Mon sillon/02/15

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P. Brunet (p. 190-193).


XV.


Mélite à René.
Damper.

Il n’y avait pas à hésiter, mon cher René, et ta lettre reçue j’ai couru chez nos bons amis Dormans. Malheureusement M. Dormans n’était pas là, et aux premiers mots que j’ai prononcés madame Dormans a pris un air froid de bien mauvais augure. J’ai persisté le cœur un peu gros, la voix un peu tremblante, et j’ai adressé tout au long ma requête. Je t’avertis que j’ai plus bas une bonne nouvelle à t’annoncer, ainsi ne t’afflige ni ne bondis d’indignation en entendant sa réponse.

« Ma chère, m’a-t-elle dit en prenant une pose commode dans son fauteuil, je voudrais de tout mon cœur aider ton frère à sortir d’embarras, mais cela m’est impossible. Qu’il tâche de se tirer d’affaire tout seul cela vaudra beaucoup mieux. Tu ne trouverais pas à Damper une personne qui voulût ainsi avancer de l’argent et l’hypothéquer sur les brouillards de la Seine. »

J’ai protesté un peu vivement peut-être, mais cet égoïsme excitait une véritable révolte dans mon cœur. J’aurais désiré qu’elle eût donné au moins une autre forme à son refus. J’étais fort triste en rentrant à la maison où j’ai trouvé providentiellement mon oncle Jérôme. Il a de bons yeux, il a bien fallu lui dire ce qui me mettait la figure à l’envers. Je finissais à peine ma confidence quand la femme du percepteur est entrée avec son impétuosité ordinaire. En ce moment elle était la dernière des personnes que j’eusse voulu voir, et je ne prêtais qu’une oreille distraite à son babil décousu, quand un mouvement de tante Marie a réveillé mon attention. Notre commère parlait du nouveau receveur de l’enregistrement arrivé du matin à Damper et auquel elle cherchait en vain un logement. Elle avait visité avec lui le logement du dernier receveur qui était garçon, impossible d’amener là une femme et quatre enfants. Le seul appartement vacant se trouve au dessus d’une auberge et encore trop petit. « Je ne sais vraiment où leur dénicher un logis, disait l’empressée, ce sont des gens de grande ville, très-difficiles, il leur faudrait une maison comme la vôtre avec jardin, préau, etc. Ils tiennent absolument à avoir un grand jardin.

Si tu avais vu, mon cher René, le regard expressif que nous avons échangé tante Marie, mon oncle Jérôme et moi, tout un projet, tout un espoir.

La bavarde partie, chacun de nous s’est empressé de formuler sa pensée. Tante Marie et moi avions eu la même idée : louer notre maison et nous loger plus petitement à Damper. Mais ce n’était pas encore assez et voici que mon oncle Jérôme a trouvé le véritable nœud de la situation.

« Si vous louez votre maison, pourquoi rester à Damper, nous a-t-il dit, venez chez moi, mon presbytère est assez grand pour nous loger tous, et je vous offre place à la table, au feu, à la chandelle. Je ne vois pas une manière plus satisfaisante de fournir à René l’argent dont il a besoin pour vivre paisiblement à Paris pendant deux ans. »

Et nous donc ! Quel bonheur pour nous !

Notre résolution a été prise sur-le-champ et je t’écris pendant que mon oncle Jérôme court à la recherche du bienheureux receveur de l’enregistrement.

Cher René, ayons confiance. Grâce à la bonne Providence toutes les difficultés s’aplanissent. Nous nous croyions perdus, désespérés, et voilà que tout s’arrange, si facilement, si agréablement.

Je t’embrasse au milieu d’une joie folle et je me hâte de t’envoyer par la poste cet espoir, non cette certitude.

Ta sœur bien dévouée
Mélite.