Mon sillon/03/02

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P. Brunet (p. 312-317).


II


L’arrivée de Charles ne produisit pas à Damper l’effet que produisait autrefois le retour d’un des gars au pays.

— Vous voilà bienheureuse, votre enfant prodigue est revenu, dirent à madame Després quelques bonnes âmes qui savaient que l’amour est plus fort que la justice, et qu’il en est des mères comme du Bon Pasteur de l’Évangile.

Les autres s’abstinrent. Quelque chose de son passé avait transpiré, et féliciter ses parents ou lui-même sur son retour eût semblé une ironie. Contrairement à ce qui arrive dans les petites villes, le lendemain de son arrivée il y en avait qui ignoraient encore son retour à Damper.

Cependant le bruit s’en répandait. Ce soir-là, étant sorti avec son père, il s’aperçut que sur son passage on chuchotait aux portes.

Cette curiosité lui paraissant déplaisante, il quitta brusquement M. Després, que tous les passants arrêtaient, et il entra chez Francis.

Francis était assis à son bureau, dans l’étude qui était devenue un appartement clair et gai, tout transformé. La petite fenêtre à guillotine avait été changée en une fenêtre de grandes proportions. Au dehors, les vieux murs de la cour avaient été abattus et le petit jardin, devenu un riant parterre, n’avait aucune ressemblance avec l’ancien grand carré de choux.

La tonnelle seule existait encore, et en ce moment même son vert manteau était tout constellé de capucines jaunes, veinées de filets pourpres. Le bureau de Francis, un élégant et brillant bureau d’acajou, était placé contre la fenêtre ouverte, et le jeune notaire travaillait, on pouvait le dire, au milieu des fleurs.

— C’est mademoiselle Fanny qui a fait tous ces changements ? demanda Charles en regardant avec étonnement autour de lui.

— Pour le jardin, oui, et il y a déjà longtemps. Pour les appartements, c’est moi.

— Comment, toi !

— Mais oui, j’ai acheté la maison.

— Ah ! et mademoiselle Fanny…

— La quitte à la Saint-Michel.

— Pour aller où ?

— Je ne sais pas, dit Francis.

— Êtes-vous là, mon voisin ? demanda tout à coup au dehors une voix de femme.

— Oui, mademoiselle, répondit Francis en élevant la voix.

Et s’adressant à Charles :

— C’est mademoiselle Fanny, dit-il ; je suis son homme d’affaires ; elle me traite un peu en frère cadet, et nous sommes les meilleurs amis du monde.

Comme il finissait ces paroles, la porte de l’étude s’ouvrit, Fanny parut en taille et en cheveux, un rouleau de papier à la main. Elle salua d’un signe de tête les clercs vieux et jeunes et s’avança vers le bureau de Francis. En apercevant Charles, elle s’arrêta court, une rougeur ardente monta à ses joues pâles, mais elle lui rendit sans embarras le salut profond qu’il lui adressait, et, s’accoudant sur le bureau, elle expliqua rapidement à Francis ce qu’elle venait lui demander. Le calme de son attitude et de sa physionomie, la clarté de son exposition, les inflexions naturelles de sa voix, tout témoignait que, si elle avait été impressionnée à la vue du jeune homme, son impression avait été des plus fugitives.

Charles la regardait, étrangement surpris. Sa toilette, l’aplomb de ses manières, son langage épuré, ne lui rappelaient en aucune façon l’ancienne Fanny. Malgré ses trente ans passés, elle était encore belle, et d’autant plus belle qu’à la beauté matérielle des lignes s’était ajoutée une beauté d’expression, née du développement tardif de son intelligence, si longtemps enveloppée dans les langes de l’ignorance et de la timidité.

Quand son regard plein d’âme, pénétrant et réfléchi, s’arrêta une seconde fois sur Charles, avec une expression d’indicible et de délicate compassion, il se sentit remué, et il se demanda comment il avait pu ne pas accepter la main de cette femme.

Fanny, son explication donnée, sortit sans lui adresser la parole. De son côté, la surprise de la retrouver ainsi lui avait ôté la force de prononcer une syllabe.

— Étourdi que je suis, s’écria Francis, de ne pas t’avoir présenté.

— Elle m’a reconnu, dit Charles tout pensif.

— Tu crois ?

— J’en suis sûr.

Fanny, en sortant de l’étude, trouva Mademoiselle Bonnelin qui montait péniblement l’escalier.

Arrivée sur le palier, la vieille demoiselle se tourna vers elle, et, toute haletante, elle lui dit :

— Vous savez la grande nouvelle : Charles Després est arrivé.

— Je viens de le voir, mademoiselle.

— Il est venu ici ?

— Chez son frère, oui.

— Eh bien ?

— Eh bien, je suis bien aise de l’avoir revu.

— Pourquoi ?

— Parce que maintenant, voyez-vous, je suis bien sûre de moi-même.

— Bien sûre, Fanny ?

— Oh oui ! dites-le à René. Il est si changé, il a tant souffert, il a l’air si malheureux, que si la folie de sa conduite, le temps et la constance de René n’avaient pas vraiment triomphé de mon affection pour lui, elle se serait certainement réveillée tout à l’heure au fond de mon cœur.