoire restreint, à cette élection et aux cruels souvenirs qu’elle suscitait en lui, s’adressa à ce public immense et invisible auquel les sténographes allaient transmettre ses paroles. Sous l’influence de cette idée sa manière changea graduellement ; son œil se fixa sur les rangs les plus éloignés de la foule ; son accent devint plus profond, plus sonore et plus solennel. Il passa en revue et justifia sa vie politique tout entière. Il rappela les diverses mesures auxquelles il avait contribué, la part qu’il avait prise aux lois qui régissaient aujourd’hui le pays. Il toucha légèrement mais avec orgueil aux services qu’il avait rendus à son parti. Il fit allusion au peu de soin qu’il avait apporté à la direction de sa fortune particulière ; mais dans quel détail, si minime que ce fût, des affaires publiques confiées à sa charge un ennemi même pouvait-il l’accuser de négligence ? Nul doute qu’Audley n’eût ici l’intention de préparer le public à la nouvelle de sa ruine. Il examina ensuite les questions à l’ordre du jour, et fit un exposé général de la politique que dans le cas des changements qu’il prévoyait, il conseillerait à son parti d’adopter.

Le discours d’Audley embrassait un cercle d’intérêts trop vaste pour exciter la sympathie de l’assemblée bigarrée qui l’entourait ; mais il se souciait peu de cette assemblée, il l’oubliait. Les sténographes le comprenaient, tandis que leurs plumes volaient à la suite de paroles qu’ils n’osaient ni abréger, ni modifier. Audley s’adressait à la nation tout entière, son discours était celui d’un homme en qui celle-ci n’avait pas cessé de reconnaître un de ses chefs, et qui désirait écarter de sa carrière passée toute injuste accusation, se promettant, si la vie lui était laissée, de s’élever plus haut qu’il n’avait encore fait, publiant un manifeste qu’il comptait réaliser une fois au pouvoir, et plantant un drapeau, autour duquel les escadrons rompus d’une armée en déroute viendraient se rallier pour de nouveaux combats, pour de nouvelles victoires. Peut-être aussi, dans les profondeurs de son âme (ce qui ne pouvait être compris par les sténographes, ni deviné par le public), plus touché de l’incertitude de la vie que des espérances de l’ambition, voulait-il laisser derrière lui une complète justification de cette intégrité politique au sujet de laquelle du moins sa conscience ne lui reprochait rien.

« Pendant plus de vingt ans, dit-il en terminant, il n’est pas un de mes jours qui n’ait été consacré au service de mon pays ; j’ai pu parfois me trouver en opposition avec les désirs du peuple, je pourrai m’y trouver encore, mais ce sera toujours parce que je préfère son bonheur à ses caprices. Et si, comme je le crois, en certaines occasions j’ai, de concert avec des hommes d’une plus haute renommée, amélioré les lois de l’Angleterre, garanti sa sécurité, étendu son commerce, soutenu son honneur, j’abandonne le reste à la censure de mes ennemis et (ici sa voix trembla) à la charité de mes amis. »

Avant qu’eussent cessé les applaudissements qui accueillirent la conclusion de ce discours, Richard Avenel se leva. Ceux qui composent ce qu’on appelle la partie respectable d’un auditoire à savoir : les mieux élevés et les mieux habillés, même du côté jaune, souffrirent pour l’honneur du bourg natal en contemplant le candidat qu’ils opposaient au grand orateur dont la noble figure remplissait encore tous les yeux et dont les majestueux accents résonnaient encore à toutes les oreilles. Mais la grande majorité des deux côtés accueillit la vue d’Avenel comme un soulagement, car le discours d’Egerton, tout en captivant l’attention de l’auditoire, avait un peu fatigué son intelligence. Les jaunes applaudirent et les bleus grognèrent ; il y eut un bruit de voix tumultueuses et un mouvement dans la masse agitée des visages barbouillés et des robustes épaules. Mais Dick avait autant d’audace et de courage qu’Audley lui-même, par degrés sa hardiesse, sa bonne mine et la curiosité d’entendre ce qu’il avait à dire lui conquirent le silence et l’attention ; et Dick, les ayant une fois conquis, s’arrangea de façon à les conserver. Sa hardiesse naturelle était encore stimulée par son amère rancune contre Egerton. Il s’était muni pour la circonstance d’un arsenal de citations des discours d’Audley, puisés dans Hansard, et tronquant ou assemblant ces textes de la manière la plus injuste et la plus ingénieuse, il réussit à diviser un tout conséquent en fragments contradictoires, à tirer de phrases inoffensives des axiomes si impopulaires, si arbitraires, si tyranniques, qu’il travestit le ministre éclairé et incorruptible, en un fourbe, habile et cauteleux, prêtant la main à d’ignobles tripotages, apologiste des massacres de Manchester, etc., etc. Et chaque trait portait d’autant plus qu’il semblait avoir été provoqué par cette justification de ses actes à laquelle venait de se livrer l’ancien ministre. Ayant donc ainsi, comme il le déclara, « convaincu le très-honorable gentleman par ses propres paroles, » Dick se considéra comme autorisé à s’abandonner à ce qu’il appelait « la juste indignation d’un libre Anglais, » en d’autres termes à toutes les formes d’injure que le mauvais goût suggérait à l’aigreur de ses sentiments. Mais il le fit avec tant de rondeur, d’entrain et d’audace, dans un style si parfaitement approprié aux hustings, que, pour le moment du moins, il entraîna le gros du public avec lui, de façon à ce que les murmures indignés du comité bleu, et les marques d’improbation des plus aristocratiques d’entre les jaunes fussent étouffés par les applaudissements enthousiastes de la foule. Dick termina en déclarant emphatiquement que les temps de l’honorable gentleman étaient passés ; que le peuple avait été ruiné et pillé assez longtemps par de solennels intrigants qui ne songeaient qu’à leurs salaires et n’allaient jamais à leurs bureaux, si ce n’est pour y gâcher de l’encre, des plumes et du papier qui ne leur coûtaient rien. Le très-honorable gentleman s’était vanté d’avoir servi son pays pendant vingt ans. Servi son pays ! oui, il l’avait servi aux siens, aux aristocrates ! (Rires prolongés). Il était dans un bel état son pays ! En un mot, pendant vingt ans l’honorable gentleman avait eu la main dans les poches de l’Angleterre, « et je vous le demande, beugla Dick, y en a-t-il un seul parmi vous qui se trouve mieux de ce qu’il y a pris ? » Les cent cinquante hésitants branlèrent la tête. « Pour ça non ! » crièrent-ils douloureusement. « Vous entendez le peuple ! reprit Dick en se tournant majestueusement vers Egerton, qui, les bras croisés sur sa poitrine et la lèvre légèrement plissée, demeurait immuable comme Atlas ; vous entendez le peuple ! il vous condamne vous et les vôtres. Je répète ce que j’ai juré dans une autre occasion : aussi vrai que je m’appelle Richard Avenel, il vous en cuira de… (ici Dick hésita) de votre injuste dédain pour les droits, les plaintes et les aspirations de vos compatriotes indignés. Le maître d’école est à l’œuvre et le lion britannique se réveille ! »

Dick alla se rasseoir. Le pli du mépris s’était évanoui sur la lèvre d’Egerton ; en entendant prononcer avec tant d’amertume le nom d’Avenel, il avait soudain mis la main devant son visage.

Mais bientôt Randal Leslie quitta sa place, et Audley, levant les yeux, regarda son protégé avec une expression d’affectueux intérêt. Quel meilleur début pouvait désirer un jeune homme ardemment attaché, à un patron éminent qui venait d’être si grossièrement attaqué ? Quelle plus belle occasion un aspirant politique pouvait-il désirer pour défendre et glorifier les principes que représentait ce patron ? Les bleus, émus et indignés, se tenaient prêts à applaudir chaque phrase qui vengerait leur outrage ; les jaunes eux-mêmes, maintenant que Dick avait cessé de parler, sentaient vaguement que leur orateur s’était exposé à de cruelles représailles et qu’il méritait largement, surtout de la part de l’ami d’Egerton, n’importe quelle amère réplique que de si violentes insultes pourraient faire vibrer dans le cœur de l’homme ou dans l’accent de l’orateur. Une meilleure occasion pour un débutant jeune et honnête ne pouvait, à coup sûr, se rencontrer ; mais les destins irrités n’eussent pu amener une situation plus désastreuse, plus pénible, plus inextricable pour Randal Leslie. Comment attaquer Dick Avenel, lui qui comptait sur Dick Avenel pour réussir dans son élection ? Comment exaspérer les jaunes après cette solennelle injonction de Dick : « Ne dites rien qui puisse empêcher les jaunes de voter pour vous plus tard. » Comment s’identifier avec la politique d’Egerton, lorsque sa propre politique lui prescrivait de se faire passer, aux yeux de ses adversaires, pour un jeune homme sensé et sans préjugés, qui marcherait droit et deviendrait jaune au premier jour ; Démosthènes lui-même renonçant à s’en tirer, eût prétexté un mal de gorge. Il faut donc excuser Randal s’il bégaya et s’embrouilla, s’il fut terrifié par les applaudissements après avoir dit quelques mots destinés à venger Egerton, et s’il parut craintif et embarrassé en murmurant un contre-compliment à Dick. Les bleus furent amèrement désappointés ; les jaunes sourirent et reprirent courage. Audley Egerton fronça le sourcil. Harley, qui était sur la plate-forme, un peu en arrière des candidats, se pencha vers Egerton et lui dit tout bas : « Vous auriez dû faire d’avance la leçon à votre protégé. Son affection pour vous l’émeut trop vivement. »

Audley, sans rien répondre, déchira une page de son portefeuille et y écrivit ces mots au crayon : « Dites que vous êtes embarrassé de répondre à M. Avenel parce que j’ai tout particulièrement exigé de vous de ne pas vous laisser emporter à une seule parole blessante envers un homme dont le père et le beau-frère m’ont donné cette majorité de deux voix à laquelle j’ai dû mon entrée au parlement, puis entrez sur-le-champ dans la politique générale. » Audley mit ce papier dans la main de Randal au moment où le malheureux jeune homme allait rester court et quitter l’estrade. Randal s’arrêta, reprit haleine et lut attentivement ces quelques mots au milieu des chuchotements et des rires de toute la salle ; sa présence d’esprit lui revint, il entrevit le moyen de se tirer d’affaire, se recueillit un moment, puis releva soudain la tête, et dans un langage devenu ferme et facile, développa si habilement le texte qui venait de lui être suggéré, qu’il prit l’auditoire par surprise, satisfit les bleus en donnant une preuve de la générosité d’Audley, et toucha les jaunes par sa déférence envers la famille de leurs deux candidats. Le jeune orateur aborda alors les sujets sur lesquels il s’était préparé avec soin, et prononça une harangue remplie d’art et d’adresse, dans laquelle il temporisait à la vérité, mais faisait preuve de ce qu’on eût appelé un tact et une prudence consommés chez un vieux diplomate qui n’eût voulu se commettre envers rien, ni envers personne. Son discours lui fit honneur, du moins comme témoignage d’une réserve et d’une modération bien rares chez un si jeune homme ; s’il était trop savant et trop raffiné pour un auditoire populaire, c’était néanmoins un excellent résumé de ce qui se pouvait dire de chaque côté de la question. Enfin Randal s’essuya le front et se rassit, applaudi principalement par les avocats qui trouvaient présents, et fort satisfait de lui-même.

C’était maintenant à Léonard de parler. Nerveux comme le sont généralement les hommes de lettres, et naturellement timide, sa voix tremblait lorsqu’il commença ; mais sans le savoir, il écouta moins son intelligence que son cœur ardent et son noble caractère, et l’un lui dicta des paroles sympathiques, tandis que l’autre rendit peu à peu à ses manières toute leur dignité.

Il profita des quelques phrases qu’Egerton avait mises dans la bouche de Randal pour effacer l’impression fâcheuse produite par la grossière attaque de son oncle. Il regretta que l’honorable gentleman n’eût pas fait lui-même cette touchante et généreuse allusion aux services qu’il avait daigné se rappeler, car en ce cas, il en était sûr, M. Avenel ne se fût pas laissé entraîner à cette amertume que les luttes électorales engendrent d’autant plus facilement que les opinions politiques des candidats sont plus ardentes et plus sérieuses. Heureux était-il que parfois un sentiment plus doux, comme celui que M. Egerton avait engagé Leslie à exprimer précédât la discussion et rappelât aux antagonistes, ainsi que l’avait fait si expressément M. Leslie, que tout bouclier a deux côtés et qu’il est possible de soutenir qu’un côté était d’or, sans nier l’assertion du champion qui affirme que l’autre était d’argent. Puis, sans paraître se séparer de son oncle, le jeune orateur insinua une apologie de ses attaques si pleine de cœur et de bon goût qu’il fut vivement applaudi par les deux partis et que Dick lui-même n’osa prononcer le démenti qu’il avait sur les lèvres.

Mais si Léonard traita Egerton avec tant de respect, il ne se crut tenu à aucun ménagement vis-à-vis de Leslie. Avec la pénétration instinctive des esprits accoutumés à analyser les caractères et à étudier la nature humaine, il découvrit la duplicité cachée de l’artificieux discours de Randal. Il rougit, sa voix s’éleva, son imagination entra en jeu et son esprit étincela lorsque prenant à partie la mosaïque politique de son antagoniste et déchirant le voile spécieux des paroles, il en laissa voir la trame bigarrée de jaune et de bleu, et démontra qu’on ne pouvait découvrir dessous aucune conviction. « Le discours de M. Leslie, dit-il, me fait songer à un bac, et semble n’avoir d’autre but que de passer continuellement d’un côté à l’autre. » La comparaison était si juste qu’elle provoqua une bruyante hilarité ; Egerton lui-même ne put retenir un sourire. « Quant à moi, dit Léonard en terminant son impitoyable analyse, je suis encore novice dans les luttes des partis ; cependant, quand je ne serais pas l’adversaire personnel de M. Leslie, ne fussé-je qu’un électeur, appartenant comme je fais au peuple par ma condition et par mes travaux, je comprendrais que c’est là un représentant en qui le bien-être, l’honneur, l’élévation morale du peuple ne sauraient trouver un champion. »

Léonard s’assit au milieu des applaudissements, car son discours avait relevé les jaunes dans leur propre estime et abaissé Randal dans l’esprit des bleus. Randal le comprit, la rage au cœur, tout en conservant sur les lèvres un sourire ironique. Il jeta un coup d’œil furtif vers Dick Avenel, dont, après tout et en dépit des bleus devait dépendre son élection. Dick répondit à ce coup d’œil par un dignement d’yeux significatif. Randal se tourna alors vers Egerton et lui dit à voix basse : « Combien j’ai regretté de n’avoir pas plus d’habitude de la parole ; j’aurais été si heureux de vous venger !

— Merci, Leslie. M. Fairfield a suppléé à toute omission quant à ce qui me concerne. Et vous ferez bien de lui pardonner ses attaques contre vous-même, parce qu’elles peuvent vous être utiles en vous indiquant quel est votre défaut comme orateur.

— Quel est-il ? dit Leslie.

— C’est de ne pas croire un seul mot de ce que vous dites, » répondit sèchement Egerton, et tournant le dos à Randal, il s’approcha de son parrain et lui dit à haute voix, avec un léger soupir : « M. Avenel a droit d’être fier de son neveu ; je regrette que ce jeune homme ne soit pas des nôtres ; il pourra devenir un orateur. »

La séance allait se terminer par une démonstration à mains levées, lorsqu’un homme de proportions athlétiques demanda à poser quelques questions aux candidats. Un frémissement courut dans l’assemblée, car cet électeur était le démagogue des jaunes, un homme qu’il était impossible d’intimider, un orateur aux poumons d’airain. « Je serai bref, » dit-il. Et alors, sous prétexte de questionner les candidats bleus, il se livra à une sortie furieuse contre le comte de Lansmere et son fils, accusant celui-ci d’intimidation et de corruption, citant à l’appui de son dire plusieurs électeurs de Fish-Lane et de Back-Slum qui avaient été détournés d’accomplir leurs promesses envers les jaunes par les vils artifices de l’aristocratie bleue, représentée par le noble lord qu’il défiait en ce moment de le contredire. L’orateur s’arrêta et Harley apparut aussitôt sur le devant de la plate-forme en signe qu’il acceptait le défi. Si la curiosité avait été excitée par Egerton, elle le fut bien davantage encore par Harley. Absent depuis plusieurs années, presque inconnu dans le pays où il devait un jour posséder d’immenses domaines, jouissant d’une vague réputation de talent et de capacité qu’il n’avait pas encore justifiée, rien d’étonnant à ce que jaunes et bleus tendissent l’oreille et retinssent leur souffle pour mieux l’entendre.

On naît, dit-on, poète, tandis qu’on devient orateur ; ceci n’est vrai qu’en partie. Quelques hommes sont devenus poètes, et d’autres sont nés orateurs. Il est probable qu’avant ce jour-là Harley n’avait jamais parlé en public, et cependant il n’avait pas parlé cinq minutes qu’il disposait des cœurs et des esprits de son auditoire aussi complètement qu’un musicien dispose des cordes de son instrument. Il avait reçu de la nature une voix capable d’une infinie variété de modulations, une physionomie mobile et expressive et il était vivement frappé, comme le sont tous les profonds humouristes du côté ridicule en même temps que du côté grave de chaque chose qui se présentait à sa vigoureuse intelligence.

À quelque cause que dût Harley de parler merveilleusement, il est du moins certain qu’il parla merveilleusement. Il ridiculisa le démagogue et ses accusations avec un grand bonheur d’expressions et la gaieté la plus naturelle ; il décrivit les aventures de ce vertueux personnage à la recherche de la corruption dans les pures régions de Fish-Lane et de Back-Slum ; puis il groupa les témoignages sur lesquels le démagogue avait basé ses attaques d’une façon si caustique et si originale que l’auditoire tout entier éclata d’un rire homérique. Bientôt Harley fit passer ce même auditoire du rire aux larmes, en parlant des insinuations dont son père avait été l’objet de façon à toucher et à émouvoir tous les pères et tous les fils de l’assemblée.

Puis sa parole prit un autre tour, et une nouvelle émotion s’empara de l’assemblée. Harley s’identifia avec les électeurs de Lansmere. Il était fier, dit-il, d’appartenir à Lansmere, et tous les électeurs du bourg se sentirent en même temps fiers de lui. Il parla avec une bonté familière des quelques vieux amis de son enfance, se réjouissant de les retrouver vivants et prospères. Il eut pour chacun d’eux un mot affectueux, une parole du cœur.

« Cher vieux Lansmere ! » s’écria-t-il, et cette simple exclamation lui gagna tous les cœurs. Lorsque enfin il se tut comme pour se retirer, ce fut au milieu d’applaudissements frénétiques. Audley lui serra la main et lui dit tout bas : « Je suis le seul ici qui ne soit pas surpris, Harley. Maintenant que vous avez découvert vos propres talents, ne les laissez plus enfouis et inactifs ! » Harley retira sa main et ses yeux brillèrent. Il fit signe qu’il avait encore quelque chose à dire et les applaudissements se turent. « Mon honorable ami me reproche les années que j’ai perdues. Oui, c’est vrai, ma jeunesse a été inutile, n’importe pourquoi et comment. Mais la sienne ! Comment l’a-t-il employée ? Il l’a sacrifiée tout entière à la chose publique avec un dévouement tel, que ceux qui ne le connaissent pas comme moi, ont souvent pensé qu’il ne lui restait pas un seul sentiment pour les devoirs plus obscurs et les affections plus limitées par lesquels les hommes de talents ordinaires et les esprits plus humbles resserrent les liens de cet ordre social que les hommes d’État tels que lui sont appelés à protéger et à défendre. Mais pour ma part, je crois qu’il n’y a pas d’être plus dangereux que l’austère hypocrite qui, parce qu’il a dressé sa froide nature à servir mécaniquement une abstraction quelconque (qu’il l’appelle la « constitution ou la chose publique »), se croit dispensé des devoirs de la vie privée, de la bonté qui gagne l’affection, de la sincérité qui attire la confiance. Que d’autres donc louent en mon honorable ami le politique incorruptible, permettez-moi de voir surtout en lui l’homme loyal et sincère dont on pourrait dire comme d’un saint prêtre : « qu’il ne ferait point un mensonge même pour gagner le ciel, » et dont l’honneur est si délicat qu’il regarderait comme un mensonge de taire la vérité. » Harley fit ensuite une brillante peinture du type idéal de chevaleresque loyauté, que représentent pour un Anglais ces mots « un parfait gentleman, » appliquant chacune de ses phrases à son illustre ami avec une chaleur et une énergie oui semblaient jaillir de son cœur ; pour tout l’auditoire, excepté deux personnes, c’était un éloge que la fervente sincérité de l’orateur empêchait seule de taxer d’hyperbole. Mais Lévy riait dans sa barbe et se frottait les mains, tandis qu’Egerton baissait la tête et s’agitait sur son siège. Chaque parole d’Harley était une flèche qui lui traversait le cœur. Au milieu des acclamations qui suivirent cette admirable esquisse de l’homme loyal, Harley reconnut la voix enthousiaste de Léonard. Il se tourna vivement vers le jeune homme : « M. Fairfield, dit-il, applaudit à cette peinture de l’intégrité et à l’application que j’en ai faite ; qu’il imite donc le modèle placé devant lui ; et peut-être un jour entendra-t-il des louanges aussi sincères que les miennes sortir de la bouche de quelque ami qui l’aura vu à l’œuvre comme j’y ai vu M. Egerton. M. Fairfield est un poète ; c’est injustement qu’on lui a contesté ce titre ; mais les poètes sont-ils propres aux affaires ? s’est-on demandé. N’écriront-ils pas des sonnets à Phylis ou à Chloé lorsqu’on leur demandera d’appliquer leur céleste imagination aux détails d’un bill sur la bière ? Que les amis de M. Fairfield se rassurent ; les poètes lorsqu’ils descendent à l’action ne sont pas moins prosaïques que les plus terre-à-terre d’entre nous ; ils subissent l’influence d’intérêts tout aussi égoïstes, de passions tout aussi mesquines. Ce n’est que dans la vie privée qu’il est bon d’être sur ses gardes contre les enfants de l’imagination, car ils consacrent si pleinement aux muses tout ce qu’ils ont de sentiment que nous ne devons pas plus nous attendre à les voir perdre leurs pensées sur les simples devoirs des hommes, qu’à voir un dissipateur « gaspiller son argent à payer ses dettes. » Mais le monde est d’accord pour user d’indulgence envers les infirmités d’hommes qui se trompent et se punissent eux-mêmes. Les poètes ont, il est vrai, plus d’enthousiasme, plus d’affection, plus de cœur que les autres, mais c’est seulement lorsqu’il s’agit des fictions qu’ils créent. En vain, prétendrait-on se les attacher par un mérite vulgaire, par de prosaïques services, quels que soient les efforts et les sacrifices, ils n’en seront pas moins ingrats si la gratitude leur paraît antipoétique. Ils ne suivent que leurs caprices, n’adorent que leurs illusions et, estimant les formes de l’humanité trop matérielles pour leur fantastique affection, ils évoquent un fantôme et sont glacés par ses embrassements ! »

Puis s’apercevant soudain qu’il dépassait la compréhension de son auditoire et touchait aux limites de son amer secret (car en parlant ainsi, c’était à Nora bien plus qu’à Léonard qu’il avait songé), Harley donna un tour nouveau et plus simple à sa terrible ironie, il tourna habilement en ridicule les sentiments qu’avait exprimés Léonard dans son discours, il passa rapidement en revue les questions politiques à l’ordre du jour, fit de Leslie un éloge à double entente comme il avait fait d’Egerton, puis mit fin à un discours dont l’effet populaire n’avait jamais été égalé dans cette salle, au milieu d’acclamations et d’applaudissements qui menaçaient d’en faire crouler les murailles.

Au bout de quelques minutes, on leva la séance après un vote par mains levées. Le vote fut déclaré par le maire (un bleu de vieille roche), favorable au très-honorable Audley Egerton et à Randal Leslie, Esquire.

Des cris : « Non, non, c’est honteux ! c’est injuste ! » se firent entendre, un poll fut demandé pour les deux autres candidats, puis la foule s’écoula lentement.

Harley sortit le premier par la porte particulière, Egerton le suivit, Randal demeura en arrière. Avenel vint lui serrer la main et lui dit à voix basse : « Trouvez-vous ce soir dans le parc, près du taillis de chênes, à trois cents mètres environ de la barrière ; nous verrons à tout arranger pour le mieux. Quelle abominable blague que tout ceci ! »


CHAPITRE XXV.

Si la vigueur du discours d’Harley avait surpris amis et ennemis, elle n’avait produit sur personne dans cette assemblée, pas même sur le coupable Egerton, un effet aussi profond que sur Léonard. Complètement abasourdi par cette pluie de sarcasmes immérités, ce ne fut qu’après la dispersion de l’assemblée, qu’il parvint à conjecturer la cause de ces amères railleries, de ces traits acérés. Harley connaissait évidemment l’aveu qu’avait fait Léonard de son amour pour Hélène Digby. Dès lors, ces accusations de mépris pour les devoirs de la vie commune, non-seulement blessaient le cœur du jeune homme, mais encore l’atteignaient jusque dans son honneur. Plein d’une mâle et généreuse indignation, il résolut d’aller trouver sur-le-champ lord L’Estrange, de se justifier, de justifier Hélène, car accuser ainsi l’un, c’était tacitement faire injure à l’autre.

Se dérobant donc aussi rapidement que possible à l’enthousiasme de ses partisans, Léonard se dirigea vers le château. Les palissades du parc touchaient à la ville, et un tourniquet permettait aux piétons d’y entrer. Léonard passant par ce chemin, avait à peine fait cent pas, que soudain dans ce même bosquet qu’Avenel avait assigné pour rendez-vous à Randal, il se trouva en face d’Hélène.

Elle tressaillit et poussa un léger cri : mais, Léonard tout entier à la pensée de se justifier ainsi qu’elle, ne s’arrêta pas à expliquer sa présence, ni à calmer l’agitation d’Hélène.

« Miss Digby ! s’écria-t-il avec ce respect qui souvent distingue si cruellement la familiarité passée de la froideur présente ; miss Digby, je suis heureux de vous rencontrer, heureux de pouvoir vous demander la permission de me défendre d’une accusation, qui bien que dirigée contre moi seul, vous atteint également. Lord L’Estrange a donné à entendre en public que moi, moi, qui lui dois tant, qui l’ai toujours si profondément respecté, que même le juste ressentiment que j’éprouve en ce moment me paraît presque de l’ingratitude ; il a donné à entendre que… Ah ! miss Digby, j’ai peine à trouver des paroles pour répéter ce que j’ai été si humilié d’entendre. Mais vous savez combien est fausse toute parole qui nous accuse l’on ou l’autre d’avoir trahi notre commun bienfaiteur. Permettez-moi de répéter à votre tuteur ce que j’ai osé vous dire dans notre dernière entrevue, ce que vous m’avez répondu, et dans quels sentiments je vous ai quittée.

— Oh ! oui, Léonard, allez ! justifiez-vous à ses yeux ! Injuste et cruel lord L’Estrange !

— Hélène Digby ! s’écria soudain une voix derrière eux, de qui parlez-vous ainsi ? »

Au son de cette voix, Hélène et Léonard se retournèrent et virent debout devant eux Violante, dont la beauté était rendue presque sublime par la noble indignation qui brillait dans ses yeux, colorait son visage, et respirait dans tout son maintien.

« Est-ce bien vous qui parlez ainsi de lord L’Estrange ? Vous — Hélène Digby ! Vous ! »

M. Dale qui avait suivi Violante, apparut alors. « Doucement, enfant, » dit-il, et posant une main sur l’épaule de Violante, il tendit l’autre à Léonard. « Qu’y a-t-il ? Venez avec moi, Léonard, et expliquez-moi ce dont il s’agit. »

Léonard suivit l’ecclésiastique, et en quelques phrases soulagea son cœur oppressé.

M. Dale partagea son ressentiment, et après l’avoir questionné sur tout ce qui s’était passé dans cette mémorable entrevue avec Hélène, s’écria :

« C’est bien ; n’allez pas encore trouver lord L’Estrange vous-même ; je vais le voir ; je suis ici à sa requête. Il ne m’avait, à la vérité, appelé que pour demain, mais le squire m’ayant écrit quelques lignes à la hâte pour me demander de me trouver demain à Lansmere en même temps que lui, et de l’accompagner ensuite dans sa recherche du pauvre Frank, j’ai pensé que j’aurais sans doute peu de temps à donner à lord L’Estrange si je ne devançais son invitation en venant aujourd’hui. Je m’applaudis de l’avoir fait. Je suis arrivé il y a une heure, j’ai appris qu’il était à l’hôtel de ville et j’ai rejoint les jeunes filles dans le parc. Miss Digby, pensant que je pouvais avoir quelque chose à dire en particulier à ma jeune amie Violante, avait marché un peu en avant. C’est ainsi que je me suis heureusement trouvé là pour écouter votre récit et j’espère parvenir à éclaircir tout malentendu. Lord L’Estrange doit maintenant être rentré, je vais retourner au château. J’irai ensuite vous retrouver à votre hôtel. Votre seule présence dans ce parc et les quelques mots que vous avez échangés avec Hélène pourraient avoir pour conséquence d’aigrir encore votre bienfaiteur. Je ne puis supporter cette idée. Retirez-vous, je vous en conjure. J’expliquerai tout à lord L’Estrange et il vous rendra justice. Cela est, cela doit être son intention.

— Son intention, lorsqu’il vient de se montrer aussi injuste envers moi !

— Oui, oui, » balbutia le pauvre curé, se rappelant que le secret lui avait été imposé par Harley et ne sachant comment calmer Léonard. Cependant, toujours convaincu que son jeune ami était fils d’Harley, songeant à tout ce que celui-ci avait dit de l’expiation à son remords apparent, M. Dale ne pouvait comprendre pourquoi il avait ainsi fait précéder l’expiation de l’insulte. Désireux avant tout d’empêcher Harley et Léonard de se rencontrer tandis qu’ils étaient sous l’influence de pareils sentiments vis-à-vis l’un de l’autre, il fit un effort sur lui-même et démontra si bien à Léonard les avantages de sa propre diplomatie, que celui-ci consentit à attendre son retour.

« Quant à des excuses ou à une réparation, dit-il fièrement, cela regarde lord L’Estrange ; je ne les demande pas. Dites-lui seulement, que dès que j’ai su que celle que j’aimais et dont le souvenir m’avait été sacré depuis bien des années lui était fiancée, j’ai renoncé même au désir qu’elle fût jamais à moi ; si c’est là manquer aux devoirs de l’homme, je suis coupable. Si avoir prié nuit et jour que celle dont la présence eût réjoui ma vie laborieuse et solitaire puisse apporter à la sienne un charme que ne donnent ni la richesse ni la grandeur, si c’est là de l’ingratitude, je suis ingrat ; qu’il me condamne donc. Je disparaîtrai de sa sphère comme un homme qui aura un moment traversé son chemin et qu’il ne doit plus revoir. Mais il ne doit ni blâmer, ni soupçonner Hélène. Un mot encore. En me présentant pour cette élection, en m’engageant dans cette lutte étrangère à mes habitudes, peu convenable à ma pauvreté, opposée à des aspirations depuis longtemps dirigées vers un but plus noble, bien qu’on y arrive par des chemins plus obscurs, je n’ai obéi qu’à sa volonté ou à son caprice, et cela dans un moment où j’avais soif de repos et de solitude. J’étais enfin arrivé à prendre intérêt à ce que j’avais d’abord abhorré, mais l’idée de conquérir l’estime de lord L’Estrange animait mes espérances, stimulait mon ambition ; maintenant donc, à quoi bon continuer ? Que ferais-je ici ? Toute sa conduite, sauf son mépris pour moi, est une énigme. À moins donc qu’il n’exprime de nouveau un souhait que je me plais encore à regarder comme une loi, je me retire d’une lutte qu’il m’a rendue si amère. Je renonce à l’ambition qu’il a empoisonnée, et ne songeant plus qu’aux humbles devoirs qu’il m’accuse de dédaigner, je m’en retourne chez moi. »

Le curé faisait un signe d’assentiment à chacune de ces phrases et Léonard, passant près de Violante et d’Hélène qu’il salua l’une et l’autre avec la même froideur respectueuse, reprit le chemin de la ville. Pendant ce temps Hélène et Violante avaient aussi été en secrète conférence, et cette conférence les avait subitement rendues amies, car Hélène, surprise, émue, agitée, avait révélé à Violante son attachement pour Léonard, la confession qu’elle en avait faite à lord L’Estrange et la rupture de ses engagements envers celui-ci. Violante comprit qu’Harley était libre, et se souvint qu’Harley avait promis de la rendre libre elle-même. Un éclair illumina soudain son cœur et son esprit, et se rappelant les regards, les paroles de lord L’Estrange, elle comprit qu’elle était aimée, que l’honneur seul, pendant qu’ils étaient liés tous deux, l’avait empêché d’avouer cet amour ; Violante se sentit tout à coup transformée, le ciel était dans son cœur et la joie dans ses yeux ; elle aimait si ardemment et elle avait en Harley tant de confiance ! Dans la tendresse dont son cœur débordait elle trouva pour Hélène de si douces paroles de consolation que celle-ci s’appuya affectueusement sur elle, leurs joues se touchèrent, et l’on eût dit deux sœurs.

En tout autre moment, M. Dale eût été étonné de l’affection soudaine que se témoignaient les deux jeunes filles ; car dans une conversation avec Violante, lorsqu’il avait (selon lui très-adroitement) sondé la jeune Italienne au sujet de sa jeune amie, Violante avait presque réclamé contre ce titre d’amie, et bien qu’elle eût généreusement loué Hélène, ses louanges n’avaient pas paru très-cordiales au bon curé. Mais en ce moment il était préoccupé de sa prochaine entrevue avec lord L’Estrange, il s’approcha en silence des jeunes personnes, et passant un bras de chacune d’elles sous les siens, il se dirigea lentement vers la maison. En approchant de la terrasse, il vit Riccabocca et Randal qui s’y promenaient ensemble. Violante lui pressa le bras en disant tout bas : « Passons par l’autre côté, je voudrais vous parler un instant en particulier. » M. Dale, supposant qu’elle voulait éloigner Hélène, dit à celle-ci : « Ma chère demoiselle, vous voudrez bien m’excuser près du docteur Riccabocca qui me fait signe et qui est sans doute surpris de me voir ici, pendant que j’achèverai ce que je disais à Violante lorsque nous avons été interrompus. »

Hélène les quitta et Violante entraîna le ministre vers la porte d’une des ailes du château.

« Qu’avez-vous à me dire ? demanda M. Dale, surpris de ce qu’elle gardait le silence.

— Vous allez voir lord L’Estrange. N’épargnez rien pour le convaincre de la droiture de Léonard, le seul soupçon d’une trahison révolte tellement son noble cœur que peut-être ce soupçon a-t-il troublé son jugement.

— Vous semblez estimer bien haut le cœur de ce lord L’Estrange, mon enfant, » dit M. Dale avec quelque surprise. Violante rougit, mais elle continua d’un ton ferme et sérieux : « Il m’a dit… lord L’Estrange m’a dit dernièrement quelques paroles qui font que je suis bien contente que vous soyez ici, que vous le voyiez, car je sais combien vous êtes bon et sage, cher monsieur Dale ! Il parlait comme quelqu’un dont une injure grave aurait soudain assombri toutes les idées. Il parlait de retraite, de solitude, lui qui avant tout se doit à son pays. Je ne sais pas à quoi il fait allusion, à moins que ce ne soit à la rupture de son mariage avec Hélène.

— Quoi ! ce mariage est rompu ?

— C’est elle-même qui me l’a dit. Vous vous étonnez à bon droit qu’elle ait pu songer à un autre après l’avoir connu ! »

L’ecclésiastique regarda gravement la jeune enthousiaste, mais bien que les joues de Violante fussent couvertes de rougeur, sa physionomie était si ouverte et si innocente, que M. Dale se contenta de secouer la tête en disant :

« Je comprends parfaitement qu’Hélène lui préfère Léonard Fairfield. C’est une noble fille que n’ont égarée ni la vanité ni l’ambition, tentations que nous devons tous redouter, et peut-être plus que d’autres les jeunes filles qui se trouvent soudainement en contact avec le rang et l’opulence. Quant au mérite de ce gentilhomme, je ne sais encore si je dois le nier ou en tomber d’accord. Je suspends mon jugement jusqu’après notre entrevue. Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire ? »

Violante garda un moment le silence. « Je ne saurais croire, dit-elle en souriant à demi, que le changement qui s’est produit en lui (car pour changé, il l’est), que ses mystérieuses allusions au sujet d’une injure reçue et d’une vengeance à exercer, aient pour unique cause son désappointement au sujet d’Hélène. Mais vous pouvez savoir cela ; savoir s’il est vraiment bien désappointé ; mais je ne le crois pas. » Puis elle glissa sa petite main hors du bras de M. Dale et s’élança dans les bosquets d’arbres verts. À moitié cachée par les lauriers, elle se retourna et le ministre rencontra son regard demi-malicieux, demi-mélancolique ; l’éclat en était voilé par une larme.

« Je n’aime pas du tout cela, murmura le ministre, j’en toucherai un mot au docteur Riccabocca. » Ce disant il ouvrit la porte, et apercevant un domestique, fit demander à lord L’Estrange s’il voudrait le recevoir.

Harley était en ce moment enfermé avec Lévy, sa physionomie était calme et sévère. « Ainsi donc, disait-il, demain à cette heure, M. Egerton apprendra que Randal Leslie lui a soufflé son élection. Bon ! Demain à cette heure son ambition sera frustrée par la trahison d’un ami. — Bon ! Demain à cette heure les recors se saisiront de sa personne ; il sera ruiné, mendiant et captif, et tout cela parce qu’il aura mis sa confiance dans les autres, qu’on l’aura trompé. — Bon ! Et s’il s’en prend à vous, prudent baron, s’il accuse M. Leslie, ne manquez pas de dire : « Nous n’avons été tops deux que les instruments aveugles de votre ami Harley L’Estrange. Demandez-lui pourquoi vous êtes une misérable dupe ?

— Et pourrais-je maintenant demander à Votre Seigneurie un mot d’explication ?

— Non, monsieur ; il doit vous suffire que je vous aie épargné. Mais vous, vous n’étiez pas mon ami ; je n’ai pas à me venger d’un homme dont je n’ai jamais touché la main. »

Le baron fronça les sourcils, mais la puissance et l’autorité de son tyran le terrifiaient. Il reprit après une pause :

« Et bien que M. Leslie doive être, grâce à vous, élu député de Lansmere, vous désirez toujours que je…

— Faites exactement ce que je vous ai dit. Mes plans ne varient jamais d’une ligne. »

Un valet de chambre entra.

« Milord, le révérend M. Dale demande si vous pouvez le recevoir.

M. Dale ! Il ne devait venir que demain. Dites-lui que je ne l’attendais pas aujourd’hui, que je serai malheureusement occupé jusqu’au dîner, qui doit avoir lieu plus tôt que de coutume. Conduisez-le dans sa chambre ; il n’aura guère que le temps de s’habiller. À propos, M. Egerton dînera dans son appartement. »


CHAPITRE XXVI.

Les principaux membres du comité bleu avaient été invités à dîner au château, et l’heure du repas avait en effet été avancée, afin de laisser libres les agents électoraux à la veille d’une élection qu’on savait devoir être chaudement disputée, et alors que les intraitables cent cinquante tenaient toujours en réserve leurs précieux votes.

La réunion fut gaie et animée, malgré l’absence d’Egerton, qui, aussitôt son retour de l’hôtel de ville, s’était enfermé chez lui et avait fait dire à Harley qu’il était trop souffrant pour assister au dîner.

Randal, en dépit du succès fort équivoque de son discours, était en joyeuse humeur. Que lui importait après tout d’avoir échoué dans son discours, pourvu qu’il réussît dans son élection ? Il lui tardait de se trouver à ce rendez-vous assigné par Dick Avenel où tout devait s’arranger. Et le squire lui apportait le lendemain l’argent destiné à l’achat des terres tant désirées. Si donc Randal Leslie s’était jamais senti heureux, c’était ce soir-là tandis que trinquant avec M. le maire et M. l’adjoint il contemplait, à travers le brillant plateau d’argent, une longue perspective de fortune et de pouvoir.

À peine le dîner était-il fini, que lord L’Estrange rappela en quelques paroles à ses hôtes tout ce qui leur restait à faire, et après avoir porté un toast aux futurs députés de Lansmere, renvoya le comité à ses travaux.

Lévy fit un signe à Randal, qui le suivit dans sa chambre.

« Savez-vous, Leslie, que votre élection me semble en péril, dit le baron. J’ai compris d’après une conversation avec mes voisins de table qu’Egerton par son discours a si bien fait la conquête des bleus, et qu’ils craignent tellement de perdre un homme qui leur fait tant d’honneur, que les membres de leur comité non-seulement parlent de vous retirer leurs seconds votes et de les lui donner, mais encore de souscrire entre eux afin d’acheter ce corps des cent cinquante dont je sais qu’Avenel comptait vous transférer les votes.

— Ce serait fort mal de la part du comité qui prétend agir pour nous deux de donner ses doubles votes à Egerton, dit Randal avec une colère contenue. Mais je ne crois pas qu’ils puissent venir à bout de ces cent cinquante sans la corruption la plus ouverte et la plus exorbitante, et c’est une dépense qu’Egerton ne fera pas et qu’il serait honteux à lord L’Estrange ou à son père de sanctionner.

— Je leur ai dit nettement, continua Lévy, qu’en qualité d’agent de M. Egerton, je ne consentirais à aucun procédé de nature à vicier l’élection, mais que j’allais essayer moi-même de venir à bout de ces hommes, et je m’en vais à la ville dans ce but. J’ai aussi engagé les membres du comité à bien réfléchir avant de donner leurs doubles votes à Egerton ; ils sont convenus de s’en rapporter là-dessus à lord L’Estrange et je sais ce qu’il leur dira. Vous pouvez compter sur moi, continua le baron, d’un ton sérieux peu habituel à son caractère cynique, pour vous obtenir la préférence sur Audley si cela est en mon pouvoir. En attendant vous feriez bien de voir Avenel ce soir même.

— J’ai rendez-vous avec lui à dix heures, et si j’en juge par son discours d’hier, je peux compter sur son appui dans le cas où son livre de poll le convaincrait qu’il est impossible de faire nommer à la fois son neveu et lui. Mon discours, quelques sarcasmes qu’il m’ait attirés de la part de M. Fairfield, doit du moins avoir disposé le parti jaune à voter pour moi plutôt que pour un adversaire décidé, tel que M. Egerton.

— Je l’espère, car votre discours et la réponse de M. Fairfield vous ont fait cruellement tort auprès des bleus. Quoi qu’il en soit, tout dépend maintenant pour vous de mon succès auprès de ces cent cinquante drôles ; j’emploierai pour les décider en votre faveur tous les moyens possibles, excepté ceux qui me feraient traduire à la barre des communes sous l’accusation de corruption, accusation qui ferait le plus grand tort à ma position sociale. Je leur dirai comme j’ai dit aux membres du comité, que l’élection d’Egerton est certaine et qu’il ne payera rien ; mais que vous vous avez besoin de leurs votes et que moi… en un mot, s’ils peuvent être achetés à crédit je les achèterai. Avenel néanmoins peut vous être en ceci d’un plus grand secours que moi, car comme ils sont tous jaunes au fond, ils ne se font pas scrupule de donner à entendre qu’il leur faudra, pour voter du côté bleu, le double de ce qu’ils exigeraient pour voter du côté jaune. Avenel étant de la ville et connaissant leurs allures, réussirait peut-être à les gagner sans les corrompre.

— Sans les corrompre ! répéta Randal en secouant la tête d’un air incrédule.

— J’entends sans les corrompre ouvertement et de manière à être accusé plus tard. »

On frappa à la porte. Un domestique entra et présenta au baron Lévy les compliments de M. Egerton, qui le priait de venir le trouver immédiatement pour quelques minutes.

« Eh bien ! dit Lévy lorsque le domestique se fut retiré, je vais aller voir ce que me veut Egerton, et en le quittant je me rendrai à la ville. J’y passerai peut-être la nuit. » Puis saluant Randal, le baron se dirigea vers l’appartement d’Audley.

À peine y était-il entré que l’homme d’État lui cria brusquement : « Lévy m’avez-vous trahi ? Avez-vous révélé mon secret, mon premier mariage à lord L’Estrange ?

— Non Egerton ; sur l’honneur, je ne lui ai rien dit.

— Vous avez entendu son discours ! N’avez-vous pas senti une ironie amère sous chacune de ses louanges ? Ou n’est-ce que… que ma conscience ? ajouta l’orgueilleux Egerton à travers ses dents serrées.

— En vérité, lord L’Estrange me paraît avoir choisi pour thème de ses louanges précisément les mêmes traits de votre caractère que n’importe quel autre de vos amis eût fait servir à votre panégyrique.

— N’importe quel autre de mes amis ! Quels amis ? murmura Egerton d’un air sombre. Puis il ajouta d’un ton qui n’avait rien de sa fermeté habituelle : votre présence ici m’a beaucoup étonné, Lévy, comme je vous l’ai dit tout à l’heure ; je n’en ai pas compris la nécessité. Harley vous a pressé d’y venir ? — Lui qui ne vous aime point. Vous m’aviez tous deux donné pour raison que vos relations avec Richard Avenel vous permettraient d’atténuer son opposition. Je ne puis vous féliciter du succès.

— Mon succès apparaîtra plus tard. Sa violente attaque d’aujourd’hui peut n’être qu’une feinte pour couvrir son alliance de demain.

— Il s’est fait un changement chez Harley envers moi comme envers tous, continua Audley sans prendre garde à l’interruption, les autres peuvent ne pas le voir, mais moi je connais Harley depuis son enfance.

— Il s’occupe pour la première fois d’affaires. Ceci expliquerait un changement beaucoup plus grand que celui même que vous remarquez.

— Le voyez-vous familièrement ? Causez-vous souvent avec lui ?

— Non, si ce n’est au sujet de l’élection. Il me consulte parfois sur les chances de Randal Leslie, qui l’intéresse vivement comme étant votre protégé.

— Cela aussi m’étonne. Enfin ! je suis las de m’inquiéter, de me tourmenter. Ce pays-ci m’est en horreur ; après-demain je le quitterai et je respirerai en paix. Vous avez vu les rapports ; je n’ai pas eu le cœur de les examiner. L’élection est-elle aussi assurée qu’on le dit ?

— Si Avenel retire son neveu et que les votes se partagent en votre faveur, vous êtes en sûreté !

— Et vous croyez qu’il le retirera ? Pauvre jeune homme ! Une défaite à son âge et avec ses talents est dure à supporter. Audley soupira.

— Il faut maintenant que je vous quitte, si vous n’avez rien d’important à me communiquer, dit le baron en se levant. J’ai encore beaucoup à faire, car l’élection n’est pas encore enlevée, et pour vous un échec serait…

— La ruine, je le sais. Eh bien, Lévy, après tout, il est de votre avantage que je réussisse. Si j’en juge par les lettres que j’ai reçues ce matin, ma position est si assurée, par suite de la nécessité où se trouve mon parti de me soutenir, que la découverte de mes embarras pécuniaires n’aura pas les effets fâcheux que je redoutais. Jamais ma carrière ne fut plus dégagée de tout obstacle, jamais dans mes jours de fastueuse magnificence je n’ai touché de si près au sommet de l’ambition, qu’aujourd’hui où je suis prêt à ne conserver qu’une chambre et un domestique.

— Je suis bien aise de l’apprendre, et je désire d’autant plus assurer votre élection dont dépend nécessairement cette brillante carrière, que… j’hésite à vous l’avouer…

— Parlez ! Qu’est-ce ?

— Je me suis vu obligé dans un moment de cruel embarras de passer quelques-uns de vos billets à un tiers qui, si votre personne n’était pas protégée par les privilèges parlementaires, pourrait user de ses droits et…

— Traître ! s’écria Egerton dont l’accent de calme mépris fit place à la violence. Traître ! n’en dites pas davantage. Comment ai-je pu croire qu’il en serait autrement ! Vous avez prévu ma défaite et projeté ma ruine. N’essayez pas de me répondre. Sortez d’ici, monsieur !

— Vous apprendrez bientôt que vous avez de pires ennemis que moi, dit le baron en se dirigeant vers la porte, et si vous êtes vaincu, si toutes vos espérances d’avenir sont détruites, ce n’est pas moi qu’il en faudra accuser. Mais je pardonne à votre colère et j’espère demain vous faire écouter une explication que vous n’êtes pas aujourd’hui en état d’entendre. Je m’en vais à Lansmere veiller à l’élection. »

Audley demeuré seul parut avoir soudain oublié toute sa colère. Il rassembla ses idées et sonda ses craintes avec cette précision rapide et logique que donne l’habitude de traiter les affaires publiques, et il sentit que la plus cruelle de ses pensées, la plus intolérable de ses craintes, c’était celle que Lévy ne l’eût trahi auprès de L’Estrange.

« Je ne puis supporter ce doute, s’écria-t-il tout haut. Je veux voir Harley moi-même. Sincère comme il l’est, le seul son de sa voix m’apprendra si j’ai perdu jusqu’à mon ami. Si cet ami m’est laissé, si Harley me serre encore la main avec sa cordiale affection, je perdrai tout le reste sans pousser un soupir. »

Il sonna ; son valet de chambre parut.

« Allez voir si lord L’Estrange est occupé ; je voudrais lui parler. »

Le domestique revint au bout de quelques minutes.

« Milord est sans doute très-occupé, car il a donné les ordres les plus sévères pour n’être pas dérangé.

— Occupé ? À quoi ? Avec qui ?

— Il est dans sa chambre, monsieur, avec un ecclésiastique qui est arrivé et a dîné ici aujourd’hui. J’ai entendu dire que c’est un ancien vicaire de Lansmere.

— Vicaire de Lansmere ! Son nom ? son nom ? Ce n’est pas Dale ?

— Si monsieur, on l’appelle le révérend M. Dale.

— Laissez-moi, dit Audley d’une voix faible. Dale ! l’homme qui soupçonnait Harley, qui est venu me trouver à Londres, qui m’a parlé d’un enfant, de mon enfant, ne m’envoyant qu’à la recherche d’un autre tombeau ! Lui enfermé avec Harley… lui… »

Audley retomba sur son siège, il étouffait littéralement. Peu d’hommes jouissaient d’une réputation mieux établie de courage tant moral que physique ; et cependant ce n’étaient pas en ce moment la douleur ni le remords qui paralysaient Audley… c’était la crainte. Devant l’homme brave se dressait comme une chose visible et menaçante, sa propre trahison, ce crime des lâches, et il devenait lâche et tremblant. Qu’avait-il donc à redouter ? Rien, si ce n’est le regard accusateur d’un ami trompé. Mais quoi de plus terrible ? Le seul être qui, parmi la pompe de ses partisans l’aimât réellement, le seul être pour lequel l’austère homme d’État ressentît une tendre affection, était à jamais perdu pour lui. Il cacha son visage dans ses mains et demeura immobile comme dans l’attente de quelque chose de terrible, ainsi qu’un enfant dans les ténèbres, le front trempé de sueur et tremblant de tous ses membres.


CHAPITRE XXVII.

Pendant ce temps, Harley avait écouté avec une froide attention la justification de Léonard par M. Dale.

« Cela suffit, dit-il enfin. Je verrai ce soir M. Fairfield, et si des excuses sont dues à Léonard, je lui en ferai. Nous déciderons en même temps s’il devra continuer la lutte ou se retirer. Et maintenant, monsieur Dale ce n’était pas pour apprendre commentée jeune homme a fait, ou a bien voulu ne pas faire, la cour à ma future, que j’ai réclamé l’accomplissement de la promesse que vous m’aviez faite de venir me voir à Lansmere. Nous sommes convenus que le séducteur de Nora mérite un châtiment, et je vous ai promis que le fils de Nora Avenel retrouverait un père. Ces deux assertions se réaliseront demain. Et vous, monsieur, continua Harley en se levant, vous qui portiez l’habit consacré au plus saint office de la charité chrétienne, vous avez cru qu’encore adolescent j’avais pu trahir d’abord une jeune fille élevée sous ce toit, puis l’abandonner ensuite, fuir comme un lâche le lieu où ma victime était venue mourir, abandonner mon fils et celui de cette malheureuse femme à toutes les tentations de la misère et de la jeunesse, jusqu’à ce que le hasard me le fît retrouver mourant de faim dans un désert mille fois plus terrible que celui d’Agar. Vous, monsieur, qui m’avez jugé ainsi pendant de longues années, vous aurez l’occasion de faire tomber votre sainte colère sur la tête de celui qui la mérite, et en moi que vous avez condamné comme un coupable, vous respecterez un juge ! »

M. Dale fut d’abord ému et intimidé de cette sortie inattendue, mais il était accoutumé à se trouver en face des passions les plus violentes et son calme bon sens, son habitude de l’autorité sur les âmes reprirent bientôt le dessus. « Milord, dit-il, je commence par m’incliner avec humilité devant vos reproches ; je vous prie de me pardonner mon erreur, et comme vous l’avez dit, mon opinion peu charitable. Nous autres habitants des villages et obscurs pasteurs d’un humble troupeau, nous qui sommes miséricordieusement éloignés de la tentation, nous sommes peut-être trop prompts à nous en exagérer le pouvoir sur ceux dont la vie s’écoule dans ce grand monde qui a tant de portes ouvertes au mal. C’est là ma seule excuse de m’être laissé égarer par de trompeuses apparences. Mais pardonnez-moi encore si je vous conjure de ne pas tomber dans une erreur qui ne serait guère moins fatale que la mienne. La colère vous seyait alors que vous vous défendiez d’injustes reproches. Mais, ô milord, quand avec ce front sévère et ces yeux enflammés vous menacez celui dont, oublieux du divin précepte, vous voulez vous constituer le juge, je sens que c’est la vengeance qui parle.

— Appelez-le vengeance ou ce que vous voudrez, dit Harley avec une sombre fermeté, mais j’ai été trop profondément blessé pour ne pas blesser à mon tour. Jusqu’à ces derniers temps, j’ai toujours été franc envers tous ; je le suis encore aujourd’hui envers vous et je vous dis : Je ne prétends exercer aucune vertu en faisant ce que j’appelle justice ; mais ni déclamations, ni homélies tendant à prouver que cette justice est coupable n’ébranleront mes résolutions. J’ai été outragé comme homme, et je punirai en homme. Comment et de quelle manière, quel est le vrai criminel et quelle sera sa juste sentence, c’est ce que vous apprendrez bientôt, monsieur ; j’ai beaucoup à faire ce soir, pardonnez-moi d’ajourner une plus longue conférence.

— Encore un mot, milord, un seul. Vous refusez de m’entendre ; je suis pour vous presque un étranger, mais vous avez un ami, un ami cher et intime, en ce moment sous votre toit. Voulez-vous du moins consentir à prendre conseil de M. Egerton ? Personne ne saurait douter de l’affection qu’il a pour vous ; on ne saurait non plus douter qu’il ne vous conseille ce qui siéra le mieux à votre honneur. Vous hésitez, milord ! vous avez honte de confier à votre meilleur ami un dessein qu’il condamnerait sans doute. Eh bien, je vais l’aller trouver, je vais le conjurer de vous sauver de ce qui ne peut vous causer que des regrets.

— Monsieur Dale, je vous prie de garder le silence envers Egerton ; le secret de ce qui s’est passé entre nous doit vous être aussi sacré que l’est une confession pour les prêtres romains ; mais si cela peut vous rassurer, je vous promets de ne rien faire qui me rende indigne de l’amitié de M. Egerton, ou que son honneur l’autorise à blâmer. Êtes-vous satisfait ?

— Ah ! milord, s’écria M. Dale, s’arrêtant irrésolu sur le seuil de la porte et prenant la main d’Harley, je serais satisfait si vous vouliez vous soumettre à des conseils plus sûrs que les miens, que ceux de M. Egerton ou de qui que ce soit. N’avez-vous jamais éprouvé l’efficacité de la prière ?

— Ma vie a été inutile, répondit Harley ; je n’ose donc pas me flatter que ma prière ait été efficace. Mais du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours eu l’habitude de prier Dieu matin et soir, du moins jusqu’à… jusqu’à… et il s’arrêta court.

— Jusqu’à ce que vous ayez voulu vous venger. Vous n’avez pas osé prier depuis lors ! Oh ! songez combien nous devons être coupables lorsque nous n’osons montrer notre âme à Dieu, lorsque nous n’osons lui demander ce que nous souhaitons. Vous êtes ému, milord ; je vous laisse à vos réflexions. »

Harley baissa la tête, et l’ecclésiastique le quitta.

Tandis que M. Dale, inquiet et agité parcourait le corridor, Violante sortit de l’embrasure d’une fenêtre et passant son bras sous celui du curé, elle lui dit timidement : « Je vous ai attendu bien longtemps, cher monsieur Dale ! vous avez vu lord L’Estrange ?

— Eh bien ?

— Pourquoi ne dites-vous rien ! L’avez-vous quitté consolé… plus heureux ?

— Plus heureux ! non.

— Quoi ! dit Violante avec un regard de surprise et un accent dont la tristesse était mêlée de quelque impatience. Quoi ! Est-il donc si chagrin de ce qu’Hélène lui en préfère un autre ? »

Malgré les sérieuses émotions dont il était agité, M. Dale fut frappé de la question de Violante et du ton dont elle était faite. Il aimait tendrement la jeune fille. « Mon enfant, dit-il, je suis bien aise qu’Hélène ait échappé à lord L’Estrange. Prenez garde, oh ! prenez bien garde à l’intérêt qu’il vous inspire. C’est un homme dangereux, d’autant plus dangereux qu’il a des éclairs de noblesse et de grandeur ; il séduirait aisément un cœur jeune et inexpérimenté, car il s’est étrangement emparé du mien. Mais son cœur à lui, est gonflé d’orgueil, de colère et de malice.

— Vous vous trompez ; cela est faux, s’écria impétueusement Violante. Je ne saurais croire un seul mot offensant pour celui qui a sauvé mon père de la prison et de la mort. Vous ne lui aurez pas parlé assez doucement. Il croit que Léonard a eu des torts avec lui, qu’Hélène s’est montrée ingrate. Il souffre d’autant plus de cette blessure que son cœur est plus sensible et plus généreux, et vous l’avez repris et blâmé lorsqu’il eût fallu l’adoucir et le consoler. Pauvre lord L’Estrange. Vous l’avez donc laissé irrité et malheureux !

— Je l’ai laissé méditant le péché, ayant peur de prier Dieu ; je l’ai laissé occupé d’un projet, je ne sais lequel, mais qui enveloppe d’autres personnes que Léonard dans sa vengeance. Je l’ai laissé tel, que si son cœur est réellement sensible et généreux, il ne s’éveillera de sa colère que pour être la victime de longs et inutiles remords. Si votre père a sur lui quelque influence, redites-lui ce que je viens de vous dire, et qu’il cherche à sauver à son tour l’homme qui l’a sauvé autrefois. Je ne puis rester ici plus longtemps, il faut que j’aille retrouver Léonard. »

Et M. Dale s’éloigna rapidement. Violante demeura où il l’avait laissée, immobile et stupéfaite. Harley méditant le péché, Harley s’éveiller la victime du remords ! Harley qu’il fallait sauver comme il avait sauvé son père ! Sa poitrine se soulevait, elle rougissait et pâlissait tour à tour, ses yeux étaient levés vers le ciel, ses lèvres murmuraient une prière. Elle s’avança doucement le long du corridor, elle vit la lumière qui éclairait la chambre d’Harley briller un instant, puis disparaître soudain lorsque celui-ci referma la porte avec violence.

Un acte extérieur est souvent l’expression de ce qui se passe au dedans de nous. Harley eût voulu, en même temps qu’il fermait cette porte, fermer son cœur à toute pensée de pardon et d’attendrissement. Il était retourné à son foyer, et il s’y tenait debout résolu et endurci. L’homme, qui avait aimé avec une si opiniâtre fidélité pendant tant d’années, ne pouvait si vite se séparer de la haine. Une passion une fois née dans son cœur, s’y enracinait avec tant de force ! Mais malheur, malheur à toi, Harley L’Estrange, si demain à la même heure tu te retrouves devant ton foyer ayant accompli tes desseins, et songeant que dans l’accomplissement de ton aveugle volonté tu as opposé le mensonge au mensonge et l’hypocrisie à la ruse ! En vain ces desseins te semblent aujourd’hui si sages, si justes, qu’ils t’apparaissent comme la meilleure vengeance que l’esprit pût concevoir et la vie civilisée permettre ; tu ne laveras jamais le souvenir de la tache qui aura souillé ton honneur ? Toi qui professes encore l’amitié et qui masques la haine sous de perfides sourires ! L’injure fût-elle aussi grande que tu l’estimes, fût-elle dix fois plus grande, le sentiment de ta bassesse te fera rougir, toi soldat et gentleman, jusque dans la solitude la plus profonde ! Toi qui maintenant juges les autres indignes d’une confiante affection, tu te sentiras alors indigne de la leur. Ta retraite sera sans repos ; la dignité t’abandonnera. Ton œil si fier s’abaissera sous le regard d’autrui. Celui qui a fait une bassesse ne retrouve jamais pleinement l’honneur. Malheur, trois fois malheur à toi si tu apprends trop tard que tu t’es exagéré l’injure ; qu’il y a des excuses là où tu n’en voyais point ; que ton ami peut avoir erré ; mais que son erreur est légère comparée à ce que tu imagines n’être qu’une juste rétribution !

Ainsi cependant dans tout l’orgueil de la puissance, exemple terrible des changements qu’une seule pensée coupable peut apporter dans la plus noble nature, se tenait debout au foyer de ses pères et au bord d’un abîme sans fond de honte et de douleur, Harley résolu et méprisant.

Une main tourne la clef ; il ne l’entend pas ; une figure franchit le seuil, il ne la voit pas ; un pas léger s’arrête ; un doux regard le contemple. Il reste aveugle et sourd.

Violante, prenant courage, avance encore, et la voilà debout à côté de lui.


CHAPITRE XXVIII.

« Lord L’Estrange ! mon noble ami !

— Vous ! et ici Violante ? Est-ce moi que vous cherchez ? Grand Dieu ! Qu’est-il arrivé ? Pourquoi êtes-vous si pâle ? Pourquoi tremblez-vous ?

— Avez-vous pardonné à Hélène ? dit Violante, maintenant loin d’être pâle et commençant par une question évasive.

— Hélène, la pauvre enfant ! Je n’ai rien à lui pardonner ; j’ai plutôt à la remercier ; elle a été franche et honnête.

— Et Léonard, lui avez-vous pardonné ?

— Belle médiatrice, dit Harley en souriant, mais avec froideur, heureux l’homme qui en trompe un autre ; tous plaident sa cause. Et si l’homme qui a été trompé ne peut pardonner, personne ne le plaint ni ne l’excuse.

— Mais Léonard ne vous a pas trompé ?

— Si, dès le commencement. C’est une longue histoire que je ne veux pas vous raconter ; mais je ne puis lui pardonner.

— Adieu donc, milord ! Il faut qu’Hélène vous soit encore bien chère ! Et Violante se détourna. Sa douleur était si naïve, sa colère même si charmante, que l’amour auquel Harley avait imposé silence pour être tout entier aux sombres passions qui l’agitaient, inonda de nouveau son cœur.

— Restez, mais ne me parlez pas d’Hélène, s’écria-t-il. Ah ! si l’unique offense de Léonard avait été ce que vous semblez penser, croyez-vous que j’en éprouvasse du ressentiment ? Non, j’aurais béni la main qui brisait un lien pesant et téméraire ; j’aurais donné ma pupille à son amant en la dotant comme il convenait à ma fortune. Mais son offense date de sa naissance même. Rendre heureux et enrichir le fils d’un homme qui… Écoutez-moi, Violante. Nous serons sans doute bientôt séparés pour jamais. Mes actions seront peut-être faussement interprétées par d’autres ; je veux du moins que vous en connaissiez le motif véritable. Il y a eu un homme que depuis mon enfance j’ai aimé plus qu’un frère. Dans la ferveur de mon adolescence une femme éblouit mon imagination et captiva mon cœur. Elle était belle comme on ne l’est que dans les rêves. Je l’aimai ; je me crus aimé d’elle. J’ouvris mon cœur à cet ami, à ce plus que frère ; il se chargea de m’aider, de me faire agréer. C’est sous ce prétexte qu’il vit pour la première fois l’infortunée jeune fille ; il la vit, la séduisit, causa sa mort. Il me laissa ignorer que l’amour que j’avais cru posséder, avait été prodigué à un autre ; il me laissa croire que par un généreux sacrifice elle avait fui devant ma passion, car elle était pauvre et d’humble naissance ; que ce sacrifice (oh ! vain idiot que j’étais !) avait été trop rude pour ce jeune cœur qui s’était brisé dans la lutte ; il laissa ma jeunesse s’user dans de vains regrets, dans d’inutiles remords ; il serra ma main en murmurant d’ironiques consolations ; il sourit à mes larmes d’agonie, sans lui-même en verser une seule sur sa victime ! Et soudain, il y a quelques jours, j’ai appris tout ceci. Et le père de Léonard Fairfield est l’homme qui a ainsi empoisonné pour moi toutes les sources de joie en ce monde. Vous pleurez ! — Ô Violante ! — Non-seulement il a flétri le passé, je pourrais encore le lui pardonner, mais il a tué l’avenir du même coup, car au moment où cette trahison me fut révélée, je commençais à secouer la torpeur de ma longue douleur, à envisager avec fermeté les devoirs que j’avais négligés, à sentir que tout n’était pas autour de moi stérile et désolé. Et alors, oh alors ! je comprenais que tout amour n’était pas enseveli dans une tombe. Je sentais que si les destins l’eussent voulu, vous auriez pu être pour moi tout ce que ma jeunesse n’avait fait qu’entrevoir à travers de brillantes illusions. À la vérité, j’étais lié à Hélène et l’honneur devait m’interdire toute espérance. Mais cependant sentir que mon cœur n’était pas un monceau de cendres, que je pouvais aimer encore, que ce glorieux privilège de notre nature m’appartenait toujours, c’était là une joie céleste. Mais cette odieuse perfidie me fut révélée et toute vérité me sembla effacée de l’univers. Je suis dégagé envers Hélène, oui dégagé… parce que ni le rang, ni la richesse, ni les bienfaits, ni l’affection n’ont pu m’attacher un seul cœur. Je suis libre, mais entre moi et votre fraîche nature, s’élève le soupçon comme un upas fatal. L’espérance qui voudrait traverser cette atmosphère empoisonnée et s’élancer vers vous, retombe morte sous son funeste ombrage. Moi aimer ! moi, moi, à qui le passé a si bien appris l’impossibilité d’être aimé en retour. Non, quand ces douces lèvres répondraient oui, à la brûlante prière qui, si j’eusse été libre il y a quelques semaines, aurait jailli des profondeurs de mon cœur, je croirais seulement que vous vous abusez vous-même ; je ne verrais là que le caprice passager d’une jeune fille, rien de plus ! fussiez-vous même ma femme, Violante, j’avilirais votre glorieuse nature par cette malédiction du soupçon. À chaque expression de votre tendresse, mon cœur se dirait : « Combien ceci durera-t-il ? Quand viendra la déception ? »

« Votre grâce, votre beauté ne m’apporteraient que des terreurs jalouses ; j’irais éternellement du présent à l’avenir, me disant : « Mes cheveux blanchiront déjà, qu’elle sera encore au zénith de ses charmes. » Voilà pourquoi je hais et je maudis mon ennemi ! Voilà pourquoi j’ai soif de vengeance. Ah ! je le comprends maintenant. Je savais bien que j’étais poussé par quelque chose de plus impérieux que le fantôme du passé. En vous contemplant, je comprends que c’était le vague sentiment d’une perte immense et irréparable. Ce n’était pas seulement Nora morte, c’était Violante vivante. Ne me regardez pas avec ces yeux affligés ; ils ne peuvent changer mes desseins ; ils ne peuvent rendre la confiance à mon âme malade, ils ne peuvent faire pénétrer un rayon de soleil au milieu de cette sombre nuit. Retirez-vous, laissez-moi à la seule joie qui ne soit suivie d’aucun désappointement ; au seul sentiment qui m’unisse à la société ; laissez-moi à ma vengeance.

— À votre vengeance ! s’écria Violante, en posant la main sur le bras d’Harley. Et, pour cette vengeance, vous voulez risquer votre vie ?

— Ma vie ! enfant que vous êtes ! Ce n’est point ici une lutte de vie contre vie. Si j’exposais ainsi mes douleurs aux railleries du monde, je ne réussirais qu’à donner à mon ennemi le triomphe de plaindre ma fureur, de refuser le combat, ou bien de l’accepter, et quand j’aurais trouvé un second, de tirer en l’air. Et tous de s’écrier : « Généreux Egerton ! l’honneur personnifié ! »

— Egerton ! M. Egerton ! sans doute ce n’est pas lui qui est votre ennemi ? Ce n’est pas de lui que vous voulez vous venger ? Vous qui passez chacune de vos heures au service de sa cause. — Vous en qui il a une confiance si entière ! Vous qui, hier encore, vous appuyiez sur son épaule en lui souriant si affectueusement ?

— Hypocrisie pour hypocrisie, piège pour piège, c’est là ma vengeance.

— Milord Harley ! Ceci est-il digne de vous ?

— Je ne parais servir son ambition que pour mieux le précipiter dans la boue. Je l’ai tiré des griffes d’un usurier, en sorte que je puis à mon choix le réduire à l’aumône ou à la prison.

— Chut ! mon ami, je vous en supplie !

— J’ai fait du jeune homme qu’il a élevé et instruit à trahir comme lui (l’objet du choix éclairé de votre père, Randal Leslie), mon instrument pour lui apprendre quelles blessures fait l’ingratitude. Son fils même vengera sa mère, il sera conduit à son père avec Randal Leslie, tous deux vainqueurs dans la lutte qui prive le père et le bienfaiteur de tout ce qui rend la vie chère à l’ambition égoïste. Et si dans le cœur d’Audley Egerton demeure quelque souvenir de mon amour pour lui et pour la vérité, ce ne sera pas sa moindre punition de penser que sa propre perfidie a ainsi changé l’homme qu’il a connu si fièrement dédaigneux du mensonge.

— Si tout ceci n’est pas un rêve affreux, murmura Violante terrifiée, ce n’est pas seulement à votre ennemi que vous arracherez tout ce qui peut faire aimer la vie. Si vous agissez ainsi, que me reste-t-il dans l’avenir ?

— À vous ? oh ! ne craignez rien. Je puis préparer à Randal Leslie un triomphe passager sur son patron, mais dans l’heure qui suivra, je démasquerai sa scélératesse et il sera pour jamais balayé de votre chemin. — Que vous reste-t-il dans l’avenir ? Les droits de votre naissance et votre pays ; l’espoir, la joie, l’amour, le bonheur. S’il était possible que dans ces gracieux rêves qui agitent le cœur de la jeunesse sans en atteindre les profondeurs, s’il était passible que vous m’eussiez honoré d’un sentiment plus doux que l’amitié, vous l’oublierez bientôt en faisant l’orgueil et les délices d’un homme de votre âge, pour qui l’avenir ne sera pas peuplé de spectres glacés et menaçants, d’un homme qui pourra contempler ce divin visage, sans se dire : « Elle est trop belle pour moi ! »

— Ô douleur ! s’écria Violante avec un accent passionné. À votre tour, écoutez-moi. Si comme vous me le promettez, je suis délivrée de l’horrible pensée que celui dont le seul contact me fait frissonner, ait le droit d’exiger ma main, mon choix est fait irrévocablement. Les autels qui m’attendent ne sont pas ceux de l’amour humain. Mais je vous conjure, par tous les souvenirs de votre vie jusqu’ici, douloureuse peut-être, mais demeurée sans tache, par le généreux intérêt que vous ressentez pour celle que vous avez deux fois sauvée d’un danger pire que la mort, laissez-moi, oh ! laissez-moi le droit de contempler votre image telle qu’elle m’est apparue depuis mon enfance. Laissez-moi le droit de l’honorer et de la révérer. Qu’un acte entaché de bassesse (quel mot !), de bassesse et de cruauté, que dément votre vie tout entière, ne fasse pas d’un souvenir reconnaissant, un péché ! Lorsque je m’agenouillerai derrière les murs qui me sépareront du monde, oh ! laissez-moi penser que je puis prier pour vous comme pour l’être le plus noble qui soit sur la terre ! Écoutez ma prière, croyez-moi, je vous en conjure !

— Violante ! murmura Harley, agité des plus vives émotions, ayez pitié de ce que je souffre ; ne me demandez pas de sacrifier ce qui me semble la cause même de mon honneur ; ne me demandez pas de demeurer patient et calme sous une injure qui m’humilie en me convainquant que toute ma vie j’ai été misérablement dupe d’affections que je croyais sincères, de regrets que je croyais sacrés ! Ah ! c’est le pardon qui serait une bassesse et non pas la vengeance ! S’il s’agissait d’un ennemi avoué, à votre voix je lui ouvrirais les bras, mais l’ami perfide ! ne me le demandez pas. Les joues me brûlent à cette pensée, comme si j’eusse subi l’ignominie d’un soufflet. Laissez-moi libre demain seulement, je ne vous demande qu’un jour ! un seul jour pour moi-même et pour le passé, puis l’avenir vous appartiendra. Pardonnez, pardonnez les amères pensées qui ont étendu mes soupçons jusqu’à vous. Je les désavoue ; elles sont dissipées par ces touchantes paroles, par ce regard ingénu. À vos genoux, Violante, je me repens et je vous implore. Votre père lui-même chassera votre indigne prétendant. Demain, avant qu’il soit cette heure, vous serez libre. Oh ! alors, alors ! ne me donnerez-vous pas cette main pour me guider de nouveau vers le paradis de ma jeunesse ? Violante, c’est en vain que je veux lutter contre moi-même — douter, raisonner, alléguer une prudence craintive, je vous aime ! Je crois de nouveau à la vertu et à la vérité ! Je mets mon sort et mon honneur sous votre garde. »

Abandonnant une de ses mains à l’étreinte passionnée d’Harley, resté à genoux devant elle, Violante leva l’autre vers le ciel : « Ah ! dit-elle, d’une voix basse et tremblante. Ah ! si Dieu m’accorde le glorieux privilège d’être alliée à votre sort, d’être chargée de votre bonheur, je ne connaîtrai jamais la crainte de vos soupçons. Ni le temps, ni le changement, ni le chagrin, non pas même la perte de votre affection ne pourraient me faire oublier jamais que vous m’auriez une fois confié ce noble cœur. Mais… » et ici sa voix s’éleva et se raffermit. « Mais, ô toi, qui es toujours présent, écoute et reçois mon vœu solennel ! S’il me refuse le sacrifice d’une vengeance qui l’avilirait, cette vengeance s’élèvera à jamais comme une barrière entre lui et moi ; puisse alors ma vie tout entière vouée à ton service, expier l’heure à laquelle il aura menti à la noble nature qu’il a reçue de toi. Harley, laissez-moi ! J’ai dit, et aussi ferme que vous, je vous laisse le choix.

— Vous me jugez sévèrement, dit Harley, se relevant avec une sombre colère, mais du moins je n’aurai pas la bassesse de vendre ce que je regarde comme la justice, dussé-je en m’y refusant perdre mon dernier espoir de bonheur.

— La bassesse ! Ô malheureux et bien-aimé Harley ! s’écria Violante avec un tel élan de douloureuse tendresse qu’il tressaillit comme s’il eût entendu le cri d’adieu de son ange gardien. La bassesse ! Mais c’est cela même dont je veux vous sauver ! Vous ne pouvez juger, vous ne pouvez voir. Vous êtes aveugle, vous êtes dans la nuit. Chrétien égaré que vous êtes, n’est-ce pas se montrer au-dessous même des ténèbres païennes que de feindre l’amitié pour arriver à mieux trahir ; de punir le mensonge en mentant vous-même ; d’accepter la confiance de celui dont vous êtes l’ennemi, et de descendre ainsi plus bas que lui ? Et, ce qui est pire que tout le reste, de songer à faire d’un fils — du fils même de celle que vous avez aimée, l’instrument de votre vengeance contre son père. Non ! ce n’est pas vous qui avez conçu un pareil dessein, c’est le démon lui-même !

— Assez ! s’écria Harley, se réfugiant dans la colère pour échapper au cri de sa conscience. Assez ! Vous insultez l’homme que vous prétendez honorer.

— J’honorais le type de la bonté et de la valeur. J’honorais celui qui me semblait réaliser les grandes et généreuses images créées par le génie des poètes. Si vous détruisez cet idéal, vous détruisez l’Harley que j’honorais. Il est à jamais mort pour moi. Je le pleurerai comme sa veuve, fidèle à sa mémoire et portant le deuil de ce qu’il a été, de l’ami que j’ai perdu. » Les sanglots étouffèrent la voix de Violante, mais au moment où Harley, encore une fois ébranlé se rapprochait d’elle, elle s’échappa d’un mouvement plus rapide que le sien, atteignit la porte et s’élançant dans le corridor, disparut à ses yeux.

Harley demeura un instant immobile, irrésolu, à demi vaincu. Mais peu à peu son visage reprit son expression de sombre dureté, moins rigide toutefois qu’auparavant. Le démon avait en lui pour auxiliaire, la merveilleuse opiniâtreté avec laquelle il s’attachait à tout ce qui avait une fois pris racine dans son cœur. Par une impulsion soudaine, qui ajournait la décision, mais témoignait d’une résolution ébranlée, il alla prendre dans son bureau le manuscrit de Nora et quitta sa chambre.

Harley s’était promis de ne parler à Audley du secret qui lui avait été révélé que lorsque sa vengeance serait consommée. Arrière les vains reproches ! Sa colère parlerait par ses actes, et alors un mot suffirait à tout expliquer. Désireux peut-être d’apprendre quelque atténuation de la perfidie, bien qu’il n’eût encore jamais admis la possibilité d’une semblable atténuation, il se décida à aborder l’entrevue qu’il avait jusqu’ici obstinément évitée, et alla droit vers la chambre dans laquelle Audley Egerton était demeuré tremblant et solitaire.


CHAPITRE XXIX.

Egerton entendit ce pas bien connu s’avancer dans le corridor ; il entendit la porte s’ouvrir et se refermer, et il sentit par un de ces étranges et inexplicables instincts que nous appelons pressentiments, que l’heure qu’il redoutait depuis tant d’années, avait enfin sonné. Il rappela à lui son courage, ôta ses mains de devant sa figure et se leva en silence. Non moins silencieux, Harley était devant lui. Tous deux se regardèrent ; on eût pu entendre leur respiration.

« Vous avez vu M. Dale, dit enfin Egerton. Vous savez…

— Tout ! » fit Harley.

Audley soupira profondément. « Soit, dit-il ; mais non, Harley, vous vous trompez ; aucun être vivant ne peut tout vous dire, si ce n’est moi-même.

— C’est la mort elle-même qui m’a instruit, » dit Harley, et le fatal mémoire s’échappant de ses mains, tomba sur la table.

Egerton le vit tomber. La chambre n’était qu’imparfaitement éclairée. À la distance où il était il ne pouvait reconnaître l’écriture, mais il frissonna et se rapprocha involontairement.

« Attendez encore un instant, dit Harley. Laissez-moi formuler mon accusation, et vous examinerez ensuite le seul témoin à charge que j’invoque. Audley Egerton vous avez accepté de moi la mission la plus grave qu’un homme puisse confier à un autre. Vous saviez combien j’aimais Nora Avenel. Il m’était défendu de la voir et de lui exprimer mes vœux ; vous aviez auprès d’elle cet accès qui m’était interdit. Je vous priai de combattre des scrupules que je croyais trop généreux, et de la conjurer non pas d’accepter le déshonneur, mais de devenir ma femme. Cela est-il vrai ? Répondez.

— C’est vrai, dit Audley, la main pressée sur son cœur.

— Vous vîtes celle que j’aimais, que j’avais confiée à votre honneur, et vous lui parlâtes de votre propre amour. Cela est-il vrai ?

— Harley, je ne nie rien, mais cessez, je vous en supplie. J’accepte le châtiment ; je renonce à votre amitié, je quitte votre toit, je me soumets à votre mépris ; je n’ose implorer votre pardon ! Cessez ; laissez-moi partir, et partir bientôt. » Et l’homme fort était haletant. Harley le regarda fixement, puis il détourna la tête et continua : « Ce n’est pas tout. Vous lui parlâtes d’amour, vous l’épousâtes ; rendez-moi compte de cette vie que vous avez séparée de la mienne. Vous gardez le silence. Je vais répondre à votre place ; vous ne prîtes cette vie que pour la sacrifier.

— Épargnez-moi ! épargnez-moi !

— Quel a été le sort de celle qui semblait si fraîchement descendue du ciel lorsque mes yeux la virent pour la dernière fois ? Un cœur brisé, un nom déshonoré, une mort prématurée, une tombe oubliée.

— Non, non, pas oubliée !

— Pas oubliée ! Avant qu’un an se fût écoulé, vous étiez l’époux d’une autre. Je contribuai moi-même à ce mariage qui vous apporta la fortune. Vous l’avez eue, et avec elle le rang, le pouvoir, la renommée. Les pairs du royaume vous nomment le type du gentleman anglais. Les prêtres vous citent comme le modèle de l’honneur chrétien. À bas le masque, Audley Egerton ! Que le monde vous connaisse pour ce que vous êtes ! »

Egerton releva la tête et croisa les bras sur sa poitrine avec calme ; mais il dit d’un ton de triste humilité : « Je dois tout supporter de vous ; c’est juste. Continuez, Harley.

— Vous m’enlevâtes le cœur de Nora Avenel, vous l’abandonnâtes, vous fûtes cause de sa mort. Et sa mémoire ne jeta pas même une ombre sur votre prospérité ; tandis que toutes mes pensées, que ma vie tout entière, oh ! Egerton, — Audley, Audley, — comment avez-vous pu me tromper ainsi ! » Et toute la tendresse que recouvrait cette haine, la fontaine cachée sous le roc faillit faire irruption. Harley honteux de ce moment de faiblesse, reprit :

« Vous m’avez trompé, non pas une heure, non pas un jour, mais pendant toute ma jeunesse flétrie, mon âge mûr découragé ; vous m’avez laissé me consumer dans des remords qui eussent dû être les vôtres ; sa vie a été détruite, la mienne a été perdue ; ne serons-nous donc vengés ni l’un ni l’autre ?

— Vengés ? Ah ! Harley, vous l’avez été !

— Non ; mais je le serai. Ce n’est pas en vain que la tombe m’aura livré le récit que je vous apporte. Et qui le destin a-t-il choisi pour découvrit l’injure faite à la mère ? Qui a-t-il chargé de la venger ? Votre fils, votre fils abandonné et sans nom !

— Mon fils…

— Que j’ai sauvé de la faim ou de pis encore, et qui en retour a mis entre mes mains les preuves de votre parjure et de votre lâche séduction.

— C’est faux ! c’est faux ! s’écria Egerton, retrouvant aussitôt sa dignité et son énergie. Je vous défends de parler ainsi, d’insulter à la mémoire de ma femme, de mon épouse légitime.

— Ah ! fit Harley surpris. C’est faux, dites-vous, prouvez-le donc, prouvez-le et j’oublie ma vengeance ! Dieu soit loué !

— Que je le prouve ! Mais rien n’est plus facile. Et pourquoi ai-je retardé cette preuve, pourquoi l’ai-je cachée, sinon par tendresse pour vous, par crainte aussi, par la crainte égoïste, mais affectueuse de perdre en vous le seul ami auquel je tinsse, le seul qui dût verser une larme sincère sur la tombe décorée d’une de ces menteuses épitaphes par lesquelles il convient aux desseins d’un parti de proclamer la gratitude d’une nation. Vain espoir ! J’y renonce. Mais vous parliez d’un fils. Hélas ! là encore vous êtes dans l’erreur. J’appris, il y a bien des années, que j’avais un fils. Je le cherchai et je ne trouvai qu’une tombe. Mais soyez béni Harley, si vous avez secouru quelqu’un que vous avez cru l’enfant de Léonora ! Et en disant ces mots, Egerton tendait sa main.

— Nous parlerons tout à l’heure de votre fils, dit Harley attendri. Mais auparavant, permettez que je vous demande d’expliquer… laissez-moi espérer que vous pourrez atténuer ce que…

— Vous avez raison, interrompit Egerton avec empressement. Vous devez enfin apprendre de ma propre bouche l’histoire de mes torts envers vous. Cela nous est nécessaire à tous deux. Écoutez-moi patiemment. »

Et alors Egerton raconta son propre amour pour Nora, ses luttes contre ce qu’il savait être une trahison envers son ami ; comment il avait découvert l’amour de Nora pour lui, et comment cette découverte avait subitement triomphé de toutes ses résolutions ; puis leur secret mariage, leur séparation ; la fuite de Nora qu’Audley attribuait encore aux vagues soupçons qu’elle avait à tort conçus sur la légalité de leur mariage, et a son impatience de voir proclamer le lien qui les unissait.

Ici Harley interrompit Audley pour lui faire quelques questions ; les réponses claires et promptes de celui-ci lui permirent de comprendre les artifices au moyen desquels Lévy avait dénaturé les faits ; et il pressentit vaguement que la cause des mensonges de l’usurier était la criminelle passion inspirée à celui-ci par la malheureuse Nora.

« Egerton, dit Harley étouffant avec effort sa colère contre le vil suborneur qui avait trompé la femme et le mari ; si en lisant ces papiers, vous comprenez que les soupçons et la fuite de Léonora avaient des causes plus graves que vous ne le croyez maintenant, et que vous découvriez la perfidie d’un homme auquel vous aviez confié votre secret, laissez au ciel de le punir. Tout ce que vous me dites me convainc de plus en plus que nous ne pouvons pas même voir au travers du nuage, encore bien moins guider le tonnerre. Mais continuez. »

Audley parut surpris et ses regards se tournèrent avec anxiété vers les papiers ; mais après une courte pause il reprit son récit. Il raconta le retour inattendu de Nora chez son père, sa mort ; comment il avait lui-même dominé sa douleur pour épargner à Harley le choc que lui eût causé la nouvelle subite de cette mort, et comment, dans son affection pleine de remords pour le vivant, il s’était arraché à la morte. Il parla de la maladie d’Harley, si près d’être fatale, il rappela à celui-ci ses propres paroles : « Qu’il aimait mieux pleurer la mort de Nora que de se consoler par la pensée qu’elle avait pu en aimer un autre. » Il raconta son voyage au village où M. Dale lui avait dit qu’était l’enfant de Nora ; « et apprenant là que l’enfant était mort comme la mère, à qui eût-il servi que je proclamasse un lien qui eût déchiré votre cœur ? »

Audley s’arrêta encore un moment, puis continua en phrases courtes, nerveuses, expressives. Cet homme froid et austère mit pour la première fois son cœur à nu devant un ami, — sans peut-être savoir qu’il le faisait, sans savoir qu’il révélait combien au milieu des affaires et des honneurs publics il avait profondément souffert de l’absence d’affections : combien était machinal ce parcours du cercle extérieur de la vie qu’on nomme « une carrière ; » combien lui était devenue indifférente cette fortune dont personne ne devait hériter. La seule chose dont il ne parla pas, ce fût la maladie qui le minait progressivement ; il était trop mâle et trop fier peur chercher à exciter la pitié pour un mal physique. Il rappela à Harley combien de fois il l’avait supplié de secouer des rêves morbides, de consacrer ses talents au service de son pays, et de chercher le bonheur dans des liens domestiques. « Ces conseils étaient peut-être égoïstes, ajouta Egerton, car ce n’était qu’alors que vous auriez retrouvé le bonheur, que j’espérais vous voir écouter avec calme ma confession et m’accorder un généreux pardon. Il me tardait de vous tout avouer, mais je ne l’osais pas, bien souvent la vérité était sur mes lèvres, et toujours quelque parole de vous dite par hasard venait l’y arrêter. En un mot, votre image était tellement liée à tous les souvenirs et à toutes les affections de ma jeunesse, même au souvenir de Nora et de sa mort, que je ne pouvais supporter l’idée de perdre votre amitié, et, entouré de l’estime et du respect d’un monde qui m’était indifférent, je tremblais à la pensée d’un regard de mépris venant de vous, Harley. »

Dans le récit d’Audley, parmi tout ce qui était réellement sans excuse, deux sentiments ressortaient clairement d’une manière touchante. Les regrets et les remords que lui causait la mort de Nora, et sa tendresse profonde, presque féminine pour l’ami qu’il avait trompé. Harley en l’écoutant oubliait de plus en plus jusqu’au souvenir de la haine violente et coupable qu’il nourrissait naguère ; l’abîme un instant ouvert entre les deux amis se referma, les laissant debout l’un près de l’autre comme aux jours de leur enfance. Maie Harley écoutait en silence, détournant le visage, jusqu’à ce qu’Egerton termina ainsi. « Et maintenant, Harley, vous savez tout. Vous parliez de vengeance ?

— De vengeance ! répéta Harley en tressaillant.

— Oh ! croyez-moi, reprit Egerton, si quelque vengeance était en votre pouvoir, je m’en réjouirais comme d’une expiation. Recevoir de vous une injure en retour des peines, qu’entraîné d’abord par les passions, et ensuite retenu par ma faiblesse, je vous ai infligées, ce serait un soulagement pour ma conscience, qui me relèverait dans ma propre estime. Mais la seule vengeance qui vous reste prend la forme qui m’humilie le plus. Pardonner c’est vous venger ! »

Harley poussa un gémissement, et cachant toujours son visage sous une de ses mains, il tendit l’autre à Audley, bien plutôt de l’air d’un suppliant qui implore le pardon, que d’un offensé qui l’accorde. Audley prit et serra la main qui lui était ainsi tendue.

« Et maintenant, Harley, adieu. Au point du jour je quitterai cette maison. Je ne puis maintenant accepter votre appui dans cette élection. Lévy annoncera ma démission. Randal Leslie, si vous le trouvez bon, pourra être nommé à ma place. Il a des talents qui, bien dirigés, seront utiles au pays ; et je n’ai pas le droit de repousser par orgueil rien de ce qui peut avancer la carrière d’un jeune homme que j’ai souhaité de servir, sans y avoir réussi.

— Ne vous occupez plus de Randal Leslie, songez plutôt à votre fils.

— À mon fils ? Mais êtes-vous bien sûr qu’il existe ? Vous souriez… vous… vous… Ô Harley ! je vous ai enlevé la mère ; rendez-moi le fils ! brisez mon cœur à force de gratitude. Votre vengeance est trouvée ! »

Lord L’Estrange tressaillit et se leva soudain ; il regarda un moment Audley, irrésolu — non par ressentiment mais par honte. C’était lui qui, maintenant, était l’humilié, lui qui redoutait les reproches, et qui avait besoin de pardon. Audley, ne devinant pas ce qui se passait dans son cœur, s’éloigna.

« Vous trouvez que c’est trop vous demander ; et cependant je ne puis donner à l’enfant de mon amour, et à l’héritier de mon nom, que la stérile bénédiction d’un homme ruiné. Harley, je n’ai plus rien à dire. Je n’ose ajouter : vous aussi vous avez aimé sa mère, et d’un amour plus noble et plus profond que le mien ! Il s’arrêta court, et Harley se jeta dans ses bras.

— Moi ! non ! pardonnez-moi, Audley ! Votre offense a été légère en comparaison de la mienne. Vous me l’avez avouée et moi je n’oserais jamais vous avouer la mienne. Nous avons tous deux besoin du pardon l’un de l’autre, et dans cet échange nous sommes encore égaux, Audley, encore frères ! levez la tête, regardez-moi ; imaginez-vous que nous sommes comme au collège, des enfants qui se sont querellés, et qui, la querelle finie, se sentent plus chers encore l’un à l’autre qu’auparavant.

— Ô Harley ! c’est là vous venger. Cela va droit au but, murmura Egerton, et des larmes s’échappèrent de ces yeux qui eussent contemplé stoïquement le gibet ou la roue. L’horloge sonna ; Harley se leva soudain.

— J’ai encore le temps, s’écria-t-il ; j’ai beaucoup à faire et à défaire. Vous êtes hors des griffes de Lévy ; je vais, maintenant, assurer votre élection. Votre fortune peut en grande partie se rétablir, vous avez devant vous une perspective pins glorieuse que jamais, votre carrière n’est encore qu’à son début. Vous embrasserez demain votre fils. Adieu !… Donnez-moi encore une fois la main ! Oh ! Audley, nous pouvons encore être si heureux ! »


CHAPITRE XXX.

« Il y a un nœud, dit Avenel, lorsque, le soir vers dix heures, Randal vint le rejoindre près du taillis de chênes. Que voulez-vous ! la vie est pleine de nœuds, Randal ! Le grand art consiste à les dénouer !

— Quel est ce nœud, mon cher Avenel ?

Dick. Léonard a pris la mouche sur certaines expressions de lord L’Estrange, et il parle de se retirer.

Randal (avec une joie secrète). Mais son désistement dénouerait un nœud au lieu d’en créer un, ce me semble. Les votes qui lui sont promis deviendraient libres et iraient à…

Dick. Au Très-honorable.

Randal. Êtes-vous sérieux ?

Dick. Comme un employé des pompes funèbres. Le fait est qu’il y a deux partis chez les jaunes comme dans l’Église. — Les hauts-jaunes et les bas-jaunes. Léonard a eu le plus grand succès près des hauts-jaunes ; il a sur eux plus d’influence que moi, et les susdits hauts-jaunes préfèrent de beaucoup Egerton à vous. Ils disent que, politique à part, il ferait du moins honneur à la ville. Léonard est du même avis, et s’il se désiste, je crains de ne pouvoir obtenir de lui ni de ses partisans qu’ils vous fassent profiter de ce désistement.

Randal. Mais sans doute la reconnaissance empêchera votre neveu d’aller contre vos désirs.

Dick. Malheureusement la reconnaissance est tout entière de l’autre côté. C’est moi qui lui ai des obligations et non pas lui à moi. Quant à lord L’Estrange, je ne puis deviner quelles sont ses véritables intentions ; pourquoi il a attaqué Léonard de cette façon, voilà ce qui m’intrigue plus que tout le reste, car c’est lui qui avait exigé que mon neveu se présentât. Puis Lévy m’a affirmé en confidence qu’en dépit de l’amitié de milord pour le Très-honorable, c’est vous qu’il désire voir nommer.

Randal. Il a certainement fait preuve de ce désir pendant tout le canvass.

Dick. Je suppose que les trafiquants de bourgs ont ailleurs un siège pour Egerton, ou peut-être si son parti rentre au pouvoir veut-on le hisser dans la Chambre haute.

Randal (souriant). Oh ! Avenel, que vous êtes habile et pénétrant ! Rien ne vous échappe. J’ajouterai aussi qu’Egerton a besoin de faire trêve quelque temps à la vie politique afin de soigner sa santé et de mettre ordre à ses affaires, sans quoi je n’aurais pu songer sans douleur, à me voir préférer à lui par les électeurs.

Dick. Sans douleur ! allons donc ! ces chênes ne nous entendent pas, mon cher. Vous voulez entrer au parlement, cela est clair. Si c’est moi qui me retire, comme je l’ai toujours désiré, et comme j’avais amené Léonard à y consentir avant ce satané discours de lord L’Estrange, vous y entrerez, car je mène les bas-jaunes à ma fantaisie, pourvu toutefois que les hauts-jaunes ne s’en mêlent pas ; en un mot, je pourrai vous transférer les votes qui m’ont été promis, mais je ne puis répondre de ceux qui sont promis à Léonard. Lévy me dit que vous allez épouser une héritière et être immensément riche ; alors, bien entendu, si vous profitez de mes votes, vous en payerez les frais.

Randal. Certainement, mon cher Avenel.

Dick. Et j’ai deux mémoires particuliers que je désire couler au parlement.

Randal. Comptez sur moi. M. Fairfield étant d’un côté de la chambre et moi de l’autre, à nous deux nous empêcherons toute opposition malveillante. C’est là une sorte d’affaire qui s’arrange aisément, avec le tact que je me flatte de posséder.

Dick. Et quand nous serons débarrassés des mémoires, et que vous aurez eu le temps de vous retourner, j’espère que vous comprendrez que marcher contre l’opinion publique c’est se frapper la tête contre un mur, et que l’opinion publique est décidément jaune.

Randal (avec candeur). Je ne saurais nier que l’opinion publique ne soit jaune, et à mon âge il est naturel que je ne me commette pas envers la politique d’une autre génération. Le bleu passe tout à fait de mode. Mais pour en revenir à M. Fairfield, vous ne parlez pas comme si vous n’aviez aucun espoir de le ramener à ses anciennes conventions avec vous. Sûrement son honneur y est engagé ?

Dick. Pour cela, je n’en sais trop rien ; mais il a maintenant pris goût à la vie politique, du moins il me le disait, pas plus tard que ce matin, avant que nous n’allassions à l’hôtel de ville, et j’espère que tout s’apaisera. Je l’ai laissé avec le curé Dale, qui m’a promis de faire tous ses efforts pour le réconcilier avec milord et l’empêcher d’agir étourdiment.

Randal. Mais pourquoi M. Fairfield se retirerait-il ? Parce que lord L’Estrange a froissé ses sentiments ? M. Fairfield lui, a cruellement froissé les miens, et cela ne me donne pas l’idée de me désister.

Dick. Oh ! Léonard est poète, et les poètes sont tout aussi quinteux que les a représentés lord L’Estrange. Puis Léonard a des obligations à lord L’Estrange, et il avait cru lui faire plaisir en se présentant ; tandis que maintenant… en un mot, tout cela est pour moi de l’hébreu, et je ne comprends qu’une chose, c’est que Léonard a enfourché son grand cheval de bataille, et que si celui-ci le jette par terre, vous serez renversé du même coup. Mais j’ai grande confiance dans le curé, c’est un brave homme qui a beaucoup d’influence sur Léonard, et bien que j’aie cru prudent d’agir ouvertement et de vous avertir du danger, je puis toujours vous promettre une chose, c’est que si je me retire, vous serez nommé ; ainsi, donnez-moi la main.

Randal. Mon cher Avenel ! Et vous désirez vous retirer ?

Dick. Certainement. Je le ferai dans l’après-midi, après m’être arrangé pour me tenir un peu au-dessous de Léonard sur le poil. Vous connaissez Emmanuel Trout, le capitaine des cent cinquante ?

Randal. Parfaitement.

Dick. Eh bien ! lorsque Emmanuel Trout arrivera sur la plate-forme, vous saurez comment tourne l’élection. Les cent cinquante voteront tous comme lui. Il faut maintenant que je m’en retourne. Bonsoir ! Vous n’oublierez pas que c’est vous qui payez les dépenses. Vous y êtes engagé d’honneur. Mais si vous ne les payez pas, l’élection pourra être annulée. Nous lancerons une accusation de corruption, etc., etc. Si au contraire vous payez, Lansmere deviendra pour vous un siège à vie.

Randal. Vos dépenses seront payées aussitôt que mon mariage me permettra de les acquitter, et cela ne peut tarder.

Dick. C’est ce que dit Lévy. Et mes petites affaires — les mémoires privés ?

Randal. Regardez vos affaires comme faites et les mémoires comme payés.

Dick. Il ne faut pas non plus oublier son pays. On doit faire ce qu’on peut pour soutenir ses principes. Egerton est un bleu infernal. Vous convenez que l’opinion publique est…

Randal. Jaune, à n’en pas douter.

Dick. Bonsoir ! Ha ! ha ! un peu de blague, eh ?

Randal. De la blague ! Entre des hommes comme nous, fi donc ! Bonsoir, mon ami, je compte sur vous.

Dick. Oui, mais souvenez-vous que je ne vous garantis rien si Léonard se retire.

Randal. Il faut qu’il persiste ; vous devez l’exiger. Songez que votre présence est indispensable à vos affaires, à votre manufacture.

Dick. C’est vrai ; il faut absolument qu’il persiste. J’ai grande confiance dans le curé. »

Randal s’en retourna à travers le parc. Arrivé sur la terrasse, il rencontra soudain lord L’Estrange. « Je viens de faire un tour dans la ville, milord, dit-il. Un bruit étrange y circule. On dit que M. Fairfield a été tellement blessé par quelques phrases de l’admirable discours de Votre Seigneurie, qu’il songe à se retirer de la lutte. Cela changerait la face des élections et brouillerait tous nos calculs. Je craindrais que dans ce cas il ne se formât quelque coalition secrète entre les amis d’Avenel et notre comité, auquel a déplu, m’a-t-on dit, le discours modéré qu’a si éloquemment défendu Votre Seigneurie ; coalition au moyen de laquelle Avenel serait nommé en même temps que M. Egerton ; tandis que si nous tenons bon tous quatre, la nomination de M. Egerton est toujours assurée, et j’ai moi-même, je crois, d’excellentes chances.

— Ah ! M. Fairfield veut se retirer par suite de mes paroles ! Je m’en vais à la ville, où j’ai l’intention de lui faire des excuses et de me rétracter.

— C’est agir noblement, milord. »

Lord L’Estrange regarda le visage de Leslie que la lune éclairait faiblement. « M. Egerton s’est préoccupé davantage de votre succès que du sien, » dit-il gravement, puis il s’éloigna.

Randal resta sur la terrasse. Peut-être les dernières paroles d’Harley lui avaient-elles causé un mouvement de componction. La tête penchée sur sa poitrine, il se promenait dans la longue allée sablée, faisant appel à toute son intelligence afin de résister à la tentation d’un sacrifice qui compromettrait ses intérêts.

« Le lâche coquin ! murmura Harley. Du moins je n’aurai pas à me repentir si je parviens à en faire justice. Ce n’est plus là de la vengeance, ce n’est qu’une rétribution méritée. Puis, en outre, comment pourrais-je autrement délivrer Violante ? » Et il se mit à rire ; il se sentait le cœur léger, il bondissait en avant aussi rapide que les cerfs qu’il réveillait parmi les hautes fougères.

Une centaine de pas après la barrière, il rencontra Richard Avenel, que déguisaient un paletot grossier et des lunettes bleues. Néanmoins l’œil perçant d’Harley reconnut aussitôt le candidat jaune. Il lui prit familièrement le bras : « Cela se rencontre bien, lui dit-il ; j’allais justement vous trouver, car nous avons encore à décider l’élection.

— Je maintiens les conditions que j’ai offertes à Votre Seigneurie, fit Dick étonné. Je consens à faire nommer un de vos candidats pourvu que ce ne soit pas Audley Egerton. »

Harley dit quelques mots à l’oreille d’Avenel. Celui-ci poussa une exclamation de surprise. Les deux gentlemen pressèrent le pas en causant avec animation.

« Certainement, dit Avenel s’arrêtant enfin, on est disposé à faire beaucoup pour un parent, surtout pour un parent qui vous fait tant d’honneur ; et puis comment voter contre son beau-frère ? Un gentleman dans une position si élevée, il poussera toute la famille. Mistress Richard Avenel va être enchantée. Pourquoi diable ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ? Et cette pauvre chère Nora ! Ah ! plût à Dieu qu’elle vécût ! Et la voix de Dick tremblait.

— Son nom sera réhabilité, et j’expliquerai à tout le monde comment ç’a été par ma faute qu’Egerton n’a pas proclamé plus tôt leur mariage. Allons, tout est convenu, n’est-ce pas ?

— Non, milord ; j’ai donné ma parole ailleurs. Je ne vois pas comment je pourrais la retirer à Randal Leslie. Je ne suis pas d’une délicatesse outrée, ni ce qu’on appelle un Don Quichotte, mais enfin j’ai donné ma parole que si je me retirais de l’élection je ferais mon possible pour que Randal fût nommé de préférence à Egerton, et je la tiendrai.

— Je sais cela par le baron Lévy ; mais si c’est votre neveu qui se retire ?

— Oh ! cela mettrait fin à toutes les difficultés ; mais le pauvre garçon a maintenant le désir d’entrer au parlement, et il m’a rendu service quand j’étais dans l’embarras.

— Laissez-moi faire. Quant à Randal Leslie, il aura lui-même une occasion de vous décharger de votre promesse et de se relever ; heureux sera-t-il s’il a conservé une étincelle de reconnaissance ou d’honneur ! »

Ils continuèrent quelques instants à causer ; Dick paraissait avoir oublié l’élection elle-même en faisant des questions plus intéressantes pour son cœur, et, sur les réponses de lord L’Estrange, il lui serra la main avec émotion en murmurant : « Ma pauvre mère ! Je comprends maintenant pourquoi elle ne voulait jamais me parler de Nora. Quand pourrai-je lui dire la vérité ?

— Demain, après l’élection, Egerton vous embrassera tous. »

Dick fit un geste de surprise, et, rappelant à Harley qu’il n’y avait pas de temps à perdre, il le quitta pour s’enfoncer dans une ruelle conduisant au faubourg le plus obscur de la ville. Harley continua son chemin d’un pas léger qui avait retrouvé son élasticité accoutumée.

Au commencement de la Grand’-Rue, il rencontra M. Dale et Fairfield se donnant le bras.

« Je vous cherchais, Léonard, dit Harley. Donnez-moi la main. Oubliez, je vous prie, les paroles qui vous ont justement blessé. Je ferai plus que les rétracter, je réparerai l’injure. Excusez-moi, monsieur Dale, j’ai un mot à dire à Léonard en particulier, et il attira celui-ci à l’écart.

— J’apprends par Randal, dit-il, que vous retirer de cette lutte serait pour vous un sacrifice. Est-ce vrai ?

— Milord, j’ai des chagrins que je voudrais m’efforcer d’oublier, et, bien que j’aie reculé d’abord à l’idée de m’engager dans ce combat, la carrière littéraire me paraît maintenant avoir perdu son ancien charme, et je m’aperçois que la vie publique apporte aux pensées qui rendent la solitude amère, une distraction que ne sauraient procurer les livres. Si donc vous désirez que je continue la lutte, bien que j’ignore quels sont vos motifs, ce ne sera plus, comme au début, un pacte de pénible obéissance.

— Je comprends. Ç’a été un sacrifice de commencer la lutte, et c’en serait maintenant un autre de vous retirer.

— Franchement, oui, milord.

— Je me réjouis de l’apprendre, car je viens vous demander ce sacrifice ; vous vous le rappellerez plus tard avec joie et avec fierté ; le souvenir de ce sacrifice, si je vous connais bien, vous sera cent fois plus doux que toutes les joies de l’ambition satisfaite. Et lorsque vous aurez appris pourquoi je vous en ai fait la demande, vous vous direz : « C’est là en vérité une réparation des paroles qui avaient blessé mes sentiments et calomnié mon cœur. »

— Milord, milord ! s’écria Léonard. Tout est déjà réparé. Vous me rendez votre estime en anticipant si justement ma réponse, et avec votre estime, la vie me sourit de nouveau. Je puis retourner à ma carrière naturelle sans pousser un soupir ; je n’ai plus maintenant besoin d’échapper à mes pensées. Vous me croirez si je vous assure que, malgré ma présomption passée, je puis prier sincèrement pour votre bonheur.

— Poète ! vous remplissez votre mission en ce moment même ; vous embellissez le monde ; vous parez l’austère devoir lui-même de la ceinture des Grâces, dit Harley, s’efforçant de sourire pour déguiser son émotion. Mais il nous faut revenir à la prose de l’existence. J’accepte donc votre sacrifice. Quant au moment de le faire, de façon à en assurer le résultat, je vous demanderai de vous conformer aux instructions que vous transmettra votre oncle. Jusque-là, ne dites rien de vos intentions, même à M. Dale. Pardonnez-moi de vouloir assurer l’élection de M. Egerton aux dépens de la vôtre. Que cette explication vous suffise pour le présent. Et à propos de M. Egerton, que pensez-vous de lui ?

— Je pensais, en l’entendant parler, et quand il a terminé son discours par ces touchantes paroles dans lesquelles il abandonnait tout ce qui, dans sa vie, n’avait pas été voué au service de son pays, « à la charité de ses amis, » combien j’eusse été fier, même comme adversaire, de lui serrer la main ; et eût-il eu des torts à mon égard dans la vie privée, j’aurais regardé comme une ingratitude envers mon pays de me rappeler ces torts. »

Harley se détourna brusquement et rejoignit M. Dale.

« Laissez Léonard s’en aller tout seul ; vous voyez que j’ai guéri les blessures que j’avais faites.

— Et votre meilleure nature ainsi réveillée, j’espère, mon cher lord, que vous avez tout à fait abandonné l’idée de…

— De me venger ? Non. Et si demain vous n’approuvez pas ma vengeance, je ne me tiendrai pas tranquille que je ne vous voie… évêque !

— Milord ! s’écria M. Dale, choqué.

— Ma légèreté n’est qu’à la surface, mon cher monsieur Dale, mais quelquefois l’écume de la vague indique le changement du vent. »

Le curé le regarda attentivement, puis lui serra les deux mains avec joie et affection.

« Retournez maintenant au château, reprit Harley en souriant, et dites à Violante, s’il n’est pas trop tard pour la voir, qu’elle a été plus éloquente même que vous ! »

Et lord L’Estrange courut vers la ville, qu’il traversa rapidement, passant devant des groupes de braillards enthousiastes, les uns bleus, les autres jaunes, tantôt accueilli par des acclamations, tantôt poursuivi par des grognements. Au coin d’une ruelle donnant dans la Grand’-Rue, sur le seuil d’un cabaret resplendissant de lumières, et d’où s’échappaient de bruyantes clameurs, il aperçut le gracieux baron fumant un cigare, trop délicat pour en associer la divine vapeur aux vulgaires fumées de la pipe, et causant agréablement avec un groupe de femmes, les unes attirées par l’animation générale, les autres attendant leurs maris, frères, pères ou fils, qui en ce moment criaient en chœur : « Vive à jamais les bleus ! » de façon à ébranler les murailles du cabaret illuminé. Lévy, apercevant lord L’Estrange, ôta son cigare de sa bouche et s’approchant aussitôt de lui : « Les cent cinquante sont tous là dedans, dit-il, en indiquant le cabaret. Je les ai vus en particulier, dix par dix, et je disais aux femmes qui sont là, que, dans l’intérêt de leurs familles, mieux vaut qu’elles s’en retournent chez elles, et nous laissent enfermer les cent cinquante à l’abri des jaunes, jusqu’à ce que nous les amenions au scrutin. Mais je crains, ajouta Lévy, qu’on ne puisse compter sur ces drôles, à moins de les payer d’avance, et cela serait immoral et de plus exposerait l’élection à être contestée. En outre, s’ils sont une fois payés, qui me répond que demain ils ne voteront pas pour les jaunes ?

M. Avenel en viendra, je crois, facilement à bout. Ne faites, je vous en prie, rien d’immoral, ni qui soit de nature à faire annuler l’élection. Je crois que vous pourriez vous en retourner au château.

— Au château ! Non, non, pardonnez-moi, milord ; mais il faut un chef pour diriger le comité et retenir nos capitaines à leurs postes de surveillance. On peut encore nous faire beaucoup de mal d’ici à demain matin ; et je veillerais volontiers toute la nuit, que dis-je, six nuits par semaine pendant trois mois, plutôt que de laisser commettre quelque erreur ou quelque maladresse dont le résultat pourrait faire nommer Egerton.

— Sa nomination vous affligerait donc beaucoup ?

— Vous pouvez en juger par le zèle que je mets à seconder vos projets »

Ici on entendit de bruyants hourras sortant d’une autre auberge, un cabaret jaune situé au fond de la ruelle, non plus lumineux comme l’hôtellerie bleue, mais au contraire d’un aspect sombre et sinistre, plus semblable au lieu de rendez-vous de conspirateurs ou de filous, qu’à celui d’électeurs honnêtes et indépendants. « Vive Avenel ! vivent Avenel et les jaunes ! »

« Excusez-moi, milord ; il faut que j’aille surveiller mes brebis noires, si je veux qu’elles deviennent bleues ! » dit Lévy, et il rentra dans le cabaret.

Mais aux cris de vive Avenel ! plusieurs électeurs faisant partie du redoutable corps des cent cinquante se précipitèrent comme à un signal hors de l’hôtellerie bleue, et, bousculant Lévy, enfilèrent la ruelle, suivis de toutes les femmes. Il n’était pas fort aisé d’entrer dans l’auberge où l’on acclamait ainsi Avenel. Des réformateurs jaunes, connus par leur zèle pour la pureté des élections en défendaient la porte et ne laissaient pénétrer les arrivants qu’un à un. « Après tout, se dit le baron tandis qu’entrant dans la pièce principale de l’auberge bleue il proposait de chanter : Rule Britannia, après tout, Avenel hait Egerton autant que je le fais moi-même, et les deux partis travaillent au même but. » Puis, battant la mesure sur la table, il se joignit avec une belle basse-taille au refrain : « Non, jamais les Bretons ne seront esclaves ! »

Pendant ce temps Harley était entré à l’hôtel des « Armes de Lansmere » où le comité bleu tenait son quartier général, sans monter dans la chambre où les plus infatigables continuaient leurs travaux, recevant les rapports des sentinelles, donnant des ordres, faisant des paris, la tête très-échauffée par le patriotisme, les bons principes, le rhum et l’eau-de-vie ; Harley appela l’aubergiste et lui demanda si l’étranger pour lequel on avait retenu des chambres était arrivé. Sur la réponse affirmative de l’hôte, Harley suivit celui-ci en haut d’un petit escalier, dans une partie de l’hôtel éloignée des salles affectées aux assemblées électorales. Harley passa environ une demi-heure avec cet étranger, puis se rendit à la salle du comité, se débarrassa des membres les plus animés, conféra avec les plus sobres, donna quelques ordres à ceux des chefs sur qui il savait pouvoir compter et retourna au château aussi rapidement qu’il en était venu.

Le jour commençait à poindre lorsque Harley se rendit à sa chambre. Pour y arriver il passa devant celle de Violante : son cœur débordait d’une tendresse et d’une gratitude ineffables ; il s’arrêta et en baisa le seuil. Lorsqu’il fut rentré dans sa chambre, celle qu’il occupait depuis l’enfance, il se sentit plier sous un poids immense. Tout son être était animé de cette divine et joyeuse élasticité de cœur et d’esprit qui, au matin de la vie, s’élance vers l’avenir, comme l’oiseau dans les nues. Un poète grec prétend que le suprême bonheur est la cessation subite de la peine ; il y a une joie plus noble encore, celle de la conscience délivrée soudain d’une pensée coupable. Près de ce lit au pied duquel il priait dans son enfance, Harley s’agenouilla de nouveau. Il retrouva cette consolation de la prière dont il était sevré depuis qu’il avait nourri un dessein qu’il n’eût osé confesser au Dieu de miséricorde. Mais alors cette joie qu’il avait ressentie l’abandonna tout à coup. Le sentiment du danger qu’il venait de courir, la pensée de l’acte coupable auquel le démon avait failli l’entraîner se dressèrent devant son intelligence que la passion n’obscurcissait plus ; il frémit d’horreur. Et à celui qui, quelques heures auparavant, avait cru impossible de renoncer à sa vengeance, il semblait maintenant que des années de vertu et de bienfaisance seraient à peine suffisantes pour purifier son âme repentante du souvenir de cette hideuse passion.


CHAPITRE XXXI.

Cette partie de la nuit qu’Harley avait employée à s’occuper des vivants, Audley l’avait passée en communion avec les morts. Il avait repris le manuscrit de Nora parmi les papiers au milieu desquels Harley l’avait laissé. Il vit avec un étonnement triste combien il avait été aimé. Qu’avaient apporté à l’homme d’État isolé, l’ambition, les succès, les honneurs, en compensation de ce glorieux empire qu’il avait perdu, de ce monde d’émotions délicieuses ? Sa nature positive et terrestre comprit pour la première fois, peut-être pour son châtiment, la nature plus pure et plus élevée de cette compagne dont le sourire d’ange avait autrefois illuminé sa vie austère ; cette céleste délicatesse d’affection, cette exubérance de sentiments s’épanchant en une variété infinie d’idées nobles et gracieuses sous le souffle d’une imagination enchantée : tout ce qui, alors qu’il le possédait, l’avait fatigué, impatienté, qu’il avait taxé d’exagérations romanesques, maintenant qu’il l’avait à jamais perdu lui apparaissait comme la vérité. Et c’était en effet la vérité, bien qu’en même temps une illusion. Les philosophes nous disent que les brillantes couleurs qui décorent l’univers n’existent que dans notre vue, et cependant si l’on ôtait à l’univers les couleurs, quel philosophe pourrait dire que l’univers n’a rien perdu ?

Mais lorsqu’Audley en vint à ce passage du manuscrit où était expliquée, bien qu’imparfaitement, la véritable cause de la fuite de Nora ; lorsqu’il vit comment Lévy, par des motifs qu’il ne pouvait s’expliquer, avait suggéré à sa jeune femme les doutes qui avaient offensé celle-ci ; comment il lui avait persuadé que son mariage était frauduleux, lui avait présenté les lettres laconiques et mécontentes d’Audley comme une preuve à l’appui de ses assertions ; comment il avait profité du peu d’expérience de la vie qu’avait Léonora, pour la tromper, pour la réduire au désespoir en faisant apparaître à ses yeux le fantôme du déshonneur, il fronça les sourcils et serra les poings. Il se rendit aussitôt à la chambre de Lévy, il la trouva vide, questionna un domestique et apprit que le baron était sorti en avertissant qu’il ne rentrerait peut-être pas de la nuit. Heureux fut-il pour Audley comme pour l’usurier de ne pas s’être rencontrés. Le besoin de la vengeance aurait pu être aussi violent chez Audley qu’il l’avait été chez Harley, et peut-être n’en eût-il pas triomphé comme son ami. Audley retourna dans sa chambre et acheva le tragique récit. Il vit comment cette main bien-aimée avait tremblé sous les dernières tortures du doute et du désespoir ; il contempla la place où étaient tombées les larmes brûlantes, où la main s’était arrêtée au milieu même de la phrase inachevée ; il accompagna par la pensée sa malheureuse jeune femme dans son voyage et son retour chez ses parents, il la revit telle qu’il l’avait contemplée pour la dernière fois, plus belle même dans la mort qu’aucune femme vivante ne lui avait jamais paru ; et penché sur les derniers mots, suivis de la page qui, au-dessous des caractères tremblés et des taches de larmes, s’étendait pâle et blanche comme le vide que laisse derrière soi l’amour éteint par la mort… Audley sentit soudain son cœur cesser de battre ; il s’était arrêté en même temps que finissait le manuscrit. — Puis il battit de nouveau, mais si faiblement ! Sa respiration devint laborieuse et pénible, sa vue s’obscurcit ; mais son courage et sa fermeté luttèrent avec l’opiniâtre instinct de l’habitude, sa volonté triompha de la maladie, la vie se ranima en lui, comme brille par instants la lumière d’une lampe prête à s’éteindre.

Le lendemain matin, lorsque Harley entra dans la chambre de son ami, celui-ci dormait ; son sommeil paraissait avoir été agité ; sa respiration était bruyante et pénible ; ses couvertures étaient en partie rejetées ; son bras nerveux et sa large poitrine étaient à découvert.

Chose étrange qu’une maladie intérieure si grave laissât le corps si intact à l’extérieur, que pour tout œil étranger à la science, le malade endormi semblait la vigueur et la santé personnifiées. Une de ses mains était jetée par-dessus les oreillers, elle tenait encore les fatals papiers, et à l’endroit où les caractères avaient été effacés par les larmes de Nora, se voyaient les traces encore humides de larmes peut-être plus amères encore.

Harley fut profondément ému ; tandis qu’il était auprès du lit, Egerton soupira péniblement et s’éveilla. Il regarda autour de lui, étonné et perplexe, jusqu’à ce que ses yeux ayant rencontré Harley, il sourit en disant :

« Déjà ! Ah ! oui, je me rappelle, c’est le jour des régates. Nous aurons le courant contre nous, mais vous et moi réunis, avons-nous jamais été vaincus ? »

L’esprit d’Audley s’égarait ; il se croyait revenu aux jours d’Eton ; mais Harley crut qu’il faisait allusion à la lutte électorale. « C’est vrai, cher Audley, vous et moi réunis, avons-nous jamais été vaincus ? Mais n’allez-vous pas vous lever ? Je voudrais que vous vinssiez au poll, serrer la main à vos partisans à mesure qu’ils viendront voter. À quatre heures vous serez libre, et notre élection emportée.

— L’élection ! Quelle élection ? Comment ? Quoi ? fit Egerton revenant à lui-même. Ah ! oui, je me rappelle. Oui, j’accepte de vous ce dernier service. J’ai toujours dit que je mourrais sous le harnais. La vie politique… je n’en connais pas d’autre. Ah ! je rêve encore ! Oh ! Harley ! mon fils, mon fils !

— Vous le verrez après quatre heures. Vous serez fiers l’un de l’autre. Mais hâtez-vous de vous habiller. Voulez-vous que je sonne votre domestique ?

— Oui, » dit Egerton, et il retomba sur son oreiller.

Harley quitta la chambre et alla retrouver Randal qui, ainsi que les membres les plus importants du comité bleu, déjeunait à la hâte.

Tous étaient inquiets et agités excepté Harley, qui, avec un calme parfait, trempait une rôtie sèche dans son café, selon la sobre habitude qu’il en avait contractée en Italie. Randal faisait de vains efforts pour paraître aussi tranquille. Bien que certain de son élection, il savait qu’elle serait nécessairement suivie pour lui d’une scène d’hypocrisie fatigante ; il lui faudrait affecter un profond chagrin au milieu de la joie la plus vive, jouer le rôle d’un homme généreusement affligé de se trouver, par un hasard imprévu, par une inexplicable méprise, préféré à Egerton. L’idée que le squire allait arriver et lui apporter l’argent nécessaire à l’achat des terres qu’il convoitait si ardemment l’agitait aussi. Le déjeuner s’acheva rapidement. Les membres du comité, regardant à leur montre, donnèrent le signal du départ ; Harley, passant sur la terrasse fit signe à Randal, qui l’y suivit aussitôt.

« Monsieur Leslie, dit Harley, appuyé sur la balustrade et caressant négligemment la grosse tête de Néron, vous vous rappelez sans doute que vous avez eu la bonté de m’offrir l’explication de certaines circonstances relatives à vos relations avec le comte de Peschiera, explications que vous avez déjà données au duc de Serrano ; je vous ai répondu que je ne pouvais alors m’occuper que des élections, mais que, dès qu’elles seraient finies, je serais prêt à écouter toutes les communications dont il vous plairait de m’honorer. »

Ces paroles surprirent Randal et ne contribuèrent pas à calmer son agitation nerveuse. Cependant il répondit sur-le-champ :

« Je m’estimerai heureux, milord, de dissiper en vous, sur ce sujet comme sur tout autre, toute espèce de doute injurieux pour mon honneur.

— Vous dites fort bien, monsieur Leslie ; personne ne s’exprime mieux que vous ; et je réclame votre promesse avec d’autant moins de scrupules que le duc m’a confié combien il est affligé de la répugnance que montre sa fille à ratifier une promesse qui engage son honneur dans le cas où le vôtre serait déchargé de tout soupçon. J’ai acquis quelque influence sur cette jeune fille en la sauvant de l’odieux guet-apens de Peschiera, et le duc me presse d’écouter vos explications dans l’espoir que, si elles me satisfont comme lui, je pourrai ramener sa fille à des sentiments plus favorables envers un prétendant qui a été au moment de risquer sa vie pour elle contre un duelliste aussi redoutable que le comte.

— Milord, dit Randal en saluant, je serais en effet bien heureux que vous parvinssiez à détruire chez ma fiancée une répugnance qui obscurcit seule mon bonheur, et qui mettrait sur-le-champ un terme à mes prétentions, si je ne l’attribuais à une connaissance imparfaite de moi-même, que ma vie entière sera consacrée à changer en confiance et en affection.

— On ne saurait mieux dire, répéta Harley d’un air de profonde admiration ; et de fait Randal lui apparaissait comme une rareté curieuse. Je suis heureux de vous informer aussi, continua-t-il, que si votre mariage avec la fille du duc de Serrano a lieu…

Si ! fit Randal.

— Je vous demande pardon d’avoir parlé comme d’une hypothèse, de ce que vous avec le droit d’envisager comme une certitude. Eh bien donc, quand votre mariage avec Violante aura lieu, vous échapperez à l’écueil sur lequel viennent échouer bien des jeunes gens de sentiments ardents au début du grand voyage, vous ne contracterez pas une alliance imprudente. En un mot, j’ai reçu hier de Vienne une dépêche qui m’apprend la grâce complète et la restauration officielle d’Alphonse de Serrano. Et je dois ajouter que le gouvernement autrichien, quelquefois méconnu dans ce pays, est toujours fidèle à ses propres lois et ne peut en aucune façon rien imposer au duc, quant au choix d’un gendre ou à l’héritage qui doit revenir à sa fille.

— Et le duc est-il informé de son rappel ? s’écria Randal, la joue en feu et l’œil étincelant.

— Non ; je lui communiquerai cette bonne nouvelle ainsi que d’autres après l’élection. Mais Egerton se fait bien attendre. Ah ! voici son valet de chambre.

M. Egerton, dit le domestique en s’approchant, se sent plus indisposé que de coutume, milord. Il vous prie de l’excuser, s’il ne peut se rendre maintenant à la ville. Il ira un peu plus tard, si vous jugez que sa présence soit absolument nécessaire.

— Non ; dites-lui qu’il se soigne et qu’il se repose. J’aurais voulu qu’il assistât à son triomphe, voilà tout. Dites-lui que je me charge de le représenter au poll. — Messieurs, êtes-vous prêts ? Nous allons en avant. »

La tente du poll était dressée au milieu de la place du marché. Le vote était déjà commencé ; M. Avenel et Léonard étaient à la porte, saluant et remerciant les électeurs de leur parti à mesure que ceux-ci passaient devant eux. Randal et L’Estrange entrèrent sous la tente au milieu de bruyantes acclamations et aux sons de l’air national du Héros vainqueur. Les votants défilaient rapidement. Ceux qui votaient uniquement en vue du principe ou de la couleur (ce qui pour eux était tout un) et étaient par conséquent au-dessus des brigues, entrèrent d’abord, votant carrément pour les deux candidats bleus ou les deux candidats jaunes. Au bout de la première demi-heure, les jaunes étaient de dix voix en avant des bleus. À ce moment plusieurs votes partagés commencèrent à jeter de l’incertitude dans les conjectures au sujet du résultat. Randal, après la première heure, avait quinze voix de majorité sur Egerton et deux sur Dick Avenel ; Léonard Fairfield tenait la tête du poll avec cinq voix de majorité. Randal devait son avantage aux votes que les efforts personnels d’Harley lui avaient acquis, et il fut ravi de voir que lord L’Estrange ne lui avait retiré aucune des promesses ainsi obtenues. C’était un présage favorable de la disposition d’Harley à croire ses explications. En un mot, l’élection semblait marcher exactement comme il s’y était attendu. À midi, il y eut un changement dans la position relative des candidats. Dick Avenel avait peu à peu gagné du terrain, dépassé Randal, dépassé même Léonard. Il était en tête du poll avec dix voix de majorité. Randal venait ensuite. Audley était de vingt voix en arrière de Randal, et Léonard de quatre en arrière d’Audley.

Plus de la moitié des électeurs avaient voté, mais les membres des comités des deux couleurs, ainsi que le redoutable corps des cent cinquante, réservaient encore leurs votes.

Le poll se ralentissait sensiblement. Randal en regardant autour de lui, et cherchant une occasion de demander à Dick si réellement il voulait se faire nommer au lieu de son neveu, s’aperçut qu’Harley avait disparu, et peu après, il fut prié par un message de se rendre à la salle du comité, ce qu’il fit aussitôt. Tandis qu’il se frayait parmi la foule un chemin vers la salle, Lévy l’arrêta près de la porte et lui dit : « Ils commencent à craindre pour Egerton. Ils veulent assurer son élection par un compromis. Ils vont vous proposer de vous désister, si Avenel consent à retirer Léonard. Ne donnez pas dans le panneau. L’Estrange vous fera peut-être la question, mais, je vous le dis en confidence, il ne demande pas mieux que de voir échouer Egerton. Comptez là-dessus et soyez ferme. »

Randal ne répondit rien, mais la foule lui fit place et il entra dans la salle. Lévy l’y suivit et les portes se refermèrent à l’instant. Le comité bleu était tout entier rassemblé. Ses membres paraissaient inquiets et désappointés. Lord L’Estrange seul, parfaitement calme, se tenait debout en haut de la table longue. Malgré son sang-froid, Harley était pensif. « Oui, se disait-il, je vais donner à ce jeune homme l’occasion de prouver sa gratitude envers son bienfaiteur, et s’il s’acquitte envers celui-ci, je lui épargnerai du moins la révélation publique de sa duplicité envers les autres. Il est trop jeune pour qu’il ne lui reste pas quelques bons sentiments, du moins envers l’homme à qui il doit tout. »

« Monsieur Leslie, dit tout haut L’Estrange, vous voyez le résultat du vote. Notre comité pense qu’à moins de désistement de votre part, Egerton sera battu. Il craint que les jaunes, comprenant que Léonard Fairfield a peu de chances de succès, ne veuillent pas perdre leur second vote en le lui donnant, et ne vous les transfèrent dans le but d’écarter Egerton. Si, au contraire, vous vous retirez, l’élection d’Egerton est assurée, car nous avons des raisons de croire qu’en ce cas Avenel renoncerait également à la candidature de son neveu.

— Vous n’avez plus rien à craindre ni à espérer d’Egerton, dit tout bas Lévy. Il est complètement ruiné, et s’il n’est pas nommé, il passera la nuit en prison. Les recors l’attendent. »

Randal se taisait, et son silence provoqua un murmure d’indignation parmi les membres les plus influents du comité, car, bien qu’Audley ne fût pas personnellement très-populaire, cependant un candidat si éminent était naturellement leur premier intérêt, et ils comprenaient qu’ils feraient triste figure devant les jaunes si leur grand homme était évincé par celui-là même qu’on n’avait présenté que pour le seconder, un jeune homme complètement inconnu. La vanité et le patriotisme se réunissaient donc pour provoquer ce murmure. « Vous voyez bien, jeune homme, s’écria un riche boucher, qu’il était sous-entendu que M. Egerton devait être en sûreté ; vous n’avez aucun titre à nos yeux que celui de combattre comme son second, et nous sommes tous bien étonnés de ne pas vous entendre dire toute de suite : « Sauvez Egerton ; c’est là l’important. » Excusez la liberté, monsieur. Nous n’avons pas le temps de tourner autour.

— Lord L’Estrange, dit Randal, sans répondre au boucher, comme le premier ici par le rang et par l’influence, me conseillez-vous de sacrifier mon élection et ce qui paraît être le désir de la majorité des électeurs, à l’espoir douteux de faire nommer M. Egerton en ma place ?

— Je n’ai pas de conseil à vous donner, monsieur Leslie. C’est là une question de sentiment et d’honneur qu’un gentleman doit décider lui-même.

— Aucune convention de ce genre a-t-elle été sous-entendue entre Votre Seigneurie et moi, lorsque vous m’avez accordé votre appui et que vous avez en personne sollicité des votes en ma faveur ?

— Certainement, non — chut, messieurs ! Je n’ai en effet parlé d’aucune convention de cette nature.

— Ni M. Egerton non plus. Quel qu’ait pu être le sous-entendu dont veut parler le respectable électeur qui tout à l’heure s’est adressé à moi, je n’y ai pris aucune part. Je suis persuadé que M. Egerton serait le dernier à vouloir être redevable de son élection à une supercherie envers les électeurs, et à ce que tout le monde considérerait comme une grande injustice envers moi qui ai eu toute la fatigue des sollicitations. »

Un murmure désapprobateur s’éleva de nouveau ; mais Randal prit un air si résolu qu’il fit taire les mécontentements, et contraignit le comité à l’écouter.

« Néanmoins, reprit-il, je me désisterais sur-le-champ, si je n’avais le ferme espoir de convaincre tous ceux qui sont ici présents et qui semblent me condamner, que j’agis précisément selon les secrets désirs de M. Egerton. Ce gentleman, vous le savez, n’a jamais paru au milieu de vous, n’a jamais sollicité les électeurs en personne, il ne s’est donné aucune peine, si ce n’est celle de prononcer un discours évidemment destiné à présenter au pays tout entier la défense générale de ses actes politiques. Que signifie tout cela ? Simplement qu’il ne s’est présenté que pour la forme, dans le but de complaire à son parti, contre son propre désir. »

Les membres du comité s’entre-regardèrent étonnés et indécis. Randal vit qu’il avait gagné du terrain, il en profita avec un tact et une habileté qui montraient qu’en dépit de ses défauts oratoires, il y avait en lui l’étoffe d’un habile avocat. « Je serai franc avec vous, messieurs. Mon caractère et le désir que j’ai de conserver votre estime à tous m’y obligent. M. Egerton n’a pas le désir de rentrer au parlement en ce moment. Sa santé est altérée, ses affaires privées demandent tout son temps et tous ses soins. J’ose dire que je suis pour lui un fils. Il désire ardemment que je réussisse (lord L’Estrange me le disait encore hier au soir) ; il est plus préoccupé de mon succès que du sien. Rien ne lui ferait plus de plaisir que de me voir servir dans le parlement, si humblement que ce fût, les grands intérêts, que ni sa santé ni ses affaires ne lui permettraient de défendre, pendant la crise importante qui se prépare, avec son talent et son énergie accoutumés. Nul doute que plus tard il ne veuille rentrer dans l’arène où il s’est si fort distingué, et quand sera calmée l’agitation qui cause l’injustice populaire d’aujourd’hui, quels électeurs ne seront fiers de nommer un tel député ? À l’appui de ce que je viens d’avancer, j’en appelle à l’agent même de M. Egerton, un gentleman qui, malgré son immense fortune et le rang qu’il occupe dans la société, a consenti à agir gratuitement en faveur de ce grand homme d’État. Je vous le demande donc, baron Lévy, la santé de M. Egerton n’est-elle pas gravement altérée ; ne lui commande-t-elle pas impérieusement le repos ?

— C’est un fait, dit Lévy.

— Et ses affaires n’exigent-elles pas son entière et sérieuse attention ?

— Oui, en vérité, dit le baron. Messieurs, je n’ai rien à dire en faveur de mon honorable ami qui soit contraire à l’exposé de son fils adoptif, M. Leslie.

— Alors, moi j’ai à dire, s’écria le boucher en frappant du poing sur la table, que M. Egerton s’est diablement mal conduit avec nous, et que nous allons être la fable de la ville.

— Doucement, doucement, fit Harley. Mais on frappe à la porte. Excusez-moi un instant. »

Harley quitta la salle pour une ou deux minutes seulement. À son retour, il s’adressa à Randal.

« Nous devons donc conclure, monsieur Leslie, que vous êtes dans l’intention de maintenir votre candidature ?

— À moins que Votre Seigneurie n’exige de moi le contraire, je dirai : « Laissons marcher l’élection et que chacun en coure les chances. Telle est, ce me semble, la seule manière d’agir, juste, franche, honorable et vraiment anglaise. » Et Randal appuya sur ce dernier mot.

« Soit, répliqua Harley ; que chacun coure les chances du poll. Monsieur Leslie, nous ne vous retiendrons pas plus longtemps. Retournez, je vous prie, au poll, car il faut au moins qu’un des candidats bleus soit présent, et vous baron, ayez la bonté d’y aller aussi, et de remercier ceux qui pourront encore voter en faveur de M. Egerton. »

Lévy s’inclina et sortit donnant le bras à Randal.

« Parfait ! s’écria le baron. Vous avez une fameuse tête !

— Le regard de L’Estrange m’a déplu, néanmoins. Mais il ne peut maintenant me faire de tort ; les votes qu’il m’a obtenus au détriment d’Egerton sont donnés. Les membres du comité à la vérité voteront probablement contre moi, mais nous avons encore le corps de réserve d’Avenel. Nous pouvons regarder l’élection comme enlevée. À notre retour, nous trouverons sans doute au château le squire avec l’argent destiné à racheter mon domaine héréditaire ; le docteur Riccabocca est rentré en possession des titres et des domaines de Serrano ; qu’ai-je à craindre de lord L’Estrange ? Malgré tout, je n’aime pas son regard.

— Bast ! Vous avez justement fait ce qu’il désirait au fond. Nous voici à la tente. Ah ! il y a une nouvelle affiche, Avenel est de quarante voix en avant de vous, mais vous en avez trente de plus qu’Egerton ; et Léonard Fairfield est toujours le dernier. Mais où est-il donc, ainsi qu’Avenel ? »

Les deux candidats avaient disparu ; ils étaient peut-être dans la salle de leur comité. Aussitôt que les portes avaient été refermées sur Randal et le baron et au milieu du tumulte qui avait suivi leur départ, Harley s’était élancé sur la table. Son action et l’expression de sa physionomie commandèrent sur-le-champ le silence.

« Messieurs, dit-il, nous sommes maîtres de faire nommer l’un de nos candidats et de choisir entre eux deux. Vous avez entendu M. Leslie et le baron Lévy. À leur exposé, je n’ai qu’une chose à répondre : M. Egerton est nécessaire au pays, et, quoi qu’il en soit de sa santé et de ses affaires, il est prêt à répondre à son appel. S’il n’a pas sollicité vos votes, s’il n’est pas parmi vous en ce moment, vingt années vouées au service de l’Angleterre plaident sa cause et le remplacent. Lequel donc des deux candidats choisirez-vous pour vous représenter : un homme d’État illustre ; ou un jeune homme imberbe ? Tous deux ont de l’ambition et des talents, l’un les a identifiés avec l’histoire de son pays, et comme on l’allègue aujourd’hui à son préjudice, avec un dévouement qui a détruit une santé vigoureuse et ruiné une fortune princière. L’autre témoigne de son ambition en vous invitant à le préférer à son bienfaiteur, et prouve ses talents par son habileté à justifier son ingratitude. Choisissez entre les deux — un Egerton ou un Leslie.

— Vive Egerton ! cria l’assemblée d’une seule voix, et cette acclamation fut suivie de sifflets et de grognements à l’adresse de Leslie.

— Mais, dit un membre grave et prudent du comité ; avons-nous réellement le choix ? N’est-il pas plutôt entre les mains des jaunes ? Votre Seigneurie ne se flatte-t-elle pas ?

— Ouvrez la porte du fond ; une députation de nos adversaires attend dans le corridor. Faites-la entrer. »

Le comité garda le silence tandis qu’on obéissait à l’ordre d’Harley, et bientôt, à la grande surprise de tous, Léonard Fairfield en personne, accompagné de six des principaux membres du parti jaune, entra dans la chambre.

« Vous avez une proposition à nous faire, monsieur Fairfield, en votre nom et en celui de M. Avenel, avec l’approbation de votre comité ?

— Oui, milord, dit Léonard, s’avançant vers la table. Nous sommes convaincus que ni l’un ni l’autre parti ne réussira à faire nommer ses deux candidats. La nomination de M. Avenel est assurée. La seule question est donc maintenant de savoir lequel de vos deux candidats il convient de choisir. Mon désistement, que je vais faire placarder tout à l’heure, laissera libres assez de votes pour faire triompher soit M. Egerton, soit M. Leslie.

— Vive Egerton ! crièrent de nouveau les bleus.

— Oui, vive Egerton ! répéta Léonard. Ses principes politiques peuvent différer des nôtres, mais qui dira quels sont ceux de M. Leslie ? L’homme politique peut n’avoir pas toutes nos sympathies, mais qui ne se sentirait fier du sénateur ? C’est pour tout collège électoral un grand avantage que d’envoyer au parlement un homme illustre. Sa renommée rejaillit sur la ville qu’il représente, elle y soutient l’esprit public ; elle y augmente l’intérêt pour tout ce qui touche la nation. Chaque fois que sa voix se fait entendre dans le parlement, elle nous rappelle notre commun pays, et les discussions mêmes que provoquent ses paroles éclairent ses électeurs sur l’intérêt public. Vive donc Egerton ! s’il faut que notre parti souscrive à la nomination d’un adversaire, unissons-nous du moins pour choisir le plus digne. Milord, en quittant cette salle, je vais annoncer mon désistement et solliciter de ceux qui m’ont promis leurs votes, de les transférer à M. Egerton. »

Pendant les bruyants hourras qui suivirent cette allocution, Léonard se rapprocha d’Harley : « Milord, lui dit-il, j’ai obéi à vos désirs tels qu’ils m’ont été transmis par mon oncle qui, en ce moment même, s’occupe ailleurs d’en assurer l’effet.

— Léonard, dit Harley, également à demi-voix, vous avez assuré à Egerton, et vous seul pouviez le faire, le triomphe sur un perfide protégé, et la continuation de la carrière qui a fait jusqu’ici la consolation comme le charme de sa vie. Il vous remerciera lui-même. Venez au château après le scrutin. C’est là que vous seront données toutes les explications auxquelles vous avez droit. »

Puis, Harley saluant l’assemblée, éleva la voix : « Messieurs, dit-il, hier, lors de la nomination des candidats, j’ai prononcé quelques paroles dont M. Fairfield s’est trouvé justement offensé. En votre présence, je les rétracte et lui en fais franchement mes excuses. En votre présence, je lui demande de me pardonner, et je lui dis que, s’il veut bien m’accorder son amitié, je le placerai dans mon estime et mon affection à côté de l’homme d’État qu’il va rendre à son pays. »

Léonard serra dans ses deux mains celle que lui tendait Harley, puis, craignant de ne pouvoir dominer son émotion, il se hâta de quitter la salle, tandis que bleus et jaunes se félicitaient réciproquement d’un compromis qui calmerait l’irritation des partis, assurerait la paix du bourg, et, jusqu’aux prochaines élections, rendrait à des sentiments fraternels des gens tranquilles qui, la veille, se haïssaient et s’injuriaient réciproquement au nom du commerce ou de la propriété.

Pendant ce temps le poll continuait aussi lentement qu’auparavant, mais toujours à l’avantage de Randal. « Il n’y en aura pas les deux tiers qui voteront, murmura Lévy en regardant à sa montre. La chose est maintenant décidée. Ah ! ah ! Audley Egerton ! vous qui m’avez jadis infligé les indicibles tortures de la jalousie, vous qui m’avez méprisé, m’avez appelé coquin, dédaignant le pouvoir même que votre folie plaçait entre mes mains, ah ! ah ! votre règne est fini ! et celui qui a présidé à votre destruction va fondre sur sa proie.

— Vous aurez mon premier « franco » Lévy, dit Randal pour la lettre que vous écrirez à l’homme d’affaires de M. Thornhill. L’élection est maintenant un fait accompli, il faut nous occuper d’autre chose.

— Que diable y a-t-il là-bas sur cette affiche ? » dit tout à coup Lévy en pâlissant.

Randal leva les yeux et il aperçut au bout de la place du marché une affiche jaune suivie d’une foule immense, et qui, s’agitant au-dessus de toutes les têtes, traversait les airs semblable à une comète :

Deux heures de relevée.
DÉSISTEMENT DE FAIRFIELD.
JAUNES !
votez pour
AVENEL et EGERTON.
(Signé) Timothy All Jack.
Salle du comité jaune.

« Quelle infernale trahison est-ce là ? s’écria Randal livide d’indignation.

— Attendez un instant, voici Avenel ! » s’écria Lévy, et à la tête d’une autre procession qui débouchait d’une ruelle obscure, Randal aperçut, marchant avec une majestueuse gravité, le candidat survivant des jaunes. Dick disparut un instant dans la boutique d’un épicier située sur la place, puis reparut à un balcon du premier étage au-dessus d’une énorme boîte à thé jaune, servant à la fois d’emblème à la profession et aux sentiments politiques du propriétaire. Dick n’eut pas plutôt paru sur ces rostres, chapeau en main, que les deux processions s’arrêtèrent au-dessous, la musique se tut, les bannières s’enroulèrent autour de leur bâton ; la foule se précipita en avant pour pouvoir entendre et les commis du poll eux-mêmes quittèrent la plateforme ; Randal et Lévy, curieux et inquiets, suivirent la foule. Dick, sur le balcon, apparaissait à tous comme le Deus ex machina.

« Électeurs ! cria Dick de sa voix la plus sonore, nous étant aperçus que l’opinion publique de ce collège indépendant et éclairé est si également partagée, qu’on ne peut faire nommer qu’un seul candidat jaune, j’étais hier soir dans l’intention de me désister afin de mettre un terme à toute contestation. (Silence ! eh là-bas, vous autres ! Ne pouvez-vous pas vous tenir tranquilles ?) Je l’avoue donc franchement, j’aurais préféré à ma nomination celle de mon neveu, d’un jeune homme du talent le plus distingué, et un seul candidat bleu ; mais il n’a pas voulu entendre parler de cet arrangement et, avec plus de délicatesse et d’honneur que de vérité, il a persuadé à notre comité que la ville crierait : fi donc ! si le neveu entrait au parlement en passant sur le corps de l’oncle. (Bruyantes acclamations parmi la foule, et cris isolés de : nous vous nommerons tous les deux !)

— Vous n’en ferez rien et vous le savez bien ! Taisez vos langues ! reprit Dick d’un ton d’impérieuse bonne humeur. Laissez-moi parler, voulez-vous ? Le temps presse. Bref, mon neveu s’est décidé à se retirer, si aujourd’hui à deux heures il ne voyait pas d’espoir que nous fussions nommés tous les deux ; et il n’y en a aucun. Maintenant donc ce qu’il reste à faire aux jaunes qui n’ont pas encore voté, c’est d’examiner à qui ils donneront leurs seconds votes. Si je me fusse retiré je leur aurais, pour des raisons à moi connues, recommandé de voter en faveur de Leslie, un jeune homme habile et intelligent.

— Écoutez ! écoutez ! cria le baron avec force.

— Mais je suis obligé de convenir que mon neveu a une opinion à lui, comme doit l’avoir tout Anglais indépendant, fût-il deux fois le neveu de son oncle, et que cette opinion penche de l’autre côté ; de plus notre comité la partage.

— Vendu ! s’écria le baron ; et plusieurs parmi la foule secouèrent la tête et prirent un air grave, ceux surtout qui désiraient être achetés.

— Vendu ! ça vous va bien à vous là-bas, l’homme à la boutonnière fleurie, de parler de vendu ! vous qui vouliez vendre votre propre client, vous le savez bien ! (Lévy tressaillit.) Écoutez, messieurs, c’est Lévy, le juif, qui parle de vente ! S’il entend calomnier les électeurs de Lansmere, je suis là pour les défendre, et la pompe de la paroisse n’est pas loin, avec une poignée pour le bras d’un honnête homme et un jet d’eau pour les lèvres d’un menteur. »

À la conclusion de cette magniloquente apostrophe, empruntée sans doute à quelque grand orateur américain, le baron Lévy rechercha instinctivement l’abri de la tente dressée pour le poll, suivi de quelques jaunes qui fronçaient le sourcil et gesticulaient d’un air menaçant.

« Mais le calomniateur se cache ; abandonnons-le aux reproches de sa conscience, reprit Dick avec magnanimité.

« Vendu ! (Et le mot résonna par toute la place comme le son d’une trompette.) Vendu ? non, croyez-moi, aucun de ceux qui voteront pour Egerton au lieu de Fairfield n’en auront pour ce qui me concerne un sou de plus (silence glacial), ni (avec un imperceptible clignement d’yeux du côté des visages inquiets des cent cinquante), ni un sou de moins. (Bruyantes acclamations parmi les cent cinquante, et cris de bravo ! c’est noble.) Je n’aime pas la politique de M. Egerton, mais je ne suis pas seulement un partisan politique, je suis un homme ! Les arguments des membres respectables de notre comité, honnêtes commerçants, tendres époux et frères dévoués, ont pour moi un grand poids. Je suis moi-même époux et père. Si la lutte se prolonge inutilement avec toute l’irritation qu’elle engendre, qui en souffrira ? l’ouvrier et le commerçant. Quels en seront les résultats ? partialité, perte de pratiques, exigences tyranniques des loyers, congés donnés, la misère ! en un mot. »

Cris de écoutez ! écoutez ! et de donnez-nous le scrutin secret !

« Le scrutin secret ! Ce serait de tout mon cœur si je l’avais ! Et si nous l’avions, je voudrais bien voir qu’un seul homme osât voter pour les bleus ! (Bruyants applaudissements des jaunes.) Mais enfin, comme nous ne l’avons pas, il nous faut songer à nos familles. Et j’ajoute que dans le cas où M. Egerton reviendrait au pouvoir, comme son collègue, je ferai, continua Dick d’un ton solennel, tous mes efforts pour le faire marcher droit ; et vos propres lumières (car le maître d’école fait son œuvre) lui montreront qu’aucun ministre ne peut braver impunément l’opinion publique, ni se quereller avec son pain et son beurre. (Applaudissements.) À une époque comme la nôtre, les membres de l’aristocratie doivent chercher à se populariser, et un représentant au pouvoir dispose de beaucoup de places dans le timbre, l’accise, les douanes, les postes et les autres départements qui dépendent de l’État dans ce vieux pays pour… dans ce magnifique empire, veux-je dire, au moyen desquelles il peut faire du bien à ses électeurs et concilier les prérogatives de l’aristocratie avec les droits du peuple. Écoutez ! Écoutez ! C’est pourquoi, sacrifiant les intérêts de parti (puisqu’il est, paraît-il, impossible de les faire triompher) sur l’autel de la bienveillance générale, je ne puis m’opposer au désistement de mon neveu, ni fermer les yeux aux avantages qui devront résulter pour un bourg si important, et pour toute la nation, de la nomination de mon honorable beau-f… j’entends du très-honorable candidat bleu. Non que je prétende dicter votre choix, ni même exprimer un seul désir d’un côté ou de l’autre. Seulement, comme père de famille, je vous dis : « Électeurs, ayant servi les intérêts du pays par ma nomination jaune, vous avez noblement acquis le droit de songer aux vôtres et de vous souvenir des enfants que vous avez laissés à la maison. »

Dick mit la main sur son cœur, s’inclina gracieusement et quitta le balcon au milieu d’unanimes et frénétiques applaudissements.

Trois minutes après, Dick avait repris place sous la tente, en qualité de candidat. Les électeurs jaunes arrivèrent en foule animés et résolus. Emmanuel Trout apparut et d’une voix ferme proclama qu’il votait pour Avenel et Egerton. Les cent cinquante suivirent tous son exemple. À chaque question, pour qui votez-vous ? la réponse : Avenel et Egerton, résonnait comme un glas funèbre aux oreilles de Leslie avec une monotonie infernale. Il se tenait debout, les bras croisés sur sa poitrine, dans un sombre désespoir. Lévy était obligé de donner la main pour M. Egerton avec une rapidité qui lui faisait perdre haleine. Il lui tardait de pouvoir s’échapper, d’aller rejoindre L’Estrange, qui, pensait-il, serait aussi furieux que lui du tour qu’avaient pris les choses. Mais comment, s’étant chargé de représenter Egerton, échapper aux continuelles étreintes de ces mains calleuses ? En outre, Lévy apercevait la pompe de la paroisse en face de la tente, et quelques géants jaunes à l’air farouche qui flânaient aux alentours et semblaient disposés à fondre sur lui au moment où il quitterait son sanctuaire actuel. Soudain la foule qui entourait la plate-forme s’écarta, la voiture de lord L’Estrange parut au bas et Harley, mettant pied à terre, aida un vieillard paralytique à en descendre. Le bonhomme promena autour de lui un regard étonné et fit en souriant un signe de tête à la foule. « Me voici, dit-il, je suis venu ; je ne suis plus qu’une pauvre créature, mais je suis bleu jusqu’au bout !

— C’est le vieux John Avenel, bravo le vieux John ! » crièrent plusieurs voix.

Et John Avenel, toujours appuyé sur le bras d’Harley, entra sous la tante et déposa deux votes pour « Egerton. »

« Une poignée de main, mon père, fit Dick se penchant en avant, bien que vous ne vouliez pas voter pour moi.

— J’étais bleu avant que tu ne fusses au monde, répondit le vieillard d’une voix chevrotante, mais je ne t’en souhaite pas moins bon succès ; que Dieu te bénisse, mon garçon ! »

Les greffiers eux-mêmes s’attendrirent, et lorsque Dick quittant sa place fut vu par la foule aidant avec lord L’Estrange le pauvre homme à remonter dans la voiture, ce tableau des affections de famille au milieu des dissidences politiques, du fils prospère, opulent et énergique, qui enfant avait joué aux billes sur cette même place, s’était élevé par son travail et était aujourd’hui député de sa ville natale, soutenant le père vieux et infirme que l’intérêt même d’un fils dont il était si fier ne pouvait détacher des couleurs qu’il regardait comme l’emblème de la vérité ; ce tableau, dis-je, produisit sur la foule un tel effet qu’on eût entendu voler une mouche, jusqu’au moment où la voiture s’éloignant pour reconduire John sous son humble toit, une tempête de hourras éclata sur toute la place.

Quatre heures sonnent à la grande horloge de la ville ; le greffier prononce la clôture du scrutin ; la proclamation officielle du résultat ne doit avoir lieu que plus tard, mais toute la ville sait qu’Audley Egerton et Richard Avenel sont élus députés de Lansmere. Les drapeaux s’agitent, les tambours battent, les hommes se donnent de cordiales poignées de main, et l’on ne parle que de la séance du lendemain ; les cabarets sont encombrés ; un bourdonnement confus s’élève de toutes les rues, interrompu soudain par des cris de triomphe, et à l’occident les nuages sont rouges et lugubres autour du soleil qui a disparu derrière le clocher de l’église… derrière les pins qui ombragent la tombe paisible de Nora Avenel.


CHAPITRE XXXII.

Au milieu des ombres croissantes du crépuscule, Randal Leslie traversait le parc de Lansmere pour retourner au château. Il s’était échappé avant la clôture du scrutin, prenant les ruelles les plus isolées pour rentrer dans le parc. Au milieu de la confusion de ses pensées, ne pouvant comprendre la cause de telle étrange infortune, l’attribuant à l’influence de Léonard sur Avenel, mais cependant soupçonnant Harley, et doutant du baron Lévy, il se demandait quelle faute de jugement il avait commise, quelle ruse il avait oubliée, quel fil de sa toile avait manqué de solidité. Il ne pouvait rien découvrir. Son habileté lui semblait irréprochable, totus teres atque rotundus. Et alors lui vint au cœur une angoisse cruelle, plus cruelle que celle de l’ambition déçue : la pensée qu’il avait été joué et trahi. Car la vérité est pour tous les hommes d’une si vitale nécessité, que le traître le plus perfide est blessé et étonné, qu’il sent les piliers du monde s’ébranler, lorsqu’il est à son tour trahi.

« Ce Richard Avenel en qui j’avais tant de confiance ! M’avoir ainsi joué ! » murmurait Randal, avec amertume.

Il n’était encore qu’au milieu du parc lorsqu’un homme avec une cocarde jaune à son chapeau, qui arrivait de la villa en courant, l’atteignit, lui remit une lettre et n’attendant pas de réponse, s’en retourna aussitôt du côté où il était venu. Randal reconnut l’écriture d’Avenel, rompit le cachet et lut ce qui suit :

(Confidentielle.)

« Mon cher Leslie. — Ne soyez pas vexé, ni découragé. Vous saurez ce soir ou demain les raisons que j’ai eues pour changer de manière de voir au sujet du Très-honorable ; et vous comprendrez que je ne pouvais, comme parent, agir autrement que je ne l’ai fait. Bien que je ne vous aie point manqué de parole, car le secours que je vous avais promis devait dépendre de mon propre désistement, et je vous avais prévenu qu’il n’y avait rien à attendre des jaunes si c’était Léonard qui se retirait, je sens cependant que vous devez vous croire mystifié. Mais j’ai été contraint de vous sacrifier, par suite d’une obligation de famille, comme vous le reconnaîtrez bientôt. Mon propre neveu s’est aussi sacrifié, et j’ai moi-même sacrifié le soin d’affaires qui nécessitent absolument ma présence à Screwstown pendant un an ou deux.

« Nous sommes donc tous logés à la même enseigne, bien que vous puissiez vous croire seul maltraité. Mais je n’ai pas l’intention de rester longtemps au parlement, je vous en réponds. Si donc vous demeurez en bons termes avec les bleus, je ferai de mon mieux auprès des jaunes pour que vous puissiez me remplacer, car je ne crois pas que Léonard désire se présenter de nouveau. Ainsi donc, le sage entend à demi-mot et vous pouvez encore être malgré tout député de Lansmere.

« R. A. »

En lisant cette lettre Randal, malgré toute sa sagacité, ne comprit pas l’honnête componction de celui qui l’avait écrite. Il ne vit d’abord que le mauvais côté de la nature humaine, et s’imagina que c’était une misérable tentative faite pour calmer sa colère et obtenir sa discrétion. Mais, en y réfléchissant davantage, il pensa que Dick pouvait très-naturellement désirer être libre de retourner à sa manufacture et tirer de lui un quid pro quo, sous le titre compréhensif de « remboursement des dépenses. » Peut-être Avenel n’était-il pas fâché d’attendre que son mariage lui eût donné les moyens de faire ce remboursement. Peut-être même ne l’avait-il laissé battre ce jour-là qu’afin de lui extorquer de meilleures conditions lors d’une élection isolée. En raisonnant ainsi, Randal se consola dans la pensée des motifs mercenaires d’un autre. D’ailleurs, ce ne serait peut-être qu’un désappointement passager. Avant que le prochain parlement eût un mois d’existence, il pourrait s’asseoir à la chambre comme député de Lansmere ; tout dépendrait de son mariage avec l’héritière. C’était donc là le but qu’il devait avant tout poursuivre avec ardeur.

En attendant, il lui fallait combiner et rassembler ses idées, appeler à lui tout son courage et toute sa présence d’esprit. Il lui en coûtait de rentrer au château, de se retrouver en face d’Egerton, d’Harley, de tous. Mais il n’avait pas le choix. Il lui fallait rentrer en grâce auprès des bleus, défendre la marche qu’il avait adoptée dans la salle du comité. Là, le squire Hazeldean l’attendait sans doute avec l’argent destiné à l’achat des terres de Rood. Là était le duc de Serrano remis en possession de son rang et de ses richesses ; là enfin, était sa fiancée, la riche héritière dont l’alliance devait donner au gentilhomme ruiné et besogneux une fortune et une position. Peu à peu, avec l’élasticité de caractère qui caractérise les ambitieux systématiques, Randal Leslie cessa de se lamenter sur la ruine d’un de ses plans pour songer à l’accomplissement des autres. Se préparant donc à tout ce qui pouvait l’embarrasser, Randal rentra au château et trouva dans le vestibule le baron qui l’attendait.

« J’avoue, dit celui-ci, que je ne comprends rien à cette maudite élection. C’est surtout la conduite de L’Estrange qui m’intrigue ; mais je sais qu’il hait Egerton et qu’il trouvera quelqu’autre moyen de se venger. Savez-vous, Randal, qu’il est heureux pour vous de vous être assuré l’argent du squire et la main de l’héritière, autrement…

— Autrement quoi ?

— Je me laverais les mains de vos affaires, mon cher ; car, en dépit de toute votre habileté et de toute la peine que je me suis donnée pour vous, je soupçonne que de façon ou d’autre vos talents ne vous feront jamais faire fortune. Vous avez été battu comme orateur par le fils d’un charpentier, et comme diplomate par un vulgaire manufacturier. Décidément, jusqu’ici, Randal, vous avez échoué partout, et, comme vous le disiez admirablement vous-même, il faut rayer de la carte de l’avenir l’homme dont nous n’avons plus rien à craindre ni à espérer. »

L’entrée d’un domestique coupa court à la réponse de Randal.

« Messieurs, dit-il, milord est dans le grand salon et vous prie tous deux de lui faire l’honneur de l’y rejoindre. »

Lévy et Randal suivirent le domestique.

Riccabocca, Violante, Hélène, M. Dale, le squire Hazeldean et lord L’Estrange étaient rassemblés autour d’une table de marbre florentin sur laquelle ne se voyaient ni livres, ni journaux, ni ouvrages de femme, rien de ce qui indique l’habitation et la vie de famille, mais seulement un grand candélabre d’argent qui n’éclairait qu’imparfaitement la vaste pièce et faisait apparaître les portraits qui en garnissaient les murs comme autant de membres de l’assemblée, regardant d’un œil curieux et scrutateur dans les yeux qui se tournaient vers eux.

À peine Randal fut-il entré que le squire, se détachant du groupe, vint au-devant du candidat vaincu, et lui serrant cordialement la main :

« Console-toi, mon garçon, il n’y a pas de honte à être battu, fit-il. Lord l’Estrange dit que tu as fait de ton mieux, et personne ne peut faire plus. Et je suis bien aise, Leslie, que nous n’ayons pu nous voir plus tôt au sujet de notre petite affaire, parce qu’après une contrariété quelque chose d’agréable fait doublement plaisir. J’ai l’argent dans ma poche… Chut !… Il faut que je te dise, mon cher garçon, que je n’ai pu découvrir où se cache Frank, mais es-tu bien sûr que tout soit rompu entre lui et cette étrangère, hein ?

— Oui, en vérité, monsieur, je l’espère. Nous causerons de tout cela lorsque nous serons seuls. Nous pourrons, je pense, nous échapper tout à l’heure.

— Je m’en vais te dire un plan que nous avons formé secrètement Harry et moi, dit le squire toujours à voix basse. Nous voulons chasser cette marquise ou n’importe ce qu’elle est de la tête de Frank, et nous voulons y mettre, à la place, une jolie fille anglaise. Cela le fixera. Il faut que je m’efforce d’avaler l’amère pilule du post-obit. Harry en est encore plus blessée que moi, et elle parle si sévèrement du pauvre garçon que c’est maintenant moi qui suis obligé de prendre son parti. Je n’entends pas me laisser mener par ma femme. Ce n’est pas la coutume des Hazeldean. Mais, pour en revenir à notre plan, de quelle jolie fille crois-tu que je veuille parler ?

— De miss Sticktorights ?

— Au diable miss Sticktorights ! non, c’est de ta petite sœur Randal. Avec sa charmante figure, elle a plu tout d’abord à Harry, et puis tu seras ainsi le frère de Frank et avec ta bonne tête et ton affection tu le maintiendras dans la bonne voie. Et comme tu vas te marier aussi, d’après ce que tu m’as écrit (il faudra que tu me contes cela plus tard), nous pourrons avoir dans la famille deux mariages le même jour. »

Randal serra la main du squire dans un mouvement de gratitude sincère. Car on sait qu’insensible à tout le reste, il avait conservé des sentiments d’affection pour sa famille ; sa sœur était peut-être le seul être au monde qu’il aimât véritablement, et, malgré tout son dédain pour l’honnête et simple Frank, il ne connaissait personne à qui il eût plus volontiers confié le bonheur de Juliette, celle-ci habitant la demeure de mistress Hazeldean et améliorée par ses bons conseils, possédant l’affection d’un homme qui ne serait pas empêché par une trop grande délicatesse de la prendre.

Que pouvait-il désirer de mieux pour sa sœur qu’il se représentait intérieurement les cheveux pendants sur ses oreilles, et se gâtant l’esprit par la lecture de mauvais romans. Mais, avant qu’il eût pu répondre, le père de Violante vint ajouter ses consolations philosophiques aux adoucissements matériels du bon squire.

Qui pouvait compter sur les caprices de la multitude ? Les sages de tous les temps l’avaient dédaignée ? Horace et Machiavel étaient d’accord sur ce point, etc., etc. « D’ailleurs, dit le duc avec bonté, peut-être votre infortune vous servira-t-elle ailleurs. Le cœur féminin est prompt à la pitié et toujours empressé de consoler. En outre, si je suis rappelé en Italie, cela vous donnera le temps de nous accompagner, et de voir le pays du monde où l’ambition est le plus facilement oubliée, même par ses propres enfants, » ajouta l’Italien en soupirant.

Ainsi accueilli par le squire et par le duc, Randal reprit courage. Il était clair que lord L’Estrange ne leur avait fait aucun rapport défavorable sur sa conduite dans la salle du comité. Tandis que Randal était ainsi occupé, Lévy s’était approché d’Harley qui l’avait emmené à l’écart dans l’embrasure d’une fenêtre.

« Eh bien, milord, s’était écrié le baron, comprenez-vous quelque chose à la conduite de Richard Avenel ? Lui, faire nommer Egerton ! lui !

— Quoi de plus naturel, baron ? n’est-ce pas son beau-frère ?

Le baron tressaillit et devint très-pâle.

« Mais comment l’a-t-il su ? Je ne le lui ai jamais dit ; j’avais, il est vrai, l’intention de…

— L’intention peut-être d’humilier Egerton en déclarant publiquement son mariage avec la fille d’un boutiquier. C’est une vengeance qui vous est laissée. Mais une vengeance de quoi ? — Un mot, baron, maintenant que nos élections vont cesser pour toujours ; vous savez quelles sont mes causes de ressentiment contre Egerton ; j’ignore quelles sont les vôtres ; voudriez-vous me les confier ?

— Milord, milord, balbutia le baron. Moi aussi j’avais voulu épouser Nora Avenel ; moi aussi, j’ai trouvé un rival dans ce hautain ambitieux qui n’a pas su apprécier son bonheur. Moi aussi… en un mot, certaines femmes inspirent une affection qui envahit tout l’être d’un homme, qui s’infuse dans le sang même de ses veines, et Nora Avenel était de ces femmes. »

Harley tressaillit. Cette émotion chez un homme si corrompu arrêta sur ses lèvres l’expression du mépris que lui inspirait l’usurier ; Lévy se remit bientôt. « Mais notre vengeance n’est que différée, dit-il, Egerton, s’il n’est pas encore en mon pouvoir, est toujours au vôtre ; son élection peut l’empêcher d’être arrêté, mais la loi fournit d’autres moyens d’atteindre un homme et d’effectuer sa ruine.

— Aux coquins, oui, comme je vous le disais dans votre maison. Vous qui parlez de votre amour pour Nora Avenel, vous savez au fond du cœur que vous êtes son meurtrier ; vous qui avez été le témoin de son mariage, et qui avez osé lui dire qu’elle était déshonorée.

— Moi, milord ! comment pouvez-vous savoir, je veux dire comment pouvez-vous penser que… que… balbutia Lévy atterré.

— Nora Avenel a parlé de sa tombe, répliqua Harley d’un ton solennel : apprenez que chaque fois qu’un homme commet un crime, Dieu lui suscite un témoin.

— C’est sur moi alors, dit Lévy luttant contre un frisson superstitieux, sur moi que vous concentrez votre vengeance ; je m’en défendrai de mon mieux. Mais j’ai accompli ma part de notre convention ; je vous ai obéi explicitement… et…

— J’accomplirai également ma part du contrat et de vous laisserai jouir en paix de votre fortune.

— Je savais que je pouvais compter sur l’honneur de Votre Seigneurie, s’écria l’usurier avec une joie servile.

— Et je nourrissais les mêmes passions que cette vile créature ! Hier encore nous étions associés dans le même but, et influencés par la même pensée ! murmura Harley à voix basse. Baron Lévy, reprit-il plus haut, je n’ose me constituer votre juge, poursuivez votre voie, toutes aboutissent au tribunal du souverain rémunérateur. Mais je ne vous tiens pas encore quitte de notre contrat ; il faut que vous fassiez malgré vous quelque bien. Regardez là-bas Randal Leslie qui sourit tranquille entre les deux dangers qu’il s’est créés. Il m’a lui-même invité à être son juge, et il vous a cité comme témoin ; il faut qu’ici j’expose le coupable, car, cette fois, l’innocent vit encore et il a besoin d’un défenseur. »

Harley quitta Lévy et retourna près de la table. « J’ai voulu, dit-il, unir au triomphe de mon plus cher et plus ancien ami le bonheur d’autres amis auxquels je m’intéresse aussi bien vivement. Permettez, duc de Serrano, que j’aie la joie de vous remettre cette dépêche que j’ai reçue hier par un courrier spécial du prince Von, — et qui m’annonce que votre rang et vos biens vous sont rendus. »

Le squire ouvrit de grands yeux, demeura un moment bouche béante. « Rickey-bockey duc ! Jemima est donc duchesse alors ! Dieu me pardonne, la voilà qui pleure ! » Et son bon cœur le fit courir auprès de sa cousine pour tâcher de la consoler un peu.

Violante jeta un coup d’œil vers Harley, puis s’élança dans les bras de son père. Randal se leva involontairement et se rapprocha du duc.

« Et vous, monsieur Randal Leslie, continua Harley, bien que vous ayez échoué dans votre élection, vous avez devant vous un tel avenir de fortune et de bonheur que je n’aurai à vous offrir que des félicitations, pourvu toutefois que vous n’ayez pas perdu le droit de réclamer la promesse que vous a faite le duc de Serrano. Vous m’avez offert de dissiper certains doutes restés dans mon esprit. Le duc m’a permis de vous faire quelques questions, et je vais maintenant profiter de l’offre que vous m’avez faite d’y répondre.

— Maintenant ? Ici, milord ? dit Randal en regardant autour de lui, comme intimidé par la présence de si nombreux témoins.

— Maintenant et ici. Ceux qui sont présents ne sont pas aussi étrangers à vos explications que le ferait croire votre question. Monsieur Hazeldean, la plupart des questions que je vais adresser à M. Leslie se trouvent concerner votre fils. »

Randal pris d’un mouvement nerveux changea de visage.

« Mon fils ! Frank ? Oh ! alors Randal ne demandera pas mieux que de s’expliquer. Parle, mon ami. »

Mais Randal garda le silence. Le duc regarda sa physionomie contractée, et éloigna de lui son fauteuil.

« Jeune homme, pouvez-vous hésiter ? dit-il. On exprime un doute qui touche à votre honneur.

— Mort de ma vie ! cria le squire, regardant aussi l’œil effaré de Randal et ses lèvres tremblantes. Qu’est-ce qui te fait peur ?

— Peur ! répéta Randal, avec un rire forcé. Moi ?… Peur ?… Et de quoi ? Je me demandais seulement ce que voulait dire lord L’Estrange.

— Je vais répondre à votre question. Monsieur Hazeldean, votre fils vous a offensé, d’abord par les propositions de mariage qu’il a faites à la marquise di Negra sans votre consentement ; ensuite par un post-obit qu’il a signé au baron Lévy. M. Randal Leslie vous a-t-il donné à entendre qu’il s’était opposé au mariage en question ou qu’il l’avait favorisé ? Qu’il avait blâmé ou approuvé le susdit post-obit ?

— Comment, mais bien entendu s’écria le squire, qu’il s’était opposé à l’un et à l’autre.

— En est-il ainsi, monsieur Leslie ?

— Milord, fit Randal, je… je… Mon affection pour Frank et mon estime pour son respectable père… je… je… puis, reprenant courage, il continua d’une voix ferme. J’ai certainement fait tout mon possible pour dissuader Frank du mariage, et quant au post-obit, j’ignore tout ce qui y a rapport.

— Laissons cela pour le moment. Arrivons à ce qui concerne votre engagement avec la fille du duc de Serrano. Ne m’avez-vous pas fait l’honneur de me dire, duc, que pour mettre votre fille à l’abri des pièges du comte de Peschiera, et dans la pensée que M. Leslie partageait la crainte que vous inspiraient les desseins du comte, vous aviez, lorsque vous étiez encore pauvre et exilé, promis sa main à ce gentleman ? Alors que les probabilités de votre prochaine restauration équivalaient presque à une certitude, vous avez confirmé cette promesse en apprenant de M. Leslie qu’il s’était, quelque inefficacement que ce fût, efforcé de préserver votre fille d’un perfide guet-apens. N’est-ce pas cela ?

— Certainement. Eussé-je hérité d’un trône je n’aurais pas rétracté la promesse que j’avais faite dans la pénurie et le bannissement. Je ne pouvais refuser à celui qui avait sacrifié toute ambition pour épouser une fille sans dot, la récompense de sa propre générosité. Ma fille souscrit à mes vues. »

Violante tremblait et joignait les mains ; mais elle tenait ses regards attachés sur Harley.

M. Dale s’essuyait les yeux et songeait au pauvre réfugié, se nourrissant de goujons et se préservant des dettes dans l’obscurité du Casino.

« Cette réponse est digne de vous, duc, mais s’il était prouvé que M. Leslie, au lieu de rechercher la princesse pour elle-même, avait formé le projet de la transférer pour de l’argent au comte de Peschiera, et que bien loin d’avoir voulu la préserver des dangers que vous redoutiez, il avait lui-même suggéré l’idée du piège auquel nous l’avons arrachée, croiriez-vous encore votre honneur engagé envers…

— Envers un pareil coquin ! Non, certes ! s’écria le duc, mais c’est là une hypothèse gratuite. Parlez, Randal !

— Lord L’Estrange ne saurait vouloir m’insulter jusqu’à penser autrement, dit Randal, s’efforçant de redresser la tête.

— Je dois donc conclure, monsieur Leslie, que vous rejetez avec mépris une semblable supposition ?

— Avec le plus profond mépris. Et, continua Randal, avançant d’un pas, puisque la supposition a été faite, j’exige de lord L’Estrange, comme son égal (car tous les gentilshommes sont égaux lorsqu’il s’agit de défendre l’honneur au péril de la vie), j’exige de lord L’Estrange une rétractation ou une preuve immédiate.

— Votre demande est juste, dit Harley avec calme. Je ne puis vous accorder la rétractation, je vais vous fournir la preuve. »

Il se leva et alla sonner ; un domestique entra ; Harley lui dit quelques mots à l’oreille et le renvoya. Il y eut un silence pénible pour tous. Randal terrifié se demandait cependant quel témoignage pouvait être produit contre lui et il n’en voyait aucun à redouter. La porte s’ouvrit à deux battants et le domestique annonça : « Le comte de Peschiera. » Une bombe éclatant soudain dans le salon n’eût pas produit une plus grande sensation. Droit, ferme, audacieux, dans tout l’imposant effet de sa taille et de son maintien, le comte s’avança vers le cercle ; après un léger signe de courtoisie hautaine qui s’adressait à tous en même temps, il redressa la tête et regarda autour de lui, l’œil calme et la lèvre dédaigneuse.

« Duc de Serrano, dit-il en anglais en se tournant vers son parent stupéfait et d’une voix qui, lente, claire et ferme, semblait résonner dans toute la chambre, je suis revenu en Angleterre sur une lettre de lord L’Estrange, et je l’avoue, dans l’intention de réclamer de lui la satisfaction que les hommes de notre naissance ne sauraient se refuser l’un à l’autre lorsqu’un affront a été fait ou reçu. Ne vous alarmez pas, ma belle cousine, et le comte, avec un léger sourire, salua Violante, qui avait poussé un faible cri, cette intention est abandonnée. Si j’ai trop légèrement adopté la galante maxime : Qu’en amour comme en guerre tous les stratagèmes sont permis, je dois accorder à lord L’Estrange que les contre-stratagèmes sont également légitimes. Et après tout, il me sied mieux de rire de ma triste figure lors de ma défaite, que de m’avouer sérieusement humilié par une habileté plus ingénieuse que la mienne. »

Le comte s’arrêta et son œil s’éclaira d’un feu sinistre peu d’accord avec la gaieté de son langage et l’aisance de son maintien. « Ma foi, continua-t-il, il m’est permis de parler ainsi, car j’ai du moins prouvé mon insouciance du danger, et mon heureuse chance lorsque je m’y exposais. Depuis six ans, j’ai eu l’honneur de me battre neuf fois en duel, et le regret de blesser cinq de mes adversaires et de chasser de ce monde les quatre autres.

— Monstre ! » s’écria le curé.

Le squire ouvrit de grands yeux et instinctivement se gratta l’épaule qu’avait lacérée la balle du capitaine Dashmore. Randal devint plus pâle encore, et le regard qu’il avait fixé sur l’audacieux visage du comte s’abaissa.

« Mais, reprit le comte avec un geste gracieux, je remercie lord L’Estrange de m’avoir rappelé qu’un homme dont le courage ne peut être soupçonné, a le privilège non-seulement, s’il a fait tort à un homme, de pouvoir lui adresser des excuses, mais encore de joindre à ces excuses une réparation. Duc de Serrano, c’est dans ce dessein que je suis ici. Milord, vous m’avez exprimé le désir de m’adresser quelques questions concernant le duc et sa fille, je suis prêt à y répondre sans réticences.

— Monsieur le comte, dit Harley, profitant de votre courtoisie, j’oserai vous demander qui vous a informé que votre jeune cousine était l’hôte de mon père ?

— Celui qui m’en a informé est là-bas ; c’est M. Randal Leslie. J’en appelle au témoignage de Lévy.

— C’est vrai, » dit le baron lentement et comme dominé par le ton et l’attitude d’un chef impérieux.

Les lèvres livides de Randal laissèrent échapper un son semblable à un sifflement.

« M. Leslie connaissait-il votre projet de vous emparer de la personne et de la main de votre parente ?

— Certainement ; le baron vous le dira. »

Le baron fit un signe d’assentiment.

« Permettez-moi d’ajouter, continua Peschiera, car cela est dû à l’honneur d’une dame qui me touche de près, que, comme je l’ai su depuis, certains rapports erronés faits par M. Leslie avaient pu seuls décider cette dame à prêter son concours à un projet qu’autrement elle eût aussi fortement condamné que je le condamne maintenant moi-même. »

Il y avait dans toute la personne du comte, pendant qu’il parlait ainsi, cette dignité qui, soit naturelle, soit artificielle, subjugue pour le moment le jugement humain, une dignité si bien soutenue par les singuliers avantages de sa magnifique stature, sa belle figure, son air de patricien, que le duc, poussé par son bon cœur, tendit la main à son perfide cousin, oubliant la sagesse machiavélique qui lui eût dit qu’il était peu probable qu’un libertin endurci tel que Peschiera fût amené par des motifs élevés soit à une franche confession, soit à un mâle repentir. Le comte prit la main qui lui était tendue et baissa la tête, peut-être pour dissimuler un sourire qui eût trahi le secret de son âme. Randal demeura muet et pâle comme la mort. Sa langue s’attachait à son palais. Il sentait que tous ceux qui étaient présents s’éloignaient de lui avec dégoût ; faisant enfin un violent effort, il murmura en phrases entrecoupées :

« Une accusation si subite a le droit de me surprendre… Mais… mais… qui peut y ajouter foi ? La loi et le sens commun s’accordent à supposer toujours qu’un acte criminel a un motif quelconque. Quel motif pouvais-je avoir en ce cas ? Moi… moi qui prétendais à la main de la fille du duc, je l’aurais trahie, mais c’est absurde ! Duc, j’en appelle à votre connaissance de l’espèce humaine… Qui a jamais agi contre son propre intérêt et… son propre cœur ? » Cet appel, si faible qu’il fût, ne demeura pas sans effet sur le philosophe. « Cela est vrai, dit-il en laissant retomber la main de son parent ; je ne vois aucun motif.

— Le baron Lévy, dit Harley, pourra peut-être nous éclairer là-dessus. Connaissez-vous, monsieur, quelque motif d’intérêt personnel qui ait pu décider M. Leslie à concourir aux projets du comte ? »

Lévy hésita. Le comte reprit la parole. « Pardieu, dit-il de sa voix claire et résolue, je n’entends pas voir jeter du doute sur mes assertions par ceux-là mêmes qui en connaissent le mieux la vérité ; et c’est à vous que j’en appelle, à vous, baron Lévy. N’étais-je pas convenu, en cas de mariage avec la fille du duc, de donner à ma sœur une somme à laquelle elle prétendait avoir des droits, et qui devait passer de ses mains dans les nôtres ?

— C’est vrai, dit le baron.

— Et M. Leslie devait-il ou non recevoir une partie de cette somme ? »

Lévy garda de nouveau le silence.

« Parlez, monsieur ! dit le comte fronçant le sourcil.

— Le fait est, dit le baron, que M. Leslie était désireux de racheter certaines terres ayant appartenu à sa famille et que le mariage du comte avec la signora et le mariage de sa sœur avec M. Hazeldean m’eussent permis de prêter à M. Leslie la somme nécessaire à cette acquisition.

— Quoi ! quoi ! s’écria le squire, boutonnant rapidement sa poche d’une main, tandis que de l’autre il saisissait le bras de Randal. Le mariage de mon fils avec la signora ! Tu t’y serais prêté ! N’aie donc pas l’air d’un chien fouetté ! Parle comme doit faire un homme, si tu es un homme.

— S’y prêter, mon bon monsieur ! dit le comte. Supposez-vous donc que la marquise di Negra fût descendue à s’allier avec un M. Hazeldean…

— Descendue ! un Hazeldean d’Hazeldean ! s’écria le squire à demi suffoqué par l’indignation.

— Si elle n’eût auparavant été forcée par les circonstances, continua imperturbablement le comte, de faire à ce M. Hazeldean l’honneur d’accepter un service pécuniaire dont elle n’avait aucun autre moyen de s’acquitter ? Eh, monsieur, la famille Hazeldean a, je dois l’avouer, de grandes obligations à M. Leslie, car c’est lui qui a le plus fortement représenté à ma sœur la nécessité de cette mésalliance, et c’est, je crois, lui aussi qui a suggéré à mon ami le baron la manière de mettre Hazeldean à même de rendre à ma sœur le service qu’elle a daigné accepter.

— Comment, la manière ! le post-obit ! » s’écria le squire, lâchant Randal pour saisir le bras de Lévy.

Le baron haussa les épaules : « Tout ami de M. Hazeldean lui eût conseillé cet acte comme le moyen le plus économique de se procurer de l’argent. »

M. Dale, qui d’abord avait été plus choqué que personne en entendant révéler les perfidies de Randal, tournant maintenant ses regards vers le jeune homme, fut saisi d’une telle compassion à la vue de son visage bouleversé, qu’il posa la main sur le bras d’Harley, et lui dit à voix basse : « Regardez cette physionomie ! et il est si jeune ! Épargnez-le, je vous en conjure !

— Monsieur Leslie, dit Harley d’un ton adouci, croyez que le besoin d’éclairer mon ami le duc de Serrano, d’éclairer aussi mon jeune ami M. Hazeldean, m’a seul contraint à remplir un si pénible devoir. Terminons ici toute enquête, messieurs, je vous en prie.

— Et, dit le comte avec une exquise affabilité, puisque lord L’Estrange m’a fait l’honneur de me dire queM. Leslie a présenté comme un acte sérieux de sa part cette provocation que je croyais n’être qu’un arrangement amiable faisant partie du plan qui a échoué, j’assure M. Leslie que, s’il ne se trouve pas satisfait du regret que j’exprime ici de la part qu’il m’a fallu prendre à ces révélations, je suis complètement à ses ordres.

— Paix, homicide ! » s’écria le curé en frémissant ; et il se glissa près du coupable, dont tous les autres s’étaient éloignés avec horreur.

Mais Randal, écartant avec impatience le curé qui lui parlait tout bas de consolation et de repentir, dit d’un ton plus ferme :

« Un combat personnel avec le comte de Peschiera ne saurait venger mon honneur, et je dédaigne de me défendre contre les accusations d’un usurier et d’un homme qui…

— Monsieur ! fit le comte en se redressant.

— D’un homme, persista Randal, qui de son propre aveu est lui-même coupable de tous les actes dont il voudrait me faire passer pour le complice, et qui maintenant, sans se justifier lui-même, voudrait en accuser un autre…

— Mon petit monsieur, fit le comte avec dédain, lorsque les hommes comme moi emploient les hommes comme vous, nous les récompensons lorsqu’ils nous ont rendu service, et lorsqu’ils ont échoué nous les renvoyons ; et si j’ai bien voulu condescendre à m’excuser d’un acte quelconque, sûrement monsieur Randal pourrait en faire autant sans manquer à sa dignité. Mais je ne me fusse jamais, monsieur, donné la peine de témoigner contre vous, si je n’avais appris que vous osiez prétendre à la main de la dame qu’avec moins de présomption j’avais espéré d’épouser. Qui m’assure dès lors que dans tout ceci vous ne m’avez pas trahi ? Quelle garantie ai-je qu’en feignant de me servir vous n’avez pas uniquement cherché à servir vos propres intérêts ? Quoi qu’il en soit, je n’avais qu’un moyen de réparer le tort que j’avais fait au chef de ma maison, c’était de préserver sa fille d’une mésalliance avec un imposteur qui avait favorisé mes plans pour de l’argent, et qui voulait maintenant en escamoter le fruit.

— Duc ! » s’écria Randal.

Mais le duc lui tourna le dos. Randal tendit les mains vers le squire. « Quoi ! monsieur Hazeldean ! Vous aussi, vous me condamnez sans m’entendre !

— Sans vous entendre ! Mais si vous avez quelque chose à dire, dites-le et justifiez-vous.

— Moi favoriser le mariage de Frank ! Moi sanctionner le post-obit ! Oh ! s’écria Randal, se rattachant au brin de paille, si Frank était seulement ici ! »

La compassion d’Harley s’évanouit à la vue de cette hypocrisie obstinée.

« Vous désirez la présence de Frank Hazeldean. C’est juste. » Harley ouvrit une porte et Frank apparut sur le seuil.

« Mon fils ! mon fils ! » s’écria le squire s’élançant vers Frank et le serrant sur sa large poitrine.

Ce touchant incident détourna le cours des sentiments de tous ceux qui étaient présents, et Randal fut oublié. Il profita du moment de répit que lui laissaient tous ces regards méprisants. Il se glissa vers la porte doucement et sans bruit, ainsi qu’une vipère blessée abaisse sa crête et rampe en se tordant dans l’herbe. Lévy le suivit jusqu’au seuil et lui dit tout bas :

« Je n’ai pu faire autrement, vous auriez fait de même à ma place. Comme vous voyez, vous avez échoué en tout, et nous sommes convenus que lorsqu’un homme échoue complètement, il ne reste qu’à l’abandonner. »

Randal ne répondit rien, et le baron vit son ombre se projeter sur le vaste escalier, de marche en marche, jusqu’à ce qu’il disparût tout à fait.

« Il aura toujours servi à quelque chose, murmura Lévy, la découverte de sa trahison sera amère pour Egerton, qui n’a d’autre parent que lui. C’est toujours une petite vengeance. »

Le comte toucha le bras de l’usurier.

« N’ai-je pas bien joué mon rôle ? dit-il.

— Votre rôle ? J’avoue, mon cher comte, que je ne le comprends pas bien.

— Vous êtes passablement obtus alors. Je venais de débarquer en France lorsque j’y reçus une lettre de lord L’Estrange. Elle était conçue dans les termes d’une sorte d’invitation que je ne refuse jamais. J’y répondis ; je vins ici ; je descendis à l’auberge, milord vint m’y chercher hier soir. Je commençai du ton que vous pouvez supposer. Mais il est habile et adroit, ce lord L’Estrange. Il me montra d’abord une lettre du prince Von… qui l’informait du rappel d’Alphonse et de mon bannissement. Il m’offrit ensuite, toujours avec une douceur admirable, le choix entre la ruine et la mendicité, ou l’occasion d’acquérir des droits honorables à la gratitude d’Alphonse. Et quant à ce petit monsieur, croyez-vous que je fusse d’humeur à le voir tranquillement, lui, mon instrument, jouir de tout ce que j’avais moi-même perdu ? En outre, si ce jeune Harpagon devenait le gendre du duc, celui-ci pouvait-il avoir un conseiller plus fatal à mes intérêts ? Bref, je vis d’un coup d’œil le meilleur parti à prendre. Je n’hésitai pas. La difficulté, c’était de me tirer de là comme il convenait à un homme de sang et de feu. Si j’y ai réussi, félicitez-moi donc ; Alphonse m’a serré la main et maintenant je me repose sur lui du soin de ma fortune et de ma réputation.

— Si vous retournez à Londres, dit Lévy, ma voiture doit être à la porte, et je serai enchanté de vous offrir une place et de causer avec vous de vos projets d’avenir. Mais, peste ! mon cher, savez-vous que vous êtes tombé de haut ; tout autre se fût brisé les os.

— La force est toujours légère, dit le comte en souriant, et à bien parler, elle ne tombe pas, elle saute, et elle rebondit. »

Lévy se reprocha d’avoir surfait Randal, et de n’avoir pas rendu justice au comte. Pendant cette conférence, Harley était à côté de Violante.

« Je vous ai tenu ma promesse, dit-il avec une sorte de tendre humilité. Êtes-vous toujours aussi sévère pour moi ?

— Ah ! répondit Violante, regardant avec orgueil ce noble visage, j’ai appris par M. Dale que vous avez remporté sur vous-même une victoire qui me rend honteuse d’avoir pu douter un instant de ce que vous inspirerait votre cœur, lorsque serait apaisé un mouvement de trop juste colère.

— Non, Violante, ne m’absolvez pas encore, soyez témoin de ma vengeance (car je n’y ai pas renoncé), et ensuite permettez à mon cœur de parler, d’exprimer la prière que celle dont la douce voix l’émeut en ce moment, puisse être à jamais son ange gardien.

— Qu’avons-nous là ? cria soudain une voix étonnée ; et Harley en se retournant aperçut le duc. Celui-ci regardant avec une surprise comique tantôt Harley, tantôt Violante : Dois-je comprendre, dit-il, que vous…

— Que je ne vous débarrasse d’un prétendant à cette chère main, que pour la solliciter moi-même !

Corpo di Bacco ! s’écria le sage, tout près d’embrasser Harley ; c’est là en vérité une joyeuse nouvelle ! Mais il ne faut pas, cette fois, que je prenne d’engagement imprudent… que je contraigne encore les sentiments de ma fille. Et comme vous voyez, la voilà qui s’enfuit. »

Le duc étendit le bras et retint sa fille. Il l’attira sur son cœur et lui dit quelques mots à l’oreille. Violante, écarlate, appuya la tête sur l’épaule de son père.

— Là, dit le duc, mettant la main de sa fille dans celle d’Harley : je crois, que je n’entendrai plus guère parler du couvent. Mais je n’avais rien soupçonné de tout ceci. S’il y a au monde un langage pour lequel il n’y ait ni lexique ni grammaire, c’est celui dans lequel une femme pense, sans jamais le parler.

— C’est tout ce qui nous reste de la langue du paradis, dit Harley.

— Celle que parlaient Ève et le Serpent, dans leur dialogue, dit l’incorrigible philosophe. Mais qui vient là ?

— Notre ami Léonard. »

Léonard entra, et à peine Harley avait-il eu le temps de l’accueillir que le comte vint l’interrompre.

« Milord, lui dit-il, j’ai accompli ma promesse, et je vais maintenant vous quitter. Le baron Lévy retourne à Londres et m’offre une place dans sa voiture. Le duc et sa fille me pardonneront sans doute de ne pas prendre officiellement congé d’eux. Depuis nos changements respectifs de position, il ne me convient pas de me prévaloir de notre parenté ; il me convenait seulement de faire disparaître un des obstacles à cette réclamation. »

Lévy, qui était resté en arrière, s’arrêta pour parler à Harley.

« Votre Seigneurie expliquera sans doute à M. Egerton à quel point son fils adoptif mérite son estime, et comment il reconnaît ses bontés. Quant au reste, bien que vous ayez racheté les créances les plus pressantes, je doute que votre fortune même vous permette de payer les dettes de l’ex-ministre.

— Baron Lévy, dit brusquement Harley, si j’ai pardonné à M. Egerton, ne pouvez-vous lui pardonner aussi ? Il a eu des torts envers moi, tandis que c’est vous qui en avez eu envers lui.

— Non, milord, je ne saurais lui pardonner. Il ne vous a pas humilié, il ne vous a pas employé pour ses besoins tout en dédaignant votre société. Vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir débuté dans la vie en même temps qu’un homme qui ne vous était supérieur ni par la fortune ni par les talents. Voyez vous-même la différence entre Egerton et moi ; quoiqu’il ait dissipé la fortune qu’il avait obtenue sans effort, tandis que j’ai tiré des folies des autres d’amples revenus, le dissipateur dans sa pénurie jouit d’un respect et d’une position que des millions ne sauraient m’acquérir. Vous direz à cela que je suis usurier tandis qu’il est homme d’État. Mais pouvez-vous savoir ce que j’aurais été, si je n’étais né le fils naturel d’un duc ? ce que j’aurais été si Nora Avenel fût devenue ma femme ? La tache de ma naissance, la déception de ma jeunesse, la pensée que celui qui s’élevait d’année en année dans l’estime publique, qui se croyait le droit de me rejeter comme hôte à sa table, était lâche et perfide envers l’ami de sa jeunesse ; tout cela me fit regarder le monde avec mépris ; mais, tout en méprisant Audley Egerton, je l’enviais pourtant et je le haïssais. Vous qu’il a offensé, vous tendez la main comme auparavant au grand homme d’État, vous estimeriez le contact de la mienne une souillure. Milord, vous pouvez pardonner à l’homme que vous aimez et que vous plaignez ; je ne saurais pardonner à celui que je méprise et que j’envie. Excusez cette longue réponse, je quitte maintenant votre maison. »


CHAPITRE XXXIII.

Le Baron fit quelques pas, puis, se retournant, il ajouta avec une malignité sarcastique :

« Mais vous direz à M. Egerton comment j’ai contribué à démasquer son fils adoptif. Je pensais à l’homme isolé et sans enfants, tandis que Votre Seigneurie imaginait que je cédais à la crainte de ses menaces. Ha ! ha ! il sentira cela ! »

Et le baron, grinçant des dents, s’élança dans sa voiture et en baissa les stores. Les postillons firent claquer leur fouet et les roues tournèrent rapidement.

« Qui peut dire, pensa Harley, sous quelle forme le châtiment atteint les coupables ? Voici un homme châtié jusqu’au milieu de sa prospérité, rongé qu’il est par le désir de ce qu’aucune fortune ne peut donner. »

Et passant la main sur son front comme pour en chasser cette triste pensée, Harley entra dans le salon, mit une main sur l’épaule de Léonard, et regardant avec joie les yeux doux, francs et brillants du jeune poète : « Léonard, dit-il doucement, votre heure est enfin venue. »

Audley était seul dans son appartement. Un lourd sommeil s’était emparé de lui le matin, après qu’Harley et Randal avaient quitté le château, et ce sommeil s’était prolongé fort avant dans la journée. Tandis que la ville de Lansmere tout entière s’enflammait pour ou contre sa cause, tandis que tant de passions tumultueuses se déchaînaient dans la lutte qui devait rouvrir ou clore à l’ambition de l’homme d’État les portes de Janus de la politique, l’objet de tant de craintes et de tant d’espérances, de combinaisons et de contre-combinaisons dormait tranquille comme un enfant dans son berceau. Il ne s’éveilla qu’à l’heure où Harley lui annonçait par une dépêche le succès de son élection, en ajoutant : « Avant la fin de la journée vous embrasserez votre fils. Ne descendez pas pour nous recevoir quand nous rentrerons. Demeurez en repos, nous irons vous trouver. »

Bien qu’ignorant la gravité et la nature de la maladie d’Egerton, Harley avait voulu lui épargner d’assister à l’humiliation de Randal.

Après avoir lu cette lettre, Audley se leva ; à l’idée de voir son fils, le fils de Nora, il oubliait jusqu’au souvenir de sa maladie.

Les battements de son pauvre cœur fatigué et usé étaient rapides à la vérité, parfois même saccadés et accompagnés de spasmes ; il n’en tenait aucun compte. La victoire qui le rendait à la seule vie dont il se fût soucié jusque-là était aussi complètement oubliée. La nature réclamait ses droits, elle les réclamait au mépris de la mort et de la renommée.

Egerton était assis, habillé avec sa précision habituelle ; son habit noir boutonné jusqu’au haut ; il était trop accoutumé à l’empire de soi-même pour que sa physionomie trahît une grande émotion, bien que la rougeur parût et disparût sur ses joues bronzées, que son œil suivit l’aiguille de la pendule, que son oreille guettât avidement les bruits du corridor. À la fin il entendit des pas, les pas de plusieurs personnes. Il fut debout au même instant et devant le foyer. Ce foyer allait-il donc cesser d’être solitaire ? Harley entra d’abord. Les yeux d’Egerton se fixèrent un instant sur lui, puis cherchèrent au-delà. Léonard venait ensuite, Léonard Fairfield, son adversaire de la veille ! Il commença à soupçonner, à conjecturer, à retrouver le tendre regard de la mère dans la mâle figure du fils. Involontairement il ouvrit les bras ; mais Léonard demeurant immobile, il les laissa retomber avec un soupir et crut s’être trompé.

« Ami, dit Harley, je vous amène un fils éprouvé par l’adversité, et qui a conquis à lui seul une glorieuse renommée. Léonard, l’homme à qui je vous ai prié de sacrifier votre ambition, celui que vous avez si noblement loué, dont vous avez sauvé la carrière, et dont vous consolerez la vie par votre amour filial, cet homme c’est l’époux de Nora Avenel ! Agenouillez-vous devant votre père ! Audley, embrassez votre fils !

— Là ! là ! s’écria Egerton, tandis que Léonard pliait le genou, là sur mon cœur ! Regarde-moi avec ces yeux ! ce sont ceux de ta mère ! Et sa tête s’appuya sur l’épaule de son fils.

— Mais ce n’est pas tout, dit Harley prenant Hélène par la main et la plaçant à côté de Léonard : il faut encore ouvrir votre cœur à ma douce pupille, à ma fille. Qu’est une maison sans le sourire d’une femme ? Ils s’aiment depuis leur enfance. Audley, c’est à votre main d’unir les leurs, à vos lèvres de les bénir ! »

Léonard tressaillit. « Oh ! monsieur ! Oh ! mon père ! ne permettez pas ce généreux sacrifice, car lui, lui qui m’a sauvé pour cette joie suprême, lui aussi il l’aime.

— Non, Léonard, dit Harley en souriant, je ne suis pas si oublieux de moi-même. Audley, celui que vous vous êtes si vainement efforcé de rattacher à la vie, échangeant enfin de tristes rêves pour d’heureux devoirs, vous présente lui aussi sa fiancée. Aimez-la pour moi, pour vous-même. C’est elle et non pas moi qui préside à cette sainte réunion. Sans elle j’eusse été aveugle, vindicatif, et… la petite main de Violante se posa sur ses lèvres.

— C’est ainsi, dit le curé avec une douce solennité, que l’homme trouve dans les préceptes du Sauveur : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère ! » « Aimez-vous les uns les autres ! » les fils conducteurs du labyrinthe de la vie humaine, tandis que les desseins de la fraude et de la haine se brisent en éclats et nous laissent perdus dans les ténèbres. »

Egerton leva la tête, comme pour répondre ; tous furent frappés, terrifiés du soudain changement de sa physionomie. Il y avait comme un voile sur ses yeux, comme une ombre sur son visage ; les mots manquaient à ses lèvres ; il s’affaissa sur le siège qui était près de lui. Sa main gauche tomba sur les journaux amoncelés sur la table et ses doigts les agitèrent comme ceux d’un malade dans son lit agitent la couverture qu’il échangera bientôt pour un linceul. Mais sa main droite semblait chercher dans les ténèbres le fils qu’il venait de retrouver, et l’ayant touché elle l’attira faiblement vers lui. Hélas ! cette bienheureuse vie de famille, si souvent regrettée, si longtemps désirée, lui échappait au moment même où elle venait de lui apparaître. À peine entrevue, elle s’évanouit. Soudain les deux mains se roidirent ; la tête tomba en arrière. La joie avait brisé les derniers ligaments usés dans de secrètes douleurs.

Au loin les cloches sonnaient joyeusement son triomphe ; la foule criait hourra ; le faible cri de John Avenel se mêlait peut-être à ces acclamations, tandis que les triomphateurs ivres passaient devant sa maison et réveillaient les corbeaux qui volaient en croassant autour du vieux saule. Le mugissement que font entendre les vagues à la surface de la vie, tandis que les profondeurs se meuvent silencieusement, était porté par le vent d’hiver dans la chambre de l’homme d’État, et venait mourir sur l’herbe autour de la tombe de Nora. Mais dans la chambre, comme dans la tombe, reposait quelqu’un pour qui le mugissement était muet, et les profondeurs immobiles. Au milieu des espérances de famille, d’union, de paix et de renommée, la mort était silencieusement entrée dans le cercle et assise, calme et immobile, elle conservait l’apparence de la vie ; des cœurs aimants balbutiaient autour d’elle, de nobles espérances montaient vers le ciel ; l’amour était agenouillé à ses pieds et la religion, montrant du doigt le ciel, était debout à ses côtés.


CHAPITRE FINAL.

Randal Leslie arriva chez son père à une heure avancée de l’après-midi, le lendemain du jour où il avait quitté le château de Lansmere. Il avait fait à pied tout le chemin malgré le froid et la solitude d’une nuit d’hiver ; il ne sentit la fatigue que lorsque la triste demeure se fut refermée sur lui ; il se laissa alors tomber sur le plancher, sentant qu’il n’était plus qu’une ruine parmi des ruines. Il ne dit rien à ses parents de ce qui venait de se passer. L’infortuné n’avait personne en qui il pût se confier ; personne capable de lui rappeler ces vérités qui font du repentir la plus efficace des consolations. Après quelques semaines passées dans un sombre silence, il retourna à Londres. Les journaux, en annonçant la mort d’Egerton et rapportant les particularités de l’élection qui l’avait précédée, avaient publié et stigmatisé la conduite ingrate et égoïste du protégé de l’ex-ministre. Le monde politique avait alors prononcé sur Randal une de ces sentences sans appel qui mettent une barrière insurmontable à la carrière d’un ambitieux. Randal le comprit, et n’essaya pas de rappeler à Avenel la promesse que lui avait faite celui-ci de l’aider dans une autre élection pour Lansmere. La fortune indulgente lui ouvrit encore une voie d’indépendance. Les cinq mille livres que lui avait destinées Audley lui furent payées par l’homme d’affaires de lord L’Estrange, mais cette somme lui parut si peu de chose après la perte de ses magnifiques espérances, qu’il n’envisagea ce legs inespéré que comme une excuse pour ne pas embrasser de profession ; il se rendit sur le continent, et lui, jusque-là si indifférent aux divertissements de la jeunesse, se plongea, pour échapper à ses souvenirs, dans la société de joueurs mal famés et de roués de second ordre ; puis, tombant de plus en plus bas à mesure que diminuaient ses ressources, il finit par disparaître de cette sphère dans laquelle les libertins eux-mêmes conservent les habitudes et tiennent à garder le nom de gentlemen. Son père mourut ; il hérita de Rood-Hall, mais il lui fallut en distraire de quoi payer les portions de son frère et de sa sœur, ainsi que le douaire de sa mère, et ce qui restait n’occupait qu’une place bien minime dans les comptes de l’exécuteur testamentaire. Randal avait depuis longtemps abandonné la pensée de relever la maison et la fortune de ses pères ; il envoya de Saint-Pétersbourg l’ordre de vendre le stérile domaine. Aucun grand propriétaire ne se présentant comme acquéreur, on divisa les terres en lots qu’achetèrent de petits fermiers ou des commerçants retirés. Un entrepreneur acquit le manoir qu’il démolit pour faire usage des matériaux, en sorte que manoir, terres et nom, tout fut rayé de la carte et de l’histoire du comté.

La veuve, Olivier et Juliette allèrent habiter une petite ville d’un autre comté. Juliette épousa un enseigne et mourut en couches du chagrin d’en avoir été abandonnée. Olivier accrut sa petite fortune en épousant la fille d’un épicier qui avait amassé quelques économies. Il monta une brasserie et réussit à vivre sans faire de dettes, bien qu’un grand nombre d’enfants et son apathie naturelle l’empêchassent de faire ni grands bénéfices, ni petites économies. On n’avait plus entendu parler de Randal depuis la vente du manoir ; les uns disaient qu’il avait fixé sa résidence aux États-Unis, d’autres en Australie. Olivier avait grandi dans une si haute vénération des talents de son frère, qu’il conservait un vague espoir de voir quelque jour Randal apparaître riche et puissant comme un oncle de comédie, et rendre à la famille déchue son ancienne splendeur.

Un jour d’hiver, Olivier, occupé à régler des comptes peu satisfaisants, vit arriver chez lui un individu maigre, sale, décharné, dont les vêtements indiquaient le dernier degré de cette affreuse déchéance qu’on appelle la misère en habit noir. Son maintien était celui d’un vagabond craintif et affamé.

« Olivier, je suis ton frère, ne me reconnais-tu pas ? » dit l’étranger, Olivier stupéfait, n’en pouvait croire ses oreilles ; il s’avança enfin, examina de près le visage de Randal, et lui serrant la main le fit asseoir dans sa petite salle basse. Randal coupa court à toute question ; il s’empara du peu de vin qui était sur la table, et l’avala d’un trait. « Pouah ! fit-il ; n’as-tu rien de mieux que ça pour réchauffer un homme ? » Olivier, comme sous l’influence de quelque rêve terrible, ouvrit une armoire et y prit une bouteille d’eau-de-vie aux trois quarts pleine. Randal la lui arracha avidement et but à même la bouteille. « Ah ! fit-il, après un instant de silence, ceci me réconforte, maintenant donne-moi à manger. » Olivier s’empressa de servir son frère ; il eût eu honte de laisser voir son hôte à la servante elle-même. Lorsqu’il revint avec les provisions qu’il avait trouvées dans le buffet, Randal était assis près du feu, étendant sur les charbons à demi éteints des mains maigres et osseuses semblables aux serres d’un vautour.

Il dévora la viande froide qu’Olivier plaça devant lui, avec une effrayante voracité, et but presque tout le contenu de la bouteille d’eau-de-vie, mais cependant la liqueur ne parvint pas à dissiper sa sombre humeur. Olivier l’examinait avec effroi et curiosité.

« Tu désires sans doute connaître mon histoire, dit enfin Randal. Elle est courte. J’ai voulu faire fortune et j’ai échoué ; je n’ai plus ni un sou, ni une espérance. Tu me parais pauvre. Je suppose que tu ne peux pas faire grand’chose pour moi, mais garde-moi chez toi quelque temps, car je ne sais où trouver du pain et un abri. »

Olivier fondit en larmes et donna à son frère une cordiale poignée de main. Randal demeura quelques semaines dans la maison d’Olivier, sans jamais en sortir, et sans paraître remarquer, bien qu’il ne se fît pas scrupule de s’en servir, les vêtements neufs qu’Olivier avait achetés tout faits et placés sans rien dire dans sa chambre. Mais sa présence devint bientôt intolérable à la maîtresse de la maison et pénible au maître lui-même. Randal, autrefois si sobre qu’il regardait l’usage du vin si modéré qu’il fût comme incompatible avec la netteté du jugement, avait maintenant contracté l’habitude de boire de l’eau-de-vie à toute heure du jour ; mais, bien que cette boisson le plongeât souvent dans une sorte de stupeur, l’ivresse ne lui fit jamais ouvrir son cœur. Mistress Olivier Leslie, d’abord intimidée et taciturne, devint froide et impolie, puis impertinente et ironique, puis enfin ouvertement grossière. Randal fut longtemps sans répondre, mais il le fit un jour avec une si mordante ironie que l’épouse alla sur-le-champ trouver son mari et lui déclara qu’il fallait qu’elle ou son frère quittât la maison. Olivier s’efforça sans beaucoup de succès de ramener la paix ; et quelques jours après il vint trouver Randal et lui dit timidement : « C’est ma femme, vois-tu, qui m’a apporté presque tout ce que je possède, et tu n’as pas eu la condescendance de t’en faire une amie. Ton séjour ici doit t’être aussi pénible qu’à moi. Mais je désire te voir pourvu, et je voudrais t’offrir quelque chose, seulement cela paraît au premier coup d’œil si au-dessous…

— Au-dessous de quoi ? interrompit Randal, de ce que j’ai été ou de ce que je suis ? Parle !

— Tu es très-savant, et je t’ai entendu dire de belles sentences au sujet de la science et de toutes ces sortes de choses ; puis tu auras beaucoup de livres à ta disposition ; et tu es encore jeune, tu pourras t’élever et…

— Enfer et damnation ! Parle clairement et dis ce que tu veux ! cria Randal irrité.

— Eh bien ! donc, dit le pauvre Olivier, s’efforçant d’adoucir la proposition, tu sauras que le mari de notre pauvre sœur était neveu du docteur Felpem, qui tient une pension considérable. Il n’est pas très-savant lui-même et s’occupe principalement de l’arithmétique, de la tenue des livres et autres choses de ce genre ; mais il lui faut un professeur pour enseigner les classiques, car quelques-uns de ses écoliers sont destinés à entrer par la suite à l’Université. Je lui ai écrit pour le sonder à ton sujet ; je n’ai pas dit ton nom, ne sachant si cela te conviendrait, mais il est disposé à accepter ma recommandation. Il offre la table, le logement et cinquante livres sterling d’appointements ; si tu veux la place, elle est à toi. »

Randal frémit de la tête aux pieds et fut longtemps sans répondre.

Soit ! fit-il enfin, puisque j’en suis venu là. Ah ! ah ! ah ! Oui, savoir c’est pouvoir ! » Il se tut un instant, puis reprit : « Ainsi donc le vieux manoir est rasé jusqu’à terre ; tu es brasseur dans une petite ville, ma sœur est morte et je suis John Smith ! Tu dis que ce maître de pension ignore encore mon nom ; continue de le lui cacher ; oublie que j’ai été un Leslie. Du jour où je quitte ta maison, notre lien fraternel est rompu. Écris donc à ton maître de pension qui s’occupa d’arithmétique, et accepte la place de professeur de grec et de latin pour John Smith. »

Peu de jours après, le protégé d’Audley Egerton entra en fonctions comme sous-maître dans l’une de ces pensions nombreuses et à bon marché, où quelques fils de bourgeois et d’ecclésiastiques se préparant aux professions savantes, sont mêlés à une grande quantité de fils de boutiquiers, destinés les uns au comptoir, les autres à la boutique ou à la ferme ; c’est là qu’aujourd’hui encore vit Randal Leslie sous le nom de John Smith.

Tandis que ce qu’on peut appeler la justice poétique a surgi naturellement des projets mêmes dans lesquels Randal a dépensé tant d’intelligence pour ruiner sa carrière, la Providence n’a châtié par aucune adversité extérieure le coupable le plus endurci, le baron Lévy. Aucune baisse subite des fonds publics n’est venue ébranler le splendide édifice élevé sur les ruines de tant d’autres maisons. Le baron est toujours Lévy le millionnaire, mais je me demande si, au fond, il n’est pas plus misérable encore que Randal le sous-maître. Car Lévy est un homme de passions violentes ; il n’a pas le sang pâle et le cœur engourdi qui permettent à la couleuvre écorchée d’oublier son mal dans l’assoupissement. À l’entrée de la vieillesse, l’usurier fashionable devint amoureux d’une danseuse de l’Opéra, dont les jambes légères avaient tourné les têtes plus légères encore de la moitié des élégants de Paris et de Londres. La rusée danseuse exigea le mariage et Lévy l’épousa. À partir de ce moment, sa maison Louis XV fut plus que jamais le rendez-vous des dandys de haut parage dont il avait toujours recherché la société. Mais cette société même devint son tourment. La baronne était une coquette accomplie, et elle mettait perpétuellement à la torture Lévy, dont, comme nous l’avons dit, la jalousie était la passion dominante. Le peu d’estime qu’il faisait de la nature humaine, son manque absolu de croyance à la vertu, augmentèrent ses soupçons et amenèrent précisément le mal qu’il redoutait. Il devint l’espion de son propre foyer. Il abandonna sa luxueuse maison ; quitta Londres, renonça à la joyeuse compagnie qu’il avait tout fait pour y attirer ; et finit par s’ensevelir dans une maison de campagne avec la femme qu’il abhorrait.

Le comte de Peschiera ne s’était pas trompé dans les calculs qui l’avaient porté à feindre le repentir et à se fier à la générosité de son cousin. Le duc de Serrano lui assura en effet un revenu proportionné à son rang. Mais il n’en jouit que bien peu de temps, car dans l’année même qui suivit sa visite à Lansmere, il fut tué en duel par un officier français dont il avait courtisé la femme.

Béatrix, sans prendre le voile, comme elle se l’était d’abord proposé, se fixa à Rome, où elle vécut dans la retraite, uniquement occupée d’œuvres pies et charitables.

Le squire et sa femme fleurissent toujours à Hazeldean où le capitaine Higginbotham a définitivement fixé sa résidence. Trois fois par semaine il se venge des gronderies du squire et des sermons du curé à la table de whist où M. Dale n’est plus condamné à l’avoir pour constant partenaire, depuis qu’un cinquième joueur prend souvent place au whist en la personne de l’ancien ennemi et voisin du squire, M. Sticktorights. Le curé combattant ainsi son fidèle allié le capitaine, remarque avec une surprise mélancolique qu’il est depuis longtemps en bien mauvaise veine et qu’il ne gagne plus autant qu’autrefois. Heureusement c’est là le seul chagrin, qui, avec les petites vivacités de mistress Dale auxquelles il est d’ailleurs accoutumé, vienne troubler la sérénité de sa vie. Il nous faut maintenant expliquer que si M. Sticktorights vient prendre place à la table de jeu d’Hazeldean, c’est que Frank est établi au Casino avec une femme qui lui convient de tous points, et que cette femme n’est autre que miss Sticktorights.

Riccabocca fut longtemps à se réaccoutumer à la pompe de ses principautés et à son titre de duc. Jemima s’est accommodée beaucoup plus promptement des grandeurs, mais elle a conservé toute sa simplicité de cœur et est adorée des paysans qui entourent ses domaines, particulièrement des jeunes gens des deux sexes qu’elle est toujours prête à marier et à doter, convaincue qu’elle est, depuis longtemps, des précieuses qualités du sexe masculin par la vénération que lui a inspirée le duc. Celui-ci continue à se railler des femmes et du mariage et à s’estimer — grâce à sa profonde connaissance des unes et à sa philosophique endurance de l’autre — le seul mari heureux qui soit au monde.

Plus longtemps encore fut le sage si pressé de se défaire de sa fille, à s’accoutumer à l’absence de celle-ci ; il n’y parvint que lorsqu’il entreprit sérieusement l’éducation du fils que Jemima, justifiant les pronostics de la science parturitive, mit au monde peu de temps après son arrivée en Italie.

Le docteur Morgan continue à prescrire des globules contre le chagrin et à administrer aux esprits malades des quantités infinitésimales. Fidèle à ses propres prescriptions, il avale un globule de caustique chaque fois qu’à la vue d’un de ses semblables malheureux, il se sent pris de compassion, vice de tempérament qu’il s’est enfin convaincu de l’impossibilité de guérir radicalement.

Dick Avenel, après être resté plusieurs années au Parlement, prit subitement la résolution de le quitter ainsi que Londres, dont la vie agitée le fatiguait. Il retira du commerce son capital devenu considérable, acheta les terres qu’avait encore à vendre le squire Thornhill, et sa grande ambition est aujourd’hui d’amener, soit par les caresses, soit par les menaces, les cultivateurs entre lesquels est subdivisé l’ancien domaine de Leslie, à se défaire en sa faveur de leurs jardins et de leurs cottages.

Harley, aidé de toute l’expérience de lord Lansmere, ne parvint à sauver de la fortune d’Egerton, pour le fils de celui-ci, que quelques milliers de livres.

La naissance et l’identité de Léonard furent facilement établies et personne n’essaya de les lui contester. Ce qu’il reçut de la succession de son père, joint à la somme qu’Avenel lui remit plus tard en payement de son brevet, et à la dot qu’Harley voulut absolument donner à Hélène, lui procura cette heureuse aisance qui échappe également aux soucis de la pauvreté et à la responsabilité des richesses. La mort d’Egerton fit sur l’esprit de son fils une impression profonde, mais la découverte qu’il devait le jour à un homme d’État si renommé, eut pour effet, chez Léonard, non pas d’exciter, mais de calmer l’ambition passagère qui l’avait pendant quelque temps détourné d’aspirations plus sereines. Il n’avait plus à conquérir un rang qui dût le rendre l’égal d’Hélène. Il n’avait plus de père dont il voulût obtenir l’affection en flattant l’orgueil. Les souvenirs de son enfance et son goût pour la solitude lui faisaient redouter ce qu’une nature plus mondaine aurait considéré comme les précieux avantages d’un nom qui lui assurait l’entrée des sphères les plus élevées de notre monde social. Il n’avait pas besoin de ce nom pour acquérir un rang bien autrement durable que celui que confèrent les rois. Il conserva donc le nom qu’il s’était fait à lui-même et qu’il rattachait à l’humble souvenir de sa mère.

Léonard vit placer sur la tombe de Nora une pierre où était gravé ce nom d’épouse que devait venger cette chère mémoire. Il se sentit serrer dans les bras de sa grand’mère qui maintenant reconnaissait son petit-fils, et le vieux John lui-même s’aperçut que le cœur de son austère et silencieuse compagne était soulagé d’un poids immense de douleur.

Léonard avait amené Jeanne Fairfield à ses parents, et mistress Avenel l’accueillit avec une tendresse inattendue. Le nom inscrit sur la tombe de Nora avait adouci le cœur de la mère envers la fille qui lui restait. Comme disait le pauvre John, elle pouvait maintenant parler de Nora ; en parlant d’elle ensemble, la mère et la fille découvrirent combien elles avaient de sentiments communs, et lorsque, peu après son mariage, Léonard partit avec Hélène pour le continent, Jeanne Fairfield vint demeurer avec ses parents. Après leur mort elle refusa d’aller vivre avec Léonard, préférant s’établir dans une maison voisine de celle de son fils.

Léonard passa plusieurs années sur le continent, étudiant les mœurs diverses, le développement intellectuel des races vivantes, et les monuments des arts et des sciences, œuvres de celles qui les ont précédées.

De retour en Angleterre, il acheta une petite maison dans le comté de Devon, et là il travailla patiemment à un ouvrage dans lequel il voulait léguer à son pays ses plus nobles pensées revêtues de leurs plus belles formes. Le caractère de Léonard, les événements de sa vie le rendaient également impropre aux luttes de la démocratie littéraire. L’heureuse et calme influence sous laquelle se développait son génie se révélait dans l’harmonie exquise de ses couleurs plutôt que par la splendeur de leurs teintes. Hélène, gardienne soigneuse et jalouse de l’idéal dans lequel vivait le poète, s’emparait en silence de tous les petits soins, de toutes les préoccupations quotidiennes de la vie, supérieure qu’elle était à léonard en prudence et en prévoyance. Et si le génie de l’homme faisait du foyer un temple, la sagesse de la femme donnait à ce temple la sécurité d’une forteresse. Ils n’ont qu’une enfant, une fille, qu’ils ont appelée Nora ; elle a le regard inspiré de son père, le doux sourire de sa mère.

Mais je ne veux point terminer ici le portrait d’Hélène. L’idéal lui-même ne se complète qu’en se rattachant au réel, et jusque dans la solitude l’écrivain doit compter avec la société.

Léonard a enfin terminé l’ouvrage qui a fait la joie et l’occupation de tant d’années, l’ouvrage qu’il regarde comme la fleur de son intelligence et auquel il a confié toutes les espérances qui unissent la créature d’un jour aux générations futures. Le livre est sous presse, Léonard a accepté une invitation de Norrey. Dans une agitation à laquelle il avait été étranger depuis la publication de son premier ouvrage, il est parti pour Londres. Hélas ! le livre a paru dans un moment peu propice et n’a rencontré que de rares lecteurs. Une critique impitoyable s’en empare, le mutile, le défigure, en confond dans ses amères railleries les défauts et les beautés. L’éditeur secoue la tête, montre ses planches encombrées et insinue délicatement que cet ouvrage, l’objet de tant d’espérances, n’est point dans le goût du jour ; Léonard songe avec douleur aux longues années de travail qu’il y a consacrées et le découragement s’empare de son cœur. « Vous avez échoué, recommencez, » dit Norrey lui-même avec sa rude franchise. Recommencer ! c’est là un facile conseil, mais combien Léonard le trouve dur ! — Triste et perplexe, luttant péniblement contre un découragement absolu, il retourne en Devonshire, mais à son foyer l’attend la consolatrice. Là est la douce voix qui répète ses passages bien-aimés, qui prophétise le succès ; peu à peu tout ce qui l’entoure reflète le sourire d’Hélène, et bientôt la conviction que Dieu a placé le bonheur hors d’atteinte du mépris ou des louanges du monde vient rendre à Léonard toute sa sérénité. Le lendemain il se promène joyeux avec Hélène, au bord de la mer, et, serrant la main de sa compagne, il murmure doucement : « Bénie soit la femme qui console. »

L’ouvrage conquit plus tard la renommée, mais les applaudissements du monde furent moins doux à l’oreille de Léonard que cette voix qui à l’heure du doute et de l’humiliation lui avait dit tout bas : « Crois et espère. »

Qu’il nous soit permis de tracer un pendant à cette peinture de la femme consolatrice.

Harley L’Estrange, peu de temps après son mariage, accepta une mission dans une de nos colonies, et l’accomplit avec un tel succès qu’à son retour en Angleterre il fut élevé à la pairie. On conçut alors de grandes espérances de la future carrière parlementaire d’Harley, mais celui-ci avait longtemps mené une vie d’indolence, et l’indolence a tant de charme pour un homme qui n’a rien à attendre ni à désirer de la fortune, qu’Harley eût continué à se rire de l’ambition, si une de ces crises politiques qui ne permettent à aucun homme de s’abstenir, n’était venue l’arracher aux douceurs de la vie privée.

Par une belle matinée de printemps, Harley est assis dans sa chambre de Knightsbridge, tantôt contemplant la verdure naissante, tantôt jouant avec Néron que le soleil réjouit comme son maître ; tantôt feuilletant son cher Horace et répétant tout haut quelques-unes de ces odes qui font de la brièveté de la vie une excuse pour en savourer les plaisirs et en éviter les fatigues ; Violante entre doucement dans la chambre, s’assied près d’Harley sur un petit tabouret, et le menton appuyé sur sa main, elle le regarde avec ses beaux yeux noirs, profonds, éloquents, puis à mesure qu’elle parle, un changement se fait dans la physionomie d’Harley ; son front devient pensif et sa lèvre cesse de sourire. Violante n’assume pas le ton d’une femme soi-disant supérieure, elle ne fait ni sermon ni remontrance, mais sa douce éloquence élève sans y prétendre l’âme de l’ami qui l’écoute ; l’Horace est mis de côté ; un livre bleu se trouve le remplacer sans qu’on sache comment, et Violante veut se retirer doucement comme elle est entrée, mais la main d’Harley la retient.

« Non pas, non pas. Partage la besogne où je l’abandonne. Voici un extrait que je te condamne à copier. Crois-tu que je voulusse prendre la peine de faire ce travail, si tu ne devais pas jouir du succès ? Partageons donc aussi la peine ! »

Et Violante ravie l’embrasse et se met toute fière à travailler près de lui. Je ne sais si Harley étudia bien profondément le livre bleu ce matin-là, mais peu de jours après il parla à la Chambre des pairs de manière à dépasser tout ce qu’avaient jamais fait espérer ses talents. Lorsque Harley eut une fois goûté les douceurs de la renommée et la joie de se sentir utile, sa destinée fût fixée. Un an ne s’était pas écoulé que sa voix était l’une des puissances de l’Angleterre. Un soir, après un triomphe signalé, il rentra avec son père qui en avait été le témoin, et Violante s’élança à sa rencontre. Elle avait gardé son fils plus tard que de coutume, pressentant peut-être le triomphe de son mari, elle avait voulu que l’enfant attendît son retour. Le vieux comte s’approchant de son petit-fils, posa la main sur sa tête bouclée et dit avec un sérieux inaccoutumé :

« Mon enfant, tu traverseras sans doute bien des temps difficiles d’ici à ce que tes cheveux aient blanchi comme les miens, souviens-toi de ces paroles d’un vieillard qui n’avait point reçu les talents qui donnent la gloire, mais qui cependant a su être utile en son temps. Ni les titres pompeux, ni les vastes domaines, ni les facultés transcendantes ne te donneront de joies véritables, si tu ne te regardes comme responsable de tous ces biens envers Dieu et envers ton pays, et si tu es jamais tenté de croire que les dons que tu tiens de tous deux ne t’imposent point de devoirs, ou que ces devoirs sont incompatibles avec les plaisirs réels ; souviens-toi du jour où je t’ai placé dans les bras de ton père en te disant : « Fais qu’il soit un jour aussi fier de toi, que je suis aujourd’hui fier de lui. »

— Je tâcherai, » fit l’enfant, et Harley se pencha sur lui en disant : « Sa mère parle par sa bouche. »

La comtesse spectatrice silencieuse de cette scène se leva alors et vint baiser avec respect la main du comte. Peut-être ce baiser exprimait-il le sentiment de repentir avec lequel elle s’avouait combien cette active bonté, souvent l’objet de ses secrets dédains, avait porté plus de fruits que sa froide et stérile puissance d’esprit et de caractère. S’approchant ensuite d’Harley, son front s’éclaircit, son œil reprit sa fierté : « Mon noble fils, dit-elle, tu as enfin tenu toutes les promesses de ta jeunesse.

— C’est que j’ai maintenant trouvé ce que j’avais si longtemps cherché en vain, » dit Harley, puis attirant vers lui Violante, il ajouta avec un tendre sourire et d’une voix émue : « Bénie soit la femme qui élève ! »

Ainsi symbolisée dans ces deux belles fleurs qu’emporta Ève du paradis, douée des vertus qui guérissent ou qui fortifient, ici apaisant le cœur qu’a contristé le monde — là relevant l’âme qu’énervent les sens ou l’indolence, nous laissons du moins la femme à la place que lui a assignée le Créateur parmi les multiples « Variétés de la vie humaine. »

Adieu donc cher Lecteur : adieu aussi toi, « Mon Roman. »

FIN.



  1. Les mains armées de griffes et les lèvres à jamais pâles.
  2. Sedley était si jaloux de son indépendance qu’alors même que ses affaires étaient le plus embarrassées, il refusa tout secours pécuniaire de la part de Charles II. L’amer sarcasme avec lequel il justifia la part qu’il avait prise à la chute de Jacques II, qui après avoir corrompu sa fille l’avait faite comtesse de Dorchester, est bien connu : Puisque le roi, dit-il, a fait ma fille comtesse, le moins que je puisse faire en reconnaissance c’est de contribuer à faire la fille de Sa Majesté — reine.