Mon sillon/01/01

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P. Brunet (p. 5-19).

I


— Où sont les gars ?

Telle était la question que formulait un homme de soixante ans environ, aux épaules larges, au visage sanguin à la fois énergique et bon. L’énergie était dans les lignes, la bonté dans l’expression. Il l’adressait à une femme de petite taille, débile et voûtée, aussi blonde encore qu’il avait dû être brun, aussi délicate qu’il était fort, aussi douce d’aspect qu’il paraissait résolu.

— Olivier, Marc et Francis ne sont pas revenus de la chasse, répondit-elle, Jean est à la pêche, Henri au labour.

— Et Charles ?

— Charles, le voilà.

Elle tendit la main vers le fond du grand jardin potager dont la partie inférieure avait été convertie en verger. Debout, appuyé contre le tronc penché d’un pommier, dont la tête ronde et feuillue le préservait du soleil, un jeune homme lisait.

Le vieillard le regarda un instant fixement, tristement, et s’assit tout songeur.

Il était rare que la figure ouverte de M. Després, qu’une barbe blanchissante commençait à rendre vénérable, s’assombrît ainsi. Son expression ordinaire était celle d’une bonne humeur à peu près inaltérable qui prenait sa source, d’une part dans la fermeté calme de son caractère, de l’autre, dans la tranquille félicité d’une vie qui aurait pu compter parmi celles qui méritent le nom d’heureuses. Né et élevé dans une position également éloignée de la richesse ouvertement fastueuse et de la pauvreté péniblement déguisée, il n’en avait jamais ambitionné d’autre. Sa jeunesse avait été austère. Après avoir fait son droit à Rennes en dépensant neuf cents francs par an, il avait laissé la chicane pour s’occuper d’agriculture. En se mariant, comme il était jeune et peu riche, il s’était fait nommer juge de paix de Damper et il avait vaillamment porté son double labeur. C’était un magistrat consciencieux et un cultivateur expérimenté. Il ne faisait point de l’agriculture en amateur, c’est-à-dire en y perdant beaucoup ; il payait de sa personne comme un fermier riche. S’il ne mettait pas la main à la charrue, il était là, dirigeant tout avec intelligence ; se méfiant, non sans raison, de l’utopie, mais toujours à l’affût pour saisir le progrès utile. Aussi, en quelques années, son domaine patrimonial, dont dépendaient de vastes terrains jusque-là incultes, avait-il doublé de valeur. L’ordre et l’économie avaient fait le reste, et sa fortune s’était notablement arrondie. Cela ne le rendait pas peu fier ; mais ce qui faisait par-dessus tout son orgueil, c’étaient ses six garçons, ses gars, comme il les appelait. Il était certain que la famille Després tranchait d’une manière saisissante sur la masse dampéroise ; on la regardait comme le type de la famille, digne encore de s’intituler patriarcale. Ce juge de paix de campagne avec son intelligence fortement nourrie, son caractère droit, sa volonté inflexible, avait fait de ses enfants des hommes, et on pouvait à bon droit admirer comment il avait su se montrer assez fort et assez doux pour discipliner cette ardente jeunesse et conserver intacts son respect et son amour. Il y avait eu des moments difficiles. Quelque légitime et quelque juste que soit l’autorité, par cela même qu’elle est l’autorité, elle a, jusque dans les familles, à étouffer bien des germes de révolte, à triompher de bien des tentations de folle indépendance. Le père de famille avait lutté et il était resté vainqueur. Tout en laissant à ses enfants, à mesure qu’ils grandissaient, une liberté mesurée, tout en tenant compte de leur opinion dans les questions générales et en leur abandonnant l’initiative dans les questions personnelles, il était deux points sur lesquels il n’avait jamais transigé : le travail et les devoirs religieux dans leur grave et strict accomplissement.

De quelque côté que revînt l’oiseau voyageur au nid et quelque vigueur qu’eût acquise son aile, quelque degré de science qu’eût franchi le jeune homme, ses habitudes redevenaient ce qu’elles avaient été et il en reprenait le joug bien léger. Il travaillait de corps ou d’esprit, il préparait les aliments de son activité physique ou intellectuelle, suivant ses goûts ; mais il ne restait pas entièrement oisif. D’un autre côté, quel que fût l’emploi de sa journée, il se retrouvait dans la salle commune à l’heure fixée pour la prière du soir et il était inutile d’arranger des parties de plaisir pour la matinée du dimanche : elle appartenait à Dieu.

Enfants et adolescents, cela avait été pour eux une affaire d’obéissance et d’habitude ; hommes, c’était devenu l’accomplissement d’un devoir, un acte libre, et, chez ceux que le vent de l’incrédulité avait effleurés, un acte de déférence envers leur père, qui avait conservé la vieille idée d’appuyer son autorité sur celle de Dieu.

Au reste, jusque-là, à part les nuances disparates qui commençaient à s’accuser, la famille Després avait formé un tout parfaitement homogène. La règle reconnue invariable était franchement acceptée, le chemin nettement tracé, et les jeunes gens y marchaient à la suite de l’honnête homme qui était leur père. Et, pour chacun d’eux, le moment heureux de l’année était encore celui où ils se retrouvaient sous le toit hospitalier de la maison paternelle. Aucune sorte de comparaison n’avait pu enlaidir à leurs yeux ce vieux logis perdu l’été sous l’ombre épaisse de ses chênes trapus, et montrant l’hiver à l’entrée de la petite ville, dont il était comme la sentinelle avancée, son toit moussu et ses cheminées toujours fumantes.

Il y avait quelques mois, à la suite d’une indisposition assez grave, M. Després avait résigné ses fonctions de juge de paix. Le fardeau légèrement porté par l’homme de quarante ans était devenu lourd pour les épaules de l’homme de soixante, et la direction de ses travaux agricoles suffisait largement à l’emploi de ce qui lui restait d’activité. En ce moment il arrivait de la ferme dont les premiers bâtiments touchaient à l’enclos dans lequel avait été taillé le jardin potager, et il venait retrouver, dans la salle commune, sa femme qui y travaillait solitaire. Cette salle, comme tous les appartements de la vieille maison, avait de vastes proportions et était meublée avec une simplicité qui ne se rencontre plus. Des rideaux de calicot frangé opposaient leur tissu mat aux rayons du soleil qui avait toujours sa libre entrée ; une ligne de solides chaises de paille courait le long des murs, interrompue de distance en distance par un fauteuil jaune en velours d’Utrecht aussi antique comme forme que râpé comme étoffe ; une table de châtaignier, formant un carré long et portée sur de primitifs tréteaux, occupait le milieu de l’appartement, et, au fond, faisant face à une cheminée béante dont la boiserie de chêne avait revêtu le plus beau vernis, un buffet aux larges battants montrait ses splendides ferrures de cuivre.

Rien n’était changé dans la maison depuis un quart de siècle, et M. Després se vantait de n’y avoir pas introduit un meuble nouveau.

— Il n’y a d’intrus ici que ce petit joujou, disait-il parfois, en désignant du geste un fauteuil bleu moelleusement capitonné, ordinairement occupé par sa femme.

Et il ajoutait gaiement :

— Aussi s’est-il glissé ici un soir, en sournois, porté par les gars, qui l’envoyaient d’autorité à leur mère.

Cette absence de luxe, ce parti pris de simplicité, avaient produit ceci, c’est que l’aisance, la véritable, la solide aisance, avait élu domicile dans le ménage Després. Ceux qui assistaient aux grands dîners, qui se donnaient de loin en loin, savaient quelles richesses renfermaient les vieilles armoires de chêne. Quant à leurs enfants, dûment avertis qu’ils étaient qu’on n’agissait ainsi qu’en vue de leurs intérêts à venir, ils se faisaient à l’idée de voir les délicatesses du comfort moderne demeurer inconnues à la maison paternelle.

— Les meubles s’usent, les champs restent, avait dit fort judicieusement le père de famille quand des sollicitations timides s’étaient fait entendre.

Et la maison pleine d’habitants débordant de jeunesse, avait conservé son vénérable aspect.

— Nous sommes aujourd’hui au 20, je crois, dit tout à coup M. Després en secouant la tête comme pour renvoyer une pensée pénible.

— Oui, Marc, répondit sa femme sans interrompre son travail.

— C’est donc aujourd’hui l’anniversaire de notre mariage, ma femme. Il y a aujourd’hui vingt-neuf ans que tu es entrée ici en maîtresse.

— Vingt-neuf ans ! répéta madame Després, comme le temps passe ! vingt-neuf ans déjà !

Elle avait mené une vie rude, la faible femme ; elle avait porté vaillamment le lourd fardeau des obligations maternelles, et, vieillie, épuisée physiquement du moins, elle disait : Déjà !

Ses doigts s’arrêtèrent, elle leva les yeux vers son mari, leur regard se croisa et, par un mouvement spontané, ils se tendirent la main en souriant. La main brune, velue et encore vigoureuse de l’époux enserra dans une affectueuse étreinte la main amaigrie de la douce et courageuse compagne de sa vie, et il reprit en s’appuyant au dossier de son siège :

— Nous avons fait, non sans peine, la grande partie du chemin, Marie ; mais, Dieu merci, ceux qui viendront après nous trouveront la route aplanie. On leur a mis l’outil dans les mains. À eux maintenant de tracer leur sillon.

— Les pauvres enfants sont pleins de bonne volonté, dit la mère avec une orgueilleuse tendresse.

M. Després hocha la tête.

— Pas tous, pas tous, je le crains, murmura-t-il.

Son œil gris alla chercher le jeune homme assis au fond du jardin, et, se retournant brusquement vers sa femme :

— J’en ai toujours eu le pressentiment, dit-il, d’une voix singulièrement émue. Charles nous échappera, il nous fera du chagrin.

Madame Després tressaillit et devint toute pâle.

— Marc, Marc, murmura-t-elle d’un ton de reproche.

— Que veux-tu, Marie, il m’inquiète.

— Ah ! tu as toujours jugé sévèrement ce pauvre enfant, dit la mère avec angoisse, et il s’en est bien aperçu.

— Il n’a pas pu s’en apercevoir. Quand je me suis montré sévère, c’est qu’il le fallait. Il a été un enfant triste, paresseux, raisonneur, taquin, mécontent. Ces défauts ont grandi et je crains beaucoup pour l’avenir.

— Mais il n’y a pas lieu de craindre. Depuis deux ans il va très-régulièrement à son étude et il ne parle plus de nous quitter.

— Non, mais il en a la pensée, rien ne peut m’ôter de l’esprit qu’il en a la pensée. Tout travail sérieux le dégoûte, il s’isole de ses frères, leurs distractions ne sont plus les siennes.

— Parce que ses goûts sont différents des leurs. Il est plus faible qu’eux, d’ailleurs, il l’a toujours été.

— Enfin, je ne demande pas mieux que de supposer que je me trompe, mais depuis quelques mois j’en suis sans cesse occupé. Charles, avec son caractère à la fois faible et tenace, n’a pas résisté comme ses frères à l’air malsain des grandes villes, il en est revenu le cœur et l’esprit malades, et il n’a pas suivi mes conseils pour la guérison. Il lit beaucoup, beaucoup trop de ces ouvrages d’imagination qui excitent son pauvre cerveau. Et maintenant notre vie simple, austère, notre vie de famille lui paraît ennuyeuse, énervante. Cela ne lui suffira pas, car, tranchons le mot, c’est un ambitieux.

— Dans tous les cas, faudrait-il s’en étonner, Marc ? Ah ! le bonheur complet, je le sais bien, eût été de voir nos enfants sans exception se fixer autour de nous ; mais il serait égoïste de le désirer et insensé d’y compter. Nous n’avons pas à nous plaindre. Voilà Olivier à tout jamais fixé à Damper, Marc n’est pas loin, Henri fait de l’agriculture sur nos terres, Jean s’est engagé à ne pas quitter le diocèse, Francis, son droit fini, pourra bien trouver une bonne étude ou s’établira comme avocat dans le département. Si Charles avait d’autres désirs, ne serait-il pas déraisonnable de nous y opposer ?

— Je ne m’y opposerais que dans une certaine mesure et pour son bien ; mais, je l’avoue, je regretterais amèrement de le voir dédaigner l’avenir qui s’offre à lui. Avec cette étude de notaire qui, depuis qu’elle est tombée entre des mains habiles, a triplé de valeur, il peut faire loyalement et rapidement sa fortune. Que trouvera-t-il de mieux ailleurs ?

— Quelque chose plus en rapport avec ses goûts, peut-être.

— Tu veux dire avec le caprice du moment. Voilà précisément le reproche que je lui fais. Il se laisse aller à des répugnances contre l’état qu’il a choisi lui-même et que je ne lui ai pas permis de quitter, mais il n’a aucune envie de se fixer irrévocablement ailleurs. Pourtant, qui veut la fin veut les moyens. Il s’agite, il se plaint, il rêve la fortune, il voudrait percer ; mais, dans les vingt routes qui se sont offertes ou qui peuvent s’offrir à lui, il n’en a pas choisi une.

— Est-ce qu’il t’aurait dit catégoriquement qu’il renonçait au notariat ?

— Non, mais ce matin il a prononcé devant moi une phrase qui m’a fait mal.

— Laquelle ?

— Je souhaitais la bienvenue à ce jeune homme qui nous est arrivé comme receveur de l’enregistrement, je lui énumérais les distractions dont il pourrait prendre sa part : « Monsieur, a dit Charles, je vous avertis que mon père est un Dampérois fanatique ; je vous donne un mois pour juger de ces distractions dont il parle et qui, je vous le jure, ne vous empêcheront pas de mourir d’ennui. » Il y avait dans son accent une amertume que je ne puis rendre. L’étranger a voulu tourner la chose en plaisanterie : « Ainsi donc, a-t-il dit, tout Dampérois que vous êtes, vous ne chercherez pas le bonheur à Damper. » Charles a répondu : « On ne cherche pas le bonheur là où l’on est sûr de ne pas le rencontrer. »

— C’est une manière de parler, Marc, je t’assure que ce n’est qu’une manière de parler.

— Je le souhaite. Puisse-t-il du reste rencontrer ailleurs qu’à Damper le bonheur chimérique qu’il rêve ! Mais, quant à obtenir sur sa part d’héritage les concessions qu’il désire, jamais. Tant que j’aurai la force de tenir la corde qui empêche ce ballon sans lest d’aller se perdre dans les nuages pour retomber brisé par terre, je la tiendrai.

— Et tu n’auras pas tort, Marc. Bien qu’il soit pénible de résister à ses propres enfants, je le dis en conscience, il est quelquefois sage de le faire. Et puis, toutes ces bouffées d’ambition, d’amour du changement, passeront comme passent les mauvaises petites fièvres du printemps. Dans ce moment il va bien, à quoi bon redouter l’avenir ? Il est au mieux avec son patron, et sais-tu que Mélite est devenue bien gentille ? J’ai quelquefois idée qu’elle influera sur ses projets d’avenir et que tôt ou tard elle lui fera aimer Damper.

M. Després hocha la tête.

— Lui se marier à une femme pauvre ! dit-il, non, non. Bon pour Marc, pour Olivier, qui ont le bon esprit de se trouver heureux comme ils sont, mais pas pour lui.

— Pourtant, s’il a de l’affection pour elle ?

— Ma pauvre femme, on n’aime plus comme de notre temps, on ne se contente plus de ce que nous appelions l’aisance, on ne sait plus accepter l’économie et par conséquent le sacrifice dans le présent pour assurer l’avenir. Tu n’as donc jamais entendu ton fils Charles raisonner là-dessus ? Ne nous abusons pas, jamais de son plein gré notre vie ne sera sa vie.

— Peut-être, peut-être.

— Non, non, et si tu voulais me…

— Chut ! Marc, je crois que j’entends les enfants.

M. Després prêta l’oreille.

La cour silencieuse s’emplissait de bruits, on entendait un murmure confus où se confondaient des appels, des rires, des aboiements.

— Ce sont eux, dit-il.

Et il ajouta en souriant :

— En font-ils du vacarme !

C’étaient eux, en effet, et cinq minutes plus tard, ils entraient dans le salon.