Mon sillon/02/36

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P. Brunet (p. 283-287).

XXXVI.

René à Mélite
Paris.

Encore une lettre, ma chère Mélite, pour t’annoncer que ton billet m’a rendu à l’espérance. Le projet dont je t’ai parlé est devenu une belle et bonne réalité. J’ai eu plusieurs entrevues avec le grand industriel qui est directeur responsable d’une compagnie puissante, et les deux effrayants obstacles ont été aplanis. M. Brastard a obtenu que son ami me fît subir une sorte d’examen à la suite duquel il m’a dit, en souriant, que je n’emprunterais rien à un diplôme et que j’étais, de ce moment, l’agent de la compagnie si je pouvais fournir le cautionnement. C’est mademoiselle Berthe qui a trouvé le nœud de cette dernière et immense difficulté.

Elle a généreusement demandé à son père qu’il m’avançât, à l’intérêt légal, l’argent de sa dot puisqu’elle ne se mariait pas. C’est, en effet, une manière de nous acquitter envers vous, m’a dit l’excellent homme, et je prends hypothèque sur votre loyauté, vos capacités et votre bonne conduite.

Les bases de l’entreprise sont jetées, c’est à Damper-Coat que s’élèvera l’usine, c’est donc là que je vais creuser mon sillon, dans la vie. J’écris à M. Després pour qu’il me fasse parvenir une procuration en règle, car tu as ta part dans notre petite terre dont j’utilise l’admirable position.

Hier, j’ai entendu parler de Charles Després. Un de mes amis qui passait très-rapidement contre le vitrage éblouissant d’un magasin de nouveautés s’est entendu appeler. C’était Charles qui, penché à une fenêtre de l’entresol lui faisait des signes d’appel. Il est monté machinalement et il l’a trouvé non point en acheteur, mais en marchand dans cette serre chaude enveloppée de larges pièces de cotonnade, entourée de rayons chargés de paquets. Des tapis qui descendaient du plafond, interceptaient le peu d’air dont on pouvait jouir et c’est contre ces rideaux d’un terrible aspect, entre ces panthères bondissantes, ces lions couchés, ces éléphants de laine, cette végétation grotesque qui faisait peut-être rêver du Nouveau-Monde aux malheureux commis, qu’il a aperçu Charles toujours élégant, mais pâli, changé, nerveux.

« Étonne-toi à l’aise, honnête provincial, lui a-t-il dit de son ton le plus caustique. À Paris, quand on ne roule pas en carrosse, on a toujours la ressource de vendre du calicot. »

Mon ami était fort surpris, sinon embarrassé.

« Ne prends pas un air aussi contrit, a repris Charles, j’ai joué à ton Pylade un tour pendable et en réalité ce n’est pas lui qui fait manquer l’affaire, le diable s’en est mêlé. Tu peux dire à René que je lui demeure parfaitement indifférent. »

Mon ami l’a questionné sur ses projets ne pouvant supposer qu’il consentit à rester commis de nouveautés. Il en a deux, hélas ! et en vérité il est triste d’avoir à les écrire. Ou il va se faire épouser par une vieille femme excessivement riche qui en est folle, ou il s’embarque pour l’Amérique avec quelques recommandations qui lui paraissent suffisantes pour se lancer dans ce hasardeux genre de vie.

Ces confidences ont été interrompues par l’arrivée de deux belles dames auxquelles il devait montrer des tapis. Mon ami l’a quitté, admirant avec quelle facilité il parlait le jargon nécessaire à son emploi. Les couleurs étaient sérieuses, le coton soyeux, les rayures avaient une distinction, un cachet…

J’aurais bien ri en écoutant son récit, si je n’avais pressenti sous tout cela un véritable naufrage. Il y a des êtres que les épreuves relèvent, anoblissent. Lui se laissera glisser, et je me demande en vérité comment il finira. Heureusement que madame Després a d’autres fils qui font sa consolation et qui lui forment une véritable couronne d’honneur. Mais qui sait ce que pleureront ses yeux maternels pour le fleuron perdu.

Cette lettre est la dernière que je t’écris. Tout est signé, paraphé, et les derniers arrangements pris, je pars pour Damper-Coat où j’espère bien finir mes jours. L’entreprise qui m’est confiée peut remplir toute une vie d’homme. Je ne sais ce que Dieu versera de douleurs, de consolations et de charme sur cette existence, mais je sais que j’éprouverai un bonheur profond à vivre près de la vaillante et chère petite sœur qui s’est tenue comme un ange d’espoir à mes côtés pendant que j’essayais si péniblement de trouver un sol où s’enfonçât le soc de ma charrue.

Tu peux chanter en m’attendant, j’arrive, non pas en brillant paladin, comme cela se chante dans la Dame Blanche, mais comme le plus heureux des hommes.

Ton frère et ami,
René.