Mon sillon/02/23

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P. Brunet (p. 230-232).

XXIII.


Mélite à René.
Damper coat.

Les jours passent et ne m’apportent aucune nouvelle, mon cher René ; je me dis avec raison qu’il n’est pas raisonnable de se tourmenter pour une affaire qui ne te regarde qu’indirectement, et j’ai beau faire, je me tourmente. L’inquiétude s’impose à l’esprit et on est vraiment ingénieux à découvrir des motifs d’inquiétude. Je ne suis plus seule, heureusement, et les visites fréquentes que me font mes voisines de la Brise chassent momentanément mes préoccupations. Nos causeries deviennent de plus en plus intimes, de plus en plus agréables, par conséquent. Elles m’emmènent très-souvent à la Brise dans leur petite voiture et nous finissons nos journées sur la grève. L’été marche déjà, nous voulons jouir de l’été.

Je ne sais pas trop comment j’aurais joui de la mer sans elles. Mon oncle Jérôme avait commencé par avoir une très-bonne voiture et un très-bon cheval. Puis, à peine arrivé à Damper-Coat, il avait reconnu que l’église avait besoin de vitraux, et la voiture et le cheval avaient été vendus et remplacés par le vieux cabriolet qui nous faisait rire et la vieille Rossinante qui nous faisait pitié. Cela n’allait guère, mais c’était quelque chose. L’an dernier, le pain étant très-cher, voiture et cheval ont disparu ; mon bon oncle a repris son bâton de houx et reconnaît avec une joie sainte qu’il n’a plus de superflu. Le notaire de Damper-Coat a toujours un coin de voiture à nous offrir pour aller à Damper les jours de marché, et quand il le faut nous nous blottissons au fond de la carriole de toile du plus gros marchand de beurre de Damper-Coat. Mon oncle s’assied près du conducteur, sur le banc de bois qui se balance à l’avant, et je me glisse à l’arrière sur les sacs de blé, les bottes de foin et les mille paquets qui encombrent cette partie de l’étrange véhicule. Nous n’allons pas au galop, nous mettons deux heures à faire quatre lieues, mais nous sommes en fin de compte abrités et portés. Colomban gémit un peu quand, sur le quai de Damper, il me voit sortir de ma boîte de toile, et, tout en hochant la tête, il me rappelle le temps où il y avait deux bons chevaux de trait dans l’écurie de notre grand-père. Vains regrets ! regrets superflus ! Je me loge maintenant où je peux pour épargner mes jambes et ma toilette. Mais qu’est ce bavardage ? je voulais simplement te demander de m’écrire bien vite. Un mot, tu sais, un mot ou deux pour me tirer d’un travail fatigant d’imagination.

Ta sœur affectionnée,
Mélite.

P. S. — Nous n’avons qu’un défaut, mon cher frère, c’est de trop respecter notre sensibilité réciproque, tu hésites toujours à me dire une chose déplaisante et vice versa. C’est tout le latin que je sais.