Mon sillon/02/32

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P. Brunet (p. 272-276).

XXXII

René à Mélite
Fontainebleau.

La Providence a dit son mot, le malheur de mademoiselle Berthe n’a pas été consommé, justice me sera rendue, le jour s’est fait.

Ma sœur, la joie me ferait délirer.

Hier, une voiture s’est arrêtée devant le cottage, j’ai vu, ne sachant pas si je rêvais, M. Brastard en descendre, je l’ai entendu monter l’escalier, je l’ai vu entrer, se jeter à mon cou et il m’a dit : « Pardonnez-moi. »

C’était suffoquant. Quand nous avons été l’un et l’autre un peu remis de notre saisissement, il m’a tout expliqué, il m’a raconté avec détails ce qui s’est passé. Charles avait bandé les yeux et bouché les oreilles. Tournant perfidement la menace que je lui avais faite contre moi, il lui avait confié sous le sceau du secret que le mariage de mademoiselle Berthe me désespérait et qu’il venait d’apprendre, de bonne source, que je cherchais déloyalement un moyen de l’empêcher. Ce moyen, il avait feint de l’ignorer par une infernale habileté, mais il avait conseillé à M. Brastard de se tenir sur ses gardes. Quand donc je me suis présenté, hésitant, troublé, triste d’avoir à dénoncer un compatriote, un parent, l’ingénieur a maîtrisé avec peine son indignation et il m’en a voulu de tout l’intérêt qu’il me portait. Mais la Providence a des manières à elle pour déjouer les ruses des hommes. La veille même du mariage, M. Brastard a été appelé chez le ministre des travaux publics. Il a rencontré là un de ses confrères qui voulait arranger une seconde conférence pour le lendemain et auquel il a dû faire part de la cause de son absence forcée de Paris ce jour-là. Cet étranger avait des fonds placés chez l’agent de change ami de Charles, et avait entendu ce nom plusieurs fois. Il a machinalement cherché où il avait pu l’entendre. Il s’en est suivi une conversation demi-plaisante, demi-sérieuse entre eux.

Il a été dit, convenu, que c’était le même nom, non le même homme, mais en sortant du ministère, M. Brastard avait un poids sur l’esprit. Mes révélations revenaient à sa mémoire. Au lieu de reprendre le chemin de Versailles, il s’est fait conduire à la Bourse, il a pris des informations, la vérité lui a été dûment révélée par des hommes qui n’avaient aucun intérêt à le tromper, et il est revenu dans la nuit en proie à une agitation et à une fureur qu’il s’est efforcé de calmer afin de faire subir au déloyal une dernière épreuve. Au matin il a mandé Charles qui est revenu très-naturellement sur le contrat qu’ils allaient signer et lui a fait répéter les chiffres fabuleux de sa fortune mobilière prétendue. Chacun d’eux a bien joué son rôle. L’un a questionné bien paisiblement, l’autre a menti avec une superbe effronterie. M. Brastard est ensuite passé chez sa fille et après l’avoir préparée à entendre une nouvelle désespérante, il lui a tracé le tableau de la conduite de son fiancé. Il y a eu un moment affreux de déchirement, mais heureusement elle n’avait pas pour Charles un de ces sentiments aveugles qui ne raisonnent pas. Le mépris a agi instantanément sur elle et elle a laissé pleins pouvoirs à son père. Tu te représentes la scène qui a eu lieu. Il paraît que madame Després a été sublime et que la révélation faite, elle s’est levée pour dire qu’elle serait la première à refuser son consentement à un mariage basé sur une tromperie.

Dans son effusion M. Brastard ne parlait rien moins que de me permettre plus tard, de devenir le consolateur de sa fille si vraiment elle ne m’était pas indifférente. Pour lui prouver à quel point ma conduite avait été désintéressée, je lui ai avoué que mon cœur n’est pas libre et qu’il y a à Damper une femme que je ne réussis pas à oublier.

Nous nous sommes quittés les meilleurs et désormais les plus inséparables amis du monde, ses dernières paroles ont été presque des promesses d’avenir et je t’écris en courant mon bonheur.

Tu m’as soutenu dans mes défaillances, ma chère Mélite, à toi le premier élan de la joie qui remplit le cœur de

Ton frère et ami
René.