Mon sillon/02/20

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P. Brunet (p. 213-219).

XX.


René à Mélite
Paris.

Je suis heureuse de te savoir si bien avoisinée, ma chère Mélite, je suis heureux de voir que cette vie acceptée par dévouement aura ses petites joies, ses petits bonheurs. Tu vas, je l’espère, continuer à me tenir au courant de toutes les parties que vous allez organiser, je m’y joindrai par la pensée. Je me rappelle avoir vu madame Anne Bourgeauville chez les Després, je l’ai rencontrée souvent au retour de la chasse. Elle m’a invité plusieurs fois à m’arrêter à La Brise quand j’allais avec Olivier Després chasser la bernache. J’ai été frappé de sa grande distinction et touché de sa fidélité à la mémoire de ceux qu’elle a aimés. Avec ce qui plaît au monde, elle s’est retirée du monde à la suite de profonds chagrins et elle a mené une de ces vies sérieuses, chrétiennes, dont la moitié reste ensevelie dans l’ombre, car c’est dans l’ombre qu’on fait le bien quand on le rattache aux espérances éternelles et non plus à la vanité d’une bonne réputation parmi les hommes.

Tu ne manqueras pas de me parler de ta promenade en mer. En fait d’eau, je ne vois plus que le grand fleuve jaunâtre qui traverse Paris et j’aime cependant à le regarder couler du haut des grands ponts qui ont comme une double arcade : l’arcade de pierre et l’arcade d’ombre qui s’arrondit dans l’eau.

Je continue à croire que Charles Després a des intentions matrimoniales. Son phaéton ne s’arrête plus seulement rue Saint-Honoré, il vient jusqu’à nos bureaux, ce qui dénote une certaine intimité qui n’existait pas entre M. Brastard et lui.

Mardi dernier les trois jolies sœurs m’ont présenté leur unique frère, un petit aspirant de marine qui ressemble beaucoup à Mademoiselle Berthe. C’est donc un fort joli garçon avec ses cheveux ondulés, son œil ouvert, riant, intelligent, sa bouche ferme et gracieuse. Il a, je crois, comme son père, un grain d’ambition, on le devine, ce midshipman imberbe regarde déjà dans l’avenir. L’ambition va naître, elle germe sous ce front encore blanc et uni comme un front de femme ; Charles Desprès et lui se traitaient en intimes, il y avait certainement eu une présentation préalable. Tout ceci confirme mes soupçons. Charles ne m’a jamais été sympathique et j’éprouve une certaine tristesse à le voir entrer dans cet intérieur dont je ne le crois pas digne.

Ce frivole esprit, ce cœur volage et égoïste, ce caractère sans dignité peut-il convenir à la femme délicate et distinguée qui a le malheur de lui plaire ?

Je croyais M. Brastard plus clairvoyant. Malheureusement l’homme d’affaires chez lui entraîne et aveugle le père. Charles marche audacieusement vers une position brillante, il ne déplaît probablement pas à sa fille, il laisse aller les choses et se laisse tromper. C’est ce que j’aurais de mieux à faire de laisser aller les choses, et malgré moi, connaissant les habitudes et la société de Charles, je me sens attristé.

Nos jardins publics sont devenus ravissants, mais je suis cloué sur mon boulevard et je l’arpente en rêvant de sentiers ombreux et de prairies vertes. J’ai découvert que j’avais pour voisin un marchand de poulets qui donne parfois la liberté à ses pensionnaires. Sitôt que leurs piaulements joyeux m’apprennent que leurs cages sont ouvertes, je vais fumer un cigare à la fenêtre. Et je me crois un instant dans la cour du presbytère de Damper-Coat. Hier je suis revenu vingt fois à cette fenêtre pour le seul plaisir de suivre les évolutions d’un petit coq rouge si vif, si gai, si lustré que j’aurais voulu le transformer en pigeon voyageur et lui attacher sur l’aile l’adresse suivante : À Mademoiselle Mélite, au presbytère de Damper-Coat.

Quand je parcours les rues de Paris, tout ce qui est champêtre, frais, tout ce qui me fait sortir du plâtre, des moellons, m’attire et me rafraîchit la pensée.

En définitive, je suis un homme des champs et voici comment je comprendrais la vie industrielle : Fonder en pleine campagne, contre une de nos harmonieuses et indépendantes rivières, une usine dont les tuyaux se perdraient parmi les grands arbres, passer de nos ateliers dans un champ de blé ou dans une lande solitaire. Échanger parfois mon crayon contre mon fusil ou ma ligne de pêche. Si les rêves devenaient des réalités, voilà ce que je rêverais.

En attendant, je vis dans le bruit, le fracas. l’ardent mouvement de Paris. Ce ne sont pas des paysannes au teint hâlé et sain qui encombrent les rues, mais des femmes coiffées de capelines éclatantes ou pas coiffées du tout ; les fleurs se vendent, l’air, le soleil, l’ombre, on ose le dire, se vendent.

Je crois bien que cet été les grèves de Damper-Coat te verront souvent. Mon oncle possède-t-il actuellement quelque moyen de transport ? Je lui ai connu dans le temps un cabriolet étrange, traîné par un cheval qui avait une certaine ressemblance avec les chevaux apocalyptiques qui baissent si tristement le nez sur le pavé des stations de fiacres. La cabane de Colomban étant d’ailleurs située sur une des falaises, tu ne manqueras pas d’aller le visiter, ainsi que son frère le pêcheur. Combien j’aimais ces bonnes parties de pêche, combien j’aimais à voir retirer de l’eau ce filet rempli. Qu’ils étaient charmants sous le soleil, ces pauvres poissons, morts si vite hors de leur élément. Je n’aime pas à les rencontrer dans la petite charrette parisienne traînée par une vieille femme qui a l’audace de jeter ce cri : « À la marée fraîche ! » Qu’ils sont flasques, décolorés, dégoûtants. J’en veux au commerce d’arracher à un pays souvent pauvre un aliment sain que lui sert à point la nature, pour venir l’offrir gâté, sans saveur, à de pauvres gens qu’il ne nourrit pas. Les ménagères, les restaurants achètent pourtant cela. On époussette nos brillants maquereaux, on lave nos soles délicates à l’éponge avec la plus touchante sollicitude et cela va frire dans les poêles parisiennes. Cette vieille femme et son éponge m’ont fait rire, elle avait positivement l’air de débarbouiller un enfant.

Sois donc heureuse de voir et d’admirer la nature telle que le bon Dieu l’a faite, ma chère Mélite, dis à la mer que je l’aime profondément.

Mille tendresses aux habitants du presbytère, dont tu prendras, chère petite sœur, la plus grosse part.

René.

P. S. — Charles Després a adressé une demande en mariage, il est agréé, c’est Raoul Brastard qui vient de me confier ce grand secret qui n’est encore connu que des deux familles. J’en éprouve je ne sais quel intime regret que je ne puis vraiment m’expliquer. Mademoiselle Berthe, la plus aimable des trois sœurs, ne se repentira-t-elle pas un jour de son choix ? J’en ai peur.