Mon sillon/02/07

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P. Brunet (p. 148-156).


VII


Mélite à René.
Damper.

À la bonne heure, mon cher frère, j’ai eu dans ta dernière lettre de quoi charmer toute mon après-midi de dimanche. Tu ne te formes probablement pas une idée de la façon dont se passe cette grande affaire : la lecture d’une de tes lettres. D’abord mes yeux parcourent le précieux papier avec une rapidité électrique. Il faut que je m’assure que tu es bien portant et que je sache si l’Empereur n’a pas fait de toi son ministre des travaux publics.

Une fois édifiée là-dessus, je vais m’asseoir tout près de Tante Marie, qui attend impatiemment, j’appelle Tack et je lis à haute voix la partie personnelle et descriptive de ton épître, au grand étonnement de mes auditeurs. Et de deux. Mais ce jour-là, j’ai ce carré de papier dans ma poche, il y erre parmi mes clefs et mes outils de couseuse, et, au premier moment inoccupé, je l’y retrouve. Alors recommence la lecture, lecture intime, lecture sentie cette fois. Il me semble que nous causons, seulement je te laisse toujours la parole.

Le récit de ta soirée dans le salon bleu m’a très-vivement intéressée. Comment, mon frère, tu as osé parler de moi à tes élégantes Parisiennes ? Ah ! je t’assure que ma chétive petite personne aurait été bien mal à l’aise dans ce cercle. Ce qui me rend heureuse, c’est de te voir prendre l’aplomb qui convient à un homme de ton âge, et, pourquoi n’ajouterais-je pas de ta valeur ? La timidité est notre lot, à nous autres femmes. Je t’avouerai même que la jeune fille hardie de cette hardiesse choquante, qui détruit toute modestie et toute réelle distinction, m’est profondément antipathique. Je voudrais acquérir l’aisance gracieuse que j’ai parfois rencontrée chez nos femmes du monde, mais j’aime mieux ma sauvagerie un peu rustique que ces airs cavaliers et tapageurs dont certaines jeunes filles ont le mauvais goût de se parer, que leur extérieur s’y prête ou non. Et je suis sûre que tu es de mon avis.

Tes détails sur Paris me plaisent, m’amusent et m’intéressent. Ne t’en montre donc pas avare, mon cher René, et, sachant que tu regardes pour deux, regarde bien. Je voudrais en échange te dénicher quelque chose d’intéressant dans notre pauvre Damper, mais rien n’est plus impossible. Notre vie ici subit un peu le sort du joli lin qui ondule sur la quenouille de tante Marie, Il forme un fil uni, imperceptible, qui va tout doucement s’enrouler autour de la bobine. Parfois aussi, hélas ! il se rompt brusquement, mais le plus souvent, le lin s’use jusqu’au bout sans secousse apparente. Pour que cette tranquille existence donne sa petite dose de bonheur, pour qu’elle exhale tout son parfum, il faut vraiment qu’elle soit éclairée d’un rayon d’en haut. Le ciel fait toujours accepter la terre. Paris a la réputation de ne pas se prêter à cet idéal de félicité en quelque sorte négative. On s’agite beaucoup pour se fuir le plus possible, c’est tout simple. Mais cette vie un peu fébrile qui peut être du goût de certains hommes, doit être fatale pour beaucoup de femmes. Comment vivre sans vains désirs, sans aspirations folles et ardentes dans un pareil milieu ! comment aimer, aimer à remplir son cœur des joies intimes de la conscience, des simples joies et des grandes douleurs de la vie domestique !

Ah ! j’aurais peur d’approcher de trop près ce grand, cet incandescent foyer, j’aurais peur du vertige. Et pourtant si je veux rester Dampéroise par le cœur, je voudrais devenir un peu plus Parisienne par l’esprit.

C’est à moi à régler les aspirations de mon cœur, mais pour le développement de mon esprit, je compte sur mon cher Parisien, sur ses lettres-conversations qui m’éveillent un peu et qui me charment.

Le temps a bien marché depuis notre séparation, mon cher René. Nous voici en plein hiver et parfaitement ensevelis. Aimes-tu la neige ? ki on en a mis partout. Une neige moelleuse, immaculée recouvre le grand tertre arrondi qui fait face à la fenêtre de ta chambre et le transforme en un piédestal de marbre blanc à l’usage de la statue de la sainte Vierge, que nos laboureurs ont fait ériger à son sommet. Sais-tu que Damper est splendide sous soir manteau d’hermine ? Toutes ses pauvretés, toutes ses laideurs ont disparu. La neige s’entasse sous les toits défoncés, dans les ruelles obscures, sur les arbres rabougris et dépouillés. Les vieilles murailles elles-mêmes sont devenues charmantes. La neige s’est accrochée à chaque aspérité des pierres, un tapis éclatant retombe du faite, les fougères qui y poussent sont devenues autant de panaches blancs. Que c’est beau ! mon Dieu, que c’est beau ! Mais où sont les souffrants ? Les pauvres et les oiseaux. Ils paraissent bien un peu inquiets. Comment remplir le jabot et la besace sur cette terre magnifique, mais devenue tout à coup d’une stérilité effrayante ? Les oiseaux font comme ils peuvent, bien des mains compatissantes égrènent ici et là des miettes qu’ils dévorent avidement ; les pauvres ont élu domicile chez leurs meilleurs amis, ils visitent les maisons chrétiennes.

Le vieux Colomban a simplement déposé tout à l’heure, dans un coin de notre cuisine, sa béquille et sa besace et il s’est installé au coin du feu. Il est là, fumant très-paisiblement, avec son beau front ridé et ses grands airs de vieux prophète.

J’ai déjà fait avec lui toute une petite conversation. En voyant tomber la neige, il s’était, m’a-t-il confié, réjoui dans son cœur.

Il y avait longtemps qu’il désirait passer la journée avec nous pour parler de monsieur René, et il attendait la neige qui le met forcément au repos. C’est donc pour parler de toi qu’il nous honore de sa visite aujourd’hui. Je sais à l’avance comment se passera la journée.

Entre nous et lui il sera question de toi jusqu’au dîner, toute ton enfance et ton adolescence vont être rappelées dans leurs plus minces détails, le bonhomme a une mémoire imperturbable. Après dîner, viendront les récits du temps qu’il était aide-jardinier chez le grand-père de monsieur René et il conclura que monsieur René est tout le portrait de son grand-père, qui était pourtant plus vif que lui, plus dépensier que lui, plus frondeur que lui, mais, au fond, la ressemblance n’en est pas moins saisissante.

Cela prouvé, il raccommodera les cages à poulets, il donnera un coup d’œil aux pigeons de tante Marie, à notre petit cochon, sauf ton respect ; à ma chèvre, qui était si drôle ce matin, avançant ses pattes fines et plongeant sa grande barbe dans la neige. Il cassera du menu bois sur son genou, il nettoiera la niche de ton chien, l’étable de Djali, qui te remercie de ton bon souvenir et qui reste l’ennemie intime de Tack ; et, avec la conscience d’avoir bien travaillé et payé par cette inspection générale l’hospitalité qu’on lui accorde, il reviendra souper. Après souper, il chantera de sa voix chevrotante quelques couplets de la complainte de sainte Tryphine, il nous déclamera en se redressant sur ses vieilles jambes une tirade que Charlemagne adresse à l’aîné des quatre fils Aymon et, passant à des choses plus graves, il nous dira quelques mots bien sentis sur l’irréligion qui gagne les campagnes et sur le mépris qu’on fait maintenant des vieux et du vieux temps, puis, il regagnera l’étable où il couche, après nous avoir prodigué de ces poétiques et chaleureuses bénédictions qu’on aime à entendre sortir de la bouche des déshérités des biens de ce monde.

Et voilà ce qu’il y a aujourd’hui de remarquable à t’écrire : la neige et ses effets pittoresques sur Damper, la visite du vieux Colomban, les impressions d’hiver de ma jolie chèvre. On l’a dit : les riens du cœur ont leur charme.

N’est-ce point quelque chose que d’avoir à joindre à nos tendresses habituelles les bénédictions du pauvre, du vieux serviteur au cœur fidèle qui reste pénétré d’un sentiment si profond de reconnaissance et d’une affection si vivace pour le fils de ses anciens maîtres ?

Pour moi, j’éprouve un certain plaisir à t’envoyer le tribut d’amour enthousiaste du vieux Colomban. Tu sauras ainsi à l’avance, mon cher absent, que personne ici ne t’oublie ni ne veut t’oublier. Après cela déblaye, bâtis, fais ton œuvre. Nos cœurs te suivent et nos voix t’encouragent. Quelles voix ! vieille femme, vieux pauvre, pauvre petite sœur ! Mais ces voix-là ne cessent de parler de toi à notre Père qui est aux cieux, et ce Père-là est le Tout-Puissant.

Mais à quoi bon te dire ce que tu sais ? Adieu, adieu, kenavos. Je finis par cet adieu breton, mon frère, il te paraîtra doublement doux prononcé dans cette rude langue que nous avons si tôt balbutiée. Au moment de finir cette lettre, je me suis arrêtée, tout un petit drame se passait dans la cheminée. Une jolie mésange vient de tomber tout étourdie sur la pierre du foyer. J’ai suivi des yeux tout le travail de résurrection qui n’a pas été long, et la voici becquetant hardiment ma chandelle. Je te quitte pour donner à la pauvre affamée quelque chose de plus substantiel. Cher René, kenavos.

Mélite.