Mon sillon/01/07

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P. Brunet (p. 69-78).

VII


Quinze jours s’étaient écoulés depuis la mort du notaire ; l’ouverture de son testament avait révélé ses dernières volontés relativement à son étude, et Charles Després ne pouvait pas sortir sans rencontrer un Dampérois qui le félicitait chaudement. Il recevait ces félicitations d’un air glacé et y répondait d’une façon évasive. Le temps où il devait se prononcer définitivement était cependant venu.

— Aujourd’hui tu me donneras une réponse définitive, lui avait dit son père le matin même.

Charles avait fait un signe affirmatif et s’était lentement dirigé vers la maison de M. Doublet. Il n’y avait pas mis les pieds depuis la visite à laquelle nous avons assisté, et à la porte la vieille Perrine le reçut mal.

— Vous n’êtes donc pas mort, monsieur ? dit-elle avec aigreur ; j’avais envie de vous croire trépassé. Le petit Jules a fait comme vous ; c’est un petit bon à rien qui aime mieux dénicher des nids que rester à son ouvrage.

— C’est bon, c’est bon, dit Charles d’un ton conciliant ; je le sermonnerai, Perrine.

— Avec ça que vous aurez bonne grâce à le faire.

— Ce n’est plus la même chose. M. Jacques, d’ailleurs, était chargé de l’étude.

— Oui, mais voilà deux jours que le pauvre homme est malade, lui aussi. C’est depuis que Jules a décampé. Ce n’est pas comme M. René. En voilà un bon garçon et un écrivassier fini ! Il est toujours fourré dans l’étude, tout comme du temps du défunt. Il n’en sort que pour ses repas.

— C’est très-beau, Perrine, c’est très-beau, en vérité. Je vais lui faire mon compliment.

Et, sans attendre les autres réflexions de la vieille femme, il se glissa dans le corridor et entra dans l’étude. René s’y trouvait, en effet, mais non point à sa place ordinaire. Outre les deux grandes croisées, qui éclairaient imparfaitement le vaste appartement, et qui donnaient sur la place, on remarquait dans la salle une de ces fenêtres petites et bizarres appelées à guillotine, dont le mécanisme rappelle un peu, en effet, celui de l’épouvantable instrument. Cette fenêtre, percée là on ne savait trop pourquoi, n’était jamais ouverte, et ses très-petits carreaux, moins soignés encore que ceux des deux grandes croisées, étaient devenus parfaitement opaques. Le jeune clerc avait cependant transporté là ses engins de travail ; il avait exhaussé son pupitre et il écrivait debout, ce qui mettait sa tête de niveau avec la fenêtre, dont la partie inférieure était soulevée.

En entendant la porte s’ouvrir, il se détourna, et dans la fugitive expression qui passa sur ses traits, on aurait démêlé une sorte d’appréhension jointe à un déplaisir assez vif. Charles alla droit à lui, et ils échangèrent une poignée de mains. Entre Charles et René il n’existait aucune intimité, mais les relations qu’ils avaient ensemble avaient cette apparence de cordialité banale qui naît d’elle-même entre gens dont l’âge, les goûts et la position sociale ne sont pas en trop violent désaccord.

— D’abord que je te fasse compliment sur ton assiduité, dit Charles ; Perrine est pleine de vénération pour toi. Mais quelle diable d’idée as-tu eue de te transporter sous cette lucarne ?

Les joues du jeune homme prirent une teinte plus foncée, et il leva négligemment la tête.

— C’est pour la vue, dit-il.

Malgré toutes ses préoccupations, Charles ne put s’empêcher de sourire. Par cette petite fenêtre, le regard plongeait dans une cour humide, au delà de laquelle un jardin potager étendait ses carrés de choux. Rien d’inutile n’existait chez M. Doublet. Ce petit jardin donnait régulièrement sa récolte de légumes. Des allées sablées n’y traçaient pas leurs lignes nettement accusées, d’étroits sentiers pleins d’herbe les remplaçaient.

— Farceur ! dit Charles ; un Dampérois de sang et d’habitudes n’aurait pas mieux dit. Donne-moi une autre raison que celle-là.

— Je n’en ai pas d’autre.

— Allons donc !

— Positivement, la vue du jardin me paraît plus récréative que celle de la place. Les choux sont d’une couleur plus agréable à l’œil que les pavés ; j’aime mieux les choux.

— Ajoute, et la tonnelle.

Un imperceptible tressaillement de René échappa à Charles, qui continua :

— Elle est horrible, cette tonnelle, mais les capucines font un joli effet ; il y a toujours eu là des capucines, et le patron, quand il faisait beau, allait souvent feuilleter ses paperasses dans ce coin du jardin. Je vois encore d’ici sa casquette rousse à travers le treillage.

Il y avait, en effet, au fond du petit jardin, une tonnelle simplement formée de hauts bâtons croisés, mais couverte d’un épais tissu de plantes grimpantes, et si, au moment où Charles évoquait le souvenir de la casquette rousse qui s’y montrait naguère, il eût regardé plus attentivement, il eût aperçu parmi les calices rouges et veloutés des capucines une chevelure noire, contre laquelle ils produisaient le plus ravissant effet. En ce moment même, la personne assise dans la tonnelle se leva, et le profil pur de Fanny se montra au dessus du treillis.

— Puisque la vue du jardin ne te récrée pas, assieds-toi, dit René, en portant vivement la main à la partie mobile de la fenêtre, qui glissa dans les rainures et tomba avec bruit.

Et il s’assit lui-même vis-à-vis du jeune homme en disant :

— Aurai-je l’honneur, ainsi qu’on le dit dans Damper, de devenir ton premier clerc

— Je ne le pense pas, répondit Charles ; des deux présents qui me sont faits, c’est encore l’étude qui me va le moins.

— Plaît-il ? fit René d’un air inquiet, je ne comprends pas.

— Mon Dieu ! je puis bien te dire cela à toi. Mon patron m’a donné son étude, à condition que j’épouserais sa pupille.

— Ah ! fit René en appuyant son front large et bombé sur sa main par un geste qui avait quelque chose de douloureux.

— La condition, heureusement, n’a pas été mise dans le testament.

— Tu dis heureusement ! cela ne te plaît donc pas ?

— Hélas ! non, c’est pour obéir au désir de mon père que je suis resté deux ans dans cette étude ; je n’ai jamais eu l’intention d’y prendre racine, encore moins celle d’épouser mademoiselle Fanny. Si je pouvais m’y résigner !

Un soupir à demi étouffé passa par les lèvres serrées de René.

— Tiens, dit Charles en le regardant fixement, est-ce que par hasard tu envierais mon legs ?

— Si je l’envie ! s’écria impétueusement le jeune homme.

— Ah ! mais prends garde, il est double. Est-ce la femme ou l’étude qui t’arrache ce soupir ?

Charles plaisantait. Naturellement égoïste, il s’occupait beaucoup de lui-même et fort peu des autres. Aussi sa pénétration naturelle avait-elle été tout à fait mise en défaut en ce qui regardait son collègue. En ce moment où le secret du pauvre clerc était prêt à lui échapper, il ne devinait pas la nature de son émotion et ne s’apercevait pas qu’il le torturait cruellement.

M. Doublet faisait bien six mille francs par an, répondit héroïquement René en se prenant la tête à deux mains.

— C’est superbe pour Damper, je n’en disconviens pas ; mais aussi l’air qu’il respirait était saturé de l’odeur du papier timbré. Quelle vie ! tu es un piocheur, cela t’irait, peut-être ?

— Oui, répondit laconiquement René.

Charles se leva, et, les deux mains dans les poches, il se mit à arpenter l’étude de long en large.

René, voyant cela, se remit à son travail, et bientôt on n’entendit plus que ce double bruit : celui d’une plume qui, guidée par une main fiévreuse, courait en grinçant sur le papier, celui d’un pas régulier qui faisait résonner le plancher sonore.

Charles se promena ainsi pendant une demi-heure, les mains dans les poches, la tête baissée sur sa poitrine, et puis il se dirigea vers le bureau de M. Doublet et s’assit dans le vieux fauteuil de cuir. Son regard, trahissant les pensées contradictoires qui lui bouleversaient l’âme, parcourut lentement la vaste pièce dans tous ses recoins ; il s’attacha sur les murs, recouverts d’une boiserie terne, sur les toiles d’araignée qui flottaient aux angles du plafond, sur les paperasses jaunes, sur les bouquins poudreux, sur le large bureau couvert de poussière et d’encre sèche. On eût dit que, se voyant par la pensée irrévocablement attaché en ce lieu, il essayait de se rendre compte de ses impressions à venir. Tout à coup il se leva, fit en respirant bruyamment un mouvement d’épaules, comme pour se débarrasser d’un fardeau imaginaire, prit son chapeau et sortit en courant, après avoir jeté comme adieu à René ces mots :

— Mon cher, sois heureux ; l’étude est à vendre.

La plume échappa aux doigts de René.

Cette nouvelle inattendue, et, il faut bien le dire, inespérée, lui causa une émotion telle, qu’il demeura un instant immobile, étourdi, incapable de dompter son saisissement. Mais cela n’eut que la durée d’un éclair. Repoussant loin de lui le lourd pupitre, il se leva à son tour et s’élança dehors si impétueusement, qu’il faillit renverser Perrine qui, debout sur le seuil de la porte d’entrée, le torchon élégamment roulé sur la hanche gauche, regardait d’un œil surpris Charles traverser la place d’un pas rapide.

— Dieu me pardonne ! dit-elle tout haut, en rajustant sur ses cheveux gris la coiffe qui au choc du coude de René avait tourné sur sa tête comme tournait sur son pivot le croissant doré de la girouette de la maison en face, les clercs sont tous fous aujourd’hui. M. Charles ne m’a pas même demandé des nouvelles de notre demoiselle, qu’il n’a pas eu l’honnêteté de venir voir une fois depuis qu’ils sont fiancés, et voilà M. René, qui ordinairement ne bouge pas de l’étude, qui s’en échappe comme s’il avait le diable à ses trousses. Seigneur, qu’est-ce qui leur passe donc par la tête ?