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P. Brunet (p. T).

MON SILLON

PAR


ZÉNAÏDE FLEURIOT



DEUXIÈME ÉDITION


PARIS
P. BRUNET, LIBRAIRE-ÉDITEUR, 31, RUE BONAPARTE
1869
Droits de traduction et de reproduction réservés

MON SILLON




PREMIÈRE PARTIE

I


— Où sont les gars ?

Telle était la question que formulait un homme de soixante ans environ, aux épaules larges, au visage sanguin à la fois énergique et bon. L’énergie était dans les lignes, la bonté dans l’expression. Il l’adressait à une femme de petite taille, débile et voûtée, aussi blonde encore qu’il avait dû être brun, aussi délicate qu’il était fort, aussi douce d’aspect qu’il paraissait résolu.

— Olivier, Marc et Francis ne sont pas revenus de la chasse, répondit-elle, Jean est à la pêche, Henri au labour.

— Et Charles ?

— Charles, le voilà.

Elle tendit la main vers le fond du grand jardin potager dont la partie inférieure avait été convertie en verger. Debout, appuyé contre le tronc penché d’un pommier, dont la tête ronde et feuillue le préservait du soleil, un jeune homme lisait.

Le vieillard le regarda un instant fixement, tristement, et s’assit tout songeur.

Il était rare que la figure ouverte de M. Després, qu’une barbe blanchissante commençait à rendre vénérable, s’assombrît ainsi. Son expression ordinaire était celle d’une bonne humeur à peu près inaltérable qui prenait sa source, d’une part dans la fermeté calme de son caractère, de l’autre, dans la tranquille félicité d’une vie qui aurait pu compter parmi celles qui méritent le nom d’heureuses. Né et élevé dans une position également éloignée de la richesse ouvertement fastueuse et de la pauvreté péniblement déguisée, il n’en avait jamais ambitionné d’autre. Sa jeunesse avait été austère. Après avoir fait son droit à Rennes en dépensant neuf cents francs par an, il avait laissé la chicane pour s’occuper d’agriculture. En se mariant, comme il était jeune et peu riche, il s’était fait nommer juge de paix de Damper et il avait vaillamment porté son double labeur. C’était un magistrat consciencieux et un cultivateur expérimenté. Il ne faisait point de l’agriculture en amateur, c’est-à-dire en y perdant beaucoup ; il payait de sa personne comme un fermier riche. S’il ne mettait pas la main à la charrue, il était là, dirigeant tout avec intelligence ; se méfiant, non sans raison, de l’utopie, mais toujours à l’affût pour saisir le progrès utile. Aussi, en quelques années, son domaine patrimonial, dont dépendaient de vastes terrains jusque-là incultes, avait-il doublé de valeur. L’ordre et l’économie avaient fait le reste, et sa fortune s’était notablement arrondie. Cela ne le rendait pas peu fier ; mais ce qui faisait par-dessus tout son orgueil, c’étaient ses six garçons, ses gars, comme il les appelait. Il était certain que la famille Després tranchait d’une manière saisissante sur la masse dampéroise ; on la regardait comme le type de la famille, digne encore de s’intituler patriarcale. Ce juge de paix de campagne avec son intelligence fortement nourrie, son caractère droit, sa volonté inflexible, avait fait de ses enfants des hommes, et on pouvait à bon droit admirer comment il avait su se montrer assez fort et assez doux pour discipliner cette ardente jeunesse et conserver intacts son respect et son amour. Il y avait eu des moments difficiles. Quelque légitime et quelque juste que soit l’autorité, par cela même qu’elle est l’autorité, elle a, jusque dans les familles, à étouffer bien des germes de révolte, à triompher de bien des tentations de folle indépendance. Le père de famille avait lutté et il était resté vainqueur. Tout en laissant à ses enfants, à mesure qu’ils grandissaient, une liberté mesurée, tout en tenant compte de leur opinion dans les questions générales et en leur abandonnant l’initiative dans les questions personnelles, il était deux points sur lesquels il n’avait jamais transigé : le travail et les devoirs religieux dans leur grave et strict accomplissement.

De quelque côté que revînt l’oiseau voyageur au nid et quelque vigueur qu’eût acquise son aile, quelque degré de science qu’eût franchi le jeune homme, ses habitudes redevenaient ce qu’elles avaient été et il en reprenait le joug bien léger. Il travaillait de corps ou d’esprit, il préparait les aliments de son activité physique ou intellectuelle, suivant ses goûts ; mais il ne restait pas entièrement oisif. D’un autre côté, quel que fût l’emploi de sa journée, il se retrouvait dans la salle commune à l’heure fixée pour la prière du soir et il était inutile d’arranger des parties de plaisir pour la matinée du dimanche : elle appartenait à Dieu.

Enfants et adolescents, cela avait été pour eux une affaire d’obéissance et d’habitude ; hommes, c’était devenu l’accomplissement d’un devoir, un acte libre, et, chez ceux que le vent de l’incrédulité avait effleurés, un acte de déférence envers leur père, qui avait conservé la vieille idée d’appuyer son autorité sur celle de Dieu.

Au reste, jusque-là, à part les nuances disparates qui commençaient à s’accuser, la famille Després avait formé un tout parfaitement homogène. La règle reconnue invariable était franchement acceptée, le chemin nettement tracé, et les jeunes gens y marchaient à la suite de l’honnête homme qui était leur père. Et, pour chacun d’eux, le moment heureux de l’année était encore celui où ils se retrouvaient sous le toit hospitalier de la maison paternelle. Aucune sorte de comparaison n’avait pu enlaidir à leurs yeux ce vieux logis perdu l’été sous l’ombre épaisse de ses chênes trapus, et montrant l’hiver à l’entrée de la petite ville, dont il était comme la sentinelle avancée, son toit moussu et ses cheminées toujours fumantes.

Il y avait quelques mois, à la suite d’une indisposition assez grave, M. Després avait résigné ses fonctions de juge de paix. Le fardeau légèrement porté par l’homme de quarante ans était devenu lourd pour les épaules de l’homme de soixante, et la direction de ses travaux agricoles suffisait largement à l’emploi de ce qui lui restait d’activité. En ce moment il arrivait de la ferme dont les premiers bâtiments touchaient à l’enclos dans lequel avait été taillé le jardin potager, et il venait retrouver, dans la salle commune, sa femme qui y travaillait solitaire. Cette salle, comme tous les appartements de la vieille maison, avait de vastes proportions et était meublée avec une simplicité qui ne se rencontre plus. Des rideaux de calicot frangé opposaient leur tissu mat aux rayons du soleil qui avait toujours sa libre entrée ; une ligne de solides chaises de paille courait le long des murs, interrompue de distance en distance par un fauteuil jaune en velours d’Utrecht aussi antique comme forme que râpé comme étoffe ; une table de châtaignier, formant un carré long et portée sur de primitifs tréteaux, occupait le milieu de l’appartement, et, au fond, faisant face à une cheminée béante dont la boiserie de chêne avait revêtu le plus beau vernis, un buffet aux larges battants montrait ses splendides ferrures de cuivre.

Rien n’était changé dans la maison depuis un quart de siècle, et M. Després se vantait de n’y avoir pas introduit un meuble nouveau.

— Il n’y a d’intrus ici que ce petit joujou, disait-il parfois, en désignant du geste un fauteuil bleu moelleusement capitonné, ordinairement occupé par sa femme.

Et il ajoutait gaiement :

— Aussi s’est-il glissé ici un soir, en sournois, porté par les gars, qui l’envoyaient d’autorité à leur mère.

Cette absence de luxe, ce parti pris de simplicité, avaient produit ceci, c’est que l’aisance, la véritable, la solide aisance, avait élu domicile dans le ménage Després. Ceux qui assistaient aux grands dîners, qui se donnaient de loin en loin, savaient quelles richesses renfermaient les vieilles armoires de chêne. Quant à leurs enfants, dûment avertis qu’ils étaient qu’on n’agissait ainsi qu’en vue de leurs intérêts à venir, ils se faisaient à l’idée de voir les délicatesses du comfort moderne demeurer inconnues à la maison paternelle.

— Les meubles s’usent, les champs restent, avait dit fort judicieusement le père de famille quand des sollicitations timides s’étaient fait entendre.

Et la maison pleine d’habitants débordant de jeunesse, avait conservé son vénérable aspect.

— Nous sommes aujourd’hui au 20, je crois, dit tout à coup M. Després en secouant la tête comme pour renvoyer une pensée pénible.

— Oui, Marc, répondit sa femme sans interrompre son travail.

— C’est donc aujourd’hui l’anniversaire de notre mariage, ma femme. Il y a aujourd’hui vingt-neuf ans que tu es entrée ici en maîtresse.

— Vingt-neuf ans ! répéta madame Després, comme le temps passe ! vingt-neuf ans déjà !

Elle avait mené une vie rude, la faible femme ; elle avait porté vaillamment le lourd fardeau des obligations maternelles, et, vieillie, épuisée physiquement du moins, elle disait : Déjà !

Ses doigts s’arrêtèrent, elle leva les yeux vers son mari, leur regard se croisa et, par un mouvement spontané, ils se tendirent la main en souriant. La main brune, velue et encore vigoureuse de l’époux enserra dans une affectueuse étreinte la main amaigrie de la douce et courageuse compagne de sa vie, et il reprit en s’appuyant au dossier de son siège :

— Nous avons fait, non sans peine, la grande partie du chemin, Marie ; mais, Dieu merci, ceux qui viendront après nous trouveront la route aplanie. On leur a mis l’outil dans les mains. À eux maintenant de tracer leur sillon.

— Les pauvres enfants sont pleins de bonne volonté, dit la mère avec une orgueilleuse tendresse.

M. Després hocha la tête.

— Pas tous, pas tous, je le crains, murmura-t-il.

Son œil gris alla chercher le jeune homme assis au fond du jardin, et, se retournant brusquement vers sa femme :

— J’en ai toujours eu le pressentiment, dit-il, d’une voix singulièrement émue. Charles nous échappera, il nous fera du chagrin.

Madame Després tressaillit et devint toute pâle.

— Marc, Marc, murmura-t-elle d’un ton de reproche.

— Que veux-tu, Marie, il m’inquiète.

— Ah ! tu as toujours jugé sévèrement ce pauvre enfant, dit la mère avec angoisse, et il s’en est bien aperçu.

— Il n’a pas pu s’en apercevoir. Quand je me suis montré sévère, c’est qu’il le fallait. Il a été un enfant triste, paresseux, raisonneur, taquin, mécontent. Ces défauts ont grandi et je crains beaucoup pour l’avenir.

— Mais il n’y a pas lieu de craindre. Depuis deux ans il va très-régulièrement à son étude et il ne parle plus de nous quitter.

— Non, mais il en a la pensée, rien ne peut m’ôter de l’esprit qu’il en a la pensée. Tout travail sérieux le dégoûte, il s’isole de ses frères, leurs distractions ne sont plus les siennes.

— Parce que ses goûts sont différents des leurs. Il est plus faible qu’eux, d’ailleurs, il l’a toujours été.

— Enfin, je ne demande pas mieux que de supposer que je me trompe, mais depuis quelques mois j’en suis sans cesse occupé. Charles, avec son caractère à la fois faible et tenace, n’a pas résisté comme ses frères à l’air malsain des grandes villes, il en est revenu le cœur et l’esprit malades, et il n’a pas suivi mes conseils pour la guérison. Il lit beaucoup, beaucoup trop de ces ouvrages d’imagination qui excitent son pauvre cerveau. Et maintenant notre vie simple, austère, notre vie de famille lui paraît ennuyeuse, énervante. Cela ne lui suffira pas, car, tranchons le mot, c’est un ambitieux.

— Dans tous les cas, faudrait-il s’en étonner, Marc ? Ah ! le bonheur complet, je le sais bien, eût été de voir nos enfants sans exception se fixer autour de nous ; mais il serait égoïste de le désirer et insensé d’y compter. Nous n’avons pas à nous plaindre. Voilà Olivier à tout jamais fixé à Damper, Marc n’est pas loin, Henri fait de l’agriculture sur nos terres, Jean s’est engagé à ne pas quitter le diocèse, Francis, son droit fini, pourra bien trouver une bonne étude ou s’établira comme avocat dans le département. Si Charles avait d’autres désirs, ne serait-il pas déraisonnable de nous y opposer ?

— Je ne m’y opposerais que dans une certaine mesure et pour son bien ; mais, je l’avoue, je regretterais amèrement de le voir dédaigner l’avenir qui s’offre à lui. Avec cette étude de notaire qui, depuis qu’elle est tombée entre des mains habiles, a triplé de valeur, il peut faire loyalement et rapidement sa fortune. Que trouvera-t-il de mieux ailleurs ?

— Quelque chose plus en rapport avec ses goûts, peut-être.

— Tu veux dire avec le caprice du moment. Voilà précisément le reproche que je lui fais. Il se laisse aller à des répugnances contre l’état qu’il a choisi lui-même et que je ne lui ai pas permis de quitter, mais il n’a aucune envie de se fixer irrévocablement ailleurs. Pourtant, qui veut la fin veut les moyens. Il s’agite, il se plaint, il rêve la fortune, il voudrait percer ; mais, dans les vingt routes qui se sont offertes ou qui peuvent s’offrir à lui, il n’en a pas choisi une.

— Est-ce qu’il t’aurait dit catégoriquement qu’il renonçait au notariat ?

— Non, mais ce matin il a prononcé devant moi une phrase qui m’a fait mal.

— Laquelle ?

— Je souhaitais la bienvenue à ce jeune homme qui nous est arrivé comme receveur de l’enregistrement, je lui énumérais les distractions dont il pourrait prendre sa part : « Monsieur, a dit Charles, je vous avertis que mon père est un Dampérois fanatique ; je vous donne un mois pour juger de ces distractions dont il parle et qui, je vous le jure, ne vous empêcheront pas de mourir d’ennui. » Il y avait dans son accent une amertume que je ne puis rendre. L’étranger a voulu tourner la chose en plaisanterie : « Ainsi donc, a-t-il dit, tout Dampérois que vous êtes, vous ne chercherez pas le bonheur à Damper. » Charles a répondu : « On ne cherche pas le bonheur là où l’on est sûr de ne pas le rencontrer. »

— C’est une manière de parler, Marc, je t’assure que ce n’est qu’une manière de parler.

— Je le souhaite. Puisse-t-il du reste rencontrer ailleurs qu’à Damper le bonheur chimérique qu’il rêve ! Mais, quant à obtenir sur sa part d’héritage les concessions qu’il désire, jamais. Tant que j’aurai la force de tenir la corde qui empêche ce ballon sans lest d’aller se perdre dans les nuages pour retomber brisé par terre, je la tiendrai.

— Et tu n’auras pas tort, Marc. Bien qu’il soit pénible de résister à ses propres enfants, je le dis en conscience, il est quelquefois sage de le faire. Et puis, toutes ces bouffées d’ambition, d’amour du changement, passeront comme passent les mauvaises petites fièvres du printemps. Dans ce moment il va bien, à quoi bon redouter l’avenir ? Il est au mieux avec son patron, et sais-tu que Mélite est devenue bien gentille ? J’ai quelquefois idée qu’elle influera sur ses projets d’avenir et que tôt ou tard elle lui fera aimer Damper.

M. Després hocha la tête.

— Lui se marier à une femme pauvre ! dit-il, non, non. Bon pour Marc, pour Olivier, qui ont le bon esprit de se trouver heureux comme ils sont, mais pas pour lui.

— Pourtant, s’il a de l’affection pour elle ?

— Ma pauvre femme, on n’aime plus comme de notre temps, on ne se contente plus de ce que nous appelions l’aisance, on ne sait plus accepter l’économie et par conséquent le sacrifice dans le présent pour assurer l’avenir. Tu n’as donc jamais entendu ton fils Charles raisonner là-dessus ? Ne nous abusons pas, jamais de son plein gré notre vie ne sera sa vie.

— Peut-être, peut-être.

— Non, non, et si tu voulais me…

— Chut ! Marc, je crois que j’entends les enfants.

M. Després prêta l’oreille.

La cour silencieuse s’emplissait de bruits, on entendait un murmure confus où se confondaient des appels, des rires, des aboiements.

— Ce sont eux, dit-il.

Et il ajouta en souriant :

— En font-ils du vacarme !

C’étaient eux, en effet, et cinq minutes plus tard, ils entraient dans le salon.


II


Quels enfants c’étaient ! Figurez-vous cinq beaux garçons dont le plus petit avait cinq pieds trois pouces, et celui-là, c’était le plus jeune, l’adolescent, l’imberbe, l’étudiant enfin. S’ils avaient de la vigueur, les gars, ils ne manquaient ni de grâce ni de beauté. Trois d’entre eux portaient de longues guêtres de toile, des chapeaux de grosse paille et une vareuse bleue qui dessinait bien leur taille souple et forte, c’étaient les chasseurs ; un autre avait la figure rasée et les cheveux longs, une soutane noire enserrait ses membres musculeux, c’était le séminariste ; un troisième était vêtu des pieds à la tête de coutil gris, c’était l’agronome.

L’un après l’autre ils vinrent présenter leurs joues brunes et chaudement colorées aux lèvres de leur mère, et puis ils s’assirent et chacun raconta l’emploi de sa matinée. Marc, Olivier et Francis arrivaient de la forêt et avaient à proclamer la capture d’un chevreuil, l’abbé Jean annonçait à sa mère qu’il avait rempli son panier de truites, Henri exalta la docilité d’un jeune cheval qui venait de donner son premier coup de collier à la charrue.

Comme ils finissaient l’exposé de ces hauts faits, la porte vitrée s’ouvrit devant un nouveau venu. Celui-là était de taille moyenne, grêle et blond comme sa mère. Il n’avait ni la franchise de physionomie ni la hardiesse d’allure de ses frères. Ses yeux gris avaient le regard inquiet et perçant, et son jeune front était déjà plissé comme celui d’un vieillard. Il portait sur sa figure écrit en très-lisibles caractères ce nom d’ambitieux dont son père venait de le qualifier.

Son entrée ne fit pas cesser la conversation, et il n’y prit point une part active. Assis, les bras croisés, la tête légèrement renversée en arrière, il suivait d’un œil vague, dans la partie du ciel qu’il apercevait, les nuages légers qui y dessinaient les plus étranges figures.

— Ma mère, je meurs de faim, dit tout à coup Olivier, l’aîné.

— Eh bien, mon fils, il faut manger, répondit madame Desprès, qui essayait en ce moment, mais en vain, d’enfiler sa fine aiguille.

Et elle ajouta :

— Mes yeux s’en vont.

Cinq mains se tendirent vers elle et cinq voix dirent :

— Donnez, maman.

Elle sourit et passa le fil et l’aiguille à Olivier, qui la touchait. Olivier était le plus grand, le plus fort et le plus doux parmi les gars. Sous les épaisses moustaches châtain clair qui ornaient sa belle figure, se dessinait le meilleur sourire, et sa voix pleine avait une singulière douceur d’accent. Il arrive ainsi très-souvent que ce sont les forts qui sont doux. Il prit avec toutes sortes de précautions l’aiguille, qui devint invisible entre ses doigts, et, de l’air le plus sérieux du monde, il l’éleva à la hauteur de ses yeux. Ses frères riaient de ses efforts, moins Charles, qui demeurait taciturne.

Quand après plusieurs tentatives infructueuses le fil parut de l’autre côté du chas, un hourra formidable se fit entendre.

— C’est aujourd’hui vendredi, jour de crêpes, reprit Olivier, qui ne perdait pas sa faim de vue ; sont-elles commencées, maman ?

— Oh ! certainement, répondit madame Després, et vous pourriez prendre rang pour dîner dès maintenant.

— Au premier arrivé la première ! dit Francis en bondissant vers la porte.

Tous se précipitèrent à sa suite comme de vrais enfants.

M. et madame Després se regardèrent en riant.

— La cuisine va être prise d’assaut, dit Charles, avec un sourire équivoque qui donnait à ses paroles une teinte prononcée d’ironie.

Il disait vrai. Les jeunes gens arrivèrent comme un ouragan dans la vaste cuisine, où la vieille Suzanne se livrait à la confection du mets breton qui était de fondation le vendredi.

Sur le large foyer de pierre deux poëles s’entouraient de flammes, et la vieille servante, armée de sa noire spatule, allait de l’une à l’autre.

En entendant le galop des arrivants elle tourna la tête, et un sourire éclaira sa figure ridée et ruisselante de sueur. Pour elle aussi c’étaient toujours les enfants, que ces beaux garçons qu’elle avait vus si petits ; elle les appelait toujours familièrement par leur nom, excepté Jean. Depuis qu’il était entré dans la milice sacrée, depuis surtout qu’il avait revêtu la soutane, son affection pour lui s’était nuancée de respect et c’était avec une sorte de majesté qu’elle excusait les préférences qu’elle lui accordait, en disant :

— C’est pour votre frère l’abbé.

— Bon ! dit-elle en voyant Olivier enlever délicatement de dessus sa spatule la crêpe dorée qui y pendait, ils vont manger toutes mes crêpes à présent !

— Des crêpes ! ma bonne, vite des crêpes ! criaient les autres.

— C’est le feu qui les fait, et vous attendrez, répondit Suzanne en essayant de prendre l’air renfrogné.

— Nous n’attendrons pas, réchauffe celles-là reprirent-ils en chœur.

— Allons, allons, ne criez pas tant et asseyez-vous, dit-elle en plaçant d’un tour de main deux crêpes déjà faites sur les poëles fumantes.

Contre la fenêtre ouverte qui donnait dans la cour et autour de laquelle une vigne laissait pendre en festons ses feuilles découpées, il y avait une longue table de chêne brillante de propreté. Les jeunes gens s’assirent sur les bancs placés autour de cette table. Suzanne improvisa le couvert et sortit bientôt de dessous le manteau de la cheminée, portant sur sa spatule une crêpe fumante pliée en triangle.

Toutes les assiettes se levèrent.

Elle recula et avec un geste d’autorité :

— Chacun son tour, dit-elle gravement en la laissant tomber sur l’assiette de Jean.

Les jeunes gens étaient en gaieté, et cela les amusait toujours très-fort de faire enrager leur vieille bonne sur les préférences marquées qu’elle témoignait à l’abbé.

Ils se récrièrent donc.

— C’était l’injustice. — C’était un passe-droit.

Tout ce que disent les gens qui sont lésés ou qui croient l’être.

— Oui, oui, cela doit aller par rang d’âge, et je suis le plus jeune, s’écria en dernier lieu Francis en échangeant prestement son assiette contre celle de son frère l’abbé.

Il s’ensuivit, de cette manière d’interprêter la loi de préséance, un tumulte, une bataille pour rire qui redoubla la confusion, et quand Suzanne à moitié assourdie, se représenta avec d’autres crêpes pour calmants, toutes les voix crièrent avec un ensemble désespérant :

— À moi ! à moi !

Mais elles se turent soudain. Du dehors une voix jeune, vibrante et certainement féminine, avait aussi crié : « À moi ! » et contre la fenêtre, s’encadrant dans le feuillage mouvant, avait surgi le visage rieur d’une jeune fille. Cette fraîche créature, sur les cheveux blonds de laquelle le soleil mettait des reflets vraiment éblouissants, dont la bouche rose entr’ouverte par un rire franc laissait voir un double rang de dents blanches et fines, avait une physionomie mutine et spirituelle d’un charme tout particulier.

Elle s’accouda sur la fenêtre le plus naturellement du monde, et, ainsi posée dans son attitude gracieuse, sous son rayon de soleil et son berceau de feuilles de vigne, elle aurait pu servir de modèle dans quelque fantaisie allégorique représentant le Printemps souriant à l’Été.

— Bonjour, messieurs ! dit-elle gaiement. Quel tapage vous faites ! ma tante et moi nous vous entendions du jardin. Ah ! ma pauvre Suzanne, que je vous plains !

Les jeunes gens l’avaient saluée en souriant, et le brun Olivier avait prodigieusement rougi. Peut-être était-ce la chaleur du foyer qui lui montait à la figure.

— Peut-on vous en offrir, Mélite ? dit Francis en allant lui mettre une assiette blanche sous le nez.

— Non, non, je ne suis pas venue dîner, mais dire un petit bonjour à ma tante et prier Charles, de la part de René, de se rendre tout de suite chez son patron dont la maladie fait des progrès tellement rapides, qu’il en est effrayé.

— Vous trouverez Charles au salon, dit l’abbé. M. Doublet n’est pas dangereusement malade, n’est-ce pas ?

— Mais il paraît qu’il est très-malade, au contraire.

— Il faut lui envoyer une crêpe, dit gravement Francis ; les crêpes de ma bonne donneraient de l’appétit à un mort.

— Mauvais plaisant ! dit Mélite.

Et elle disparut.

Olivier se leva.

— Où vas-tu, Olivier ? c’est à ton tour maintenant dit Suzanne en le saisissant par sa vareuse.

— Mon tour, je n’y tiens vraiment pas, répondit-il ; l’à-compte que j’ai pris me fera attendre midi. Charles peut être sorti du salon, et il faudra bien que quelqu’un aille à sa recherche. Je vais m’assurer qu’il est encore là !

— Et sans doute questionner plus longuement Mélite sur l’état de M. Doublet ? ajouta Francis en se pinçant les lèvres. Bon cœur, va !

Les autres sourirent discrètement. Parmi les gars, en effet, il y en avait deux pour lesquels la jeune fille était autre chose qu’une cousine au douzième degré. Charles, que ses succès dans les salons de Damper avaient rendu fat, daignait la trouver jolie et lui prodiguer de ces fins compliments, de ces délicates flatteries dont il avait le secret. Olivier ne lui faisait de compliments que par ses yeux, qui lui disaient bien franchement et bien ouvertement qu’il la trouvait charmante. Il n’y avait donc pas à craindre qu’il perdît une seule des fréquentes visites que la jeune fille faisait à madame Després, dont elle était devenue la plus proche voisine. Les deux jardins se touchaient, et il y avait même une porte de communication. Mélite chargée ce jour-là d’une commission pressée, n’avait pas pris le temps de revêtir ses vêtements de rue. Si le trajet à faire par le jardin était deux fois plus long, elle avait pu le faire seule, en courant, ce qui lui paraissait infiniment agréable.

Comme Olivier se présentait dans le salon, il trouva M. Després et Charles qui sortaient pour se rendre à l’invitation de Mélite. Charles était sérieux et très-pâle. La nouvelle du danger imminent dans lequel se trouvait son patron l’avait impressionné, car il rattachait à cette mort plus ou moins prochaine l’importante question de son avenir. Dans la famille il était convenu qu’il succéderait au vieux notaire ; mais, ainsi que le pressentait le père, il ne ratifiait point du tout ce projet qui le rivait à Damper, et il ne voyait pas non plus sans un frémissement intérieur approcher le moment où il entrerait dans une voie de résistance ouverte contre l’autorité paternelle.


III


Pour arriver chez le notaire Doublet, M. Després et son fils eurent à traverser deux rues étroites et mal pavées au milieu desquelles une traînée de boue grisâtre remplaçait, dans les temps secs, le ruisseau épais qui y coulait lentement l’hiver. Ces rues aboutissaient à une petite place qu’on avait glorieusement baptisée du nom de place Louis-Philippe, lors des fameuses journées de Juillet de l’année 1830. Depuis, cette place était devenue le Forum de Damper. Au mois de mai 1848 on y avait solennellement planté, au bruit de la fanfare des pompiers jouant la Marseillaise, un arbre de la liberté tout frais arraché de la forêt voisine. La transplantation lui avait si peu réussi, qu’il n’était plus qu’un bâton desséché au moment où les mains zélées qui l’avaient fait introduire entre les pavés irréguliers se préparaient dans l’ombre à l’en faire sortir. On trouva généralement que le pauvre plant aussi languissant que séditieux avait aussi bien fait de ne pas reverdir et d’être mort de sa belle mort. Il disparut de la place sans que personne autre qu’une vieille femme de la campagne y prit garde. Les jours de marché elle avait l’habitude d’y attacher son âne dont l’humeur était difficile et elle regretta beaucoup ce piquet qui lui permettait d’isoler l’animal quinteux.

Autour de cette place s’élevait, ce qu’on appelait à Damper, les édifices publics : l’hôtel-de-ville, une vieille maison moyen-âge, contre les fenêtres de laquelle les araignées tissaient fort tranquillement leurs toiles ; le collège communal, un grand bâtiment moderne de l’aspect le plus commun ; la halle et la justice de paix, l’une portant l’autre, et enfin l’église. Ce dernier édifice effaçait naturellement tous les autres. La vieille église avec ses fenêtres à menaux flamboyants, ses contre-forts ornés de flèches, son portail sculpté, sa tour élancée, était le seul et véritable monument de la ville de Damper. Elle faisait son ornement depuis des siècles, et le siècle nouveau n’avait rien bâti qui lui fût comparable.

Sur la place et dans les rues avoisinantes, les rez-de-chaussée étaient convertis en boutiques du plus modeste aspect. Deux maisons seulement faisaient exception et contre celles-là brillaient les panonceaux dorés. Charles et son père se dirigèrent vers la plus humble. Une vieille femme, dont la figure semblait recouverte par le plus jaune des parchemins contenus dans les cartons de son maître, leur dit sans attendre de questions que M. Doublet était au plus mal, qu’il ne passerait pas la semaine, et, tout en répétant les suppositions du médecin et ses propres oracles, elle les précéda dans le corridor sombre. Ils avaient à peine fait quelques pas que Charles l’arrêta en lui mettant la main sur l’épaule.

— Je ne viens pas aujourd’hui pour travailler, Perrine, dit-il, je viens avec mon père pour voir M. Doublet. Est-ce qu’il ne voudrait pas nous recevoir en ce moment ?

— M. Doublet est là, répondit Perrine en levant les yeux au ciel. Le papier ne lui a-t-il pas toujours tourné la tête. Il ne restera dans sa chambre que quand il sera tout à fait mort, le pauvre homme

— Comment ! il est descendu ? demanda M. Desprès.

— Sur les jambes d’un autre, oui, monsieur. Il est là tout habillé, au lieu d’être bien chaudement sous ses draps. Il n’y a pas eu moyen de le retenir. J’ai fini par dire au médecin et à mam’zelle de le laisser faire. À quoi bon le contrarier ? Si c’est son idée d’aller mourir là, il y ira.

En prononçant ces paroles, Perrine ouvrit une porte sur laquelle le mot « Étude » était imprimé en noir, et les deux visiteurs entrèrent.

On eût dit que tout se passait comme à l’ordinaire dans le triste et silencieux appartement où l’on respirait une forte odeur de papier vieilli.

Outre le saute-ruisseau, un gamin à la mine éveillée qui, tout en écrivant, regardait sournoisement vers la place, il y avait deux clercs. L’un était jeune homme, de haute taille au teint foncé, à la figure pensive. Son extérieur était soigné, bien qu’il fût assez pauvrement mis, et il feuilletait machinalement un volumineux dossier, qu’il regardait beaucoup moins que le bureau du fond, vers lequel son regard expressif semblait invinciblement attiré. L’autre, beaucoup plus âgé, était un pauvre diable râpé, graisseux, qui avait fait la sottise d’abandonner sa charrue pour venir gagner dans ce morne réduit de maigres appointements qu’il aurait pu gagner en travaillant et joyeusement en plein air. Il lisait avec recueillement les pages volantes et timbrées étalées devant lui dans un ordre rigoureux. Au fond de l’appartement, assis dans son fauteuil de cuir, devant le large bureau surmonté d’une bibliothèque dont les rayons pliaient sous les épais volumes de jurisprudence et les cartons verts convenablement gonflés, se trouvait le notaire, c’est-à-dire un squelette habillé, voulant se donner l’air de vivre. Le pauvre homme avait revêtu la culotte grise, le gilet de drap noir à revers, la redingote au collet droit et large qui formaient sa toilette de maison et de rue ; il avait voulu qu’on plaçât dans ses solides souliers à lacets les pieds débiles qui ne pouvaient plus le soutenir, et il s’était coiffé de la casquette plate qui, depuis bien des années projetait l’ombre de sa longue visière sur un visage d’une laideur extrême, mais sur lequel, après examen, on découvrait une sorte d’intelligence patiente qui en atténuait la vulgarité.

Il était là, la figure livide, les yeux pleins de fièvre, les lèvres desséchées par le soufle brûlant qui sortait de sa poitrine oppressée. Ses mains tremblantes ne pouvaient plus tenir la plume, son regard affaibli était incapable de se fixer sur un objet ; mais il était là à son poste, dans ce coin obscur de son étude où s’était passée la plus grande partie de sa vie.

Autour de lui tout suivait son cours ordinaire, puisque les clercs, moins Charles, étaient à leur besogne ; mais la présence d’un sixième personnage venait révéler que quelque chose d’anormal se passait.

À quelques pas derrière le fauteuil du vieillard, appuyée contre la boiserie sombre et soutenant dans ses mains un bol de faïence bleu d’où s’échappait une légère vapeur, une femme se tenait debout. Un rayon qui trouvait un passage de hasard à travers un petit carreau fraîchement replacé dans la fenêtre poudreuse, mettait en lumière sa tête et la partie supérieure de son buste, et son immobilité était telle, qu’une personne arrivant du dehors eût pu croire un instant qu’elle avait un portrait devant les yeux. C’eût été un rayonnant portrait.

Et vraiment les distractions du clerc aux cheveux bruns s’expliquaient.

Cette figure de femme avait une grande pureté de ligne, une grande délicatesse de contours. La toilette était misérable ; mais la jeunesse dans sa sève et la beauté dans sa fleur peuvent, à la rigueur, se passer des agréments de la toilette. Une tristesse indicible était peinte sur les traits de la jeune fille, dont les grands yeux veloutés ne quittaient pas le moribond. Ce beau visage sans larmes, dont les frémissements révélaient qu’il coulait des larmes intérieures, faisait mal à voir. À l’entrée de MM. Després, la statue s’anima. Quittant sa pose accablée, la jeune fille releva la tête et se pencha en avant.

— Tuteur, voici M. Després, dit-elle.

Le notaire ouvrit les yeux.

— À boire ! fit-il.

Elle s’approcha tout près de lui et fit couler entre ses lèvres quelques gouttes de la tisane qu’elle portait.

— C’est bien, reprit le malade en essayant de se redresser, je me sens mieux. Bonjour, Charles ; bonjour, Després ; Fanny, dis donc à René, à M. Jacques et au petit Jules qu’ils peuvent aller faire un tour, je veux être seul un moment.

La jeune fille posa le bol sur le bureau, et, après avoir rendu silencieusement le salut que lui adressaient les deux visiteurs, elle alla s’acquitter de sa commission.

Les clercs obéirent sur-le-champ, et elle revint reprendre son poste derrière le fauteuil du vieillard.

— Comment vous trouvez-vous, Doublet ? avait demandé M. Després en s’asseyant en face de lui.

— Mal, très-mal, aussi mal que possible.

— Alors, vous avez eu tort de quitter votre chambre ; quand on souffre, on ne travaille pas.

La tête de M. Doublet oscilla sur l’oreiller contre lequel elle s’appuyait.

— Travailler ! dit-il, je n’ai plus la prétention de travailler, je crois bien que mon dernier acte est fait, mais…

Il se tut, son regard fit lentement le tour de l’étude, monta vers le plafond jauni où se voyait autant d’argile que de plâtre et sur lequel ces écorchures traçaient les plus capricieuses arabesques et les figures les plus fantastiques, et il ajouta d’une voix faible, quoique parfaitement distincte :

— Mais je ne me trouve bien qu’ici. C’est ici que j’ai passé ma vie. Dans ce coin où je suis en ce moment j’ai copié mes premières minutes, il y a de cela longtemps, bien longtemps. J’avais quinze ans, j’étais pauvre et chétif, je n’aurais pas osé penser qu’un jour j’achèterais l’étude, et pourtant ce jour-là arriva. Le père de Fanny, qui était riche alors, m’avança les quinze mille francs nécessaires sur ma seule parole, et dix ans après j’étais quitte envers lui. Si j’avais encore vécu quelques années, je serais mort content. Sans faire tort aux enfants de mes frères, j’aurais laissé une fortune à Fanny.

— Oh ! ne vous occupez pas de moi, dit la jeune fille tristement.

— C’est cependant de toi que je m’occupe le plus, mon enfant. En t’adoptant après la mort de ton père, j’ai voulu reconnaître les services qu’il m’avait rendus et contribuer à ton bonheur en ce monde. Je meurs trop tôt, trop tôt pour toi. Au commencement j’avais tant de charges, l’étude à payer, une famille à soutenir, il fallait y regarder de près et ta vie n’a pas été agréable. Ne me dis pas le contraire, j’ai été jeune aussi sans que cela parût. J’étais si seul et si pauvre, que personne n’y prenait garde. Le travail m’a consolé. Mon étude est, après toi, ce que je regrette en ce monde. Et c’est pour vous parler de mon étude que je vous ai fait appeler, messieurs.

Il se tourna vers M. Després et lui dit :

— Vous êtes généreux, Després, vous m’avez toujours dit que vous ne me regardiez pas comme responsable de l’injuste partage fait entre les biens de celui dont votre père et le mien ont hérité dans le temps.

— Et je le dis encore, dit vivement M. Després. Que votre père ait abusé de l’influence qu’il avait sur l’esprit du grand-oncle et se soit fait donner le gros lot, c’est parfaitement prouvé ; mais je vous ai toujours regardé comme très-innocent de la chose et comme d’autant plus innocent qu’en définitive vous n’avez jamais joui de cette fortune-là, puisqu’elle était mangée avant votre naissance.

— Je ne dis pas ; mais vous ne vous en êtes pas moins montré généreux, et j’ai toujours eu l’intention de réparer, pour vos enfants, l’injustice commise par mon père. Charles connaît toutes les affaires importantes de l’étude, celles qui sont en suspens ; je ne veux pas qu’un ignorant ou un maladroit y mette les mains, il me semble que j’en serais malheureux, même dans l’autre monde. Donc je lui laisse mon étude par testament, et je n’y mets qu’une condition, c’est qu’il épousera Fanny si cela lui convient et à elle aussi.

À ces paroles inattendues, les joues blanches de Fanny s’empourprèrent.

Charles, sans oser la regarder, voulut balbutier un remercîment.

— Ne me remerciez pas, interrompit le notaire, j’ai voulu assurer l’avenir de ma pupille et me donner un bon successeur, voilà tout. Je sais que vous vous convenez et j’aurais voulu vivre assez pour vous voir mariés ; mais j’ai été frappé trop subitement. Enfin vous arrangerez cela plus tard, quand je serai mort, ce qui ne tardera pas. Maintenant aidez-moi à remonter. Je le sens, je n’en aurais pas la force.

En prononçant ces dernières paroles, il s’affaissa épuisé sur son fauteuil.

M. Després et Charles le portèrent en toute hâte dans son appartement où, à peine arrivé, il perdit tout à fait connaissance, et, l’abandonnant aux soins de Perrine et de Fanny, ils sortirent.

Ils firent quelques pas en silence, et M. Després, s’arrêtant soudain :

— Doublet t’avait-il fait pressentir qu’il te léguerait son étude à cette condition ? demanda-t-il.

— Jamais, mon père, j’en suis encore tout abasourdi.

— Cette petite Fanny te déplaît-elle ?

— Je n’en sais rien, je n’ai jamais pensé à elle, de cette façon du moins.

— Il faudra réfléchir à cela, Charles ; le pauvre homme n’en a plus pour longtemps.

— J’y réfléchirai, répondit Charles dont la figure s’était singulièrement assombrie.

En ce moment René le frère de Mélite, qui traversait la place, les rejoignit. Pendant un quart d’heure environ ils causèrent de l’état désespéré de M. Doublet, auquel le médecin n’accordait plus que quelques jours de vie.

Et quand le sujet de conversation changea, Charles salua et s’éloigna.

Alors on eût pu voir s’effacer une ombre qui apparaissait derrière une des fenêtres de la maison du notaire, et, si la chambre sourde avait eu de l’écho, un soupir mal étouffé fût parvenu aux oreilles du jeune homme, qui s’éloignait tout songeur sans avoir pendant cette longue halte levé une fois les yeux vers la façade grise.

Le lendemain matin le petit saute-ruisseau se présentait chez M. Després avec une figure contractée qu’il essayait de rendre dolente. Son patron, qui, comme de coutume, s’était fait habiller et porter dans son étude, venait d’y expirer.


IV


La mort du notaire Doublet ne fit pas événement à Damper, où tout accident de cette nature tendait à prendre plus ou moins les proportions d’un événement. À Damper on le regardait comme un homme obscur, insignifiant, insociable. C’était un bon notaire, mais ce n’était qu’un notaire, collé à son étude comme la moule à son rocher. De sa vie de labeur et de désintéressement, de son dévouement pour sa famille et pour la fille de celui qui avait été son bienfaiteur, de sa probité et de son intégrité bien connues, il n’était vraiment pas question. Que de dévouements échappent ainsi à l’appréciation des hommes qui ne songent pas même à honorer de leur estime les vertus qui leur sont le plus utiles ! Heureusement que ce ne sont pas les hommes qui sont chargés de les récompenser.

La sauvagerie de M. Doublet, son ignorance des choses du monde, son éloignement systématique des affaires qui ne le regardaient pas, sa vie solitaire, avaient donc élevé autour de lui la barrière de l’indifférence publique, et cette indifférence avait fini par s’étendre jusqu’à sa fille adoptive. Quand, après les funérailles, Fanny repassa le front abattu et le sanglot aux lèvres le seuil de cette maison morne, devenue veuve de son maître, elle était seule. Personne ne s’était trouvé assez intimement lié avec elle pour oser la suivre.

Ce n’était pas que les femmes composant la société de Damper manquassent de bonté ; mais, chose rare, dans une petite ville, cette jeune fille qui était une des leurs, qui avait été élevée au milieu d’elles, leur était restée complètement étrangère. Enfant, elle avait été exclusivement livrée aux soins de la vieille Perrine qui était d’un caractère peu sociable ; jeune fille, elle avait vécu de la vie isolée de son tuteur, ce qui l’avait rendue d’une timidité insurmontable. Elle n’avait formé aucune liaison même parmi les jeunes personnes de son âge.

M. Doublet n’avait jamais eu l’idée de se séparer d’elle et, pendant que les autres jeunes filles allaient achever leur éducation et s’habituer à la vie commune dans les pensionnats des villes voisines, elle avait continué à suivre l’externat tenu par des religieuses spécialement dévouées à l’éducation des enfants du peuple. Elle passa ainsi de l’enfance à la jeunesse sans ces transitions de physionomie, d’éducation et de toilette qui marquaient les étapes chez les autres. Les robes sombres et étriquées de l’adolescente s’allongèrent insensiblement, ses beaux cheveux qui pendaient sur ses épaules en nattes souples et brillantes prirent un arrangement moins enfantin et beaucoup plus disgracieux, elle tint plus souvent baissées ses longues paupières et instinctivement n’accompagna plus Perrine dans ses courses de ménage, ce fut tout. Elle était devenue grande et belle que personne, à Damper, n’avait paru s’en apercevoir, et, de cette jeune fille sérieuse, d’une timidité farouche, personne ne s’était rapproché.

Jusque-là elle avait peu souffert d’un isolement qui était entré dans ses habitudes ; mais dans ces pénibles jours il lui parut amer d’être seule, et l’isolement s’appela pour elle d’un nom plus triste : abandon.

Quand, l’enterrement fini, elle rentra dans son appartement, elle repoussa loin d’elle la petite table couverte des instruments qui servaient aux travaux féminins, occupation de la plus grande partie de son temps et, sans avoir le courage de changer de costume, elle s’assit d’un air accablé. Rien ne troublait le silence autour d’elle, on n’entendait que le bruit sec et régulier d’une horloge placée dans la chambre voisine qui était celle du mort. Chaque fois que le marteau de fer résonnait durement sur le timbre, Fanny tressaillait de tout son corps et puis pressait son front glacé de ses deux mains. Un moment, en relevant la tête, ses yeux plongèrent au-dessous d’elle sur la place. Elle recula vivement sa chaise, mais continua de suivre de l’œil les personnes qui avaient attiré son attention. La vue de ces deux promeneurs, on le voyait, changeait le cours de ses pensées. Charles Després était là et une expression nouvelle se peignit sur le visage de la jeune fille, mais sans le désassombrir. De sa mémoire, engourdie en quelque sorte pendant ces heures funèbres, avait jailli un souvenir, celui des paroles prononcées par son tuteur la veille de sa mort. Ce qu’elle avait éprouvé de surprise, de saisissement, n’est pas facile à dire. L’affection que lui portait M. Doublet ne se montrait pas tous les jours ; d’épanchements il n’en avait jamais été question entre eux. Il la traitait toujours en enfant et pour elle ne dérobait pas une heure aux affaires qui l’absorbaient. Un lien puissant et invisible forgé par le dévouement, la reconnaissance et l’habitude, avait uni ces deux cœurs et il y avait eu déchirement quand la mort l’avait brisé ; mais entre ce cerveau d’homme de loi tout plein d’articles du code, de formules judiciaires, de papier timbré et ce cerveau de jeune fille où éclosaient naturellement les fraîches pensées, il n’existait aucun moyen de communication.

Elle avait donc été profondément touchée en l’entendant exposer le plan qu’il avait formé pour son avenir, plan qui répondait à un sentiment intime si bien enseveli encore au fond de son propre cœur qu’elle se l’était à peine avoué à elle-même. Comment s’y était-il introduit, elle l’ignorait, et pourtant rien n’était moins surprenant. Une seule personne avait mis le pied dans ce qu’on pouvait appeler relativement l’intimité du vieux notaire, c’était Charles Després. Il était le fils de celui envers lequel M. Doublet croyait avoir une injustice à réparer ; son esprit souple, insinuant, doué parfois d’une merveilleuse lucidité et qui trouvait son chemin dans les affaires les plus embrouillées, plaisait au vieux notaire et il voyait en lui son futur successeur, c’est-à-dire le maître à venir de cette étude, être abstrait, auquel il avait voué un véritable culte. Si Charles était cela pour le tuteur, il était de plus le seul être jeune, aimable et intelligent, qui approchât de la pupille. Sans être beau de la beauté de ses frères, il avait ce genre nerveux presque maladif qu’on est convenu d’appeler intéressant, il était soigné dans son extérieur, c’était l’élégant, le fashionable de Damper, et son esprit captivait. Or il n’aimait rien tant qu’à faire parade de son esprit plus brillant que profond, plus fin qu’élevé. Son orgueilleuse nature n’admettait jamais l’effacement. Dans une société d’hommes, il tranchait sur la masse par la vivacité de son intelligence servie par un aplomb imperturbable et une très-grande facilité d’élocution ; devant les femmes quelles qu’elles fussent et quelque modéré que fût son désir de leur plaire, il se montrait gracieux, empressé et toujours spirituel. Il avait tout un arsenal de regards éloquents, de phrases adroites, de compliments voilés, qui le rendaient fort agréable ; il savait parler et se taire, paraître à propos et disparaître pour se faire désirer, et puis, l’effet produit, sa supériorité imposée et reconnue, il n’y pensait plus.

Il avait été pour la pupille de son patron ce qu’il était pour toutes les femmes ; mais Fanny dans son ignorance profonde du monde avait subi sans défiance, sans arrière-pensée, avait pris au sérieux son amabilité banale. C’était avec une joie bien franche qu’elle voyait venir de loin les jours désignés à l’avance, où son tuteur lui disait : « Il faudra mettre demain un couvert de plus, Fanny, Charles Després dînera avec nous. » Il y avait trois ans que cette rêverie alimentait son imagination. C’était long pour un rêve et on pouvait craindre qu’elle ne finît par placer son bonheur en ce monde dans le changement de ce rêve en réalité.

Maintenant que la prévoyance de M. Doublet avait brusquement tiré le voile tendu sur la situation et changé le vague espoir en une grave question d’actualité, la vue de celui auquel son tuteur avait en quelque sorte lié sa destinée lui faisait naturellement éprouver une certaine émotion et elle l’examinait avec un double intérêt. En ce moment ceux qui l’entouraient rendaient plus saillants ses avantages physiques, l’aisance de son maintien, l’élégance de sa taille, la distinction de sa démarche. Les frères et les neveux de M. Doublet, de bons campagnards de l’aspect le plus vulgaire, deux ou trois jeunes gens de Damper, parmi lesquels comptait René Bonnelin, le second clerc, lui formaient un cortège qui le faisait brillamment ressortir. Toutefois dans la différence qui paraissait exister entre René et lui, il y avait peut-être une illusion d’optique, et, regardés de près, les deux clercs auraient pu produire une impression qui eût été au désavantage du jeune Després. À ses traits d’une délicatesse un peu féminine, à l’expression indécise, inquiète de sa physionomie, on aurait pu préférer les traits irréguliers, mais nobles et bien caractérisés de René, l’expression énergique et réfléchie de sa physionomie. Mais ainsi, vus de cette distance et sous cet aspect, il n’y avait pas de comparaison possible. Les habits étriqués de René s’accommodaient mal avec l’ampleur de ses formes et nuisaient à l’aisance de sa tournure plutôt hardie qu’élégante.

Aussi les yeux de Fanny ne quittaient pas Charles qui semblait tout absorbé dans la conversation dont il tenait évidemment le dé, et elle n’avait pas un regard pour René qui marchait silencieux à ses côtés et dont les yeux se tournaient sans cesse vers la maison de son patron, comme pour en explorer la façade. Le cours de ses réflexions fut soudain interrompu par un léger coup frappé à la porte. Elle n’attendait personne et elle répondit machinalement : « Entrez. » Ce fut madame Després qui entra.


V


En apercevant madame Després, Fanny se leva rouge jusqu’aux tempes, mais demeura immobile. Madame Després s’avança avec empressement vers elle, lui prit la main et, avec la douceur d’accent qui lui était particulière, elle lui dit :

— Je n’ai pas voulu, ma chère enfant, laisser passer cette journée sans venir vous dire combien je prends part à votre chagrin. Plusieurs de ces dames m’auraient accompagnées si elles l’avaient osé.

Fanny s’inclina sans parler, et puis, tout en balbutiant d’une voix tremblante un remercîment, elle avança un siége à madame Després. L’excellente femme ne passa pas son temps à lui prodiguer les consolations banales qui ne descendent pas jusqu’au cœur. Pressentant qu’en ce moment elle devait surtout souffrir de sa solitude, elle lui parla des sentiments affectueux et bienveillants dont chacun se sentait animé pour elle, des siens en particulier, de ceux de sa famille. M. Després était à sa disposition, et, si elle avait besoin de conseil dans les affaires qui allaient suivre, il la priait de le regarder comme un second père.

À cette expression peut-être aussi imprudente qu’irréfléchie échappée du cœur de madame Després, Fanny tressaillit et voulut parler de sa reconnaissance. Elle balbutiait, elle hésitait, elle craignait d’en trop dire ; mais son visage ému, son regard éloquent, parlaient suffisamment pour elle. La vue de madame Després, les affectueuses inflexions de sa voix, sa physionomie empreinte d’une compassion tendre et vraie, avaient soulevé en son pauvre cœur une véritable tempête d’émotions. Si elle ne se fût retenue, si, en s’étudiant à comprimer en elle ce besoin d’épanchement si impérieux dans la jeunesse, elle n’eût acquis un grand empire sur elle-même, elle se fût en ce moment jetée avec bonheur dans les bras de cette douce femme qui, la première, apportait à l’orpheline abandonnée des paroles de consolation. Sa timidité ordinaire la paralysa, et aussi l’exquise délicatesse de ses sentiments. Madame Després, c’était la mère de Charles, elle ne pouvait le mettre en oubli.

Pendant cette visite, à laquelle il était bien naturel que la jeune fille attachât une importance des plus significatives, le nom de Charles ne fut pas même prononcé, ce qui n’empêchait pas que le cœur dilaté de Fanny ne se remplît d’espérance.

Quand au moment de prendre congé d’elle, madame Després lui offrit la main, par un mouvement spontané elle lui tendit son beau front, et si pendant que madame Després y appuyait affectueusement ses lèvres, sa bouche avait laissé passer ce que murmurait son cœur, elle aurait prononcé ces deux mots dont elle n’avait jamais goûté le charme puissant et qui paraissent plus doux encore aux lèvres de l’orphelin : Ma mère !

En quittant Fanny pour retourner chez elle, madame Després trouva la blonde Mélite qui sortait de chez elle.

— C’était précisément toi que j’espérais rencontrer, Mélite, dit la bonne dame. N’es-tu pas allée voir Fanny Bourgeauville ?

— Non ma tante, répondit Mélite ; j’irai plus tard avec ma tante lui faire une visite de deuil.

— Pourquoi n’irais-tu pas auparavant, aujourd’hui même ? Demande donc cette permission à ta tante, qui ne te refusera pas. Ce serait beaucoup plus amical : cette pauvre enfant est seule, triste, et, dans un moment comme celui-ci surtout, c’est bien dur. N’es-tu pas de mon avis ?

— Parfaitement, ma tante. Mais je sais bien qu’elle aura des visites aujourd’hui.

— Peut-être, mais la tienne lui ferait plaisir.

— Je ne dis pas, ma tante, mais on ne voit pas mademoiselle Bourgeauville, vous le savez bien ; je ne la connais que très-peu et je ne sais pas si j’oserai…

— Allons donc, Mélite, on doit toujours oser porter à celui qui souffre quelques paroles sympathiques. Entre jeunes filles surtout, c’est si facile.

— Vous avez raison, ma tante, j’irai, dit Mélite, qui avait un excellent cœur, mais ne voulez-vous pas entrer ?

— Non, non, il est tard, et je vais sans doute trouver mon monde à table ; mais je tenais beaucoup à te parler de cette pauvre Fanny, dont l’isolement me fait peine. Au revoir, mon enfant.

Et très-satisfaite du succès de sa démarche, madame Després reprit le chemin de sa maison. L’heure du dîner était effectivement passée, la cloche pendue au toit avait jeté deux fois son aigre appel ; les gars, toujours possesseurs d’un formidable appétit, entouraient la table carrée et attendaient leur mère en grignotant des croûtes.

— Ah ! maman, s’écria Francis, quand elle parut, si vous aviez tardé seulement cinq minutes, je m’évanouissais.

— Et moi aussi, ajouta Olivier, qui achevait d’avaler une énorme pomme de terre cuite à l’eau, qu’il avait tout doucement amenée du plat dans son assiette.

— Avec une pomme de terre d’une demi-livre entre les dents, remarqua en riant Marc, qui avait été témoin de la rapine.

— L’abbé n’aura peut-être pas la force de prononcer le bénédicité, demanda Henri, en se tournant vers l’abbé Jean.

Charles, qui paraissait préoccupé et plus soucieux que d’habitude, ne prenait aucune part à ces plaisanteries d’esprits heureux. Pendant que ses frères faisaient des entailles profondes aux plats solides et simplement apprêtés que Suzanne plaçait sur la table, il mangeait du bout des lèvres et ne se mêlait pas à la conversation. Il quitta la table le premier, et, refusant de s’associer à une battue qui se faisait l’après-midi même dans le bois voisin, il s’en alla seul par le sentier du verger. Son refus ne laissa pas que d’étonner les jeunes gens. Sans être aussi fanatique qu’eux de ces fatigants exercices qui convenaient à leur santé robuste, il s’associait volontiers à ces parties de plaisir dirigées par ses frères, auxquelles s’adjoignait toute la jeunesse de Damper et des environs. Mais la chose avait en soi un tel intérêt, que ce petit incident passa à peu près inaperçu, et, lui parti, on ne s’occupa pas de son absence.

Comme il s’agissait de la destruction d’animaux nuisibles, M. Després lui-même s’en mêlait, et il avait chargé de son bagage cynégétique Olivier, le robuste Olivier, qui portait légèrement son double fardeau.

Madame Després, debout sur le seuil de la porte, assista au départ de la petite caravane, puis elle appela d’un geste l’abbé qui s’en allait dire son bréviaire dans les champs, s’enquit de la direction que Charles avait prise, et se dirigea vers la partie du verger qu’on lui indiquait. Elle marchait les yeux baissés et si lentement, qu’on aurait pu penser qu’elle comptait les touffes d’herbe qui se montraient çà et là sur l’allée imparfaitement sablée. Maintenant que personne ne la voyait, la sérénité habituelle à sa physionomie faisait place à une gravité douce et triste qui révélait une souffrance intérieure. Elle pensait à son fils, et, on pouvait le dire, sans qu’il y parut, il était depuis quelques jours son unique pensée. L’amour maternel, c’est l’incarnation du dévouement. Charles avait été le plus faible de ses enfants, et elle s’était occupée de lui avec une sollicitude particulière, pendant toute cette période de la petite enfance, pleine pour les mères de fatigues inouïes, quand l’enfant qu’elles élèvent est d’une constitution délicate. Plus tard, il avait montré un caractère beaucoup moins aimable, moins heureux que celui de ses frères ; il était dans la famille, sombre souvent, difficile toujours, et, comme cela refroidissait les sympathies autour de lui, elle lui avait prodigué ses plus délicates tendresses. Les autres analysaient ses aspirations, ses dégoûts, ses caprices, et levaient les épaules d’impatience ; elle feignait de ne rien analyser, de ne rien deviner ; il souffrait, cela lui suffisait, et elle compatissait aveuglément à tout. Et cependant personne peut-être n’avait sondé aussi profondément qu’elle le mal mystérieux dont il était atteint, personne n’avait mieux lu dans cette imagination malade, toute pleine de séduisants mirages et de désirs insensés. Elle avait vu se développer dans l’âme de son fils le germe funeste d’une ambition dévorante et maladive, elle avait suivi d’un œil triste, mais perspicace, le progrès du mal, et elle avait essayé d’y porter remède. Elle avait échoué, et cela devait être, puisqu’elle ne pouvait ni lui procurer l’existence brillante qu’il rêvait, ni lui faire goûter malgré lui les charmes d’une vie dont il dédaignait les simples joies. Charles avait beau se replier sur lui-même, et fermer son âme, sa mère s’y insinuait et s’expliquait tout ce qui s’y passait, bien qu’elle ne connût rien au delà de son étroit horizon. Le cœur parfois a de meilleurs yeux que l’esprit, et l’instinct maternel rend singulièrement clairvoyant.

Sans l’avouer à son mari, elle craignait sérieusement de le voir partir et s’éloigner. Que deviendrait-il seul contre la destinée, seul contre la déception, seul contre lui-même ? Telles étaient les questions qu’elle s’adressait avec angoisse. Elle cherchait laborieusement un moyen de le retenir, de le fixer. Une femme célèbre a dit qu’il n’est pas aussi difficile qu’on croit de rester fidèle à ses engagements, parce que l’engagement qu’il faut garder vous garde à son tour, il tranche dans le vif de l’incertitude et protège la volonté de toute la force de l’arrêt rendu. Madame Després pensait ainsi. Si Charles consentait à s’établir notaire à Damper, il s’y marierait, et c’en était fait des vagues projets, des idées ambitieuses ; il mettrait les deux pieds dans la vie réelle, agissante, et l’habitude et les liens de famille anéantiraient jusqu’à l’ombre d’un regret. Mais, s’il refusait cette occasion unique de se fixer avantageusement près de ses parents, il était perdu pour elle, il se lancerait dans ces carrières hasardeuses qui, de loin, le fascinaient, et où, sur vingt, dix-neuf périssent. Elle le cherchait en ce moment pour lui parler de cette affaire capitale, espérant encore au fond de son cœur qu’il ne laisserait pas échapper l’occasion de se faire une position assurée, qu’il ne serait plus en son pouvoir de ressaisir s’il ne réussissait pas ailleurs.

Elle l’aperçut enfin assis sur le tronc d’un hêtre nouvellement abattu, elle le rejoignit et s’assit en silence à ses côtés.


VI.


Placés comme ils l’étaient, ils tournaient le dos à la ville. Vis-à-vis d’eux s’élevaient les toits de chaume de la ferme exploitée par M. Després, et alentour et au delà c’était la campagne avec ses champs jaunes, ses talus couverts de chèvre-feuilles, sa fraîcheur et son repos.

— Je veux te parler depuis avant-hier, mon fils, commença la mère, et je n’ai pu en trouver l’occasion. Puisque nous voilà seuls, veux-tu que nous causions ?

— Si vous voulez, maman, répondit Charles négligemment.

— As-tu réfléchi à ce que ton père et moi t’avons dit le jour de la mort de M. Doublet, Charles ?

— Pouvez-vous le demander, je ne pense plus qu’à cela.

— Eh bien ?

— Eh bien, je suis toujours dans les mêmes incertitudes. D’un côté mes idées et mes goûts, de l’autre vos désirs et vos calculs. Mais, je l’avoue, j’ai beau me battre les flancs pour essayer d’adapter mes raisonnements aux vôtres, je ne puis pas.

— Cependant, mon enfant, il me semble clair jusqu’à l’évidence que tu repousses ton propre bonheur.

Charles secoua la tête, et ses yeux devinrent fixes.

— Être notaire à Damper avec quinze cents francs de rente n’est pas le bonheur, dit-il d’un air pensif.

— Ton père et moi avions moins que cela quand nous nous sommes mis en ménage, mon cher enfant.

— Je le sais bien, mon père s’est plu à me le répéter ; mais je le sens, je n’aurai jamais le courage de suivre son exemple.

— Cependant tu vois qu’avec de l’ordre, de l’économie, nous…

— Avec des privations, vous voulez dire.

— Comme tu voudras. Donc avec des privations, qui n’ont en rien nui à notre félicité, nous sommes parvenus à une aisance qui…

— Dites à la pauvreté, ma mère, s’écria Charles en interrompant une seconde fois sa mère. Votre aisance relative n’est pas autre chose, et je vais vous le prouver. Avez-vous pu entourer votre vieillesse du moindre bien-être ? Non. Avez-vous pu nous lancer dans les carrières brillantes où se font les beaux avenirs ? Non. Avez-vous pu satisfaire une seule de nos fantaisies de jeunesse un peu coûteuses ? Non. Qu’un de nous désire voyager pour s’instruire, ou pour aller simplement dans une grande ville respirer un autre air que cet air atrophiant de Damper qui épaissit les idées dans le cerveau, mon père lui dira : « Je ne puis pas. »

— Mais, Charles, le bonheur n’est ni dans le bien-être, ni dans les orgueilleuses satisfactions, ni dans les voyages lointains.

— Il est moins encore dans les privations de tout genre, dans l’immobilité, dans la stagnation. Vivre à l’ombre des murs moisis de Damper n’est pas être heureux.

— Jusqu’ici pourtant je l’ai été, heureuse, Charles, et ce qui vient empoisonner mon bonheur ne provient ni de la monotonie de ma vie ni de sa simplicité.

Il y avait des larmes dans sa voix.

— Ma mère, pardonnez-moi si je viens, bien involontairement, troubler ce bonheur dont vous jouissez, dit vivement Charles ému par ce reproche indirect ; mais vous voulez la vérité, il faut bien que je vous la dise, n’est-ce pas ? Dieu me garde de méconnaître la sagesse et le dévouement de votre conduite, mais ce qui vous a suffi, ce qui suffira à mes frères ne me suffit pas. Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Je crains que tu ne regardes sous un faux jour la vie de fantaisie que tu rêves, mon fils. Au lieu de la richesse, tu peux ne trouver que des déceptions.

— Qu’en savez-vous, maman ? Qu’en sais-je moi-même ?

— Oh ! Charles, tu n’es pas le premier qui se soit égaré.

— S’il y en a qui s’égarent, il y en a qui arrivent.

— Mais enfin supposons que tout te réussisse à souhait, ne sera-ce point acheter trop cher les avantages que tu envies par tant d’années d’isolement et de déboires ?

— Maintenant on fait fortune plus vite que vous ne pouvez le penser. Je connais un jeune homme qui, en risquant sa fortune à la Bourse, l’a quadruplée en deux ans.

— Et s’il l’avait perdue, Charles ?

— Je ne sais pas ce qu’il aurait fait, dit le jeune homme d’un air sombre.

Madame Després joignit les mains et se tournant vers son fils, elle le regarda en face :

— Il n’avait donc pas connu sa mère ! dit-elle avec un regard sublime.

— Ou du moins sa mère n’était pas une mère comme vous, maman, répondit Charles avec vivacité ; de ce côté, soyez sans crainte, votre souvenir seul serait assez puissant pour m’empêcher de me porter à de pareilles extrémités.

Il saisit une des mains de sa mère, y appuya ses lèvres et, reprenant sa pose négligée et sa physionomie indifférente, il ajouta :

— En vérité, les circonstances elles-mêmes se font vos complices pour me persuader de m’ensevelir à Damper. J’aurais longtemps hésité avant de laisser mon père acheter pour moi l’étude de M. Doublet, mon vieux patron me la donne.

— Tu devrais regarder cette circonstance comme une invitation de la Providence à ne pas nous abandonner, Charles.

— Je l’ai tout simplement regardée comme un événement heureux qui me rend indépendant. L’étude sera bien vendue trente mille francs. Avec cela je peux, sans rien demander à mon père, aller tenter la fortune et vivre un peu à ma guise. Mais il a plu à M. Doublet de river une chaîne à son présent, en y joignant une condition que je ne me sens pas la moindre velléité d’accepter.

— Pourquoi ? Fanny Bourgeauville est bien, très-bien, tu lui plais.

— Oh ! dit Charles en réprimant un sourire, qui vous fait penser cela, maman ?

— Tu sais que je suis allée la voir. Il n’a pas été question entre nous de la position que les dernières volontés de M. Doublet nous font vis-à-vis l’une de l’autre ; mais la pauvre enfant avait son secret sur les lèvres et dans les yeux. Quand je lui ai dit, un peu sans y penser, que Després était à sa disposition pour l’aider dans les affaires de la succession, qu’elle pouvait le regarder comme un second père, malgré son empire sur elle-même, elle n’a pu maîtriser son émotion. Je t’assure qu’en ce moment je me suis bien retenue moi-même pour ne pas lui avouer le plaisir que j’éprouverais à la voir devenir ma fille.

— Je n’aurais pas reconnu là votre prudence ordinaire, maman, dit Charles avec un grave hochement de tête.

— Elle te déplaît donc bien ? demanda madame Després ?

— Elle me plairait, répondit-il évasivement, que je ne l’épouserais pas.

— Pourquoi, mon Dieu ?

— Parce que je désire rester libre, parce que je ne veux pas si jeune attacher à mon pied ce boulet du ménage qu’il peut être très-doux à d’autres de traîner ; parce que je ne tiens pas à me clouer de mes propres mains aux murs de Damper. Mademoiselle Fanny, d’ailleurs, a mon âge, et si j’avais dû me choisir une femme à Damper, ce n’est pas à elle que j’aurais pensé.

Il se tut. Madame Després achevant sa pensée reprit ;

— Mais si ton cœur te portait ailleurs, qui t’a dit que nous aurions l’idée de contrarier tes goûts ? Mélite est charmante.

— Oui, mais…

— Il y a aussi un mais !

— Maman, elle est pauvre.

— Sa petite dot et le revenu de ton étude vous formeraient un très-joli revenu.

— Il est positif que nous ne serions pas tout à fait en danger de mourir de faim.

— Charles, peux-tu parler ainsi ! Oh ! on a bien raison de dire qu’on ne sait pas ce que deviennent les enfants qu’on élève. Vous avez été nourris de simplicité, et quelques liaisons imprudentes, quelques années dans les grandes villes, ont suffi pour te perdre.

— Que voulez-vous, maman ? pour moi, jouir, c’est vivre ; mener la vie étroite, mesquine, c’est végéter. Chacun a ses idées là-dessus. Vous trouverez assez d’imitateurs dans mes frères. Leur plan de bonheur est ceci : vivre et mourir à Damper ! Pour le mariage leurs idées diffèrent également des miennes. Voilà Olivier qui, quand il se sera assuré une cinquantaine de clients, sera tout prêt à vous prier d’aller demander pour lui Mélite en mariage. Le pauvre garçon fait tout ce qu’il peut pour dissimuler la crainte qu’il éprouve de me voir céder à vos instances. Moi parti, il espère bien se faire aimer et il y réussira. Mélite ne perdra pas au change. Olivier fera un excellent mari, il continuera les traditions de famille si chères à mon père, et s’il a des enfants il leur fera, après vingt ans, pratiquer l’obéissance.

Comme il disait ces paroles, la figure rubiconde de Suzanne apparut à la limite du jardin.

— Madame, on vous demande, cria-t-elle.

Madame Després se leva.

— Écoute, Charles, je vois bien que je n’ai pas été assez heureuse pour te convaincre, dit-elle affectueusement ; mais, je t’en prie, réfléchis encore à tout cela, ne te hâte pas de prendre une décision. Le testament de M. Doublet ne sera pas ouvert avant huit jours, tu as encore du temps devant toi, pèse bien toutes nos paroles et ne te presse pas de communiquer à ton père ta décision irrévocable. Moi, qui n’ai en vue que ton bonheur, ton seul bonheur, mon enfant, je veux encore espérer que tu te rendras à nos désirs.

— N’espérez pas trop, ma mère. Cependant je suivrai votre conseil, je me raisonnerai moi-même et je ne me prononcerai qu’au dernier moment.

Sur cette promesse, Madame Després s’éloigna.

Charles, sa mère partie, appuya ses deux coudes sur ses genoux, et, se pressant le front de ses deux mains :

— Quel démon d’ambition et de révolte se cramponne donc ainsi à mon cerveau, pensa-t-il tout haut, et me donne le triste courage de résister à ma sainte mère !


VII


Quinze jours s’étaient écoulés depuis la mort du notaire ; l’ouverture de son testament avait révélé ses dernières volontés relativement à son étude, et Charles Després ne pouvait pas sortir sans rencontrer un Dampérois qui le félicitait chaudement. Il recevait ces félicitations d’un air glacé et y répondait d’une façon évasive. Le temps où il devait se prononcer définitivement était cependant venu.

— Aujourd’hui tu me donneras une réponse définitive, lui avait dit son père le matin même.

Charles avait fait un signe affirmatif et s’était lentement dirigé vers la maison de M. Doublet. Il n’y avait pas mis les pieds depuis la visite à laquelle nous avons assisté, et à la porte la vieille Perrine le reçut mal.

— Vous n’êtes donc pas mort, monsieur ? dit-elle avec aigreur ; j’avais envie de vous croire trépassé. Le petit Jules a fait comme vous ; c’est un petit bon à rien qui aime mieux dénicher des nids que rester à son ouvrage.

— C’est bon, c’est bon, dit Charles d’un ton conciliant ; je le sermonnerai, Perrine.

— Avec ça que vous aurez bonne grâce à le faire.

— Ce n’est plus la même chose. M. Jacques, d’ailleurs, était chargé de l’étude.

— Oui, mais voilà deux jours que le pauvre homme est malade, lui aussi. C’est depuis que Jules a décampé. Ce n’est pas comme M. René. En voilà un bon garçon et un écrivassier fini ! Il est toujours fourré dans l’étude, tout comme du temps du défunt. Il n’en sort que pour ses repas.

— C’est très-beau, Perrine, c’est très-beau, en vérité. Je vais lui faire mon compliment.

Et, sans attendre les autres réflexions de la vieille femme, il se glissa dans le corridor et entra dans l’étude. René s’y trouvait, en effet, mais non point à sa place ordinaire. Outre les deux grandes croisées, qui éclairaient imparfaitement le vaste appartement, et qui donnaient sur la place, on remarquait dans la salle une de ces fenêtres petites et bizarres appelées à guillotine, dont le mécanisme rappelle un peu, en effet, celui de l’épouvantable instrument. Cette fenêtre, percée là on ne savait trop pourquoi, n’était jamais ouverte, et ses très-petits carreaux, moins soignés encore que ceux des deux grandes croisées, étaient devenus parfaitement opaques. Le jeune clerc avait cependant transporté là ses engins de travail ; il avait exhaussé son pupitre et il écrivait debout, ce qui mettait sa tête de niveau avec la fenêtre, dont la partie inférieure était soulevée.

En entendant la porte s’ouvrir, il se détourna, et dans la fugitive expression qui passa sur ses traits, on aurait démêlé une sorte d’appréhension jointe à un déplaisir assez vif. Charles alla droit à lui, et ils échangèrent une poignée de mains. Entre Charles et René il n’existait aucune intimité, mais les relations qu’ils avaient ensemble avaient cette apparence de cordialité banale qui naît d’elle-même entre gens dont l’âge, les goûts et la position sociale ne sont pas en trop violent désaccord.

— D’abord que je te fasse compliment sur ton assiduité, dit Charles ; Perrine est pleine de vénération pour toi. Mais quelle diable d’idée as-tu eue de te transporter sous cette lucarne ?

Les joues du jeune homme prirent une teinte plus foncée, et il leva négligemment la tête.

— C’est pour la vue, dit-il.

Malgré toutes ses préoccupations, Charles ne put s’empêcher de sourire. Par cette petite fenêtre, le regard plongeait dans une cour humide, au delà de laquelle un jardin potager étendait ses carrés de choux. Rien d’inutile n’existait chez M. Doublet. Ce petit jardin donnait régulièrement sa récolte de légumes. Des allées sablées n’y traçaient pas leurs lignes nettement accusées, d’étroits sentiers pleins d’herbe les remplaçaient.

— Farceur ! dit Charles ; un Dampérois de sang et d’habitudes n’aurait pas mieux dit. Donne-moi une autre raison que celle-là.

— Je n’en ai pas d’autre.

— Allons donc !

— Positivement, la vue du jardin me paraît plus récréative que celle de la place. Les choux sont d’une couleur plus agréable à l’œil que les pavés ; j’aime mieux les choux.

— Ajoute, et la tonnelle.

Un imperceptible tressaillement de René échappa à Charles, qui continua :

— Elle est horrible, cette tonnelle, mais les capucines font un joli effet ; il y a toujours eu là des capucines, et le patron, quand il faisait beau, allait souvent feuilleter ses paperasses dans ce coin du jardin. Je vois encore d’ici sa casquette rousse à travers le treillage.

Il y avait, en effet, au fond du petit jardin, une tonnelle simplement formée de hauts bâtons croisés, mais couverte d’un épais tissu de plantes grimpantes, et si, au moment où Charles évoquait le souvenir de la casquette rousse qui s’y montrait naguère, il eût regardé plus attentivement, il eût aperçu parmi les calices rouges et veloutés des capucines une chevelure noire, contre laquelle ils produisaient le plus ravissant effet. En ce moment même, la personne assise dans la tonnelle se leva, et le profil pur de Fanny se montra au dessus du treillis.

— Puisque la vue du jardin ne te récrée pas, assieds-toi, dit René, en portant vivement la main à la partie mobile de la fenêtre, qui glissa dans les rainures et tomba avec bruit.

Et il s’assit lui-même vis-à-vis du jeune homme en disant :

— Aurai-je l’honneur, ainsi qu’on le dit dans Damper, de devenir ton premier clerc

— Je ne le pense pas, répondit Charles ; des deux présents qui me sont faits, c’est encore l’étude qui me va le moins.

— Plaît-il ? fit René d’un air inquiet, je ne comprends pas.

— Mon Dieu ! je puis bien te dire cela à toi. Mon patron m’a donné son étude, à condition que j’épouserais sa pupille.

— Ah ! fit René en appuyant son front large et bombé sur sa main par un geste qui avait quelque chose de douloureux.

— La condition, heureusement, n’a pas été mise dans le testament.

— Tu dis heureusement ! cela ne te plaît donc pas ?

— Hélas ! non, c’est pour obéir au désir de mon père que je suis resté deux ans dans cette étude ; je n’ai jamais eu l’intention d’y prendre racine, encore moins celle d’épouser mademoiselle Fanny. Si je pouvais m’y résigner !

Un soupir à demi étouffé passa par les lèvres serrées de René.

— Tiens, dit Charles en le regardant fixement, est-ce que par hasard tu envierais mon legs ?

— Si je l’envie ! s’écria impétueusement le jeune homme.

— Ah ! mais prends garde, il est double. Est-ce la femme ou l’étude qui t’arrache ce soupir ?

Charles plaisantait. Naturellement égoïste, il s’occupait beaucoup de lui-même et fort peu des autres. Aussi sa pénétration naturelle avait-elle été tout à fait mise en défaut en ce qui regardait son collègue. En ce moment où le secret du pauvre clerc était prêt à lui échapper, il ne devinait pas la nature de son émotion et ne s’apercevait pas qu’il le torturait cruellement.

M. Doublet faisait bien six mille francs par an, répondit héroïquement René en se prenant la tête à deux mains.

— C’est superbe pour Damper, je n’en disconviens pas ; mais aussi l’air qu’il respirait était saturé de l’odeur du papier timbré. Quelle vie ! tu es un piocheur, cela t’irait, peut-être ?

— Oui, répondit laconiquement René.

Charles se leva, et, les deux mains dans les poches, il se mit à arpenter l’étude de long en large.

René, voyant cela, se remit à son travail, et bientôt on n’entendit plus que ce double bruit : celui d’une plume qui, guidée par une main fiévreuse, courait en grinçant sur le papier, celui d’un pas régulier qui faisait résonner le plancher sonore.

Charles se promena ainsi pendant une demi-heure, les mains dans les poches, la tête baissée sur sa poitrine, et puis il se dirigea vers le bureau de M. Doublet et s’assit dans le vieux fauteuil de cuir. Son regard, trahissant les pensées contradictoires qui lui bouleversaient l’âme, parcourut lentement la vaste pièce dans tous ses recoins ; il s’attacha sur les murs, recouverts d’une boiserie terne, sur les toiles d’araignée qui flottaient aux angles du plafond, sur les paperasses jaunes, sur les bouquins poudreux, sur le large bureau couvert de poussière et d’encre sèche. On eût dit que, se voyant par la pensée irrévocablement attaché en ce lieu, il essayait de se rendre compte de ses impressions à venir. Tout à coup il se leva, fit en respirant bruyamment un mouvement d’épaules, comme pour se débarrasser d’un fardeau imaginaire, prit son chapeau et sortit en courant, après avoir jeté comme adieu à René ces mots :

— Mon cher, sois heureux ; l’étude est à vendre.

La plume échappa aux doigts de René.

Cette nouvelle inattendue, et, il faut bien le dire, inespérée, lui causa une émotion telle, qu’il demeura un instant immobile, étourdi, incapable de dompter son saisissement. Mais cela n’eut que la durée d’un éclair. Repoussant loin de lui le lourd pupitre, il se leva à son tour et s’élança dehors si impétueusement, qu’il faillit renverser Perrine qui, debout sur le seuil de la porte d’entrée, le torchon élégamment roulé sur la hanche gauche, regardait d’un œil surpris Charles traverser la place d’un pas rapide.

— Dieu me pardonne ! dit-elle tout haut, en rajustant sur ses cheveux gris la coiffe qui au choc du coude de René avait tourné sur sa tête comme tournait sur son pivot le croissant doré de la girouette de la maison en face, les clercs sont tous fous aujourd’hui. M. Charles ne m’a pas même demandé des nouvelles de notre demoiselle, qu’il n’a pas eu l’honnêteté de venir voir une fois depuis qu’ils sont fiancés, et voilà M. René, qui ordinairement ne bouge pas de l’étude, qui s’en échappe comme s’il avait le diable à ses trousses. Seigneur, qu’est-ce qui leur passe donc par la tête ?


VIII


Pendant que Perrine cherchait à résoudre son problème, René avait remonté la place et enfilé deux ruelles montueuses. À la porte d’une des vieilles maisons qui bordaient la dernière, il s’arrêta, prit une clef dans la poche de son gilet et la glissa dans la serrure. La lourde porte s’ouvrit et il entra. Dans un grand salon nu et sombre, filait au rouet une vieille femme mise avec la plus grande simplicité. Cette maison et sa propriétaire présentaient à Damper l’arriéré, le rococo, l’antédiluvien ; la maison Després, en comparaison, était tout ce qu’il y avait de plus moderne. Cette vieille femme était pourtant la représentante d’une des honorables familles de Damper, dont la richesse s’était évanouie à la suite de nombreux malheurs.

Elle vivait dans une pauvreté voisine de la misère avec Mélite et René, qui étaient ses petits-neveux et pour l’éducation desquels elle avait sacrifié ce qui lui restait d’aisance. En voyant entrer René, son pied et sa main s’arrêtèrent et elle le regarda de son œil réfléchi.

— Qu’as-tu ? demanda-t-elle.

Elle pouvait le demander. La figure énergique du jeune homme avait une singulière expression, il était pâle, et pourtant la sueur mouillait ses tempes.

— Ma tante, l’étude est à vendre, dit-il d’une voix dont il ne pouvait régulariser les inflexions émues.

— Comment ! à vendre ? Doublet ne l’avait donc pas léguée au fils de Després, comme on disait ?

— Si, mais Charles refuse de devenir notaire à Damper.

La vieille demoiselle joignit ses mains sèches.

— Est-ce possible ! exclama-t-elle.

— C’est possible, et vous comprenez quelle idée m’est venue, ma tante ?

— Celle de l’acheter ; cela a été ton rêve depuis que tu y es entré comme clerc. Qui aurait cru que tu aurais aimé le notariat, que tu détestais tant ? Mais tu parles d’acheter, et l’argent, où le prendre ?

— M. Doublet n’avait pas plus d’argent que moi quand il a acheté son étude.

— Oui, mais le père de Fanny, qui faisait de la banque et qui était riche alors, s’était porté sa caution. On ne trouve plus d’amis comme cela, mon enfant.

— Il y aurait bien un moyen, dit le jeune homme, en hésitant.

— Lequel ?

René soupira, devint pourpre, et dit en baissant les yeux :

— Si j’avais seulement à proposer une hypothèque sur la maison !

Mais en voyant le nuage qui assombrit le visage vénérable de la vieille femme il reprit vivement.

— Non, mais je crois pouvoir me procurer une garantie hypothécaire. Ceci ne m’arrêtera pas.

J’avais d’autres plans, d’autres espérances, aujourd’hui je consens à les abandonner, je suis prêt à me faire notaire ; mais, pour en avoir le courage, il me faut la perspective d’un peu de bonheur. C’est pour l’amour de mademoiselle Fanny que je me suis fait à l’idée de ne jamais quitter Damper. Aujourd’hui je désire qu’elle le sache.

— Comment ! René, tu songerais à l’épouser ? s’écria mademoiselle Bonnelin.

— Je songe à lui faire savoir que par mon travail j’aurai à lui offrir dans un avenir prochain une position suffisante. À Damper on peut faire cela. Ne m’avez-vous pas dit cent fois que le mariage de mon père et de ma mère, arrangé depuis longtemps, n’avait eu lieu que quand mon père était arrivé aux appointements de 1800 fr. ?

— Autrefois cela se faisait ainsi, mais aujourd’hui !

— Aujourd’hui, cela peut se faire encore.

— Est-ce sérieusement que tu parles ?

— Très-sérieusement, ma tante. La vie de notaire avec cette étude dont je ne puis payer le premier sou me semblerait impossible sans l’espoir de me voir agréé par mademoiselle Fanny. S’est-elle aperçue que je pensais à elle, je ne le crois pas. Mais qu’elle me donne l’ombre d’une espérance, qu’elle m’assure qu’elle est libre de tout autre engagement, et je fais de cette étude un levier pour arriver à l’aisance, sinon à la fortune.

Il parlait avec feu sans prendre garde à l’air assez désapprobateur de la vieille demoiselle.

— Nous reparlerons de cela, mon enfant, dit-elle. Te marier, mon Dieu ! y as-tu songé ? nous avons du temps devant nous.

— Du temps ! ma tante ; je vous supplie d’aller la voir aujourd’hui même, à l’instant.

— Aujourd’hui ! répéta mademoiselle Bonnelin avec stupéfaction.

— Oui, si vous m’aimez, ce ne sera ni dans huit jours ni demain, ce sera aujourd’hui.

Mademoiselle Bonnelin garda le silence. Elle ne pouvait se tromper sur l’expression de la physionomie du jeune homme, ni douter que l’affection qu’il éprouvait pour la pupille de son patron ne fût un sentiment profond et vrai, mais elle le trouvait imprudent. L’hésitation de sa prévoyance ne dura pourtant qu’un moment ; Fanny, avec la petite fortune qu’elle possédait maintenant lui paraissait à la réflexion un parti sortable. D’ailleurs, elle ne désirait qu’une chose en ce monde : le bonheur de René et celui de Mélite.

Elle arrêta brusquement son rouet, se leva, secoua son tablier de mérinos noir, et jeta sur ses épaules courbées un châle aux dessins antiques posé sur le dossier d’une chaise, près d’elle.

Puis elle se tourna vers René.

— Ainsi donc, commença-t-elle, je lui dirai que…

René pâlit, et, d’une voix ferme, il ajouta

— Que je lui ai donné ma vie, que je n’aurai d’autre femme qu’elle.

— C’est bien. Où te retrouverai-je ?

— Ici.

Mademoiselle Bonnelin sortit, René s’approcha de la fenêtre, la vit remonter la ruelle de son pas lent et mesuré, et la suivit des yeux tant que cela lui fut possible, puis il se mit à arpenter le silencieux appartement comme pour calmer son impatience, sans daigner, prêter l’oreille à une joyeuse chanson, que la voix harmonieuse de sa sœur lui envoyait du verger.


IX


Charles Després, en quittant l’étude, était retourné chez lui, et, apprenant que son père était au jardin, il s’y rendit.

M. Després était bon jardinier et mettait la main à l’œuvre quand il le fallait.

Son jeune domestique, novice encore, ne labourant pas la terre à sa façon, il s’était dépouillé de son paletot pour lui donner une leçon. En voyant son fils venir à lui, il ordonna d’un geste à l’apprenti jardinier de s’éloigner, et appuyé sur sa bêche, il l’attendit.

— Mon père, dit Charles sans préambule, ma décision est irrévocablement prise : je ne succéderai pas à M. Doublet.

M. Després ne répondit rien. Il marcha vers le poirier sur la branche duquel il avait jeté son paletot, le revêtit, et, essuyant la sueur qui mouillait son visage :

— Je vais dire cela à mademoiselle Bourgeauville, dit-il laconiquement, et lui annoncer que, comme tu renonces à l’étude, elle peut la faire vendre.

— Mais, mon père…

— Mais quoi ?

— Il me semble que l’étude reste quand même ma propriété. La loi me la donne.

— La loi oui, mais la loyauté non. M. Doublet ne t’aurait pas fait cet avantage au détriment de sa pupille s’il avait vécu assez pour savoir que tu refuserais de l’épouser. Il nous a expliqué clairement ses intentions devant elle. Le legs n’était fait qu’en vue d’un mariage que dans son ignorance de tes véritables sentiments il regardait déjà comme accompli.

Charles était devenu sombre. Il trouvait que son père exagérait terriblement la délicatesse.

Mais en ce moment il ne voulait pas l’irriter.

— Faites comme vous l’entendrez, mon père, répondit-il ; mademoiselle Bourgeauville décidera, et plus tard nous verrons.

M. Després, sur cette réponse équivoque, se rendit immédiatement chez Fanny. À la porte il rencontra mademoiselle Bonnelin, qui sortait. Sa figure était grave, triste même. Ils se saluèrent sans se parler, tant ils étaient absorbés l’un et l’autre dans l’affaire qui les occupait.

Perrine conduisit M. Després dans la chambre de la jeune fille.

Elle était assise à sa place ordinaire près de la fenêtre. Sa toilette de deuil avait une élégance sévère qui ne rappelait en aucune façon les toilettes très-simples et de très-mauvais goût qu’elle avait portées jusque-là. Ses cheveux étaient disposés avec plus d’art, et cette transformation extérieure rendait sa beauté vraiment remarquable ou, pour parler plus justement, la faisait beaucoup plus remarquer.

Elle tenait un ouvrage entre ses doigts, mais elle ne travaillait pas. En voyant entrer M. Després, elle passa vivement la main sur ses yeux, et, se levant, lui indiqua du geste un siège encore placé en face d’elle et qui avait sans doute été occupé par mademoiselle Bonnelin.

— Êtes-vous malade, mademoiselle ? dit-il en remarquant qu’elle était très-pâle.

— Non, monsieur, répondit-elle d’une voix altérée, je suis très-bien.

— Alors je puis m’occuper de la commission dont je suis chargé. Je vous le dis avec chagrin, il n’entre pas dans les goûts de mon fils Charles de se faire notaire et il refuse de devenir le successeur de votre tuteur.

— Je le savais, monsieur, répondit Fanny les yeux baissés.

— Vous le saviez ?

— Mademoiselle Bonnelin vient de me l’apprendre.

— Il ne vous reste donc plus qu’à vendre cette étude dont le prix, mon enfant, va doubler votre fortune.

— Cette étude est à… à… votre fils, monsieur.

— Permettez, mademoiselle. S’il avait, à notre satisfaction à tous, rempli les désirs exprimés par M. Doublet, elle lui appartiendrait de droit, c’est vrai. Du moment qu’il lui plaît de chercher ailleurs un bonheur qu’il avait à sa portée et de s’arranger une autre destinée, consciencieusement parlant, il n’y doit plus prétendre.

Fanny arrêta son regard sur la figure loyale de son interlocuteur et lui tendit la main.

— Je comprends toute votre délicatesse, monsieur, dit-elle avec émotion, mais je n’accepterai pas ce sacrifice. Que M. Charles repousse cette main, il en est libre ; mais il reste à mes yeux le propriétaire de l’étude et il peut en disposer comme bon lui semble. Ce que mon tuteur m’a laissé suffit d’ailleurs grandement à mes besoins.

— Vous êtes une noble fille, répondit M. Després en serrant la main de Fanny et en la gardant dans les siennes ; mais je ne veux pas non plus, moi, que vous soyez dupe de votre délicatesse. Si Charles est assez fou pour refuser le bonheur simple et vrai qui s’offrait à lui, d’autres seront mieux avisés, et c’est à celui que vous choisirez que vous faites tort en ce moment.

Fanny hocha mélancoliquement la tête.

— Je ne vous dirai pas ce que je pense là-dessus, dit-elle ; mais aucune considération ne peut me faire me départir de la résolution que j’ai prise.

M. Després la regardait.

— Charles est un ambitieux, un rêveur, dit-il lentement, mais il n’est pas méchant. Or, comme il n’a pas le genre de volonté qui fait réussir, les premières déceptions l’abattront et dans tous les cas il se laissera aveugler, car, je suis bien obligé de l’avouer, tout point d’appui moral lui manque. Mais il peut se corriger, il peut avoir des regrets. Si dans quelque temps il revenait vers vous, lui pardonneriez-vous ?

— Je ne sais, dit Fanny faiblement.

Et relevant soudain la tête.

— Pourquoi manquerais-je de franchise envers vous, monsieur, continua-t-elle vivement. Ne le lui dites pas maintenant, car il s’étonnerait, il me mépriserait peut-être ; mais tant qu’il sera libre, j’attendrai.

— Tenez, il n’est pas digne de vous, dit impétueusement M. Després ; mais j’accepte en son nom cette espérance. Je vais lui porter votre réponse en ce qui concerne l’étude. Pour l’autre question, je me réserve de lui en parler quand il regrettera la folie qu’il fait. Je vous le dis sur l’honneur, j’éprouverai un immense regret si je ne puis jamais vous appeler ma fille.

Sur ces paroles, il quitta Fanny et reprit lentement le chemin de la maison.

Charles l’attendait dans le jardin.

Il lui raconta brièvement ce qui s’était passé entre lui et Fanny. Charles admira la générosité de la jeune fille, mais ne parut pas décidé à revenir sur sa décision.

— Et maintenant quels sont tes projets ? lui demanda tout à coup son père.

— J’irai à Paris, répondit Charles, et je verrai à faire fructifier l’argent que me rapportera la vente de l’étude.

— Quel prix en demanderas-tu ? reprit M. Després, après un grand silence.

— Je ne la donnerai pas à moins de trente mille francs.

— Et si tu trouvais trente mille francs, tu la donnerais ?

— Tout de suite, pour en être débarrassé.

— C’est bien, alors tu peux la regarder comme vendue.

— Est-ce qu’on vous a chargé de l’acheter ?

— Oui.

— Pour qui ?

— Pour Francis.

— Mais Francis n’a pas l’âge, mon père.

— Je le sais bien ; aussi lui ai-je trouvé un homme de bonne volonté qui la lui tiendra jusqu’au moment où il pourra en devenir le titulaire.

— Ah ! et cet homme, c’est…

— C’est moi.

— Vous ? s’écria Charles au comble de la surprise.

— Oui, moi.

— Mais, mon père, vous n’y avez pas pensé ; vous avez laissé votre place de juge de paix parce que vous aviez besoin de repos, et vous iriez prendre une charge deux fois plus pesante ?

M. Després se leva, et, se tournant vers son fils :

— Dussé-je y user ce qui me reste de vie, je la prendrai, dit-il d’une voix grave et qui vibrait d’une émotion contenue. Si je ne suis pas assez heureux pour donner à mes enfants le bonheur qu’ils rêvent, du moins ai-je la conscience de n’avoir rien négligé pour assurer leur avenir en ce monde. Cette vie de labeur que j’ai menée, je la recommencerais, dût l’ingratitude en être encore la récompense. Avant de prêcher le devoir aux autres, j’ai rempli le mien et je le remplirai jusqu’au bout, s’il plaît à Dieu. Ah ! tu as souvent aspiré après ce moment qui te fait libre. Mon autorité te semblait gênante, tu t’es intérieurement révolté de la résistance que j’ai apportée à des projets qui ne m’offraient aucune garantie solide de succès et qui pouvaient compromettre une partie de cette fortune péniblement gagnée. J’ai agi suivant ma conscience, et, j’en ai la certitude, quelque destinée que tu te fasses, un jour viendra où tu rendras justice à ton père et où tu le remercieras peut-être de sa prudence.

Et avant que Charles eût pu répondre à ces paroles qu’il avait écoutées la tête baissée, il le quitta pour aller faire part à sa femme de ces divers incidents.

Dans son chemin il rencontra la bande joyeuse des gars. Il leur annonça brièvement le changement qui allait s’opérer dans la famille. Tous protestèrent généreusement contre le surcroît de fatigue qu’il allait s’imposer ; mais quand il croyait accomplir un devoir, rien au monde ne pouvait l’en détourner. Francis, le futur notaire, ne dissimula pas sa joie. Damper, pour lui comme pour ses frères, c’était le paradis terrestre. Cette atmosphère de considération qui les enveloppait leur paraissait agréable à respirer. Ils aimaient la vie libre et sans façon, les relations de famille et de parenté déjà établies. Quand les questions de vocation s’étaient agitées et qu’il avait été parlé à l’un d’eux d’aller planter sa tente au loin par les nécessités de position, il y avait fait, au grand bonheur de ses parents, l’opposition la plus énergique. Ils continuèrent donc leur promenade, enchantés de voir l’avenir du dernier d’entre eux aussi avantageusement fixé, et M. Després alla dans le salon retrouver sa femme.

Elle n’était pas seule. Mademoiselle Bonnelin était venue la visiter et lui avait annoncé la nouvelle si fâcheuse pour elle de la renonciation de Charles.

— Je suis bien aise de vous trouver, mademoiselle, dit M. Després en entrant, j’ai à parler à René.

Mademoiselle Bonnelin échangea un regard désolé avec madame Després.

— Vous lui direz que c’est moi qui succède à M. Doublet, continua M. Després.

— Toi, Marc ? s’écria sa femme qui crut que ses oreilles la trompaient.

— Oui, pour Francis. Tu comprends qu’il n’y avait pas à hésiter. Cette position est tout ce que nous pouvons demander de mieux pour lui ; et que seront quelques années d’attente ? Or je tiens beaucoup à mon premier clerc et je vous prie de lui dire, mademoiselle.

— Hélas ! monsieur, n’y comptez pas, répondit la vieille ; René nous quitte.

— Pour aller où ?

— Il n’en sait rien encore, mais son idée, je crois, est de se créer une position dans l’industrie. Le pauvre enfant ne s’était fait clerc que pour me plaire, et maintenant que l’étude change de mains et qu’il ne voit pas trop la possibilité d’en acheter une, il revient à ses anciens projets et ne veut plus rester à Damper.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit madame Després en joignant les mains, qu’ont donc nos enfants de vouloir ainsi s’éloigner de nous ?

— Ils sont jeunes, ma femme, et par conséquent inexpérimentés et quelque peu présomptueux. Ils veulent être heureux à leur manière et s’imaginent se montrer plus habiles que leurs devanciers. Chacun d’eux dit : je veux tracer mon sillon. Tu me l’as conseillé cent fois, il faut se résigner à cela.

— La résignation vous est facile à vous, dit mademoiselle Bonnelin en soupirant. Que sera un enfant de moins dans votre maison. Mélite et moi nous n’avons que René.

— Si Charles ressemblait à René je serais peut-être le premier à le pousser hors de Damper, mademoiselle, dit M. Després avec vivacité. Il n’entre pas dans mes idées d’obliger mes enfants à calquer leur vie sur la mienne. Si je me défie des caprices et des illusions, j’aiderai de tout mon pouvoir une vocation qui me paraîtra sérieuse. Ce n’est pas après le plaisir, l’indépendance sans frein, la vie molle et luxueuse que court René, et à votre place j’applaudirais à la résolution qu’il a prise. Il est intelligent, entreprenant, mais froid, sensé, travailleur, et d’un caractère solide. Il réussira, vous verrez qu’il réussira.

— Dieu le veuille ! mais je vous quitte, voici du monde qui vous vient.

Le monde, c’était Mélite. La conversation ne changea pas de terrain. La jeune fille n’y prit point part. Sa figure rieuse s’était assombrie, et en voyant pleurer madame Després elle s’était mise à pleurer elle-même.


X


Quelques jours plus tard, la famille Després était réunie dans la petite cour qui précédait le jardin.

Cette petite cour devenait, l’été, après le souper, le lieu de réunion. La ville était à vingt pas et on avait l’air de se trouver à la campagne. Un large banc peint en vert était placé contre la muraille tapissée par la vigne, et quand les gars jugeaient à propos de ne plus agacer leurs chiens, ou de ne plus lutter d’adresse à quelque petit jeu de collège remis un instant en honneur, ils prenaient place auprès de M. et de madame Després.

Ce soir-là la petite cour était silencieuse, chacun semblait absorbé dans ses pensées.

La nuit venait, une nuit d’une indescriptible beauté. Il n’y avait pas de lune, mais l’atmosphère avait une telle transparence que, bien qu’il fût dix heures, on pouvait aisément distinguer tous les objets. Sur le ciel incolore, l’église traçait en noir au dessus des toits la flèche élancée de son clocher, ses élégants contre-forts, ses gargouilles hideuses, ses animaux fantastiques.

Et c’était vers l’église que se levait le plus souvent le regard de madame Després assise entre son mari et Charles.

— Ces fleurs, le soir, ont l’odeur presque trop forte, dit Charles tout à coup.

Dans le jardin les lis étaient en fleurs ; dans la cour deux grands genêts d’Espagne montraient le jour leurs magnifiques panaches d’or, et le parfum suave qui s’en exhalait pouvait en effet paraître presque trop pénétrant à Charles dont la sensibilité nerveuse était ce soir-là puissamment excitée.

— À Paris l’odeur des fleurs ne t’incommodera pas souvent, répondit la voix de Francis.

Et le silence se fit de nouveau, interrompu de temps à autre par un chuchottement indistinct que personne ne paraissait écouter. C’était madame Després qui, une main sur l’épaule de Charles, lui murmurait à l’oreille de ces paroles comme une mère seule peut en trouver dans les occasions qui lui paraissent solennelles, pour parler à son enfant.

Il écoutait ému, violemment ému, cette voix tendre qui n’avait pu le persuader, mais qui ne se lassait pas de lui répéter qu’il serait toujours le bienvenu, le bien aimé.

Quand onze heures sonnèrent, M. Després se leva.

— Rentrons, dit-il de sa voix ferme et grave. La nuit sera courte pour Charles et pour Olivier qui va le conduire.

À quelle heure part la diligence ?

— À six heures, répondit Ollivier.

— Donc, vous partirez de Damper à quatre. Il faut nous séparer. Adieu, mon fils. Puisses-tu réussir dans ce que tu entreprendras et rester toujours un honnête homme ! Pense quelquefois à nous.

Il embrassa Charles qui s’était avancé vers lui et qui passa ensuite dans les bras de ses frères. Ceux-ci suivirent leur père qui rentrait. Quand ils eurent disparu, Charles se retourna vers sa mère qui ne s’était pas levée. Il entoura son cou de ses deux bras et se laissant glisser à genoux :

— Adieu, ma mère ; adieu, maman, murmura-t-il.

Et une voix basse, pleine de larmes, répondit :

— Adieu ! Charles, mon enfant !

— Ma mère, je reviendrai, reprit-il.

— Oui, mon fils, heureux ou malheureux, reviens.

Il se levèrent tous deux, et, lui la soutenant, ils rentrèrent.

À la porte de sa chambre, il l’embrassa encore et ils se séparèrent.

Le lendemain, avant le jour, la porte de l’appartement occupé par madame Després s’ouvrit doucement. Elle traversa sans bruit le corridor encore sombre et ouvrit une porte. Le jour naissant entrait librement par les fenêtres sans persiennes et éclairait confusément quatre lits placés aux quatre coins de la vaste chambre. Dans chacun d’eux il y avait un jeune homme endormi. Elle marcha vers celui du fond, à droite. Charles dormait là mais non pas du tranquille sommeil de ses frères. Son front était mouillé de sueur, ses lèvres balbutiaient, ses deux bras pendaient hors des couvertures et sa tête avait glissé de dessus l’oreiller. Madame Després s’assit près du lit, et ses deux mains jointes sur les genoux, elle demeura immobile, regardant son fils.

Elle l’avait vu bien des fois partir, et jamais une telle amertume n’avait rempli son cœur.

C’est que cette fois il partait pour longtemps, pour toujours peut-être, de son plein gré, et qu’il s’éloignait d’eux, poussé par cet amour de l’inconnu qui lui faisait peur à elle.

Elle se rappelait son enfance débile, sa fougueuse adolescence ; elle regardait son front blanc et moite sur lequel pas un nuage ne passait, qu’elle ne le fît évanouir sous le souffle de sa tendresse.

Maintenant qu’il partait seul, où allait-il ? que ferait-il ? qui le soutiendrait, le fortifierait, le consolerait ? Allait-il écouter sans défiance cette voix fatale qui s’élevait des bas-fonds de sa nature et abuser de cette liberté si ardemment désirée ? De tous ses enfants c’était celui qu’elle n’aurait jamais voulu perdre entièrement de vue. Les autres moralement et physiquement étaient sains et forts, il était lui, le faible, faible de corps et d’âme ; d’âme surtout : son âme ardente souffrait, et elle n’avait pas confiance dans les remèdes auxquels il voulait recourir. Sous l’influence de ces craintes secrètes, inavouées, qui en ce moment revenaient avec une force nouvelle, la pauvre mère se mit à pleurer et les larmes qu’elle répandait étaient mille fois plus amères que celles qu’elle avait répandues autrefois auprès du berceau de son fils quand quelque danger avait menacé sa vie. Et Charles dormait toujours de son sommeil agité, rêvant peut-être à de riants projets d’avenir, et caressant les chimères qui hantaient ses veilles.

Un rayon de soleil, qui vint soudain faire étinceler les vitres, rappela l’heure à madame Després. Ne voulant pas, plus encore pour son fils que pour elle, renouveler la pénible scène des adieux, elle se leva, s’agenouilla un instant, murmura, dans son cœur, une prière, les lèvres contre les cheveux emmêlés de son fils qui buvaient ses larmes, et sans oser l’embrasser autrement elle se releva et sortit comme elle était entrée, sans qu’un seul des dormeurs se fût douté de sa présence.

En se réveillant un quart d’heure plus tard, Charles porta vivement la main à son front qui ruisselait.

— C’est singulier, dit-il à Olivier qui se levait de son côté sans bruit et qui lui rappelait l’heure assez avancée, je rêvais qu’une pluie tiède me mouillait la tête, et je sens mes cheveux tout humides en me réveillant, c’est la sueur sans doute.

C’était moins la sueur, hélas ! que les larmes qui avaient coulé à flots des yeux de la pauvre mère.

Les jeunes gens firent diligence, et, comme quatre heures du matin sonnaient à l’église de Damper, Charles arrivait au pied de la côte abrupte qui bornait la ville au couchant. Là il se rencontra avec René Bonnelin qui avait le sac sur le dos et un bâton à la main.

Ils se souhaitèrent brièvement le bonjour et continuèrent en silence leur ascension. Arrivés au sommet ils s’arrêtèrent. René se retourna vers Damper, que le soleil enveloppait de rayons, et laissa errer sur la petite ville un regard profond et mélancolique, comme un regard d’adieu. Charles resta le dos tourné et ses yeux avides plongèrent jusque dans le lointain brumeux du vaste horizon qui se déroulait devant lui.

Bientôt apparut un petit tilbury traîné par un seul cheval et conduit par Olivier.

— Tiens, c’est toi ! dit-il en apercevant René abîmé dans sa contemplation, est-ce pour regarder le soleil se lever que tu es à cette heure sur la côte au Gril ?

— Non, je pars, répondit René, je vais à Rennes.

— Tu aurais dû me le dire, j’aurais pris l’américaine. Je suis désolé de n’avoir pas une place à t’offrir.

René secoua la tête.

— Merci, je ne suis pas si pressé d’arriver, dit-il.

Charles, qui s’était placé auprès de son frère, lui lança un regard surpris.

— Heureux les patients ! dit-il avec le sourire légèrement moqueur qui lui était particulier ; mais, pour mon compte, la vie me paraît trop courte pour que je ne presse pas un peu les choses. Puisque j’arrive avant toi à Rennes, veux-tu me charger de tes commissions ? ajouta-t-il plaisamment.

— Volontiers, dit René gravement ; arrête-moi une place dans la diligence qui part ce soir, je te prie.

— Quelle destination ?

— Paris.

Charles dissimula l’étonnement profond que ce mot lui causait, fit un signe d’assentiment et donna son frère le signal du départ. René regarda Damper une dernière fois, et, ramassant sa canne qu’il avait jetée près de lui sur le gazon, il suivit de loin la légère voiture qu’il perdit bientôt de vue.

C’est ainsi que, par un hasard des plus singuliers puisqu’il n’y avait eu entre eux aucune convention, les deux clercs de M. Doublet quittèrent Damper le même jour et à la même heure. L’un s’en allait la fièvre dans le sang, l’ambition au cœur, à la recherche du plaisir, de la fortune et du succès, tout prêt à briser les portes qui ne s’ouvriraient pas assez vite devant lui ; l’autre, le front pensif, le cœur plein de regrets, mais doué de modération, de patience et d’énergie, se préparait à entrer en lutte contre sa mauvaise fortune avec ces seules armes : le travail et la foi.

Ce jour-là, à Damper, le bedeau en allant sonner l’Angélus trouva, chose rare, des personnes qui étaient arrivées avant lui à l’église et qui, assises sous le porche gothique, attendaient qu’il voulût bien la leur ouvrir. C’étaient, il est à peine besoin de le dire, madame Després, Mélite et sa tante. Chacune d’elles priait suivant les besoins de l’être chéri qui s’éloignait, et dans la mesure de ses craintes ou de ses espérances.

— Mon Dieu ! écartez de lui tout danger et ramenez-le moi s’il est malheureux, balbutia madame Després avec angoisse.

— Mon Dieu ! bénissez son travail et ses efforts, dit la tante de René.

— Mon Dieu ! faites qu’il vous aime toujours, murmura Mélite avec ferveur.

Dans ces cœurs dévoués, l’éloignement des deux clercs devait rester comme une souffrance latente, persistante. Ailleurs on se fit bien vite à leur absence. René avait peu d’amis, peu de relations intimes, et pour ce qui regardait Charles les gars remplissaient tellement encore la maison paternelle, qu’il n’y fit point de vide sensible.




DEUXIÈME PARTIE

I.


Mélite à René.
Damper.
Mon Cher Frère,

Il m’est impossible d’attendre ta première lettre. À peine revenue dans cette vieille maison qui semble porter ton deuil, tant elle paraît sévère et triste, je me suis assise devant ton bureau d’écolier, ce pauvre petit bureau tout imbibé d’encre, pour te griffonner quelque chose.

Notre chère tante qui pensait à toi dans son coin m’a dit, en me voyant m’asseoir là : « Oui, écris-lui. » Et nous avions encore dans les yeux, l’une et l’autre, les larmes de notre adieu !

Mais je ne viens pas te confier nos attendrissements, encore moins te les faire partager. Il ne faut pas que tu croies que pendant que tu prends ton courage à deux mains pour te créer une carrière, celles qui t’aiment passeront leur temps à geindre lâchement. Non, mon cher René, il n’en sera pas ainsi. J’admire ton énergie, ta persévérance, et si j’étais un homme, j’agirais comme tu as agi. Je quitterais mon pays, puisque mon pays ne m’offre aucune position en rapport avec mes goûts et mes aptitudes ; je quitterais ma famille, puisque cette pauvre famille n’a, hélas ! qu’un cœur pour m’aimer, et pleine de foi dans le secours que Dieu ne refuse jamais aux hommes de bonne volonté, aguerrie contre la souffrance que je connais de vieille date, je m’élancerais comme toi dans le champ de la vie pour y tracer mon sillon.

Me voilà devenue bien vaillante, en vérité, et tu souris dans ta moustache. Que veux-tu ! tes paroles résonnent encore à mes oreilles, et, en parlant ainsi, je ne suis que l’écho de tes propres pensées. À force de vivre ensemble, de causer ensemble on en arrive à formuler les idées qui ont germé dans le cerveau des autres et à se les approprier.

Désormais je serai réduite à mon propre fond, me voici obligée de penser seule ! Je crains un peu de ne plus penser du tout. Les allures de mon esprit en ce moment me représentent les premiers pas que l’enfant fait hors de ses lisières. Comme il hésite ! comme il tremble ! comme il avance en chancelant et avec des airs éperdus ! Il faudra donc que tu m’encourages à marcher, mon cher René, à marcher sans toi. Ah ! pourquoi ceux qui s’aiment si bien ne peuvent-ils pas toujours rester unis par les habitudes de la vie, comme ils le sont par le cœur, l’esprit et l’âme ? Un peu de fortune en plus, un établissement industriel quelconque à Damper et nous ne nous quittions jamais ! Si peu que cela ! mettant entre nous tant d’espace et changeant tellement notre mode d’existence ! Résignons-nous et espérons surtout, n’est-ce pas, mon frère ?

J’attends ta première lettre avec une impatience bien peu raisonnable, car enfin tu n’auras pas l’ombre d’une nouvelle à nous annoncer. Mais qu’importe, on bâtit, on bâtit si vite en imagination. Ce qui me fera supporter ton exil, ce sera la pensée de te savoir occupé selon tes goûts, livré au genre d’affaires qui te passionnent. Je cherche à me représenter ton centre d’action, à te voir devenu quelqu’un. Je n’aime pas à te savoir sur une grande route, traîné par les chevaux d’une diligence, ou par le souffle ardent d’une locomotive, regardant, d’un œil triste, un paysage qui ne ressemble pas à celui sur lequel nos yeux se sont ouverts pour la première fois.

Je n’ai pas besoin de te recommander de nous écrire ce qui t’arrivera d’heureux, mais tu sais que, personnellement, je veux davantage. Tu sais que je veux être tenue au courant de tout. Les déceptions d’avenir font souffrir, mais bien autrement que les déceptions du cœur, celles-ci ne se racontent pas, celles-là se racontent et c’est déjà un grand soulagement.

Surtout rappelle-toi, cher René, la promesse solennelle que tu m’as faite dimanche dernier dans notre halte, sous le grand chêne creux de notre forêt. Tu t’es engagé à ne pas rester à souffrir à Paris. On ne souffre bien que près de ceux qu’on aime, on n’est bien soigné que par ceux qu’on aime. Si Paris ne te donne pas ce que tu vas y chercher : l’indépendance par le travail, abandonne le sans hésiter, reviens-nous, reviens-nous à temps. J’ai tant compati au sort cruel de ces malheureux poëtes, de ces jeunes savants, de ces pauvres artistes méconnus qui couraient y chercher la fortune, la gloire et qui rencontraient la hideuse misère, le sombre désespoir, quelquefois la dépravation. Mon frère, tu n’auras jamais, n’est-ce pas, le triste courage d’user tes forces et ton cœur dans la lutte que tu entreprends. Si l’industrie ne t’ouvre pas ses portes, si ton obscurité pose un obstacle insurmontable devant toi, ne te roidis pas inutilement contre l’impossible, reviens simplement vers nous, vers notre saine pauvreté, et une fois réconforté, retrempé, tu auras toute permission de prendre de nouveau ton vol, d’interroger de nouveau ce sphinx qui a nom : la Destinée.

Cela entendu, je te souhaite, mon cher René, tous les succès possibles. Tu nous reviendras millionnaire… peut-être, mais j’en suis sûre, aimant, croyant et heureux de retrouver ta vieille tante et ta petite sœur.

Mélite.


II

René à Mélite
Paris.

J’ai à peine quitté Damper, ma chère Mélite, et voici que tu me chantes déjà une sorte de joli chant de retour qui pourrait bien aggraver la nostalgie si j’avais eu le temps de tomber malade d’une maladie quelconque. Ta bonne petite lettre qui commence comme une fanfare guerrière, finit par une sorte de ranz des vaches des plus émouvants. N’aie pas peur, je tiendrai les promesses que je t’ai faites tant de fois et tout dernièrement sous le vieux chêne qui nous prêtait son ombre. Seulement, rappelle-toi que, là comme ailleurs, j’ai entendu plutôt le langage de ton cœur que celui de ta raison, et que tout en te promettant de ne pas rester à Paris, espérant contre toute espérance, je t’ai déclaré que je voulais réussir. Il faut que je réussisse. Puisque j’ai pu, dans un moment héroïque et douloureux, briser tous les liens qui me retenaient sur le pauvre sol aimé où j’ai toujours vécu, puisque j’ai pu quitter Damper parce que vivre notaire à Damper me semblait une sorte de suicide moral, puisque j’ai accepté d’être à charge pendant un an à deux femmes dévouées, dont l’une sèvre sa vieillesse de douceurs et l’autre sa jeunesse de plaisirs pour nourrir ce grand garçon qui devrait les nourrir, rien au monde ne me fera retourner en arrière. Donc pas d’amollissement, chère sœur, et reprenons ensemble le ton vaillant de la première page de ta lettre. J’ai une bonne santé, une foi et une tête de Breton. Avec cela on va loin, on résiste à tout, on pulvérise tous les obstacles et on devient maître, après Dieu, de sa destinée.

Mon voyage s’est fait rapidement. Je n’ai fait qu’une halte à la gare du Mans, et j’ai pensé qu’un voyage de ce genre t’intéresserait vivement. La salle d’attente seule est tout une étude. Voici une grande affiche, deux mots s’y trouvent : Saint-Nazaire — Vera-Cruz. Il n’y a plus de distances. Dans un autre coin un magasin de nouveautés a eu l’heureuse idée d’encadrer un miroir au milieu de sa réclame, toutes les femmes la lisent. Malgré ta généreuse recommandation je me suis logé dans les troisièmes, et sur ces bancs de bois, au bruit des chants avinés des conscrits, mes compatriotes, j’ai fait de beaux rêves dorés. Oui, ma sœur, des rêves. Dans mon cerveau de mécanicien il y a vraiment place pour tout. L’imagination et ses mirages, la poésie et ses enivrements éphémères ne veulent pas en déloger et y font bon ménage avec les formules algébriques. J’ai été arraché à mes idées particulières par l’entrée d’un petit abbé qui sentait son Breton d’une lieue. Je retrouvai le type parfait de nos meilleurs prêtres, ce je ne sais quoi de simple, de vigoureux, de patient qui est la physionomie même de l’homme des champs, après que le souffle divin a passé sur son âme pure, naïve et forte. Une commère, par ses questions indiscrètes, nous a rapprochés. Elle le questionnait brutalement, à brûle-pourpoint, et il lui répondait avec une simplicité d’enfant. Cela m’impatientait un peu. J’ai jeté dans la conversation quelques mots que son intelligence a immédiatement ramassés et j’ai opéré une diversion.

La questionneuse s’est mise à manger du saucisson et nous a laissés tranquilles. Nous avons causé de la Bretagne que nous quittions, causé de Paris qui nous était également inconnu. Grâce à lui je n’ai pas eu le temps de faire sur le paysage les réflexions mélancoliques que tu m’as prêtées. Mais je n’ai pu échapper aussi complètement aux parleurs des wagons. Ils parlaient si haut, ces bonnes gens ! Et le pivot de leur conversation était toujours le moi, le moi haïssable. Moi, je suis de l’Anjou, moi, je ne voyage que pour mes affaires, moi, je n’aime que le Petit Journal, moi, j’ai visité la Normandie, moi, j’ai fait la campagne d’Italie. Moi !

Que de fois je suis resté la tête à la portière uniquement pour échapper à tout ce verbiage. Alors, par le seul aspect de tout ce qui m’entourait, je m’apercevais que j’étais déjà bien loin de vous. En Bretagne les ponts sont formés de granit, plus loin le bois se joint à la pierre, plus loin encore de légères colonnettes de fonte remplacent les piles majestueuses. C’est joli mais cela ne nous ressemble pas.

Un train nous a passé, un parfum est venu jusqu’à nous, et notre œil a entrevu des monceaux de pommes éclatantes. Il n’y avait plus d’arbres dans les champs, mais des arbustes verts qui montraient çà et là leurs touffes sombres entre lesquelles s’élançaient les troncs blancs et élancés des bouleaux. Et puis la nuit est venue, nous nous sommes endormis et réveillés à Paris. Me voici donc à Paris, ma sœur, dans ce Paris tant rêvé. Mais ce n’est plus en rêveur, en artiste, que j’y arrive.

Je n’ai qu’un désir ; qu’un travail utile et conforme à mes aptitudes remplisse ma vie et la consume s’il le faut. Arraché à cette existence atrophiée de Damper, sorti de ce bureau malsain où je végétais parmi ce papier timbré comme un pauvre oiseau dans une cage de plomb, détaché par un douloureux effort de ma volonté, d’un rêve, de bonheur irréalisable, je me sens libre, je sens que je m’appartiens et je marcherai courageusement en avant. Mais en attendant que mon chemin soit tracé je me trouve un peu dans la position de la sentinelle perdue de Protais. Tu as remarqué cette simple gravure accrochée contre la tapisserie de ma chambre, auprès de ce cachet enfumé de ma première communion, que je t’ai vu glisser parmi mes gilets. Au milieu du désert aride, debout entre l’océan de sable et le ciel implacable, un jeune soldat, qui n’est point un troupier vulgaire, mais qui dans la pensée du peintre compte certainement parmi les maréchaux de l’avenir, interroge l’horizon. La crosse de son fusil touche le sol et il croise les mains sur cette arme, en ce moment inutile, par un geste qui serait plein de découragement s’il n’était pas aussi parfaitement calme. La note mélancolique de l’attente, de l’inconnu, de la solitude, est admirablement rendue ; ni en deçà ni au delà, une note juste. Le regard, l’attitude, le paysage ont une harmonie pénétrante qui fixe à jamais cette image dans la mémoire.

Mon regard aussi interroge l’espace, ma chère Mélite, mais ce n’est point sur les horizons illimités du désert qu’il se promène, c’est sur l’océan de plâtre, de tuiles et de pierres qui s’appelle Paris. Je suis logé tout près de Saint-Sulpice, j’ai l’église, un géant, devant les yeux. Donc vivez en paix me sachant dans ce saint voisinage. Qui donc pourrait oublier, renier, désespérer avec une église devant les yeux ? Demain j’ouvre la malle faite par ta main soigneuse, je mets tout ce que j’ai de plus beau et je commence mes visites. Adieu, fais une caresse à Tack en lui montrant ma carnassière pour qu’il sache bien de qui lui vient cette caresse, embrasse pour moi notre bonne tante, rappelle-moi au souvenir de tout Damper et crois-moi ton bien dévoué frère et ami.

René.


III


Mélite à René.
Damper.

Ta lettre, mon frère, nous a donné un de ces bonheurs intimes qui réconcilient avec la vie, avec ses dures exigences et ses inévitables amertumes. C’est qu’il s’en exhalait pour nous un parfum de sincérité qui a relevé notre courage, grandi notre force, fait refleurir nos espérances.

Comme c’était la première, une relique par conséquent, je l’ai généreusement abandonnée à tante Marie qui l’a pieusement placée entre les feuillets usés de son formulaire comme une image. Te voilà à jamais encadré dans ces pages saintes comme tu l’es dans son cœur plus saint encore.

J’ai fait de très-bonne grâce ce sacrifice. Tu connais notre tante, elle ne me demandera plus que deux choses : René se porte-t-il bien ? Est-il content ? Ses investigations n’iront jamais plus loin. Tu n’auras donc jamais à atténuer l’effet d’aucune confidence dans la crainte de l’inquiéter et de l’attrister.

Comme je relisais, pour la troisième fois peut-être, ce papier dont je voulais retenir le contenu, deux grands yeux brillants ont paru à la porte. C’était Tack qui n’osait pas entrer, qui restait là remuant sa grande queue noire et me regardant comme pour me dire : pardon ! Je l’ai appelé, ta carnassière n’était pas là mais j’ai employé un autre moyen. J’ai pris les deux pattes du pauvre chien, je les ai posées sur mes genoux, je l’ai regardé entre les deux yeux et j’ai crié : René. Il a frémi, il m’a regardé avec des yeux pleins d’angoisse et il s’est mis à hurler si lamentablement que ma tante est accourue. Mes caresses l’ont un peu calmé, il s’est placé en arrêt dans un coin et il est resté là toute la journée en proie à une inquiétude visible et prêtant l’oreille à tous les bruits comme quelqu’un qui attend.

Tout le monde à Damper s’inquiète de ce que tu vas devenir. Les uns hochent la tête avec un sourire qui me dit : ce pauvre papillon a donc aussi senti le désir d’aller se brûler les ailes ; d’autres, mieux avisés, déclarent franchement que tu as bien fait d’aller chercher fortune ailleurs.

Unanimement depuis le vieux rémouleur boiteux du coin de la rue jusqu’à M. le maire de Damper, on désire que tu réussisses.

Il est bon, n’est-ce pas, mon cher René, de se sentir aimé ainsi ? Voilà l’agrément de notre chez nous. On se connaît, on s’aime et on n’oublie pas les absents. Nous avons eu la visite de mon oncle Jérôme. Quand il a appris ton départ, il a quitté son cher presbytère pour venir passer une journée avec nous.

Nous avons parlé de toi et encore de toi ; et aussi de cet autre Dampérois, Charles Després, qui nous a aussi quittés. Les vieux de Damper commencent à trouver la jeunesse bien fiévreuse, et d’une curiosité et d’une ambition tout à fait précoces. Charles Després a sur toi l’avantage d’avoir les poches encore pleines de l’argent de son héritage. Est-ce bien un avantage ? J’ai ouï dire que cet avantage pouvait bien devenir un danger. Du reste, je suis pour mon compte si parfaitement habituée à me passer d’argent que j’ai quelque peine à reconnaître l’importance qu’on lui donne. Je puis cependant te l’avouer, mon cher René, la veille de ton départ mon fier dédain a été un peu ébranlé. Que de désirs me sont montés à la tête devant ta malle ouverte ! Que de regrets ! Tous les récits merveilleux qui ont bercé notre enfance me revenaient à la mémoire. J’aurais voulu puiser dans les tas d’or que remuait Ali-Baba dans la fameuse grotte des Quarante-Voleurs, j’aurais voulu posséder la baguette magique qui changeait les cailloux en pierres précieuses. En faisant glisser dans les encoignures ces pommes roses de pigeonnet que tu aimes et nos plus belles avelines, je me rappelais les cadeaux faits par je ne sais quelle bonne fée au prince Titi, ces noisettes à surprise qui recélaient des perles et des diamants dont il ornait sa jabotière de dentelle. Comme j’ai cueilli de mes propres mains sur notre berceau de noisetiers celles que tu découvriras dans les profondeurs de ta malle, je ne puis me bercer de l’idée que du petit fruit parfumé tu pourras te faire d’étincelants boutons de manchettes. Que pense mon cher Parisien de toutes les folies que lui débite en ce moment son humble petite sœur ? Il en rit et c’est ce que je veux. Je veux amener un sourire sur cette sérieuse figure que les soucis d’avenir ont trop vieillie déjà, je veux éclairer ce front déjà ridé. Surtout, mon frère, ne te préoccupe pas de moi. Je t’ai donné avec tant de bonheur le peu que j’avais et je vis de si peu ! Vraiment je ne pouvais placer plus heureusement la petite somme que m’a ménagée l’économie de notre tante. Ce n’était point assez pour une dot et cela te permet d’essayer de réaliser tes projets, ce qui me fait toucher, en contentement de cœur, des intérêts que personne autre que toi ne peut me payer. Ne reviens plus là-dessus si tu tiens à m’être agréable. Tu n’as plus un mot à dire sur ce sujet. J’ai emprunté à madame Després, qui, moins heureuse que nous, n’a pas encore reçu des nouvelles de son Christophe Colomb, un grand album de tous les monuments de Paris et nous avons immédiatement cherché Saint-Sulpice. Et pendant que tu admires cette majestueuse façade et ces grandes tours inégales, tu ne te doutes guère que nous les admirons avec toi. Comme j’ai souvent entendu parler de la chapelle de la Sainte-Vierge, je l’ai cherchée et en ai rencontré le dessin. Mon cher René, c’est là que je te donne rendez-vous pour ces longs souvenirs qui seront nos rencontres d’âme. Quand tu t’agenouilleras le soir dans ce coin recueilli du grand temple, figure-toi que tu m’as à tes côtés tout comme dans notre pauvre église de Damper pendant la sainte halte de nos promenades d’été. Cher frère, adieu. Je t’embrasse de cœur pour je ne sais combien de personnes et bien tendrement pour notre compte.

Ta sœur bien affectionnée,
Mélite.


IV


Mélite à René.
Paris.

Sois contente, ma sœur, tu m’as fait sourire. Faut-il ajouter, tu m’as ému ? Non, car tu y verrais une allusion à cet acte généreux qu’il ne faut plus te rappeler. Du reste nous sommes bien pétris de la même pâte et c’est bien le même sang qui coule dans nos veines. Si j’ai été bien heureux le jour où tu m’as dit : ton avenir est mon avenir, tu n’as pas assez d’or pour quitter Damper, je t’apporte le peu que j’en ai, je suis mille fois plus touché de cette tendresse fraternelle qui me suit pour ainsi dire pas à pas et devant laquelle il n’y a ni espace ni temps. J’ai toujours aimé ton intelligence vive, compréhensive, ma chère Mélite, mais combien j’aime mieux ton cœur. Sais-tu que tu rappelles la noisette du prince Titi qui ouverte laisse voir une perle ? Reste à Damper, petite sœur, reste bonne surtout ; la bonté, vois-tu, c’est un baume répandu sur tous les cœurs souffrants, sur toutes les intelligences mécontentes, sur tous les caractères aigris. Notre vie, ma sœur, a été sévère, mais vraiment rien n’allége un fardeau comme de le porter à deux, et c’est ce que nous avons eu le bon esprit de faire. Un moment j’ai dédaigné ma vaillante petite aide ; les spéculations hardies de mon esprit m’ont absorbé et aussi mes projets d’avenir. Je croyais que tu les aurais ardemment combattus, je voyais en toi une sorte d’adversaire et dans ma sotte fierté virile je me concentrais en moi-même.

Et au lieu de l’affectueuse résistance que je redoutais je n’ai trouvé qu’un dévouement sans bornes. Sois donc désormais, ma chère Mélite, associée à toutes mes pensées, à tous mes rêves, à tous mes plans, et qu’il soit bien entendu que tu partages ma bonne ou ma mauvaise fortune. Pour qu’elle devienne bonne je crois m’apercevoir qu’il me faudra moins de force active que de force patiente. Attendre, ma sœur, être patient ! que c’est difficile à vingt-cinq ans, qu’il faut ronger son frein ! Mais, parlons de Paris. Son immensité donne une espèce de vertige d’un nouveau genre. On s’y trouve perdu, englouti. Ailleurs on est quelqu’un, ici on n’est rien. Le sentiment que j’éprouve en arpentant ces rues, ces boulevards, c’est le sentiment profond de l’inutilité de ma présence. Paris n’a absolument besoin de personne, il n’a pas besoin de moi. Qu’est-ce qu’un être de plus parmi cette fourmilière d’êtres de tout format, de tout aspect, de toute nature ? Et ce sentiment d’où naîtrait je ne sais quelle tristesse et quel découragement intime, est devenu beaucoup plus intense quand je me suis approché de ceux en qui j’espérais trouver des protecteurs. J’en ai rencontré deux avant-hier, deux hommes affairés qui m’ont à peine regardé et qui n’ont pas eu probablement le temps de me jeter une parole d’encouragement. J’en ai vu deux autres hier qui ne m’ont pas laissé un plus consolant souvenir. C’est comme cela ici, il parait, je m’y ferai. Pour ces visites je n’avais pas manqué, suivant ta recommandation, de revêtir ce que j’ai de plus brillant dans ma garde-robe. Seulement, ma sœur, ce qui est brillant à Damper est parfaitement rococo à Paris. Un gavroche que j’ai un peu rudement coudoyé en passant m’a appelé : grande ganache provinciale. J’ai ri, mais je commençais à remarquer que mon chapeau avait des ondulations étranges et mon paletot des flottaisons peu gracieuses.

Or, j’aimerais mieux me présenter aux Parisiens en paysan de Damper, en bragou braz, en veste ronde, en gilet brodé et en chapeau rond, que d’avoir, par le fait de l’inélégance de mes habits, l’air d’un monsieur endimanché. Malheureusement pour arriver à prendre l’aspect banal d’un de ces hommes dont l’éternel type se reproduit partout à mes côtés, j’ai été obligé de puiser dans ma bourse. De tout temps j’avais entendu dire qu’à Paris il fallait s’habiller, puis vivre. C’est presque vrai et ce paradoxe donne parfaitement l’idée de l’importance qu’on attache ici à l’extérieur. J’ai donc sacrifié à la mode, et quand le hasard me jette mon image aux yeux par le moyen d’une devanture brillante de magasin, je me demande si tu me reconnaîtrais tant j’hésite à me reconnaître. Je vais être ces jours-ci à l’affût pour tâcher de rencontrer une seconde fois M. l’ingénieur Brastard. Malgré son bonjour rapide et parfaitement indifférent j’ai cru rencontrer chez lui, outre une intelligence d’élite, une bienveillance dont tous les visages parisiens ne portent pas l’encourageant cachet. M. de Raurond est un vieil épicurien qui ne sait plus que chercher des inspirations pour bien assaisonner ses sauces ; M. Talrot est une autre variété d’égoïste. Il m’a bien reçu et je suis sorti de chez lui tout découragé, tant il s’était cruellement raillé de mes pauvres espérances. J’ai eu pendant le reste du jour devant les yeux ce malin vieillard habillé de sa robe de chambre d’orléans gris à manches à poignets, coiffé de son bonnet grec brodé de jaune avec son nez crochu, ses joues saillantes enduites d’une légère couche de vermillon, sa bouche qui fait trou entre ces joues enluminées, son sourire aiguisé, sarcastique. Ce vieux-là doit passer ce qui lui reste de vie à se moquer des autres. Je ne le reverrai pas. À quoi bon ? Rira bien, je l’espère, qui rira le dernier.

En sortant de chez lui j’ai été presque coudoyé par Charles Després. À Damper la vie de Charles et la mienne ne se ressemblaient guère, bien que nous fussions clercs dans la même étude ; à Paris elle se ressemble moins encore. Il a l’air de sortir tout frais de l’asphalte, on dirait qu’il n’a jamais foulé que cela. C’était la physionomie la plus parisienne du groupe doré qui passait. Je me suis éloigné de lui tout rêveur, pensant à sa mère. Comment de ce vieux nid construit avec tant de simplicité et d’amour un pareil oiseau a-t-il pu naître et s’envoler ? Tout en ce monde accable cette pauvre raison dont nous sommes si engoués ; c’est en son nom que Charles commet la plus insigne folie. Ah ! j’aurais rêvé de posséder une mère comme madame Després, et je suis allé souvent chez elle pour le seul plaisir de la regarder. À la dernière fête des Rois qu’elle était charmante avec son bonnet vaporeux de tulle placé sur ses cheveux blancs, orné d’une rose qui dépassait la ruche de tulle ; on en voit quelquefois qui fleurissent ainsi dans la neige. J’aime à me la représenter, à me rappeler ses traits amincis, effilés, son œil si large et si doux, dont la bonté est la flamme et le rayon, son sourire aimable qui donne à cette figure pensive, nerveuse, maladive, je ne sais quelle vie toute de sentiment. Quelle poésie dans cet intérieur dont elle est l’âme ! Qu’il est touchant de la voir entourée de ses fils si grands et si forts, qu’il est touchant de les voir incliner leur tête puissante devant elle, qu’il est touchant de la voir poser ses mains d’ivoire sur ces chevelures dorées et embrasser longuement, tendrement, ces hommes comme de petits enfants.

Et c’est à cette mère que Charles Després échappe, c’est cet intérieur qu’il fuit ! Je doute que les plaisirs qui l’attirent ici lui rendent jamais en bonheur ce qu’il a quitté.

Évidemment nous vivrons parfaitement étrangers l’un à l’autre. Il ne me cherchera pas et je le fuirai. Nos rôles sont si différents. Que ferait cet homme de plaisir du travailleur austère et du triste compagnon qui est moi ?

Tu peux annoncer à sa mère qu’il se porte bien, mais il a dû le lui annoncer sans doute.

Je suis rentré dans ma mansarde pour t’écrire, ma chère Mélite. J’en avais assez du bruit, de la foule. Malgré moi, ces jours-ci, le souffle glacé de l’indifférence parisienne me pénètre l’âme et j’éprouve involontairement quelques frissons. Cette petite fièvre, chère sœur, n’entame pas mon courage, j’ai le cœur un peu triste, mais la tête est haute et le domine. Dans la vie nous ressemblons bien un peu au nageur. Plongés jusqu’au cou dans un océan de difficultés, de soucis, d’inquiétudes, nous avançons péniblement et nous luttons entre tous les courants ; mais notre corps seul est englouti, nos bras divisent vigoureusement l’eau et nous avançons la tête libre et tournée vers le ciel.

Prie pour que ma traversée soit bonne, chère Mélite, embrasse pour moi notre bonne tante et n’oublie pas que dans un ciel chargé, orageux, je te cherche toujours, douce et blanche petite étoile. Écris souvent à

Ton frère et ami
René.

P. S. — Les noisettes, je dois te le dire, n’ont été touchées par aucune baguette magique et ne contiennent pas la plus petite pierre précieuse, mais en croquant leur fruit savoureux comme ma pensée s’envole vers ma sœur perle, ou, si tu l’aimes mieux, vers ma perle de sœur.


V


Mélite à René.
Damper.
Mon cher René,

Ta lettre vaut un chaud remercîment et je te l’adresse du fond de mon cœur. Allons, les deux orphelins se remettent à marcher dans la vie bras dessus, bras dessous, ils arriveront à un port quelconque, et si les ports humains restent fermés, il leur restera le port suprême où entrent toujours à pleines voiles les cœurs purs et les volontés droites.

Écris-moi comme cela, cela me fait vivre avec toi, ce qui me distrait, car il n’est pas toujours amusant de vivre avec soi-même. Or, notre bonne tante est si sourde qu’il n’y a pas de conversation possible entre nous. Et je n’ai pas, tu le sais bien, d’autre société que la sienne. Il y a bien madame Després, mais il y a tant de monde chez les Després que ma timide personne s’y présente le moins souvent possible. Comme toi, j’aime beaucoup madame Després et je trouve que son intérieur forme un tableau charmant, mais je ne puis m’empêcher de me sentir mal à l’aise quand j’entends ces pas retentissants, ces voix éclatantes d’hommes et que je me vois entourée, moi chétive, de tous ces grands garçons si rieurs, si gais, si bruyants.

Depuis le départ de M. Charles, il y a une forte ombre de tristesse sur le front calme de madame Després. La pauvre femme n’a pas en son fils la confiance que nous avons en notre René, et où il n’y a pas de sécurité, il ne peut y avoir de paix.

Je suis toute surprise du mépris que t’a inspiré ta toilette des dimanches. J’ai brossé avec tant de complaisance ce pauvre chapeau et ce malheureux paletot, et, s’il faut le dire, je te trouvais si bien dessous. C’était, il paraît, une illusion, et je t’engage fortement à ne pas reculer devant un sacrifice nécessaire. Je te trouvais le plus beau des Dampérois après Charles Després qui a toujours été notre type d’élégant ; mais à Paris il faut être Parisien et ne pas avoir trop l’air de sortir de son village. Pauvre village dédaigné, comme on l’aime pourtant ! Je sens bien que tu y songes, et que c’est bien ton éloignement qui t’a causé le petit accès de découragement qui passe comme un nuage léger sur ta dernière lettre. Je ne m’en afflige ni ne m’en étonne. À un certain âge, il est dur, il est douloureux de quitter son pays. On a déjà appris à redouter les changements, les séparations, à se défier de l’inconnu. Mille fantômes se lèvent à la fois devant le cœur éperdu et lui font chérir les liens prêts à se briser.

Quand ma lettre t’arrivera, cette tristesse ne sera plus qu’un souvenir, mon cher René. Attendre est certainement bien ennuyeux ; trouver de l’indifférence, de l’égoïsme, de l’ironie, là où l’on a rêvé de rencontrer une bienveillance pleine d’encouragement, est très-dur aussi, mais il faut passer par ces déceptions et les supporter le plus gaiement possible.

Tu as Paris à visiter, d’ailleurs, parle-moi donc de Paris que je ne connais qu’en peinture et en récits.

L’hiver est venu, tout s’enlaidit au dehors, ma chèvre Djali ne trouve plus rien à brouter dans le préau et s’amuse à regarder les nuages de l’air philosophique que tu lui connais, nos poules grelottent sous le hangar. Au dedans on se recoquille aussi. Tante Marie a transporté son rouet auprès de la cheminée, ce qui est signe de froid, Tack est accroupi près d’elle et passe son temps à essayer de happer sans trop se déranger le fil qui s’agite devant son museau. En voilà pour tout l’hiver de ce tableau tranquille, quelque peu flamand.

Tes lettres seront nos événements, je parle même pour Tack. Ce jour-là il entend sans cesse prononcer ton nom, et certainement il pense à toi, tant sa pauvre figure de chien revêt une expression pensive et sentimentale.

Ne nous les fais pas trop attendre, mon cher frère. Le jeûne, je t’en préviens, ne ferait que redoubler notre appétit, et tu ne voudrais pas nous infliger cette abstinence. Quand on vit éloigné de ceux qu’on aime, il faut bien remédier comme on peut au déplaisir de ne pas se voir. Je te désire tous les courages, et je t’aime de tout mon cœur.

Mélite.


VI


René à Mélite
Paris.

À quoi pense René ? Évidemment, ma chère Mélite, voilà la question que tes lèvres et celles de tante Marie ont dix fois formulée, et que Tack a peut-être formulée aussi dans son bon cœur d’animal. J’ai été un peu paresseux, ma sœur, c’est vrai, mais je l’ai été sciemment. J’entrevoyais l’aurore d’une bonne nouvelle à t’annoncer, et quand on se parle intimement, comment dissimuler une préoccupation ?

C’est impossible, et j’ai, sans balancer, prolongé à dessein mon silence. Mon espérance ne s’est pas pleinement réalisée. On marche si vite dans les sentiers de l’imagination qu’il est difficile de ne pas se heurter à la déception, quand, au sortir de ces fantastiques chemins, on reprend pied dans la vie réelle.

Cependant, il me semble que je suis hors de mon épouvantable solitude depuis qu’une main cordiale a serré ma main. Il me semble que le but que je poursuis est sorti du vague, de l’indéfini de mes spéculations personnelles, qu’il va prendre une forme arrêtée et que je ne marcherai plus au hasard dans ces ténèbres qui allaient s’épaississant de manière à étouffer une à une toutes les illusions caressées depuis si longtemps, hélas !

Mais pourquoi me perdre dans ces raisonnements, quand ton intérêt est excité, que ta curiosité de fille d’Ève est bien éveillée. Il vaut mieux te raconter simplement mon entrée dans la maison de M. l’ingénieur Brastard. Tu le sais, j’ai toujours compté sur cet homme distingué, né natif de Damper, comme dit notre chanson, parmi mes appuis parisiens, ces frêles appuis que la seule pression de ma rude main bretonne a fait ployer, et depuis notre première rencontre, je m’entretenais dans l’espoir d’arriver à être, sinon protégé par lui, au moins quelque peu connu. Je me suis donc présenté chez lui de nouveau. Il sortait. J’ai été obligé de décliner mon nom. Il avait déjà oublié ma figure. Ceci scandalise ma petite sœur qui trouve son frère tout à fait digne d’être remarqué, mais il passe tant et tant de figures dans la lanterne magique parisienne, qu’il n’y a pas de quoi se formaliser, je t’assure.

Je ressemblerais au beau Tristan des ballades que personne ici n’y ferai ! longtemps attention.

Donc, il m’avait oublié, mais il s’en est excusé avec beaucoup d’amabilité. Seulement, comme il était pressé, il ne pouvait me recevoir et il m’a quitté en me jetant cette invitation : Venez mardi soir, nous causerons. Son ton, son regard étaient encourageants, cette simple marque de bienveillance m’a donné un coup de fouet, et j’ai secoué bien vite l’engourdissement moral qui me gagnait un peu.

J’ai moins flâné, plus travaillé, et hier, vêtu à tout hasard de mes plus beaux habits, je me suis dirigé vers le no 156 de la rue Saint-Honoré. Bien m’en avait pris d’avoir mis mes souliers fins, ma cravate parisienne, et de m’être ganté de frais, car j’ai été introduit, non pas dans un cabinet d’affaires, mais dans un charmant salon tout bleu où se trouvaient les trois filles de M. Brastard, trois gazelles, trois femmes charmantes. Leur beauté n’est pas du tout régulière, mais elle est délicate, touchante en quelque sorte. Elles ont des traits allongés et fins, une peau d’une blancheur transparente, des yeux longs et largement cernés, des cous de cygne qui semblaient fléchir sous le poids de leur triple collier noir, des cheveux de soie dont toutes les petites boucles, très-avancées sur un front très-pur, formaient une sorte de diadème naturel d’un joli effet. Elles se ressemblent étrangement par la taille et les traits, mais la couleur d’yeux est dissemblable. Mademoiselle Claire a des yeux d’un bleu d’azur sous de larges paupières frangées, mademoiselle Gabrielle a les yeux d’un brun clair, mademoiselle Berthe a les yeux d’un noir bleu.

Elles se sont montrées fort gracieuses pour le sauvage de Damper qui leur était présenté. Malgré tout le brouhaha intérieur, je ne me suis pas montré trop gauche et tu m’as bien inspiré. Ceci t’étonne, ma chère Mélite, mais tu es devenue tout naturellement un sujet de conversation entre les trois poétiques habitantes du salon bleu et moi. Je t’ai dû quelques phrases heureuses qui m’ont valu trois jolis regards et trois jolis sourires. Je dois te l’avouer, si je n’avais en ce moment sur le cœur une triple cuirasse d’airain, j’en aurais pu laisser s’accrocher une partie à ces tentures couleur d’azur. Mais, Dieu merci ! je n’ai rien à craindre de ce côté, je n’ai garde d’amasser de nouveaux charbons ardents sur ma tête, et, secouant le charme, j’ai retrouvé tout mon aplomb, tout mon sang-froid, quand il m’a fallu prendre part à la conversation qui s’est tenue entre hommes dans un coin du salon.

Par le plus heureux des hasards, les sujets qui intéressent mes plans d’avenir sont venus sur le tapis. Cela m’a permis de présenter quelques observations qui ont été très-courtoisement mais assez vivement combattues.

J’ai osé défendre mon opinion, et après une discussion animée, les hommes spéciaux m’ont donné raison. M. Brastard, qui ne s’était pas mêlé à cette lutte d’idées, n’en a pas perdu une phrase. Je l’ai surpris plusieurs fois m’examinant à la dérobée. Ce n’était plus l’indifférence du premier jour, et j’en étais intérieurement enchanté. Le reste de la soirée, ses manières ont été extrêmement cordiales, et, comme je prenais congé de lui, il m’a frappé légèrement sur l’épaule.

« Nous nous reverrons, jeune homme, m’a-t-il dit avec un bon sourire, allons, courage, piochez, piochez, et n’oubliez pas nos mardis. »

Je suis parti sur cette simple parole qui, par l’accent avec lequel elle était prononcée, est tout une promesse. Tu le vois, ma chère Mélite, je ne vis encore que d’espoir, mais au moins je puis me permettre d’en vivre maintenant. Par sa position, M. Brastard peut certainement me rendre d’immenses services, et je l’ai senti, il me protégera.

Ce récit t’apporte peut-être une déception, ma sœur. Que veux-tu, je ne vole pas, je marche. Il n’y a certes pas encore de quoi chanter victoire, tu ne peux encore songer à inspirer à Tack un hurlement triomphal, mais je crois que, raisonnablement, nous pouvons nous réjouir ensemble du résultat de cette soirée. M. Brastard est un homme trop sérieux pour se laisser aller à donner à un pauvre garçon sans expérience et sans fortune un encouragement tacite à poursuivre un but qu’il lui serait impossible d’atteindre, et quand je développais mes projets, il m’approuvait très-éloquemment du regard. Oh ! je le sens, l’ancre a mordu là, et mon bateau ne sera plus ballotté par tous les vents contraires. Or, je puis bien dire à Paris la prière du pêcheur breton en mer :

« Mon Dieu, protégez ma barque, elle est si petite et la mer est si grande. »

Ce qu’il y a de certain, c’est que ma confiance, qui se mourait, renaît, comme le phénix, de ses cendres.

Je suis sorti du salon bleu le cœur au large, et je suis revenu chez moi sans me presser, admirant un ciel magnifiquement constellé ou suivant de l’œil, sur la surface terne et agitée de la Seine, les lignes brillantes des becs de gaz dont la réverbération allume dans l’eau une série de feux du plus magnifique effet. Il ne manquait à cette belle nuit que la majesté suprême du silence, mais ce formidable Paris a un défaut capital, il ne se tait jamais. Endormi ici, il veille là. La mort, cette grande silencieuse, a beau faucher, abattre, la vie machinale surabonde toujours. Ce qui frappe, ce qui fatigue, ce qui plaît, ce qui use dans Paris, c’est cela, la surabondance du mouvement, l’excès de vie. Quand, dans ces rues presque trop encombrées de vivants, j’ôte mon chapeau devant un corbillard noir qui passe, emportant un être sans vie, je suis blessé du contraste. La mort, dans Paris, étonne comme quelque chose d’anormal. C’est comme la faiblesse et la maladie.

Cette foule, ce flot qui roule, n’est pas faite pour les faibles et les souffrants. On voudrait en écarter le vieillard, la femme maladive, l’enfant débile, le malheureux infirme ! Mais eux aussi aiment le vertige, ils s’y complaisent. Ma sœur, tu vis au milieu des visages doucement pétrifiés, ou simplement contents, ou franchement joyeux de Damper, tu ne te figures pas ce que c’est que l’aspect général des physionomies dans Paris.

Un mot le rend : fièvre, fièvre partout et toujours. Chaque machine humaine semble recevoir je ne sais quelle impulsion qui en fait marcher les mille ressorts. Chez les heureux, chez les forts, chez les jeunes, chez les étrangers, elle se dissimule, et quand elle se montre, elle ne déplaît pas, car elle s’appelle inexpérience, délire, joie, curiosité, vie. Chez les autres, ah ! chez les autres, à l’extrémité de l’échelle du bonheur, elle est navrante !

C’est que personne ici ne marche à son pas, tout le monde court. Mais pour courir, il ne faut pas que l’haleine manque. Et elle manque à beaucoup, hélas ! Le mouvement, le bruit, l’agitation réveillent en eux la vie, les galvanisent, mais que cette vie factice est douloureuse ! Que d’hommes hâves, aux yeux sombres, à la barbe sale, au paletot troué ! Que de femmes aux traits flétris, au regard ardent, à la robe souillée ! Hier j’ai fait deux rencontres qui m’ont donné beaucoup à penser. Une jeune fille sale, déguenillée, s’était arrêtée devant un mur chargé d’affiches ; elle avait ramassé quelque part un chiffon de papier et elle comparait les lettres qui s’y trouvaient avec celles de l’affiche. Pauvre ! pauvre jeune fille, elle était sans doute allée au théâtre, elle avait pris la fièvre parisienne et elle désirait ardemment apprendre ce mystérieux langage imprimé qui frappait partout ses yeux.

L’autre était moins jeune. Elle se glissait tête nue et grelottante le long des murs humides, se parlant tout haut, gesticulant avec force. Hélas ! cette pauvre imagination battait la campagne, échauffée par cette vie parisienne qui allume des convoitises de tout genre chez les plus déshérités. Les élégants petits crevés et les dames absurdes qui arpentent les grands boulevards ne sont pas beaucoup plus divertissants à regarder longtemps et, dans mes courses de hasard, je finis toujours par regagner un jardin ou un square. De là on entend le bruit des voitures, mais, du moins, elles ne roulent pas sur vos épaules. Aujourd’hui j’ai relu ta lettre à l’ombre du branchage noir des marronniers des Tuileries. Je ne sais quel pâle soleil se jouait dans la gerbe vaporeuse qui s’élevait du bassin pour le plus grand charme des yeux. Ta lettre lue, j’ai arpenté pendant une heure l’allée que j’appellerais volontiers l’allée des Désespérés, d’après les statues qui en sont les muettes mais éloquentes sentinelles. Je ne sais si c’est le hasard qui en a décidé ainsi, mais cette allée me semble vouée à tout ce que les statuaires ont reproduit de plus poignant en fait de douleur humaine. Ugolin et ses enfants dévorés par la faim, le Laocoon se tordant sous la hideuse étreinte des serpents, Spartacus, l’esclave farouche qui rêve la liberté, Prométhée enchaîné et rageant sur son rocher, Philopœmen, aux traits crispés, arrachant le javelot de sa plaie béante, Daphné, qui sent monter l’écorce fatale du laurier et dont le beau visage douloureux levé vers le ciel s’empreint d’une indescriptible angoisse. Ce rendez-vous a quelque chose de solennel quand le jardin commence à devenir un peu désert. Autrement, on est distrait par les mille incidents ordinaires. Tantôt, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire en apercevant, arrêtée devant un de ces beaux désespérés, une blonde petite fille aux joues roses et bien pleines. Elle mangeait à belles dents sa brioche en regardant d’un œil bleu très-compatissant le sombre Ugolin, qui enfonce dans sa bouche crispée par les tortures de la faim ses poings musculeux. J’ai cru deviner qu’elle aurait bien partagé sa brioche avec le malheureux enfant de marbre dont la figure est si hâve et qui embrasse avec un désespoir si vrai les genoux de son père. Plus loin, des garçonnets faisaient la nique à Spartacus, une ronde folle entourait le Laocoon, de gros hommes lisaient bien paisiblement leur journal, sans être troublés par les gémissements de Daphné, et les bonnes caquetaient joyeusement entre elles. Et les désespérés qui passaient, il y a toujours des désespérés dans une pareille foule, n’honoraient pas même d’un regard leurs ancêtres inanimés. Je garderai cette allée pour les bons jours, ma chère Mélite, pour les jours où, plein de confiance, je trouverai que mon horizon s’éclaire, pour les jours où je recevrai une longue et bonne lettre de toi. Ah ! j’aimerais à te promener dans ce Paris splendide, à découvrir une à une devant tes yeux ignorants mais intelligents toutes ses beautés. Ici les laideurs se voilent, les souffrances se cachent, les tristesses se dérobent, mais, comme tout bonheur, toute beauté, toute splendeur resplendit. Notre refrain à nous, c’est d’espérer, n’est-ce pas ? Espérons, espérons, même un voyage de Paris.

Toutefois, je te prie de ne pas bâtir de trop hauts châteaux en Espagne sur la soirée passée dans le salon bleu. C’est long à bâtir un avenir, un solide avenir, le terrain, pour moi, va commencer à se déblayer quelque peu, voilà tout encore. Adieu, ma chère, ma bonne, ma dévouée petite sœur, il y a dans ce Paris immense où tant de têtes pensent, où tant de cœurs flattent, quelqu’un qui t’aime de toute son âme.

René.

P. S. — Comment s’arrangent Tack et ta chère Djali ?


VII


Mélite à René.
Damper.

À la bonne heure, mon cher frère, j’ai eu dans ta dernière lettre de quoi charmer toute mon après-midi de dimanche. Tu ne te formes probablement pas une idée de la façon dont se passe cette grande affaire : la lecture d’une de tes lettres. D’abord mes yeux parcourent le précieux papier avec une rapidité électrique. Il faut que je m’assure que tu es bien portant et que je sache si l’Empereur n’a pas fait de toi son ministre des travaux publics.

Une fois édifiée là-dessus, je vais m’asseoir tout près de Tante Marie, qui attend impatiemment, j’appelle Tack et je lis à haute voix la partie personnelle et descriptive de ton épître, au grand étonnement de mes auditeurs. Et de deux. Mais ce jour-là, j’ai ce carré de papier dans ma poche, il y erre parmi mes clefs et mes outils de couseuse, et, au premier moment inoccupé, je l’y retrouve. Alors recommence la lecture, lecture intime, lecture sentie cette fois. Il me semble que nous causons, seulement je te laisse toujours la parole.

Le récit de ta soirée dans le salon bleu m’a très-vivement intéressée. Comment, mon frère, tu as osé parler de moi à tes élégantes Parisiennes ? Ah ! je t’assure que ma chétive petite personne aurait été bien mal à l’aise dans ce cercle. Ce qui me rend heureuse, c’est de te voir prendre l’aplomb qui convient à un homme de ton âge, et, pourquoi n’ajouterais-je pas de ta valeur ? La timidité est notre lot, à nous autres femmes. Je t’avouerai même que la jeune fille hardie de cette hardiesse choquante, qui détruit toute modestie et toute réelle distinction, m’est profondément antipathique. Je voudrais acquérir l’aisance gracieuse que j’ai parfois rencontrée chez nos femmes du monde, mais j’aime mieux ma sauvagerie un peu rustique que ces airs cavaliers et tapageurs dont certaines jeunes filles ont le mauvais goût de se parer, que leur extérieur s’y prête ou non. Et je suis sûre que tu es de mon avis.

Tes détails sur Paris me plaisent, m’amusent et m’intéressent. Ne t’en montre donc pas avare, mon cher René, et, sachant que tu regardes pour deux, regarde bien. Je voudrais en échange te dénicher quelque chose d’intéressant dans notre pauvre Damper, mais rien n’est plus impossible. Notre vie ici subit un peu le sort du joli lin qui ondule sur la quenouille de tante Marie, Il forme un fil uni, imperceptible, qui va tout doucement s’enrouler autour de la bobine. Parfois aussi, hélas ! il se rompt brusquement, mais le plus souvent, le lin s’use jusqu’au bout sans secousse apparente. Pour que cette tranquille existence donne sa petite dose de bonheur, pour qu’elle exhale tout son parfum, il faut vraiment qu’elle soit éclairée d’un rayon d’en haut. Le ciel fait toujours accepter la terre. Paris a la réputation de ne pas se prêter à cet idéal de félicité en quelque sorte négative. On s’agite beaucoup pour se fuir le plus possible, c’est tout simple. Mais cette vie un peu fébrile qui peut être du goût de certains hommes, doit être fatale pour beaucoup de femmes. Comment vivre sans vains désirs, sans aspirations folles et ardentes dans un pareil milieu ! comment aimer, aimer à remplir son cœur des joies intimes de la conscience, des simples joies et des grandes douleurs de la vie domestique !

Ah ! j’aurais peur d’approcher de trop près ce grand, cet incandescent foyer, j’aurais peur du vertige. Et pourtant si je veux rester Dampéroise par le cœur, je voudrais devenir un peu plus Parisienne par l’esprit.

C’est à moi à régler les aspirations de mon cœur, mais pour le développement de mon esprit, je compte sur mon cher Parisien, sur ses lettres-conversations qui m’éveillent un peu et qui me charment.

Le temps a bien marché depuis notre séparation, mon cher René. Nous voici en plein hiver et parfaitement ensevelis. Aimes-tu la neige ? ki on en a mis partout. Une neige moelleuse, immaculée recouvre le grand tertre arrondi qui fait face à la fenêtre de ta chambre et le transforme en un piédestal de marbre blanc à l’usage de la statue de la sainte Vierge, que nos laboureurs ont fait ériger à son sommet. Sais-tu que Damper est splendide sous soir manteau d’hermine ? Toutes ses pauvretés, toutes ses laideurs ont disparu. La neige s’entasse sous les toits défoncés, dans les ruelles obscures, sur les arbres rabougris et dépouillés. Les vieilles murailles elles-mêmes sont devenues charmantes. La neige s’est accrochée à chaque aspérité des pierres, un tapis éclatant retombe du faite, les fougères qui y poussent sont devenues autant de panaches blancs. Que c’est beau ! mon Dieu, que c’est beau ! Mais où sont les souffrants ? Les pauvres et les oiseaux. Ils paraissent bien un peu inquiets. Comment remplir le jabot et la besace sur cette terre magnifique, mais devenue tout à coup d’une stérilité effrayante ? Les oiseaux font comme ils peuvent, bien des mains compatissantes égrènent ici et là des miettes qu’ils dévorent avidement ; les pauvres ont élu domicile chez leurs meilleurs amis, ils visitent les maisons chrétiennes.

Le vieux Colomban a simplement déposé tout à l’heure, dans un coin de notre cuisine, sa béquille et sa besace et il s’est installé au coin du feu. Il est là, fumant très-paisiblement, avec son beau front ridé et ses grands airs de vieux prophète.

J’ai déjà fait avec lui toute une petite conversation. En voyant tomber la neige, il s’était, m’a-t-il confié, réjoui dans son cœur.

Il y avait longtemps qu’il désirait passer la journée avec nous pour parler de monsieur René, et il attendait la neige qui le met forcément au repos. C’est donc pour parler de toi qu’il nous honore de sa visite aujourd’hui. Je sais à l’avance comment se passera la journée.

Entre nous et lui il sera question de toi jusqu’au dîner, toute ton enfance et ton adolescence vont être rappelées dans leurs plus minces détails, le bonhomme a une mémoire imperturbable. Après dîner, viendront les récits du temps qu’il était aide-jardinier chez le grand-père de monsieur René et il conclura que monsieur René est tout le portrait de son grand-père, qui était pourtant plus vif que lui, plus dépensier que lui, plus frondeur que lui, mais, au fond, la ressemblance n’en est pas moins saisissante.

Cela prouvé, il raccommodera les cages à poulets, il donnera un coup d’œil aux pigeons de tante Marie, à notre petit cochon, sauf ton respect ; à ma chèvre, qui était si drôle ce matin, avançant ses pattes fines et plongeant sa grande barbe dans la neige. Il cassera du menu bois sur son genou, il nettoiera la niche de ton chien, l’étable de Djali, qui te remercie de ton bon souvenir et qui reste l’ennemie intime de Tack ; et, avec la conscience d’avoir bien travaillé et payé par cette inspection générale l’hospitalité qu’on lui accorde, il reviendra souper. Après souper, il chantera de sa voix chevrotante quelques couplets de la complainte de sainte Tryphine, il nous déclamera en se redressant sur ses vieilles jambes une tirade que Charlemagne adresse à l’aîné des quatre fils Aymon et, passant à des choses plus graves, il nous dira quelques mots bien sentis sur l’irréligion qui gagne les campagnes et sur le mépris qu’on fait maintenant des vieux et du vieux temps, puis, il regagnera l’étable où il couche, après nous avoir prodigué de ces poétiques et chaleureuses bénédictions qu’on aime à entendre sortir de la bouche des déshérités des biens de ce monde.

Et voilà ce qu’il y a aujourd’hui de remarquable à t’écrire : la neige et ses effets pittoresques sur Damper, la visite du vieux Colomban, les impressions d’hiver de ma jolie chèvre. On l’a dit : les riens du cœur ont leur charme.

N’est-ce point quelque chose que d’avoir à joindre à nos tendresses habituelles les bénédictions du pauvre, du vieux serviteur au cœur fidèle qui reste pénétré d’un sentiment si profond de reconnaissance et d’une affection si vivace pour le fils de ses anciens maîtres ?

Pour moi, j’éprouve un certain plaisir à t’envoyer le tribut d’amour enthousiaste du vieux Colomban. Tu sauras ainsi à l’avance, mon cher absent, que personne ici ne t’oublie ni ne veut t’oublier. Après cela déblaye, bâtis, fais ton œuvre. Nos cœurs te suivent et nos voix t’encouragent. Quelles voix ! vieille femme, vieux pauvre, pauvre petite sœur ! Mais ces voix-là ne cessent de parler de toi à notre Père qui est aux cieux, et ce Père-là est le Tout-Puissant.

Mais à quoi bon te dire ce que tu sais ? Adieu, adieu, kenavos. Je finis par cet adieu breton, mon frère, il te paraîtra doublement doux prononcé dans cette rude langue que nous avons si tôt balbutiée. Au moment de finir cette lettre, je me suis arrêtée, tout un petit drame se passait dans la cheminée. Une jolie mésange vient de tomber tout étourdie sur la pierre du foyer. J’ai suivi des yeux tout le travail de résurrection qui n’a pas été long, et la voici becquetant hardiment ma chandelle. Je te quitte pour donner à la pauvre affamée quelque chose de plus substantiel. Cher René, kenavos.

Mélite.


VIII


René à Mélite
Paris.

Comme cette simple fin de lettre m’a ému, ma chère Mélite. Ce kenavos m’a remué le cœur. C’est comme si j’avais soudain entendu, au milieu des bruits discordants de Paris, le son mélodieux d’un bombarde, comme si j’avais aperçu, parmi les camélias, les chrysanthèmes, les primevères de Chine qui charment les yeux des Parisiens, un brin de genêt fleuri, comme si la brise âpre qui fait grelotter les pauvres femmes de la rue, m’avait apporté un de ces parfums fins et sauvages que nos landes exhalent les soirs d’été. Et, imitant un illustre exemple, me rappelant cette lettre charmante où saint Jérôme écrit à un ami : « Maintenant je m’entretiens avec votre lettre, je la baise, elle parle avec moi, elle seule ici sait le latin, » j’ai porté à mes lèvres ce kenavos, et je garde ta lettre qui seule ici sait le breton.

M. Brastard n’est pas à Paris et je n’ai pas osé me présenter mardi soir chez lui. Hier j’ai rencontré ses trois filles en violet. Tes yeux de femme, ma chère Mélite, seraient tout à fait charmés de certaines toilettes que l’on rencontre dans Paris. Le goût et l’élégance les ont inventées, et, il faut l’avouer, rien n’est élégant comme une parisienne élégante.

Il n’est pas rare de rencontrer deux sœurs mises absolument la même chose, ce qui attire inévitablement l’attention sur leur toilette. Souvent elles ont le même genre de beauté et rien n’est plus gracieux que de voir ces deux jeunes filles en bleu, ou en vert, ou en gris, marcher légèrement devant une femme distinguée qui est leur mère. Je flânais par les Champs-Élysées quand j’ai pu adresser aux trois jolies sœurs mon très-respectueux salut, et j’avais encore le chapeau à la main quand Charles Després a passé dans une de ces voitures parisiennes dont toutes les voitures de luxe de Damper n’ont pu te donner une idée. Cela a une finesse, une élégance, une légèreté indescriptibles, et cela est enlevé par un cheval aussi peu harnaché que possible, afin qu’aucune courroie inutile n’entrave ses mouvements et ne cache la beauté, la perfection de ses formes.

Et Charles conduisait cela en maître. Je l’ai suivi longtemps des yeux avec stupéfaction. En voilà un que le vertige parisien a saisi par les cheveux et qu’il mène grand train il me semble. L’abîme attire. Ces réflexions sont pour toi seule. Je serais désolé qu’une de mes paroles allât alarmer madame Després. Mais je crois qu’elle peut prier, le danger pour Charles n’est pas loin.

Aujourd’hui je pourrai te faire courir un peu à la hâte par quelques églises de Paris, les ayant visitées ces jours-ci. Tu connais, par le dessin, la merveilleuse façade de Notre-Dame, je t’ai vue compter du doigt les milliers de statuettes du portail splendide, mais tu n’es jamais montée dans les tours. C’est avec une sorte de respect que j’ai gravi les marches usées sous les pas de tant de générations. Arrivé sur la plate-forme, je n’aurais pas su trouver un langage assez admiratif pour exprimer ce que je ressentais. Mes yeux dilatés par l’étonnement montaient le long des arêtes hardies, se fixaient sur les faces hideuses des animaux fantastiques qui peuplent les tours et dont la puissante laideur a quelque chose de fascinant. Accroupis dans une effrayante immobilité, contre les balustrades légères, ils ont l’air de regarder, avec mille expressions diverses, la ville géante qui se déploie au dessous d’eux. Ce jour-là, Paris était enveloppé dans la brume comme un enfant gigantesque dans ses langes, et un brouillard plus épais, produit par la fumée et condensé au dessus de ses toits, lui formait une sorte de voile qui dissimulait un peu son immensité.

Le même jour le hasard de ma promenade m’a conduit du côté de Saint-Augustin. C’est une très-grande église du nouveau Paris sur laquelle beaucoup de gens formulent des critiques qui ne t’amuseraient pas. Ce qui t’intéresserait, ce seraient les grands évêques, les prophètes au front pensif ou au regard inspiré qui la décorent extérieurement. L’un d’eux produit entre ses deux colonnes un très-grandiose effet. Je verrai longtemps sa tête chauve sur laquelle il avance un pan de son manteau, les orbites creux de ses yeux, son front bosselé de rides. Il regarde les passants et il y a une pensée de curiosité étrange au fond de son regard. Les autres sondent les grands problèmes ou se perdent dans leurs extases ; lui, voit, étudie les grains de poussière animée qui fourmillent à ses pieds.

De Saint-Augustin veux-tu me suivre à Notre-Dame-de-Lorette, chère sœur ? J’y ai entendu la messe dimanche dernier. Je ne veux pas faire de l’archéologie dans mes lettres, mais comme moi tu n’aimerais pas ce genre d’églises. On a beau couvrir d’or et de peintures un plafond, ce n’est jamais qu’un plafond. Quand mon regard se détache volontairement de la terre, j’aime qu’il s’élève librement, il me faut le ciel ou les voûtes profondes de nos églises gothiques. Ceci n’est pas une question de piété, ma sœur, c’est une simple question de goût.

À Paris, d’ailleurs, les églises et les assemblées des fidèles se ressemblent. Le recueillement plane sur la foule qui s’agenouille sous les grands arceaux des vieux temples. Pauvres et riches sont là confondus, les riches sont vêtus avec une simplicité relative, les pauvres n’ont pas honte de leur misère. La femme du peuple ardemment dévote quand un danger menace un des êtres qui lui sont chers ; les enfants au regard innocent, les jeunes filles au front pudique, les penseurs au front grave, qui, sachant que la religion résout seule de désespérants problèmes, lui ont accordé une place d’honneur dans leurs études, et qui ont été conduits à la foi par la science ; la mère de famille qui vient mettre le baume de la prière sur la blessure que peut aussi produire le frottement de cette chaîne d’or qui a nom le dévouement ; l’étudiant qui veut marcher dans un sentier d’honneur ; les vieillards que les vivants repoussent et qui, dans leur triste abandon, regardent ce temple comme un vestibule d’un monde meilleur : tout ce monde fait silence, parce que tout ce monde veut réellement prier.

À Notre-Dame-de-Lorette c’est tout différent. Les murs sont revêtus de peintures gracieuses, l’or est partout, les massiers sont d’élégants gentlemen. Dans l’assemblée ce ne sont que frôlements soyeux, les belles dames viennent entendre la messe d’une heure. Dans cette nef on ne voit guère autre chose que le velours chatoyant, les superbes fourrures. Cette foule n’est peut-être pas très-pieuse, mais elle est certainement splendide. Dans notre temps la toilette des femmes, de celles même qui ont conservé certaines traditions de bon goût, a je ne sais quoi d’éclatant qui étonne. Le jais, l’acier, l’argent, l’or même miroitent, étincellent sur les voiles, sur les chapeaux, sur les fronts, les cheveux flottent sur le cou, et comme toutes ces femmes ont des cheveux ! C’est extrêmement laid, mais la mode en veut plus que n’en donne la nature et on lui obéit.

Le satin, cette jolie étoffe moins lourde que le velours et la moire, plus brillant que la soie, semble avoir reconquis sa place dans les toilettes féminines ; c’est la saison des belles fourrures qui vont si bien aux tailles majestueuses. Tout cela est très-brillant, mais, au milieu de cette cohue mondaine, parmi ce va-et-vient étrange, on s’adresse cette simple question : ces gens-là entendent-ils la messe ?

Quand tu seras à Paris, ma sœur, ce ne sera pas à Notre-Dame-de-Lorette que je te conduirai le dimanche. Il y a là bien des parfums, mais je ne sais trop si l’encens qui s’exhale du cœur croyant et pur y brûle.

Je sors beaucoup depuis que le temps est devenu froid, dans le seul but souvent de me réchauffer.

Nous n’avons pas encore de neige, mais la Seine est prise et j’aime à voir les enfants regarder ces grands morceaux de glace qui ne ressemblent pas mal à de grandes tartes de sucre plongées dans un sirop vert pistache. C’est tout à fait alléchant.

Ton tableau de Damper dans la neige m’a fait sourire, je l’ai revu, j’ai revu Colomban. Tu te souviens, sans doute, que nous l’appelions autrefois Édie en l’honneur du fameux manteau bleu de l’antiquaire auquel il ressemble vraiment.

Dis-lui que je ne l’oublie pas. Je n’oublie personne, ma chère Mélite, je fais certainement le voyage de Damper plusieurs fois par jour. Il est vraiment bien fâcheux que le grand-père, objet de la vénération de Colomban, ait jugé à propos de dissiper une partie de sa fortune, ce qui oblige son petit-fils à essayer un travail de reconstruction qui ne se fait qu’à force de sacrifices. As-tu gardé la mésange ? J’embrasse ma bonne tante et ma chère petite sœur.

René.


IX


Mélite à René.
Damper.

La patience, mon cher René, est une vertu particulière aux hommes. Tu as admirablement supporté mon silence inaccoutumé qui a été dû à la maladie de madame Dormans, notre voisine. Elle a été assez sérieusement malade et je l’ai peu quittée en souvenir de notre mère dont elle était, tu le sais, l’amie intime. Or, elle m’a prise en gré, les tisanes que je lui faisais étaient exquises, mes cataplasmes chauds à point, mon pas, ma voix lui convenaient, et comme elle est d’un caractère assez difficile, son bon mari, qui est souvent aux abois, arrivait sans cesse me chercher. J’ai là trois lettres sur lesquelles je n’ai pu jeter que ces mots : mon cher René. Heureusement que mon cher René est patient et qu’il a su attendre.

Madame Dormans est hors de danger, ce qui ne l’empêche pas de me faire chercher plusieurs fois par jour.

Maintenant ces visites sont pour moi une véritable distraction, j’ai bien de la peine souvent à m’empêcher de rire aux larmes. Comme on devient original en vieillissant, surtout dans nos petites villes dont l’absolue stagnation permet aux caractères un peu égoïstes de se replier entièrement sur eux-mêmes ! La vie intime de cette pauvre femme n’est plus qu’un tissu de manies. Le matin c’est une bouillotte d’une certaine forme et d’une certaine grandeur qui doit être au feu et non une autre, l’eau de l’autre bouillotte ne vaudrait rien ; ceci doit être invariablement placé à sa droite et cela invariablement à sa gauche ; un pli de rideau, une attitude, un chant de coq, un son de voix, tout la gêne, lui déplaît. Elle fait redresser, arranger, elle vous oblige même à des grimaces qui ne sont pas du tout dans votre physionomie. Et quand l’égoïsme s’incarne ainsi dans toutes les petites choses, quand on en vit, comme on s’amoindrit !

Avant-hier je la trouve en larmes. Inquiète, je la questionne. Elle se trouvait plus souffrante et son imagination marchait. Ce n’était rien moins qu’une rechute, sans doute, c’était la mort, et ce qu’il y avait d’étourdissant, c’est que, par extraordinaire, elle ne déplorait aussi amèrement sa propre perte qu’à cause de son mari. Que deviendrait-il après elle ?

Elle se posait en sanglotant cette question.

Mais voilà que cette tendre inquiétude se termine par une évolution faite pour me regarder en face et elle m’adresse ces mots :

« Oh ! ma chère, que deviendra-t-il ? »

Pense, je ne savais que dire.

« Croiriez-vous, reprend-elle avec larmes, que quand je l’ai épousé il n’avait pas un col bien empesé ? »

Il m’a fallu prendre un air navré.

Pauvre M. Dormans ! Le bonheur pour lui est une question d’empois ! J’avais souvent remarqué sa tenue soignée, je n’ignorais pas qu’il est un des hommes les mieux cravatés de Damper, mais le pauvre homme, paie bien cher cet élégant collier-là.

Je me suis rencontrée plusieurs fois dans cette chambre de malade avec mademoiselle Fanny Bougeauville, que tante Marie qui aime tout le monde, critique un peu, je ne sais pourquoi. Elle gagne beaucoup à être vue de près. Notre sol breton ne produit pas toujours des fleurs aussi éclatantes. Elle m’a beaucoup divertie en me racontant sa visite à l’Harpagon dampérois qui est son parrain et près duquel elle a été enfin admise. Tu t’en souviens, nous avons bien ri de lui ensemble, mon cher René, de son maigre dos voûté, de sa démarche fuyante, de ses grandes mains crochues, de sa sordide toilette. Tout ce qu’on racontait sur ce pauvre vieux maniaque est vrai. Il y a quinze ans que le balai n’a pas paru dans la chambre où est son argent. Maintenant, comme il est assez fréquemment indisposé, il a fait tracer dans la poussière un sentier qui conduit de son lit à son secrétaire et il se traîne d’un meuble à l’autre. Cette chambre, il parait, est un lieu parfaitement indescriptible. C’est à craindre de rester vieillir à Damper, nous disions-nous en riant.

Je te remercie de vouloir bien t’intéresser à la petite mésange qui avait jugé à propos de venir picorer à ma chandelle. Elle a vécu quelques jours parmi nous, à la grande stupéfaction de Tack qui n’en revenait pas de voir sautiller un oiseau par la maison et qui aurait bien pu mettre la patte dessus si je ne lui avais fait comprendre que c’était une bestiole sacrée. Quand la neige a fondu, elle s’est envolée et elle a bien fait. Toutes les douceurs dont j’aurais pu l’entourer ne valent pas un coup d’aile donné en liberté.

Madame Després, que j’ai rencontrée hier, m’a demandé de tes nouvelles et m’a, pour la première fois, parlé de Charles. Il se plaît beaucoup à Paris, il s’y trouve très-heureux. Elle soupirait en me disant cela. Ce n’est guère bon signe, n’est-ce pas, d’entendre une mère comme celle-là soupirer en parlant du bonheur de son fils. À quoi tient la tranquillité humaine ! Voilà une famille qui formait au milieu de nous une sorte de clan dont chaque membre tenait à honneur de contribuer au bonheur commun, et d’un jour à l’autre il y a un transfuge et la paix générale est compromise. Je ne suis qu’une pauvre orpheline, je n’ai qu’un frère et sa destinée l’entraîne loin, bien loin de moi, mais je n’ai pas d’autre douleur que celle de la séparation et aucune crainte secrète ne vient en augmenter l’amertume. Mon bon René, je te remercierais volontiers d’être aussi fort et aussi fidèle.

As-tu vu M. Brastard ? Je rêve de lui. Dis aux trois charmantes que ta villageoise de sœur serait bien enchantée de faire leur connaissance, et qu’elle se berce de l’idée qu’un jour ou l’autre elles feront une apparition dans le pays natal de leur père.

Je te quitte pour aller coudre. Depuis quelque temps ma plume fait chômer mon aiguille, ce qui déplaît à tante Marie.

Elle t’aime profondément, elle pense à toi toute la journée, mais elle ne comprend guère qu’il soit nécessaire de t’écrire si longuement. Elle a tout à fait la vieille manière d’aimer, un peu concentrée, très-silencieuse. Personnellement j’aime mieux donner plus de vie à mes sentiments, et quand ma plume se pend à mes doigts, elle s’y collerait volontiers. Mais les reprises, mais les chaussettes, mais la vie réelle, pratique ! À l’aiguille donc, à l’aiguille, Dampéroise bavarde, ton frère sait, du reste, que tu l’aimes de tout ton cœur.

Mélite.


X


René à Mélite
Paris.

J’ai aujourd’hui à te raconter deux faits bien dissemblables, ma chère Mélite : un bal et une visite au Père-Lachaise. Quelle antithèse, n’est-ce pas ! Parlons du bal d’abord, pour ne pas jeter tout de suite une teinte de deuil sur cette lettre.

C’est dans les salons de M. Brastard que j’ai assisté à ma première fête parisienne. Dans cette foule féminine d’une élégance écrasante, j’ai bientôt retrouvé les trois sœurs plus jolies que jamais dans leur toilette de tulle scintillant : trois étoiles. Je n’ai pu les engager pour la danse. Il faut être passé maître dans l’art de la valse pour oser se lancer dans de pareils tourbillons. Et de la classique contredanse il n’a point du tout été question, ce qui, pourtant, m’aurait permis de paraître jeune pendant un quart d’heure. Il y a vraiment des moments où j’éprouve impérieusement le besoin de laisser éclater ma jeunesse. Folle tentation ! Il vaut mieux que je continue à cacher ma timidité sous un air sombre, et comme je porte sur le front le stigmate du travail isolé, sans encouragement, presque sans espérance, on s’étonnerait de voir cette enveloppe glacée s’animer, on s’étonnerait de voir un hymne de jeunesse passer par ces lèvres tristes qui savent à peine sourire. Je me range donc naturellement parmi les gens sérieux, c’est-à-dire âgés, et j’ai vingt-cinq ans ! Ce soir-là, j’ai eu envie de me prendre quelque peu en compassion et tu comprends cela, ma sœur, toi dont la jeunesse est mille fois plus sévère que la mienne, car tu n’as pas la ressource de ce travail passionnant dont aucun plaisir mondain ne peut, je crois, remplacer les joies austères.

En ma simple personne, Damper s’est donc parfaitement éclipsé dans ces salons élégants, mais j’ai pu le voir resplendir en la merveilleuse personne de Charles Després. Il était là gracieux, frisé, musqué, triomphant, il était là dans son élément. Il a pris je ne sais où le secret de plaire aux femmes, il babille, il voltige, on dirait un papillon parmi les fleurs. Des pieds à la tête, c’est maintenant un Parisien pur sang ; sa toilette, d’une élégance un peu outrée mais irréprochable, rehausse sa beauté féminine ; un moment, je me suis éloigné de lui par un sot mouvement d’humeur. Grâce à mes modestes habits, j’avais un peu l’air de son valet de chambre. Ses traits fins ont maintenant quelque chose d’émacié qu’ils n’avaient pas et ce serait le plus charmant muguet, le plus parfait type de l’homme du monde s’il avait l’esprit de cacher sa fatuité, mais elle déborde, elle l’envahit, elle le couvre de ridicule aux yeux des gens sérieux.

« Ce petit fat, » disais-tu parfois en parlant de lui. Que dirais-tu donc maintenant ? Il met vraiment le doigt, il pose d’autorité votre regard sur chacun des charmes de sa personne. Admirez, semble-t-il dire, l’élégance de ma tournure, contemplez les ondulations savantes de mes cheveux, remarquez mes belles dents, ma fine moustache, ma main, mon pied, je suis joli, joli, joli. Il m’a paru très-empressé auprès de mademoiselle Berthe.

Après les quelques réflexions mélancoliques que je t’ai confiées, toute ma tactique a été de me rapprocher de M. Brastard. Mais il était tellement absorbé par ses devoirs de maître de maison que nous n’avons pu échanger que quelques paroles insignifiantes. Je l’ai revu un moment dans le salon de jeu où j’admirais avec quelle négligence suprême Charles Després, qui se multipliait, faisait rouler l’or, mais comment parler de moi dans ce moment ! J’ai dû me taire et continuer d’agir comme si j’avais dix mille livres de rente au soleil. Je me suis retiré de bonne heure après avoir eu avec Charles Després une petite scène de reconnaissance assez piquante. Je prenais congé des sœurs, libres un instant. C’est alors qu’il s’est approché de moi et qu’il a daigné me reconnaître. Nous nous sommes promis de nous revoir, ce qu’aucun de nous n’aura la moindre idée de faire. Or, à Paris, pour se retrouver, la première condition est de se chercher.

Le lendemain, par un de ces contrastes bizarres qui remplissent la vie, je devais visiter le cimetière du Père-Lachaise et je m’y suis rendu ayant encore dans les membres la légère fatigue que donne une veille prolongée. J’ai ôté mon chapeau par respect en mettant le pied dans le royaume silencieux des morts et je suis resté découvert plutôt par habitude que par impression.

Nos cimetières rustiques, peuplés de croix et de tombes, produisent un tout autre effet que cette ville mortuaire qui a ses monuments, ses rues, ses jardins. La vue est superbe, et comme on est sûr que cette terre ne recouvre aucun des êtres éternellement regrettés qui font désormais d’un cimetière le plus auguste des sanctuaires, on commence une promenade sérieuse, mais enfin une promenade. Ce sol est tout imprégné de poussières illustres, des gens dont le nom a été retentissant ont caché là leur néant, et il est intéressant de parcourir sans guide, à tout hasard, les allées et les sentiers du funèbre enclos. Je dis sans guides, car les guides sont de braves soldats retraités qui vous conduisent immanquablement devant toutes les tombes des maréchaux de l’empire, ils ne connaissent pas d’autres illustrations que celles du canon. Je les ai cherchées toutes, surtout celles qu’on peut appeler les illustrations du cœur. Pour toi, ma chère Mélite, je recommence de mémoire mon pèlerinage. Voici, dans la partie Israélite, Rachel, cette puissance dramatique dont la simple tombe est décorée des attributs de la tragédie : la coupe, le poignard, le diadème. Voici David d’Angers, dont une belle couronne de bronze orne seule le sévère monument ; voici madame Cottin, dont les récits romanesques ont charmé nos grands parents ; le maréchal Ney, qui n’a qu’une barrière de fer enguirlandée de lierre, Molière et Lafontaine : un renard distingue la tombe du grand fabuliste. Voici Charles Nodier, Émile Souvestre, Balzac, Casimir Delavigne, Eugène Delacroix, Désaugiers, Pradier, Arago, Élisa Mercœur, Alfred de Musset, dont le saule frêle semble répondre par son faible murmure à l’épitaphe mélancolique du poëte. Quel pêle-mêle de célébrités, quel rendez-vous !

Çà et là s’élèvent de fastueux monuments. On montre celui de la princesse Demidoff, on admire celui du général Gobert, par David d’Angers, un chef-d’œuvre. Un inconnu portant un nom parfaitement obscur s’est fait construire une pyramide monumentale qu’on se figure être érigée à une grande mémoire. Je me rappelle que quand j’ai demandé sa destination à un passant, j’étais debout auprès d’une petite tombe grisâtre perdue sous l’herbe où était écrit le nom de Montmorency. Le tombeau allégorique de madame Raspail vous est aussi indiqué. Une femme complètement voilée passe la main à travers la grille d’un cachot. C’est l’âme de madame Raspail visitant son mari prisonnier.

Je suis resté longtemps par ces allées, écoutant le vent gémir dans les cyprès et sentant je ne sais quel froid m’envahir l’âme.

L’aspect de ces lieux où plane le sombre génie qui s’appelle le néant des gloires humaines, les pensées qu’il faisait naître m’émouvaient fortement. Il me semblait qu’un spectre échappé à ces étroites prisons de pierre ou de marbre versait goutte à goutte de l’eau glacée sur ce feu nourri d’ambition qui couve au fond de tout cœur d’homme en pleine possession de la vie. Un triste cortège m’a arraché à mes méditations. On a descendu devant moi, dans la fosse commune des pauvres, une bière qu’avaient suivie jusque-là trois personnes : deux femmes du peuple et un enfant de douze ans qui criait : « Ma mère ! » dans ses sanglots. Il voulait rester là, on l’a entraîné, je suis resté seul devant cette fosse béante et le rêveur a fait place au chrétien. J’ai prié pour cette inconnue, pour cette délaissée, pour la mère de ce pauvre enfant dont les échos me renvoyaient encore les sanglots, et je suis sorti en murmurant ces beaux vers :

Là le songe idéal qui remplit ma paupière
Flotte, lumineux voile, entre la terre et nous ;
Là, mes doutes ingrats se fondent en prière ;
Je commence debout, et j’achève à genoux.

J’espère n’avoir pas trop attristé ma chère et sérieuse petite sœur. Pour moi, j’étais content de ma visite. Mais pour oser toucher ainsi du doigt au néant humain, il faut se sentir une foi indomptable et s’écrier avec le poëte :

Consolons-nous, nous sommes immortels.

Mais voilà bien de la poésie. Je me hâte de reprendre mes outils, mes livres, et je te quitte, ma chère Mélite, en t’embrassant de tout mon cœur. et je te quitte, ma chère Mélite, en t’embrassantRené.

P. S. — Je reçois un billet laconique de M. Brastard qui me demande d’aller lui parler demain, entre dix et onze heures, et je ferme ma lettre sur une nichée d’espérances auxquelles ce simple avis a rappelé des chansons et redonné des ailes.


XI


Mélite à René.


Damper.

J’ai attendu, j’attends, mon cher René, et comme sœur Anne je ne vois rien venir. Le battement d’ailes de tes espérances n’a pas réveillé les miennes qui ne dorment jamais, mais il les a rendues tout à fait importunes. À chaque courrier c’était un remue-ménage, un babil sans trêve ni fin. Et tu restes muet. C’est un bien mauvais signe. Serions-nous à notre seconde espérance trompée ? Heureusement que l’espérance est renommée pour avoir la vie dure, et que la notre ne se déconcerte pas pour si peu. Mais voyons, il avait bien quelque chose d’intéressant à te dire ce fatal ingénieur, et je te prie de me le mander sans plus tarder. Nous sommes tous un peu sombres par Damper. Madame Després est de plus en plus soucieuse, Fanny Bourgeauville, que rien ne déride non plus, a imaginé d’aller rejoindre une de ses parentes qui habite la nouvelle paroisse de notre oncle Jérôme, Tack a des rhumatismes, le blé renchérit, la neige éclatante et la glace ont fui loin de nous et une pluie quotidienne inaugure le printemps. Tante Marie seule file dans son inaltérable sérénité et ne maugrée contre rien. J’avoue que depuis huit jours je maugréais beaucoup contre la pluie. Au fond, c’était ton silence qui m’aigrissait quelque peu l’humeur, mais je disais à tout le monde que c’était la pluie. Les gens les plus vrais ont de ces sincérités-là. Cette innocente pluie s’est vengée pendant ma dernière promenade, comme se vengent les justes, en me faisant du bien. Grâce à elle ma course obligée parmi nos affreux chemins boueux est devenue tout à fait charmante. Le soleil, qui est le plus grand enchanteur que je connaisse, s’était mis à rayonner et toutes ces flaques d’eau où se mouillaient mes pieds lui servaient de miroir. C’était éblouissant. Chaque trou creusé dans le sol détrempé par le pied des hommes ou celui des animaux était devenu une scintillation.

Voilà des choses bien merveilleuses à te peindre, mon cher René. Je n’en ai pas d’autres sous la main, et qu’importe le genre de beauté du chemin qu’on suit, l’important c’est de savourer la poésie, que le bon Dieu, qui est vraiment, quand on y pense, un grand prodigue, a jetée partout. Je ne sais rien de la vie brillante, enivrante, je ne roule pas en carrosse par les routes splendides alignées pour les chars triomphants et loin de dédaigner le chemin rustique où je piétine en sabots et sur lequel luit ce beau soleil qui brille pour tout le monde, j’aime à en faire remarquer la vivante poésie. Maintenant, mon frère, laisse-moi te redemander une lettre, un billet, un mot, quelque chose. Si tu es content, je veux le savoir ; si tu es atteint par une nouvelle déception, je te somme de me l’apprendre tout de suite.

J’attends, j’attends, j’attends.

Ta sœur dévouée.
Mélite


XII.


René à Mélite


Paris.

Ma sœur, pardon ! mais j’ai reçu moralement un coup de massue et je suis encore anéanti. C’est la main délicate, la main amie de M. Brastard qui me l’a porté ; mais en est-il moins douloureux ? J’ai amèrement regretté de t’avoir lancé dans ma dernière lettre cette parole indiscrète qui a pu tant te faire espérer. Hélas ! Mélite, il n’y a pas à dire, nous faisons une chute, une chute profonde. Je me suis rendu plein d’espoir au rendez-vous que M. l’ingénieur m’avait donné. Je l’ai trouvé bienveillant comme toujours, mais très-sérieux. Il m’a fait asseoir et m’a demandé catégoriquement de lui exposer franchement mes désirs pour l’avenir et de lui tracer nettement le tableau de ma situation actuelle. J’ai obéi, je lui ai tout dit sans détour. Il m’a écouté avec gravité, il m’a questionné sur les points obscurs, sur mes études, sur mon âge, mes ressources pécuniaires, j’ai répondu à tout sans fausse honte.

Il est demeuré quelque temps pensif et relevant tout à coup la tête : êtes-vous énergique, m’a-t-il demandé, pouvez-vous regarder la vérité en face ? Mon cœur s’est serré, mais dominant mon trouble : C’est la vérité que je cherche, lui ai-je répondu, je sais combien l’illusion est fatale quand il s’agit de choisir sa route dans la vie. Alors, d’une voix grave, il m’a dit ce que je ne faisais, hélas ! que soupçonner et ce que je repoussais de toutes mes forces. Deux impossibilités se dressent entre moi et l’avenir que je rêve, je n’ai ni diplôme, ni fortune. Avec le diplôme gagné par l’assiduité aux écoles spéciales autorisées par le gouvernement, tous les chemins m’étaient ouverts ; avec un noyau de fortune je pouvais me lancer dans une entreprise industrielle. L’un et l’autre me manquent et me manqueront ; j’ai passé l’âge d’obtenir ce fatal diplôme et je n’ai pas d’argent. Il faudrait qu’un ou plusieurs hommes me confiassent les fonds nécessaires. Or, il est impossible de compter sur un pareil résultat. Il y a cinq ans, ma sœur, que j’aurais dû quitter Damper. Alors un travail obstiné joint à mes aptitudes m’eût fait enlever le diplôme dont on ne peut se passer. Maintenant c’est trop tard. Le choc était d’autant plus rude que je sentais que celui qui m’ouvrait ainsi les yeux sur moi-même, parlait avec bienveillance et vérité. Hélas ! hélas ! l’outil, l’outil auquel je n’avais pas pensé me manque pour tracer mon sillon. Que vais-je devenir ? Je n’en sais rien. Une foule de bizarres projets se heurtent dans ma pauvre tête endolorie. J’en suis arrivé à regretter l’argent que je dépense à Paris depuis six mois aussi inutilement.

Vraiment je suis par terre, trompé dans mes espérances, désolé de me voir condamné à ne jamais sortir du labyrinthe des positions subalternes pour lesquelles je ne suis pas fait et dans lesquelles je ne saurais utiliser ce que j’ai acquis de connaissances.

Ma sœur, je souffre horriblement de cette déception. Permets-moi donc d’être laconique cette fois, il est si cruel de s’être si naïvement trompé, d’avoir tout bâti sur le vide.

Adieu, je laisse retomber ma tête fatiguée dans mes mains, et je te quitte bien vite pour ne pas t’attrister plus longtemps.

Ton frère affectionné
René.

P.-S. Pas un mot de ceci à tante Marie.


XIII.


Mélite à René.


Damper.

Non, ce n’est pas dans tes mains qu’il faut poser ta tête souffrante, mon cher René, c’est sur la faible épaule de ta sœur que l’impérieuse nécessité peut seule retenir à Damper depuis qu’elle sait que tu souffres à Paris. Que dirai-je pour relever ce fier courage abattu ? Quel baume poserai-je sur cette blessure saignante ? Je n’en ai qu’un, toujours le même, mais qui ne saurait perdre de sitôt sa force : mon affection dévouée. Il faut sortir de cet affaissement, mon cher René, et si l’énergie s’éteint à Paris, il faut revenir tout de suite à Damper. Un peu d’air natal te rafraîchira le front, un peu de tendresse te relèvera le cœur. Vite donc, un petit conseil avec toi-même, une consultation de forces et une décision prise sur-le-champ. Ce petit voyage imprévu ne nous ruinera pas et voilà justement que ce matin on m’a fait proposer un prix superbe de ma chèvre. L’enfant du marquis de Rossuc l’avait aperçue folâtrant dans notre préau et il rêvait de ses belles cornes noires et de sa physionomie indépendante. Or, il est malade et on ne sait rien lui refuser. La marquise est venue elle-même toute tremblante me parler du désir de son fils. J’aime beaucoup la chère bête, mais elle allait devenir embarrassante, il allait falloir relever sa petite étable : une dépense, et si elle nous donne trois chevreaux comme l’année dernière, où les logerons-nous ? J’ai donc saisi l’occasion de m’en débarrasser avantageusement. Je l’ai vendue et quittée les yeux bien secs et voici que grâce à cette vente je puis t’envoyer un mandat sur la poste de cent vingt francs, de quoi revenir et, si le cœur t’en dit encore, de quoi retourner dans ta grande ville.

Donc, mon frère, une lettre ou toi et au plus vite, n’est-ce pas. Je n’ai rien dit à tante Marie que la vente de Djali a bien un peu surprise mais qui s’est rendue à mes raisons. Cher frère, bon courage et au revoir. Est-ce que j’aurais vraiment le bonheur de te revoir ainsi à l’improviste. Oh ! alors je m’écrierais dans ma joie : À quelque chose malheur est bon.

Ton impatiente petite sœur
Mélite.


XIV.


René à Mélite


Paris.

Je m’en doutais, ma chère Mélite, tu as répondu à mon gémissement par un sacrifice. Cette Djali si aimée est devenue soudain un embarras et on l’a échangée contre un peu d’argent dont ce pauvre René avait besoin pour son voyage. Le voyage est retardé, mais j’ai mis de côté ce que je puis appeler le prix d’une larme, je ne l’emploierai que pour aller vers toi.

Seulement je ne suis point encore parti, car je me suis relevé, ma chère Mélite. Étourdi du coup, je m’étais laissé tomber, mais j’ai ressaisi ma force et la Providence est venue à mon aide, toujours dans la personne de M. l’ingénieur Brastard.

Je n’avais pu dissimuler entièrement devant lui l’amertume de ma déception et pendant que je m’enfermais dans ma chambre pour y souffrir, en proie à un de ses découragements intimes, profonds, qui anéantissent tout notre être, il s’occupait de me trouver une position qui me permît du moins d’attendre. Hier matin il est venu lui-même m’annoncer qu’il avait réussi et en voyant mon changement il s’est estimé heureux d’avoir suivi la bonne inspiration qui l’avait porté à s’occuper de moi sur-le-champ.

Ceci est une fiche de consolation et peut me mener à quelque chose. Il s’est débarrassé d’un de ses employés et il me propose d’occuper cette place dans ses bureaux pendant deux ans. Malheureusement c’est un emploi des plus insignifiants et des moins rétribués, mais j’aurai occasion de m’instruire, je me trouverai en contact avec tous les grands industriels de Paris et son espoir est qu’à la première occasion un de ces hommes me voyant à l’œuvre m’honorera de sa confiance et me frayera la voie vers de plus hautes destinées. Il y a dans ce projet autre chose qu’une bienveillance banale, il y a certainement une foi sérieuse en mes aptitudes. Ce que je crois posséder m’est donc enfin attesté par un homme expert. D’un coup d’œil j’ai vu le parti que je pouvais tirer de cette situation et j’ai accepté avec transport. Mon enthousiasme a duré juste le temps de la visite de M. Brastard. Lui parti, la réflexion froide a élevé sa voix revêche, le chiffre dans sa laideur tortueuse s’est dressé comme un fantôme devant moi. Puis-je vivre à Paris pendant deux ans avec des appointements aussi insignifiants, et en me répandant un peu dans ce monde qui doit m’étayer pour monter ?

Évidemment non.

Voici donc encore la terrible pauvreté qui me prend à la gorge au moment de mettre le pied sur le premier échelon de cette échelle qui mène au succès. C’est dépitant. Mais c’est en vain que je roule dans ma tête mille combinaisons ingénieuses, c’est en vain que j’essaie de changer le langage des chiffres, ce langage est inflexible. Cependant renoncer à cette chance de salut est bien dur. Je ne vois qu’une chose à faire. M. et madame Dormans sont riches et n’ont pas d’enfants, tu as été une fille pour eux. Demande-leur, à titre de prêt, deux mille francs pour l’année prochaine. Leur promesse me suffira et j’embrasserai sur-le-champ un nouveau genre de vie. Nous n’avons encore rien demandé à personne, ma chère Mélite, et cette démarche coûte horriblement à ma fierté, mais il n’y a pas de déshonneur à demander un service et j’espère bien ne pas rester longtemps dans leurs dettes. La récente maladie de Mme Dormans t’ayant donné occasion de lui prodiguer des preuves d’affection désintéressée, elle n’en sera sans doute que plus disposée à accueillir favorablement ta requête. Pardon encore une fois, chère sœur, mais il y va vraiment de mon avenir et je connais ton dévouement.

Ton frère et ami
René.


XV.


Mélite à René.
Damper.

Il n’y avait pas à hésiter, mon cher René, et ta lettre reçue j’ai couru chez nos bons amis Dormans. Malheureusement M. Dormans n’était pas là, et aux premiers mots que j’ai prononcés madame Dormans a pris un air froid de bien mauvais augure. J’ai persisté le cœur un peu gros, la voix un peu tremblante, et j’ai adressé tout au long ma requête. Je t’avertis que j’ai plus bas une bonne nouvelle à t’annoncer, ainsi ne t’afflige ni ne bondis d’indignation en entendant sa réponse.

« Ma chère, m’a-t-elle dit en prenant une pose commode dans son fauteuil, je voudrais de tout mon cœur aider ton frère à sortir d’embarras, mais cela m’est impossible. Qu’il tâche de se tirer d’affaire tout seul cela vaudra beaucoup mieux. Tu ne trouverais pas à Damper une personne qui voulût ainsi avancer de l’argent et l’hypothéquer sur les brouillards de la Seine. »

J’ai protesté un peu vivement peut-être, mais cet égoïsme excitait une véritable révolte dans mon cœur. J’aurais désiré qu’elle eût donné au moins une autre forme à son refus. J’étais fort triste en rentrant à la maison où j’ai trouvé providentiellement mon oncle Jérôme. Il a de bons yeux, il a bien fallu lui dire ce qui me mettait la figure à l’envers. Je finissais à peine ma confidence quand la femme du percepteur est entrée avec son impétuosité ordinaire. En ce moment elle était la dernière des personnes que j’eusse voulu voir, et je ne prêtais qu’une oreille distraite à son babil décousu, quand un mouvement de tante Marie a réveillé mon attention. Notre commère parlait du nouveau receveur de l’enregistrement arrivé du matin à Damper et auquel elle cherchait en vain un logement. Elle avait visité avec lui le logement du dernier receveur qui était garçon, impossible d’amener là une femme et quatre enfants. Le seul appartement vacant se trouve au dessus d’une auberge et encore trop petit. « Je ne sais vraiment où leur dénicher un logis, disait l’empressée, ce sont des gens de grande ville, très-difficiles, il leur faudrait une maison comme la vôtre avec jardin, préau, etc. Ils tiennent absolument à avoir un grand jardin.

Si tu avais vu, mon cher René, le regard expressif que nous avons échangé tante Marie, mon oncle Jérôme et moi, tout un projet, tout un espoir.

La bavarde partie, chacun de nous s’est empressé de formuler sa pensée. Tante Marie et moi avions eu la même idée : louer notre maison et nous loger plus petitement à Damper. Mais ce n’était pas encore assez et voici que mon oncle Jérôme a trouvé le véritable nœud de la situation.

« Si vous louez votre maison, pourquoi rester à Damper, nous a-t-il dit, venez chez moi, mon presbytère est assez grand pour nous loger tous, et je vous offre place à la table, au feu, à la chandelle. Je ne vois pas une manière plus satisfaisante de fournir à René l’argent dont il a besoin pour vivre paisiblement à Paris pendant deux ans. »

Et nous donc ! Quel bonheur pour nous !

Notre résolution a été prise sur-le-champ et je t’écris pendant que mon oncle Jérôme court à la recherche du bienheureux receveur de l’enregistrement.

Cher René, ayons confiance. Grâce à la bonne Providence toutes les difficultés s’aplanissent. Nous nous croyions perdus, désespérés, et voilà que tout s’arrange, si facilement, si agréablement.

Je t’embrasse au milieu d’une joie folle et je me hâte de t’envoyer par la poste cet espoir, non cette certitude.

Ta sœur bien dévouée
Mélite.


XVI.


René à Mélite
Paris.

Non, ma sœur, je ne le veux pas, je n’accepterai pas ce sacrifice. Il y a des bornes à tout, même au dévouement. Je sais que ma tante aime son frère, mais je sais aussi qu’elle aime son chez soi, je sais que ma sœur aime à se dévouer, mais je sais aussi que sa vieille maison lui est chère, qu’elle y a ses habitudes, et je n’accepterai pas qu’elle aille s’enterrer dans un village pour me permettre de vivre à Paris. Je vous ai laissé vous dépouiller, mais je suis bien résolu à respecter votre indépendance et aucun raisonnement ne me fera consentir à l’exil que vous voulez si généreusement vous imposer. D’ici à quelque temps j’aurai pris une décision et je te l’écrirai, mais je jette ce billet à la poste pour qu’il arrive à temps.

Ton frère à jamais dévoué et reconnaissant

René.

P.-S. — J’ai rencontré Charles Desprès tout contre le péristyle de la Bourse. Il s’est fait spéculateur, il a jeté là ses derniers mille francs, il a beaucoup osé et la fortune justifie son audace.

Deux fois, devant cet homme qui me parlait de l’or qui remplit ses poches et qu’il jette à pleines mains, j’ai été sur le point de formuler une demande, l’avouerai-je, une prière. Je n’ai rien dit. Qui sait ce que deviendra cette fortune de hasard et qui sait ce qu’il m’eût répondu dan» l’enivrement de son insolent succès. Il y a des humiliations dont on ne se relève pas, celle-là eût été de ce nombre.


XVII.


Mélite à René.
Damper Coat.

Quelle va être la désolation de mon cher frère en apprenant que son billet est arrivé un peu tard. Le receveur de l’enregistrement trouvant le ciel ouvert et s’éprenant soudain de la vieille maison, du jardin et du préau, en a donné tout de suite huit cents francs pour un bail de trois, six, neuf. Nous n’avons vraiment pas eu le courage de détruire une aussi belle affaire, nous avons joyeusement signé le papier timbré, et il n’y a plus à y revenir. Huit jours plus tard, une charrette enlevait nos meubles de famille les plus précieux, et nous suivions dans une carriole que conduisait mon oncle Jérôme et autour de laquelle gambadait Tack.

Tu le vois, mon cher René, la chose est achevée, parachevée, donc, résigne-toi. Je t’écris de Damper Coat, qui est le plus joli bourg qu’on puisse rêver. Il est vrai que nous y arrivons dans une saison charmante. Cela a bien un peu pesé dans notre décision. Tante Marie a toujours aimé la campagne et pour moi j’en raffole.

Notre sacrifice a de grandes compensations, mon cher René, et tu peux vivre tranquille. À part l’inévitable déchirement du départ, notre changement de vie nous plaît infiniment. Cela me semblera très-drôle de passer en étrangère devant notre vieille demeure, de voir sous la tonnelle de chèvre-feuille des visages inconnus, d’entendre des voix et des rires d’enfant sortir de ces murailles ordinairement silencieuses, mais je ne serai que plus heureuse de m’y retrouver plus tard.

Connais-tu Damper Coat, la nouvelle paroisse de mon oncle ? Je n’aurais pas osé espérer si bien. L’église est un bijou gothique du plus pittoresque effet. Par l’une des fenêtres de ma chambre, je vois sa flèche élégante qui, quand le ciel est bleu, semble criblée de gros saphirs, ses balustrades découpées à jour, ses clochetons dentelés, ses saints méditant dans leurs belles niches sculptées ; par l’autre, un regard tombe sur un gros ruisseau qui bouillonne en cascade, puis qui forme une espèce de mare limpide où les femmes du bourg vont laver et où les enfants mènent les animaux s’abreuver. De ce côté, l’horizon s’élargit, l’œil va loin et s’arrête à une masse verte et feuillue. C’est la montagne de saint Damper que la grande route traverse. En regardant cette grande route, qu’on prendrait pour une large écorchure peinte à l’ocre, je me rappelais tes journées de chasse, je te voyais descendant la montagne avec tous les Després, le fusil sur l’épaule, la carnassière au dos et Tack sur tes talons.

Ce que nous avons apporté de mobilier va donner un certain air au presbytère dans lequel notre cher oncle vit dans une simplicité tout à fait évangélique. Le soir de mon arrivée, il a tout à coup pensé qu’il fallait autre chose qu’un miroir à barbe dans la chambre d’une jeune fille, et il m’a apporté dans ses propres bras la glace à cadre doré de son salon.

Nous l’avons attachée à la muraille, j’ai déclaré qu’elle était d’un effet charmant, placée de manière à reproduire les festons de vigne qui encadrent ma fenêtre, et il est parti enchanté. Je t’avoue que ma vigne pourra se mirer à l’aise dans ce miroir superbe. Il me rend tellement verte et tellement contrefaite que je ne serai jamais tentée d’y chercher une satisfaction de coquetterie.

Je crois qu’au bout de quelque temps de séjour, nous pourrons donner à la simplicité de la maison quelque chose d’un peu plus élégant, d’un peu plus riant, mais il faut de la prudence. Un dragon aussi terrible que les dragons de nos légendes veille sur nous.

Fantik, la vieille servante de mon oncle, nous accable de belles protestations, mais, au fond, elle est très-peu charmée de notre présence dans cette maison dont elle s’est faite maîtresse.

Cette amabilité exagérée dénote chez elle une agitation intérieure d’assez mauvais augure. Elle regarde du coin de l’œil tante Marie à chaque ordre qu’elle donne. Tante Marie va son petit train, et sa grande douceur calmera bien vite, je l’espère, les appréhensions de l’ambitieuse fille. Je le devine, elle nous exilera de la cuisine où elle trône en souveraine, c’est certain, mais si cet empire peut lui suffire, nous le lui abandonnerons de bon cœur. Où l’amour du commandement va-t-il se nicher ?

Mon oncle Jérôme veut que je te répète qu’il est enchanté de posséder sa sœur et sa nièce. Tante Marie t’embrasse et paraît parfaitement heureuse, Tack te dirait, s’il le pouvait, qu’il se plaît extraordinairement dans la grande cour ensoleillée, et moi je te redis que je suis grandement heureuse de voir cette grosse difficulté aussi heureusement surmontée, et je t’embrasse de tout mon cœur.

Ta sœur affectionnée,
Mélite.


XVIII.


René à Mélite
Paris.

Je vois qu’il ne me reste qu’à courber la tête, ma chère Mélite. Il n’y a pas moyen de lutter contre vos cœurs généreux. Cependant, si je sentais en moi le moindre ferment d’égoïsme, si je craignais qu’un jour cet argent qui m’est maintenant sacré, pût servir à un plaisir, je refuserais, je refuserais encore. Mais j’ai tellement l’espoir de réussir, et je reste par prudence si éloigné de la vie parisienne proprement dite, que j’ose accepter ce sacrifice suprême.

Me voilà donc momentanément arraché à ces incertitudes cruelles qui, insensiblement, épuisent les forces de l’âme, j’ai donc jeté l’ancre pour deux ans dans ce grand port où les naufrages ne se comptent plus. Au reste, ce n’est pas encore une navigation que j’entreprends, je l’avoue, je jette la sonde. Une fois les brisants connus et le pilote trouvé, j’espère pouvoir me lancer au large.

Aussitôt ta lettre reçue, j’ai fait à M. Brastard ma visite d’acceptation ; il m’a immédiatement installé dans ses bureaux situés boulevard Montparnasse. Ce travail de bureau est fastidieux, mais j’ai mes heures de liberté et je me sens vivre dans le centre d’affaires qui me convient. Ici je profiterai de tout ce que j’entendrai, de tout ce que je verrai, tout me servira.

Ma liberté commençait à me peser. Je suis très-heureux de retrouver un bureau qui semble m’attendre, des camarades qui me saluent cordialement quand j’arrive, une maison blanche qui semble me sourire de loin comme on sourit à un hôte attendu.

Celle des fenêtres qui est mienne donne sur le boulevard, et, lever les yeux, est toute une distraction. Bêtes et gens courent effarés devant moi sur le macadam. Tout y passe pêle-mêle, caissons d’artillerie, omnibus, chariots gigantesques, cavaliers fringants, voitures bondissantes, cortèges funèbres. Hier, j’ai suivi d’un œil attendri une belle vache noire et blanche qui foulait d’un pas lourd et mesuré ce sol factice.

Pour une exilée, elle n’avait rien de trop abattu, et elle s’en allait fort paisiblement comme si ses longues oreilles n’entendaient que le murmure de la brise dans le feuillage.

En l’apercevant, ma pensée a fait un bond, je me suis retrouvé à Damper, j’ai cru sentir l’odeur fraîche de l’herbe coupée dans le préau.

Charles Després continue, il paraît, ses brillantes opérations et ses assiduités auprès de mademoiselle Berthe continuent aussi. Je vois souvent son élégant phaéton à la porte de M. Brastard, et ce dernier m’a fait dernièrement l’éloge de sa finesse et de sa souplesse d’esprit. « Ce garçon ira loin, s’il sait être prudent, » disait-il. Il paraît que Charles le tient au courant de ses affaires. Prétendrait-il vraiment à la main de mademoiselle Berthe ? Je commence à le craindre sérieusement.

J’ai quitté la rue du Vieux-Colombier, et je me suis logé rue Mayet, plus près du boulevard. On démolit beaucoup dans le quartier que je quitte, et je ne connais rien de plus triste que ces squelettes des vieilles maisons écroulées de Paris. Elles produisent l’effet que produisent parmi la foule riche ou aisée, les misérables, les déguenillés. Je détournais avec horreur les yeux de ces longues murailles décrépites sur lesquelles montent en zigzags comme de longs serpents noirs les traces des tuyaux des anciennes cheminées. Rien de pareil n’attriste ici mes yeux, et je commence à me sentir respirer.

Un de ces jours derniers, j’ai traversé les richesses artistiques accumulées dans l’ancien palais de Médicis, au Luxembourg. J’ai trouvé là Flandrin, Horace Vernet, Eugène Delacroix avec sa barque de Dante et son fameux massacre de Scio. Quelle toile émouvante ! En regardant les familles grecques du premier plan, je sentais la colère m’envahir, et toi, Mélite, tu aurais pleuré. Oui, tu aurais certainement pleuré devant ce pauvre enfant avide, devant cette vieille femme dont l’œil rouge, éraillé, reste sec et sur la figure atterrée, implacable de laquelle on dirait que le délire de la démence va éclater, devant ce jeune Grec qui, on peut le dire, sourit à la Mort, la vie s’échappant à flots avec le sang de ses plaies. J’ai admiré la Mort de César, par M. Court, le farouche Marius sur les ruines de Carthage, des scènes rustiques ensoleillées par Jules Breton, le Larmoyeur d’Ary Seheffer, une jolie Pandore de M. de Curzon et bien d’autres merveilles. Mais je suis seul à flâner par ces merveilleuses galeries, et mon intérêt, d’abord très-vivement excité, finit toujours par s’alanguir. Dans ma dernière visite, je me suis rencontré avec un autre exilé, avec un jeune soldat qui restait planté devant le magnifique attelage de bœufs de Rosa Bonheur. Sans s’en apercevoir il poussait de gros soupirs devant cette toile qui fait illusion. Ce ciel pur, cette terre fraîchement remuée, ces prés si verts, ces animaux vivants lui rappelaient évidemment son passé.

Peut-être portait-il le costume rustique du paysan qui lève son aiguillon avant de revêtir, de par la loi, la veste bleue aux brandebourgs blancs. J’ai salué d’un regard sympathique le brave garçon qui ne voyait que ses bœufs.

En sortant du Luxembourg, je me suis promené quelque temps dans le jardin, et j’y ai été heurté par M. de Raubond. Il m’a pris le bras et m’a emmené dîner au Palais-Royal. Pendant qu’il approfondissait les mystères de la carte du jour, je regardais l’entourage du palais, la gerbe d’eau qui retombait en pluie de perles, les mille promeneurs qui se croisaient dans le jardin. Une exclamation a interrompu le cours de mes réflexions. « Elles sont fraîches ! » criait une voix. Je me suis détourné vivement. Mon gastronome buvait avec recueillement dans une coquille d’huître. Il m’a fait signe de l’imiter, et nous avons commencé notre dîner en silence. Pour moi, je ne m’étonnais que d’une chose, c’était de trouver l’amère saveur de l’eau de mer parmi ces palais, ces arbres tailladés, ces urnes, ces grilles dorées. J’ai pu faire en esprit tout une excursion sur la grève de Damper, mon hôte m’ayant averti qu’il parlait beaucoup avant dîner, mais très-peu pendant et pas du tout après.

J’ai aussi eu dans le salon même bien des motifs d’études dont l’intérêt me faisait beaucoup apprécier le silence hygiénique de mon compagnon.

Il y avait là comme partout quelques heureux d’un moment, mais plus encore de ces physionomies sur lesquelles était inscrit le souci poignant, secret qui assombrit tant de visages mondains. Chacun de ces êtres avait plus ou moins cependant la richesse, combien peu possédaient la paix. J’ai passé en revue tous ces visages, la griffe fatale de l’ennui était à peu près partout.

Il y a une si grande diversité de souffrances chez les plus heureux en apparence, une fois la phase riante de la première jeunesse passée. Celui-ci lutte contre une passion qui l’envahit, celui-là souffre d’une maladie dont il sent le germe mortel en lui, cet autre a au cœur un regret vivant, éternel… À peu près partout, désolations intimes, froissements douloureux, déceptions cruelles.

Il arrive certainement une heure où l’homme ne sait où jeter son regard. Le passé est triste, le présent souvent douloureux, l’avenir inconnu et incertain. Élisabeth Seton a vraiment eu mille fois raison de dire : « Il ne faut regarder ni en arrière, ni en avant, toujours en haut. »

Ce sursum corda féminin termine ma lettre, ma chère Mélite, ma bougie s’éteint. Mille tendresses aux habitants du presbytère de Damper-Coat ; j’espère que Tack ne sera pas trop malheureux sous le gouvernement autocratique de Fantik. Tu es là pour défendre l’innocent, et je me sens parfaitement rassuré.

Adieu, adieu, et tout à toi.
René.


XIX


Mélite à René.
Damper coat.

Enfin, mon cher René, nous commençons à être passablement contents de notre sort. Te voilà occupé, casé, comme nous disons à Damper, nous voici fort agréablement installés en pleine campagne dans cette ravissante saison que les poètes ont bien fait de chanter, et qui apporte vraiment avec elle un reflux de vie, de gaîté, de jeunesse. Mon oncle Jérôme mesure tous les jours la hauteur de son gazon et fait gaillardement ses deux lieues pour voir ses malades, tante Marie a des sourires pour le soleil et pour les haies reverdies, Fantik elle-même s’adoucit sensiblement et m’écoute chanter, Tack va et vient, saute et gambade comme un fou et accompagne M. le curé dans ses courses nocturnes. Pour moi j’ai fait une découverte qui va surprendre et charmer mon cher Parisien tout comme si je lui annonçais vraiment du nouveau. C’est que nous sommes tout près de la maison de campagne de madame Anne Bourgeauville où se loge pour ce printemps et cet été mademoiselle Fanny Bourgeauville. Voici donc que nous rencontrons à Damper-Coat une société choisie et intime qui ne laisse plus de place aux regrets. J’ai vu ces dames ce matin à l’église et au sortir de la messe Fanny m’a présentée à sa tante. J’avais déjà aperçu par Damper, les grands jours, cette taille majestueuse, ce visage doux et intelligent encadré dans de grands bandeaux gris naturellement ondulés. J’ai été très-vivement intéressée en les revoyant de plus près et en entendant cette voix très-suave et très-pénétrante qui va doucement jusqu’à votre âme. Je comprends parfaitement que Fanny ait abandonné Damper pour vivre au moins quelque temps avec cette femme au front serein et au regard profond. Que de choses il y a dans ce regard, une vraie lumière ! Il n’y a donc pas besoin d’aller à Paris pour se trouver avec des natures supérieures, des êtres privilégiés. Voilà qu’à l’ombre de mon beau clocher de granit je me rencontre avec une de ces âmes. La grâce et la simplicité de son accueil ont fait tout à coup évanouir ma timidité. Quand on a tant entendu parler d’une personne, quand on a tant entendu vanter sa valeur intellectuelle, l’élévation de son caractère et de ses sentiments on éprouve en même temps qu’un vif désir de la connaître, l’appréhension de l’approcher. Devant madame Anne Bourgeauville l’appréhension fait tout de suite place à je ne sais quelle respectueuse sympathie. Elle est jeune encore, elle est belle encore, elle est souriante encore, mais comme on devine cependant qu’elle a passé sous la meule de la vie, comme à certains moments on saisit qu’elle a beaucoup souffert. Nous avons parlé de toi et elle m’a demandé avec intérêt de tes nouvelles. Par les Després, qu’elle connaît intimement, et par Fanny, elle est un peu au courant de tout ce qui se passe à Damper.

Je te dirai qu’ici je deviens active comme une abeille, ce qui me plaît beaucoup. Le presbytère est une sorte de petite maison de campagne. Mon oncle a une douzaine de pommiers, cinq ou six grands cerisiers, une petite châtaigneraie, deux belles vaches qui passent la journée dans le verger, un petit troupeau de brebis. Fantick étant bon gré mal gré confinée à la maison par ses rhumatismes, il est reconnu que je puis m’ériger en surveillante du dehors sans lui faire ombrage. Je trotte donc par cet enclos, donnant un coup d’œil à tout, m’assurant que Loïzik le pasteur ne laisse pas ses brebis aller manger les salades des voisins, coupant çà et là une branche de châtaignier gênante et cherchant un travail utile pour l’enfant pendant les moments où toutes nos bêtes sont encore à l’étable. Je me sens maintenant un goût particulier pour la vie rustique, simple, je dirai presque pour cette évangélique pauvreté. Non pour la misère dont le spectre s’est présenté à notre porte le jour où s’est enfui le banquier chez lequel était déposé notre patrimoine, mais pour la vie active, sobre, utile. Je m’intéresse à la santé de nos belles poules et de nos blanches brebis, je porte le plus vif intérêt à la pousse des légumes, je taille, je sarcle, je balaye, je lave, je mets la main à toutes les pâtes, excepté aux pâtes sacrées que pétrit Fantik avec tant de solennité. Les jours de marché je ne suis pas fâchée d’avoir la responsabilité de notre dîner et je transforme notre jolie cuisine en salle à manger pour être plus à même de servir mes deux chers vieillards.

C’est un de nos bons jours, un de nos petits jours de fête. Tu n’incrimineras pas, je l’espère, mon nouveau genre de vie, mon cher René. On peut devenir simple sans devenir vulgaire, que d’hommes puissants ont apprécié ce travail des mains, il y a des rois qui ont aimé à manier le ciseau et les grands Romains tenaient bien la queue de leur charrue. Pour une femme surtout je n’aime pas le faux air grande dame qui consiste à s’éloigner systématiquement de la cuisine et du four. Je connais des jeunes filles qui n’ont pas plus de fortune que moi et qui passent leur temps à faire grincer les cordes d’un mauvais piano, à lire des romans absurdes, à se parer et à prendre des poses absolument pour le roi de Prusse. Que tout cela est sot et absurde et faux, et qu’il faudrait bien mieux apprendre et apprendre encore, être quelqu’un d’utile, d’indispensable, d’économe dans leur maison. La maison ! peut-on l’aimer quand on ne cherche pas à la parer de ses propres mains, quand on n’y établit pas sa vraie royauté. Pour moi, puisque me voici devenue une campagnarde, je le serai tout de bon, de pied en cap, et quand tu reviendras tu expérimenteras mes connaissances acquises, tu me verras à l’œuvre et tu m’applaudiras des deux mains.

Je me promène aussi beaucoup ; tout doucement dans le verger avec tante Marie, très-prestement par les chemins raboteux avec mon oncle Jérôme qui marche comme un basque, et à mon pas quand je suis toute seule. En qualité de nièce de M. le curé je puis m’aventurer par toutes les routes dans la paroisse, les femmes me sourient, les petits enfants accourent m’embrasser et les hommes m’ôtent leur chapeau du plus loin qu’ils m’aperçoivent.

Hier, sous une haie de pimprenelles, j’ai rencontré Colomban. Il n’était pas seul. Un autre vieux pauvre qui portait une défroque de bourgeois : redingote percée et graisseuse, gilet de satin éraillé, chapeau de soie défoncé, avait posé sa tête grise et échevelée sur les maigres genoux de son camarade d’infortune et dormait là fort paisiblement. Colomban m’a d’abord, comme toujours, demandé de tes nouvelles, et puis il m’a dit quelques paroles de compassion sur son vieux confrère endormi, un pauvre homme qui s’est gâté dans les grandes villes, qui ne veut plus croire à Dieu ni à diable, et qui, n’ayant pas à manger, boit pour s’étourdir.

Colomban espère le ramener à de meilleurs sentiments, il le loge dans sa cabane, partage son grabat et son pain avec lui, le fait accueillir par les ménagères charitables et le conduit à l’église le dimanche. « Et quand il refuse de venir, le païen, a-t-il ajouté, je lui redis le prône et il commence à reprendre goût au paradis, se trouvant si mal dans ce pauvre monde. » Je lui ai promis deux écuelles de soupe et deux bonnes places dans le grenier à foin du presbytère si sa tournée ne lui permet pas de regagner sa hutte, et j’ai quitté le vieil apôtre qui pratique à sa manière et dans la mesure de ses forces le commandement évangélique.

Il faut aussi que je te quitte, mon cher René, nous t’embrassons de tout notre cœur.

Mélite.

P. S. — Au moment de fermer ma lettre, je reçois un billet de madame Anne Bourgeauville. Elle me demande d’aller passer la journée de mardi à son cottage de La Brise, elle me promet une promenade en mer. C’est bien tentant.


XX.


René à Mélite
Paris.

Je suis heureuse de te savoir si bien avoisinée, ma chère Mélite, je suis heureux de voir que cette vie acceptée par dévouement aura ses petites joies, ses petits bonheurs. Tu vas, je l’espère, continuer à me tenir au courant de toutes les parties que vous allez organiser, je m’y joindrai par la pensée. Je me rappelle avoir vu madame Anne Bourgeauville chez les Després, je l’ai rencontrée souvent au retour de la chasse. Elle m’a invité plusieurs fois à m’arrêter à La Brise quand j’allais avec Olivier Després chasser la bernache. J’ai été frappé de sa grande distinction et touché de sa fidélité à la mémoire de ceux qu’elle a aimés. Avec ce qui plaît au monde, elle s’est retirée du monde à la suite de profonds chagrins et elle a mené une de ces vies sérieuses, chrétiennes, dont la moitié reste ensevelie dans l’ombre, car c’est dans l’ombre qu’on fait le bien quand on le rattache aux espérances éternelles et non plus à la vanité d’une bonne réputation parmi les hommes.

Tu ne manqueras pas de me parler de ta promenade en mer. En fait d’eau, je ne vois plus que le grand fleuve jaunâtre qui traverse Paris et j’aime cependant à le regarder couler du haut des grands ponts qui ont comme une double arcade : l’arcade de pierre et l’arcade d’ombre qui s’arrondit dans l’eau.

Je continue à croire que Charles Després a des intentions matrimoniales. Son phaéton ne s’arrête plus seulement rue Saint-Honoré, il vient jusqu’à nos bureaux, ce qui dénote une certaine intimité qui n’existait pas entre M. Brastard et lui.

Mardi dernier les trois jolies sœurs m’ont présenté leur unique frère, un petit aspirant de marine qui ressemble beaucoup à Mademoiselle Berthe. C’est donc un fort joli garçon avec ses cheveux ondulés, son œil ouvert, riant, intelligent, sa bouche ferme et gracieuse. Il a, je crois, comme son père, un grain d’ambition, on le devine, ce midshipman imberbe regarde déjà dans l’avenir. L’ambition va naître, elle germe sous ce front encore blanc et uni comme un front de femme ; Charles Desprès et lui se traitaient en intimes, il y avait certainement eu une présentation préalable. Tout ceci confirme mes soupçons. Charles ne m’a jamais été sympathique et j’éprouve une certaine tristesse à le voir entrer dans cet intérieur dont je ne le crois pas digne.

Ce frivole esprit, ce cœur volage et égoïste, ce caractère sans dignité peut-il convenir à la femme délicate et distinguée qui a le malheur de lui plaire ?

Je croyais M. Brastard plus clairvoyant. Malheureusement l’homme d’affaires chez lui entraîne et aveugle le père. Charles marche audacieusement vers une position brillante, il ne déplaît probablement pas à sa fille, il laisse aller les choses et se laisse tromper. C’est ce que j’aurais de mieux à faire de laisser aller les choses, et malgré moi, connaissant les habitudes et la société de Charles, je me sens attristé.

Nos jardins publics sont devenus ravissants, mais je suis cloué sur mon boulevard et je l’arpente en rêvant de sentiers ombreux et de prairies vertes. J’ai découvert que j’avais pour voisin un marchand de poulets qui donne parfois la liberté à ses pensionnaires. Sitôt que leurs piaulements joyeux m’apprennent que leurs cages sont ouvertes, je vais fumer un cigare à la fenêtre. Et je me crois un instant dans la cour du presbytère de Damper-Coat. Hier je suis revenu vingt fois à cette fenêtre pour le seul plaisir de suivre les évolutions d’un petit coq rouge si vif, si gai, si lustré que j’aurais voulu le transformer en pigeon voyageur et lui attacher sur l’aile l’adresse suivante : À Mademoiselle Mélite, au presbytère de Damper-Coat.

Quand je parcours les rues de Paris, tout ce qui est champêtre, frais, tout ce qui me fait sortir du plâtre, des moellons, m’attire et me rafraîchit la pensée.

En définitive, je suis un homme des champs et voici comment je comprendrais la vie industrielle : Fonder en pleine campagne, contre une de nos harmonieuses et indépendantes rivières, une usine dont les tuyaux se perdraient parmi les grands arbres, passer de nos ateliers dans un champ de blé ou dans une lande solitaire. Échanger parfois mon crayon contre mon fusil ou ma ligne de pêche. Si les rêves devenaient des réalités, voilà ce que je rêverais.

En attendant, je vis dans le bruit, le fracas. l’ardent mouvement de Paris. Ce ne sont pas des paysannes au teint hâlé et sain qui encombrent les rues, mais des femmes coiffées de capelines éclatantes ou pas coiffées du tout ; les fleurs se vendent, l’air, le soleil, l’ombre, on ose le dire, se vendent.

Je crois bien que cet été les grèves de Damper-Coat te verront souvent. Mon oncle possède-t-il actuellement quelque moyen de transport ? Je lui ai connu dans le temps un cabriolet étrange, traîné par un cheval qui avait une certaine ressemblance avec les chevaux apocalyptiques qui baissent si tristement le nez sur le pavé des stations de fiacres. La cabane de Colomban étant d’ailleurs située sur une des falaises, tu ne manqueras pas d’aller le visiter, ainsi que son frère le pêcheur. Combien j’aimais ces bonnes parties de pêche, combien j’aimais à voir retirer de l’eau ce filet rempli. Qu’ils étaient charmants sous le soleil, ces pauvres poissons, morts si vite hors de leur élément. Je n’aime pas à les rencontrer dans la petite charrette parisienne traînée par une vieille femme qui a l’audace de jeter ce cri : « À la marée fraîche ! » Qu’ils sont flasques, décolorés, dégoûtants. J’en veux au commerce d’arracher à un pays souvent pauvre un aliment sain que lui sert à point la nature, pour venir l’offrir gâté, sans saveur, à de pauvres gens qu’il ne nourrit pas. Les ménagères, les restaurants achètent pourtant cela. On époussette nos brillants maquereaux, on lave nos soles délicates à l’éponge avec la plus touchante sollicitude et cela va frire dans les poêles parisiennes. Cette vieille femme et son éponge m’ont fait rire, elle avait positivement l’air de débarbouiller un enfant.

Sois donc heureuse de voir et d’admirer la nature telle que le bon Dieu l’a faite, ma chère Mélite, dis à la mer que je l’aime profondément.

Mille tendresses aux habitants du presbytère, dont tu prendras, chère petite sœur, la plus grosse part.

René.

P. S. — Charles Després a adressé une demande en mariage, il est agréé, c’est Raoul Brastard qui vient de me confier ce grand secret qui n’est encore connu que des deux familles. J’en éprouve je ne sais quel intime regret que je ne puis vraiment m’expliquer. Mademoiselle Berthe, la plus aimable des trois sœurs, ne se repentira-t-elle pas un jour de son choix ? J’en ai peur.


XXI.


Mélite à René.
Damper coat.

Ce Charles Després est vraiment né coiffé » mon cher René. Il lui tombe des nues un héritage auquel il n’aurait aucun droit, il va à Paris, jette l’argent par les fenêtres, ce qui ruine tout le monde, et s’enrichit et, pour couronner le tout, il obtient en mariage une femme douée de tous les avantages qu’on recherche en ce monde. C’est beaucoup de bonheur et il est temps qu’il jette comme ce fameux roi de je ne sais quel pays qui se trouvait trop heureux, son anneau à la mer. Mais, puisqu’il est en veine, peut-être lui serait-il rapporté, toujours comme au roi trop heureux. Madame Després, que j’ai aperçue un instant par les rues de Damper, a une figure radieuse qui livre son secret. Ce secret, d’ailleurs, se murmure déjà dans la société dampéroise et les exagérations vont leur train. M. Brastard devient un personnage très-haut placé dans les régions officielles, mademoiselle Berthe, une fille unique immensément riche.

On ne connaît pas encore trop bien les situations et on brode avec l’activité que tu sais. Le mariage, il paraît, ne se fera pas tout de suite. Un deuil menace la famille de l’ingénieur et on veut attendre une solution. Il ne s’agirait de rien moins que de la mère de M. Brastard et la noce pourrait se heurter à un enterrement. On attend la fin de cette crise subite pour fixer l’époque. Charles Després ne m’inspire pas non plus une très-grande confiance, mais sa mère est une sainte, et sainte Monique a bien obtenu la conversion d’Augustin.

Enfin laissons cette grosse affaire que mes voisines de la Brise ne soupçonnent pas encore, et viens avec moi au cottage de madame Anne que j’ai visitée il y a quelques jours et chez laquelle je suis retournée hier pour la promenade en mer. La maison, les jardins, la cour, tout est petit, simple, sans prétention, mais tout cela est bâti, dessiné, posé avec tant de goût que cette petite habitation vous laisse un souvenir plein de charme. Madame Anne et Fanny m’ont reçue avec une cordialité qui m’a mise parfaitement à mon aise. Comme tout marche vite quand les âmes se conviennent ainsi. Un regard suffit. Voici une de mes pareilles, une de mes semblables, je vois clair en elle, elle voit clair en moi, elle aura des, indulgences pour les ombres, des sympathies pour les clartés, c’est fait, nous sommes liées plus ou moins, mais liées pour la vie, nous nous souviendrons de nous être rencontrées, fussions-nous l’une ou l’autre transportée au Congo. Mais il n’est pas question du Congo et me voici bien confortablement installée dans la salle à manger de la Brise, un grand salon carré, éclairé par deux grandes fenêtres à quatre immenses carreaux. De ce côté c’est la campagne, on a vis à vis de soi un coteau planté de chênes, des montagnes de rochers moussus, des prairies de velours traversées par une rivière turbulente dont la voix claire, joyeuse, forme une note gaie au milieu du concert solennel que chantent le vent et les vagues. À ces larges fenêtres pendent des rideaux de damas vert, la nuance bois de la tapisserie se confond avec la nuance des meubles dont le principal est un buffet en chêne sculpté. Entre les deux fenêtres une table carrée sert de piédestal à un vase superbe où fleurit un bouquet gigantesque, au dessus est une jolie toile, un riant paysage dont le cadre est une loupe de frêne creusée, dans un coin s’élève une grande étagère verte où s’étalent de très-jolies fleurs de serres, un bel arum les domine, il y étale ses fleurs blanches en cornet et ses feuilles épaisses qui montrent leurs veines, leurs nervures transparentes dans lesquelles on croit voir couler la sève. Sur la cheminée des fleurs dans des vases de porcelaine, rien que des fleurs se mirant dans une haute glace ; sur un large guéridon couvert d’un velours vert frangé sont des livres, des albums, une foule d’objets agréables ou utiles.

J’ai passé dans ce salon les heures brûlantes de la journée, de ces heures charmantes auxquelles on aime tant à revenir par la pensée. Madame Anne m’a parlé très-longtemps, très-intimement de mon cher Parisien qu’elle a remarqué et dont elle désire vivement le succès. Elle s’intéresse dans sa solitude à tout ce qui est bien, beau, vrai. Elle a passé par des sentiers difficiles, elle connaît les mille souffrances de la vie et on le sent, elle suit maintenant d’un regard attendri ceux qui luttent, ceux qui aiment, ceux qui souffrent. À trois heures, nous avons pris le chemin de la grève. Un cutter de la marine royale stationne pour surveiller la pêche des huîtres dans le petit port voisin, madame Anne est parente du commandant qui lui a offert galamment une embarcation pour une promenade en mer et une visite à son bord. Nous sommes donc montées sur la légère embarcation que faisaient manœuvrer les matelots de la marine royale. Ces hommes silencieux au teint brun, à l’expression de figure forte et hardie, coiffés de leur petit chapeau de paille effrontément retroussé, parés de leur large collet bleu étaient d’un effet très-pittoresque dans le tableau. Le gouvernail était tenu par un vieux loup de mer à la figure dure et sombre, un jeune homme au teint halé mais très-beau de taille et de traits tenait l’écoute, un autre d’une laideur accentuée et puissante était accroupi devant nous, la drisse entre les mains, le quatrième qui commandait restait nonchalamment couché sur l’avant en plein soleil. L’horizon était bleu, la mer douce et brillante : c’était un plaisir de voguer sur ces flots souples et merveilleusement transparents.

À bord nous avons été accueillis avec une courtoisie dont les officiers de marine n’ont pas perdu l’habitude. Une collation nous attendait et pas une femme n’en aurait mieux choisi le composé. On nous a offert des bouquets et toutes les plus belles fleurs ont été saccagées pour être offertes à Fanny, qui était d’une beauté tout à fait rayonnante ce jour-là. Madame Anne et moi avons visité le joli petit navire de fond en comble. Tout était luisant, propre, coquet à faire plaisir, j’étais émerveillée. La visite faite, nous sommes remontées sur le pont par de petites échelles qui demandent des pieds agiles et nous y avons trouvé tout une société dampéroise à laquelle le second faisait les honneurs. Fanny, entourée de petits aspirants et les mains pleines de fleurs, était au centre de ce groupe. Elle était très-pâle, si pâle que madame Anne s’est élancée vers elle pour lui demander ce qu’elle avait. Elle a essayé de sourire, a tendu la main vers la mer, touché sa joue comme pour accuser la fraîcheur de la brise et s’est voilée de ses bouquets. Mon oreille cependant avait saisi un nom qui m’avait expliqué tout de suite cette émotion subite ; on parlait du mariage de Charles Després ; on se l’annonçait entre soi. Qui donc se doutait que cette nouvelle détruisait un reste d’illusion dans un cœur dont ce fat de Charles n’était vraiment pas digne ?

Pendant le retour elle a été silencieuse mais beaucoup moins émue que je ne m’y serais attendue. Le temps était changé et nous étions toutes pâles. Un vent violent soulevait les vagues sur lesquelles dansait notre frêle bateau, la surface de la mer si bleue était verte et moirée et se teignait parfois de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. C’était une variété et une délicatesse de teintes impossibles à rendre.

Il était temps d’arriver et j’ai éprouvé un certain plaisir à me retrouver sur la terre ferme.

Nos matelots sont repartis gaiement, narguant le grain qu’ils voyaient venir, mais enchantés d’être débarrassés de passagères peureuses. Madame Anne et moi nous étions blotties à l’avant ; Fanny était restée debout contre le mât : on aurait dit la fée chargée de commander à la tempête, tant elle était calme et belle.

J’ai été plusieurs jours sans revoir ces dames, et puis mon oncle Jérôme ayant eu la pensée de me faire rafraîchir les guirlandes de mousses qui forment ses reposoirs les a appelées à mon aide. Elles sont venues très-obligeamment travailler aux guirlandes. Nous avons passé des après-midi charmantes dans la tonnelle de laurier. Nous lisions, nous chantions, nous travaillions. À propos d’un livre tout récemment écrit sur Paris, j’ai commis l’indiscrétion de lire quelques fragments descriptifs de tes lettres. Tu ne m’en voudras pas surtout quand tu sauras que j’ai vivement intéressé mon auditoire. On a encore parlé du mariage Després. C’est mon oncle Jérôme qui, comme un enfant terrible, est venu nous jeter bien mal à propos ce sujet de conversation. Fanny a écouté tout ce qu’on en a dit avec un sérieux glacé de très-bon augure. C’est une âme fière, ou je me trompe ou elle en a fini avec ce sentiment qui ne pouvait avoir sa source que dans l’habitude qu’elle avait de voir Charles Després tous les jours chez son oncle.

Cette semaine, ce ne sont pas des guirlandes de mousse qui m’occupent, mais une de nos plus importantes affaires de fermières. On tondait nos brebis et j’ai surveillé l’opération. Il a fallu peser la laine, la laver, la faire sécher. La tonnelle de laurier qui abritait nos babils de la semaine dernière sert maintenant de séchoir. Cette toison neigeuse sur cette verdure produit un bien joli effet. Tack tombe parfois en arrêt devant cette maison qu’on dirait revêtue de duvet de cygne et aboie étrangement en la regardant. Il ne reconnaît plus sa tonnelle.

Toutes ces occupations si diverses ne m’ont pas empêchée de griffonner beaucoup, mais il faut en finir et ne pas retarder davantage l’envoi de cette lettre. Tout le presbytère t’embrasse, mon cher René ; de la Brise te sont envoyés compliments et souvenirs. Pour moi, j’ai toujours à te redire que je t’aime bien et que je suis

Ta sœur dévouée,
Mélite.


XXII.


René à Mélite
Paris.

Un travail très-important m’a absorbé pendant ces dernières semaines, ma chère Mélite. Je veillais tous les jours jusqu’à minuit et mon temps ne se passait plus dans les bureaux du boulevard, d’où je t’aurais bien écrit quelques mots ; j’étais ici et là, je parcourais des carrières, je montais sur des échafaudages, j’allais d’atelier en atelier. C’était éreintant mais très-utile, et j’ai beaucoup appris pendant ce laps de temps.

Madame Brastard mère est morte, et mon patron ne paraît plus que pour donner ses ordres.

Je suis vraiment heureux de te savoir si satisfaite, je suis vraiment heureux de n’être pas oublié des habitants de la Brise. Les sentiments sympathiques dont madame Anne veut bien m’honorer ne m’étonnent pas, je les avais devinés, pressentis, et si mon ami Olivier n’avait pas été aussi sauvage, je lui aurais renouvelé mes visites avec plaisir et profit. Mais il ne mettait les pieds à la Brise que par condescendance pour sa mère, et il n’y était pas entré qu’il désirait en sortir. Mes sentiments eussent été autres si j’avais osé.

Mais je ne voulais aujourd’hui que t’envoyer un bulletin de ma santé, je suis toujours très-occupé et surtout très-préoccupé. Il vient de m’arriver une aventure étrange, dont il faut que j’éclaircisse les tenants et les aboutissants.

Ne t’inquiète pas, ceci ne m’est pas personnel, mais cependant je ne puis, en conscience, rester dans l’incertitude où je suis. À bientôt les détails ; une erreur, je l’espère, est à la base de cette affaire, mais pour ma propre tranquillité il faut que je la découvre.

À bientôt, ma chère Mélite, et mille tendresses.

René.


XXIII.


Mélite à René.
Damper coat.

Les jours passent et ne m’apportent aucune nouvelle, mon cher René ; je me dis avec raison qu’il n’est pas raisonnable de se tourmenter pour une affaire qui ne te regarde qu’indirectement, et j’ai beau faire, je me tourmente. L’inquiétude s’impose à l’esprit et on est vraiment ingénieux à découvrir des motifs d’inquiétude. Je ne suis plus seule, heureusement, et les visites fréquentes que me font mes voisines de la Brise chassent momentanément mes préoccupations. Nos causeries deviennent de plus en plus intimes, de plus en plus agréables, par conséquent. Elles m’emmènent très-souvent à la Brise dans leur petite voiture et nous finissons nos journées sur la grève. L’été marche déjà, nous voulons jouir de l’été.

Je ne sais pas trop comment j’aurais joui de la mer sans elles. Mon oncle Jérôme avait commencé par avoir une très-bonne voiture et un très-bon cheval. Puis, à peine arrivé à Damper-Coat, il avait reconnu que l’église avait besoin de vitraux, et la voiture et le cheval avaient été vendus et remplacés par le vieux cabriolet qui nous faisait rire et la vieille Rossinante qui nous faisait pitié. Cela n’allait guère, mais c’était quelque chose. L’an dernier, le pain étant très-cher, voiture et cheval ont disparu ; mon bon oncle a repris son bâton de houx et reconnaît avec une joie sainte qu’il n’a plus de superflu. Le notaire de Damper-Coat a toujours un coin de voiture à nous offrir pour aller à Damper les jours de marché, et quand il le faut nous nous blottissons au fond de la carriole de toile du plus gros marchand de beurre de Damper-Coat. Mon oncle s’assied près du conducteur, sur le banc de bois qui se balance à l’avant, et je me glisse à l’arrière sur les sacs de blé, les bottes de foin et les mille paquets qui encombrent cette partie de l’étrange véhicule. Nous n’allons pas au galop, nous mettons deux heures à faire quatre lieues, mais nous sommes en fin de compte abrités et portés. Colomban gémit un peu quand, sur le quai de Damper, il me voit sortir de ma boîte de toile, et, tout en hochant la tête, il me rappelle le temps où il y avait deux bons chevaux de trait dans l’écurie de notre grand-père. Vains regrets ! regrets superflus ! Je me loge maintenant où je peux pour épargner mes jambes et ma toilette. Mais qu’est ce bavardage ? je voulais simplement te demander de m’écrire bien vite. Un mot, tu sais, un mot ou deux pour me tirer d’un travail fatigant d’imagination.

Ta sœur affectionnée,
Mélite.

P. S. — Nous n’avons qu’un défaut, mon cher frère, c’est de trop respecter notre sensibilité réciproque, tu hésites toujours à me dire une chose déplaisante et vice versa. C’est tout le latin que je sais.


XXIV


René à Mélite
Paris.

Je me porte bien, rien n’est changé dans ma situation, ma chère Mélite, mais l’affaire dont je t’ai parlé me bouleverse. J’ai du temps, je viens te la raconter, tu me conseilleras, ma sœur, je ne sais vraiment comment faire.

Je t’ai annoncé la mort de madame Brastard. Cet événement m’a fait sortir de mes bureaux. M. l’Ingénieur, tout à sa douleur et à celle de ses filles, qui aimaient leur grand’mère comme une mère, m’a donné plusieurs missions importantes, délicates, dont je me suis tiré à mon honneur. Mes courses touchaient à leur fin. J’étais, un de ces matins, dans le bureau d’un des principaux industriels, occupé à classer certains papiers, quand un bruit de voix est parvenu à mes oreilles. Plusieurs de ces messieurs venaient d’entrer dans le cabinet de M. Vincent, qui est jusqu’à un certain point l’ami de M. Brastard, et j’ai parfaitement entendu leur conversation qui n’avait rien de confidentiel ni de très-extraordinaire, mais qui, pourtant, m’a terrifié. Après avoir parlé de l’absence forcée de l’ingénieur et de ses motifs, ils ont ajouté que le malheur qui le frappait arrivait peut-être à temps pour empêcher la conclusion du mariage de sa fille avec Charles Després. Et sais-tu pourquoi ils semblaient désirer que ce mariage n’eût pas lieu ? parce que Charles Després est ruiné, du moins ils l’affirmaient, et que M. Brastard est le seul qui ignore ses désastres à la Bourse.

Je suis resté tout étourdi. Je connais Charles, il est parfaitement capable de dissimuler sa situation présente pour en arriver à ses fins. Ce sujet de conversation n’a pas duré longtemps, comme tu le penses, ces messieurs ont causé d’affaires et, pour moi, j’ai patiemment attendu qu’ils quittassent le cabinet particulier les uns après les autres et je me suis représenté devant M. Vincent. J’étais très-ému, je lui ai cependant dit d’un air très-calme que j’avais bien involontairement entendu une partie de sa conversation et que je désirais savoir s’il était vrai que Charles méritât la mauvaise réputation qu’on venait de lui donner.

— On le dit coulé et même fortement compromis dans des affaires véreuses, m’a-t-il répondu d’un air indifférent.

— Mais alors il ne peut épouser mademoiselle Brastard ? me suis-je écrié.

— Ceci regarde M. Brastard, jeune homme, m’a-t-il répondu d’un ton sec.

— Mais, M. Després le trompe sans doute ? »

Il m’a répondu :

— On ne doit pas se laisser tromper. »

J’ai insisté, je lui ai demandé s’il n’éveillerait pas au moins les soupçons du père, qui, une fois à demi prévenu, saurait bien arriver à connaître la vérité.

— Je m’en garderai bien, m’a-t-il dit. Ce jeune homme est agréé, il est d’un caractère audacieux ; il joue, il peut se relever, et, d’ailleurs, ce ne sont pas mes affaires. »

Tu ne peux imaginer, ma chère Mélite, une physionomie plus parfaitement indifférente, plus sèche, plus égoïste que n’était en ce moment celle de cet homme qui se dit l’ami de M. Brastard.

— Se taire serait d’un égoïsme révoltant, ai-je repris.

— C’est de la prudence, m’a-t-il répondu.

— Au moins, me permettez-vous de prévenir M. l’ingénieur du bruit qui court et dont on vient d’affirmer devant vous la vérité ? lui ai-je demandé.

Il m’a regardé, hoché la tête et souri.

— Faites-le si cela vous plaît ; mais je vous en préviens, vous ferez là un métier de dupe, et le moins qui puisse vous arriver, c’est d’être renvoyé des bureaux. D’ailleurs, a-t-il ajouté, cette affaire a peut-être été bien exagérée et je vous engage dans tous les cas à ne pas vous servir de mon nom ; car j’ai pour principe de ne jamais me mêler de ce qui ne me regarde pas. »

En disant cela, il s’est mis à rouler une cigarette entre ses doigts et m’a tourné le dos. Je suis sorti agité, dépité, ne sachant absolument que faire. Pendant huit jours, j’ai pris en dessous des informations, j’ai tout fait pour connaître la vérité. Hier je l’ai apprise de la bouche même d’un courtier de bourse. Charles est resté sur le dernier champ de bataille, il compte parmi les morts, mais le nom de l’agent de change son associé a seul paru dans les journaux. En attendant, je le vois toujours pimpant, élégant, rieur, accueilli comme un ami dans cette maison où il apporte la trahison. Je ne puis croire que ce mariage s’accomplisse. Mépriser son mari ! Quel supplice ce doit être pour une femme qui a cru épouser un honnête homme. Or, certainement Charles Després apparaît ainsi à mademoiselle Berthe qui ne se gêne pas pour dire qu’elle a horreur de la déloyauté. L’honorabilité si antienne de sa future famille lui plaît par-dessus tout : devenir à moitié Bretonne l’honore. Quand je l’entends parler ainsi, mon sang bouillonne, et j’ai beau me mettre en présence de cet égoïsme qui permet à un homme que M. Brastard appelle son ami, de le laisser dans l’ignorance d’un fait de ce genre, je puis que le réprouver.

Comme ce secret me pèse, ma sœur ! plus j’y réfléchis, plus il me pèse. M. Brastard est plus que mon ami, il est mon bienfaiteur ; je vois presque tous les jours maintenant sa fille ; elle me laisse admirer comme à une connaissance intime la délicatesse de son âme, l’élévation de ses sentiments ; elle est à cent lieues de se douter que l’homme auquel elle va engager sa foi n’est qu’un menteur, un hypocrite. Ce luxe qu’il continue d’étaler aux regards seul est un mensonge. Enfin, j’espère toujours que la vérité se découvrira sans que je m’en mêle. Ce deuil est arrivé bien à propos, tout à fait providentiellement, je l’espère. Malgré toutes les instances de Charles et les prières de son père, mademoiselle Berthe persiste à ne pas vouloir revêtir sa robe de noce avant que les trois mois de grand deuil soient écoulées. Encore six semaines d’attente. Malheureusement, pendant ces six semaines, M. Brastard sera continuellement en voyage. Il a chargé une de ses parentes de chaperonner ses filles pendant ces absences. C’est la meilleure femme du monde ; mais Charles aura beau jeu, elle le trouve charmant et tous ses troubles lui échapperont. Il est parfois troublé, inquiet, il est même très-changé physiquement, mais il n’en paraît que plus intéressant à ces dames. Quand M. Brastard est absent de Paris, il passe sa journée rue Saint-Honoré. M. Brastard de retour, il a toujours de grandes affaires qui le retiennent à la Bourse. Parfois j’ai envie d’aller le trouver pour m’expliquer avec lui, mais ce serait peut-être une maladresse qui n’avancerait à rien. Quand on prépare de longue main une pareille infamie, on est disposé à en courir tous les risques.

Il me reste à prévenir M. Brastard lui-même, mais je recule devant cette ressource suprême. Non pas que je craigne pour moi-même, mais il y a quelque chose qui me répugne fortement dans cette dénonciation. Que ferais-tu à ma place, ma chère Mélite ? Faut-il laisser tomber cette nouvelle apprise par hasard, faut-il laisser aller les choses ? Faut-il éveiller les sollicitudes de ce père confiant qui, sur ce sol volcanique de Paris, a l’imprudence de ne plus s’occuper du gendre qu’il s’est choisi et qui appartient corps et âme à ses affaires matérielles, absolument comme s’il n’avait que cela à faire dans ce monde ? Conseille-moi, ma sœur, tire-moi de cet embarras si tu le peux et crois à l’amitié sincère de

Ton frère et ami,
René.


XXV.


Mélite à René.
Damper coat.

Je comprends les difficultés de la position très-délicate où tu te trouves, mon cher René, et je ne saurais pas plus que toi comment en sortir. Charles Després agit indignement, mais il est le fils de madame Després, il est de Damper, il est bien dur de l’accuser, de découvrir ses lâchetés, de détruire d’un mot l’édifice de son bonheur. Attends encore, attends au dernier moment. Ce moment venu, Dieu t’inspirera, je n’en doute pas. Entre hommes vous êtes d’une susceptibilité si farouche et si orgueilleuse, et les affaires de ce genre peuvent prendre une tournure si tragique et si fatale qu’on ne voit absolument pas que vous conseiller. Charles Després serait un autre homme que je te dirais : Va le trouver, dis-lui ce que tu as appris et fais ressortir à ses yeux l’indignité de son silence. Mais un autre homme n’agirait pas ainsi. J’ai cru pouvoir confier l’affaire sous le sceau du secret à ma voisine, qui possède l’expérience du monde. Elle n’a rien trouvé de mieux que ce que je t’ai dit.

Pendant que tu es livré à des préoccupations aussi pénibles, mon cher René, on s’amuse beaucoup à Damper-Coat et à La Brise. On va, on vient, à pied, en voiture, en bateau, à cheval, oui, même à cheval. L’autre jour, pour une petite excursion dans les montagnes, j’ai accepté de me jucher sur une belle jument pécharde dont on m’avait vanté la grande douceur et l’inaltérable tranquillité.

Fanny, qui n’a pas plus d’expérience que moi de ce mode de transport, s’en tire beaucoup plus brillamment. Elle est hardie, robuste, souple. C’est la plus charmante amazone qu’on puisse imaginer et, quand elle est assise sur sa selle avec ses beaux cheveux noirs nattés, sa taille et son profil de reine, son malheureux petit cheval prend des allures tout à fait triomphantes, comme une bête de race, il s’élance impétueusement en avant, précédant le mien qui le suit la tête basse comme il convient à une brave jument bien vulgaire, sans prétention, et à laquelle celle qui la monte ne communique aucune ardeur.

Madame Anne semble s’appliquer à distraire Fanny qui, depuis ma confidence, n’est plus triste mais sérieuse. Il y a des sentiments que le mépris efface instantanément dans les cœurs généreux. Ou je me trompe ou le sien n’a pas résisté à l’épreuve.

Nous avons assisté ensemble à une distribution de prix de l’une des principales pensions de petites filles d’une ville voisine. Je ne connaissais personne et le tableau n’a cependant pas manqué d’intérêt. Les femmes en herbe étaient bien gracieuses avec leurs toilettes blanches et leurs cheveux bruns ou blonds ornés de rubans bleus flottants, elles avaient de bien drôles de petites mines naïves ou futées. Que c’est joli l’enfance ! que c’est gracieux l’adolescence et la première jeunesse. Passé, présent et avenir étaient là en présence, et les petits incidents comiques n’ont pas manqué. Les petites faisaient les vieilles et les vieilles faisaient les jeunes. J’aimais à voir les dames appuyer leur joue couverte de poudre de riz sur la joue en fleur des blondes fillettes. J’étais tout près d’une de nos élégantes dampéroises. Que c’est laid une coquette vieillie qui essaye de se rajeunir ! Elle me faisait compassion avec son faux chignon frisé, sa taille, contournée et affaissée, son œil éteint dans un réseau de rides que la pâte ne parvenait pas à effacer. Cet œil se posait avec envie sur les tailles sveltes, sur les chevelures opulentes, sur les visages purs. Il y avait un monde de regrets dans ce regard-là. Mais nous avions quelques vieillesses dignement acceptées, dignement portées. Une sous-maîtresse faite de fer et de ficelles, guindée et horriblement prétentieuse, nous a bien un peu amusées avec ses saluts, ses révérences, ses attitudes, son étrange physionomie, où luttaient l’importance qui tend à se faire jour et la gaucherie, résultat d’une timidité habituelle. Il y a des gens auxquels on serait tenté de crier : « De grâce ! soyez simples. »

Le lendemain de cette petite échappée, nos voisines ont passé la journée au presbytère. Nous avons lu à voix haute.

Madame Anne, pour faire plaisir à mon oncle Jérôme qui est un classique enragé, a déclamé avec un très-remarquable talent quelques beaux vers de Polyeucte ; on m’a demandé du René et j’ai cueilli ici et là dans mes lettres quelques phrases, quelques scènes descriptives, et l’oreille droite de mon frère a dû tinter, car on a dit beaucoup de bien de lui.

Malgré ces allées et venues, j’ai porté partout la préoccupation de l’épineuse affaire qui te chagrine et je voudrais être à un mois d’ici pour te savoir hors de cette impasse.

Ne manque pas de m’écrire aussitôt que tu auras pris ton parti. Mon oncle Jérôme, qui a dîné hier chez les Després, m’a dit qu’ils étaient tous rayonnants. On n’a parlé que du brillant mariage que fait Charles. Ils iront en bande à la noce. Leur joie m’attriste et je n’approche plus de Damper, craignant de les rencontrer les uns ou les autres. Je sais qu’il m’est inutile de te conseiller une grande prudence au moment décisif. Il est vraiment bien regrettable que tu te trouves mêlé à cela, mais je conçois que les rapports que tu as avec M. Brastard ne te permettent pas de rester neutre. La non-intervention, comme on dit en politique, serait dans ce cas une vraie lâcheté. On a beau faire, vraiment, la vie ne reste jamais un bon petit chemin bien riant, bien uni, bien facile. On a beau balayer, tailler, préparer la route, les pierres roulent, les ronces déchirent et adieu la douce sérénité de la paresse. Soyons donc forts et patients, mon cher René, et rappelons-nous que tout tourne au bien de ceux qui aiment Dieu. Mon oncle prêchait cela ce matin, je te le redis en t’embrassant bien tendrement.

Mélite.


XXVI.


René à Mélite
Paris.

Le sort en est jeté, ma chère Mélite, la neutralité ne m’est plus permise, il faut que je parle. Voici ce qui s’est passé : Hier soir, craignant de voir mal interpréter mon éloignement de la maison Brastard et, ayant même été interrogé là-dessus le matin par M. l’ingénieur, j’ai passé mon habit et me suis présenté dans le salon bleu, où je n’ai pas mis les pieds depuis la révélation qui me tourmente.

Charles Després n’était pas là, et comme en ces temps de deuil les réunions du mardi ne sont plus composées que des intimes, le cercle était très-restreint. M. Brastard et ses filles m’ont très-amicalement reproché ce qu’ils appellent ma sauvagerie et la conversation a repris son cours. On parlait d’un de ces mariages étranges qui peuvent prendre place parmi les escroqueries parisiennes. Un homme a été assez adroit pour épouser une héritière grâce à un nom qui n’était pas le sien, grâce à un titre qu’il avait usurpé et à une fortune qu’il s’était fabriquée. Il a berné tout une famille honorable et sa fourberie n’a été découverte qu’un mois après, trop tard, par conséquent.

« Quelle horreur ! s’est écriée mademoiselle Berthe, je ne me consolerais jamais d’être la femme d’un homme qui m’aurait menti un jour.

— Les tribunaux devraient avoir des peines spéciales pour ces élégants faussaires, a ajouté M. Brastard en fronçant les sourcils. Il est permis de ne rien avoir, il est possible de tout perdre, mais tromper, cela ne se pardonne pas. »

C’était à n’y pas tenir, j’ai prétexté une petite affaire, je suis sorti, j’ai pris une voiture et je me suis rendu chez Charles qui occupe toujours son élégant appartement rue Vivienne. Il y avait nombreuse compagnie chez lui, et de l’antichambre j’ai reconnu qu’il n’avait pas même brisé avec le monde dans lequel il vivait avant de se faire recevoir dans la famille Brastard, une indignité de plus. Je me suis fait introduire dans un petit appartement qui lui sert de bureau et je l’ai fait mander pour une affaire importante. Je connais mon homme. Pour lui échapper et ne pas me laisser entortiller moi-même dans quelque fable bien ingénieuse, mon parti était pris de l’intimider un peu. Quand il est entré j’ai marché vers lui et, le regardant en face :

« Charles, je sais tout, » lui ai-je dit. Il a pâli, évidemment il a cru que j’étais un envoyé de M. Brastard.

— « Fatalité ! » a-t-il murmuré en se laissant tomber sur une chaise.

Et, relevant la tête, il a ajouté :

« Sais-tu comment il a appris ce que j’ai pris tant de peine à lui cacher ? »

Il fallait le détromper, je lui ai dit que je n’étais l’envoyé de personne.

Sa figure livide s’est empourprée.

« Que ne le disais-tu plus tôt ? s’est-il écrié en se levant impétueusement. Eh ! que m’importe que tu le saches. Bien d’autres le savent, il ne m’a pas été possible d’en faire un mystère. Seulement les morts vont vite à la Bourse et, M. Brastard n’ayant rien appris dans le premier moment, j’ai tout lieu d’espérer que mes projets ne seront pas anéantis. Or, le lendemain de mon mariage j’aurai soixante mille francs dans la main et, avant un an, il ne restera plus trace de mon désastre actuel. »

Comme tu le vois, ma chère Mélite, on descend vite la pente dans les bas-fonds de la dégradation parisienne.

J’ai pris la parole à mon tour et je lui ai dit crûment ma façon de penser en ajoutant que j’étais venu vers lui pour le décider à un aveu pénible, mais nécessaire à son honneur.

Il a souri ironiquement et m’a demandé de ne pas me mêler de ses affaires. Je lui ai développé les raisons qui me forçaient à m’en mêler, je lui ai parlé de la reconnaissance que je dois à M. Brastard, j’ai mis en avant son propre bonheur, je lui ai redit la conversation qui avait en quelque sorte dicté la démarche que je faisais près de lui. Je lui ai répété que me taire me serait impossible, mais que je voulais lui laisser l’honneur d’une sincérité qui lui ferait peut-être beaucoup pardonner.

Il s’est levé et s’est mis à se promener avec agitation en me parlant ou plutôt en se parlant à lui-même.

Il était impossible qu’il perdît de gaieté de cœur sa dernière chance de salut, il avait bâti sur cette dot tout un échafaudage d’opérations qui devaient immanquablement le mener à une très-brillante fortune. Ce mensonge n’était après tout qu’une peccadille bien permise, M. Brastard avait des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.

Je sentais l’indignation m’agiter le sang et les nerfs, car parmi tous ces plans, tous ces projets, tous ces regrets, toutes ces espérances, le nom de celle qui se croit aimée et qu’il a feint d’aimer n’a pas été prononcé une fois. Il s’est beaucoup attendri sur son désastre financier, sur ce que lui réserve l’avenir s’il manque l’affaire de son mariage, il n’a pas trouvé une parole d’attendrissement pour celle qui peut lui échapper par une révélation. Il lui faut soixante mille francs, c’est son idée fixe, le reste échappe à son attention. J’ai encore essayé de le ramener à des sentiments d’honneur, je lui ai parlé avec un calme et une amitié dont je ne me serais pas cru capable en ce moment où tout me portait au mépris. Il n’a pas cédé et il m’a lâchement supplié de laisser les choses. Me voyant rester inébranlable il a menacé, il s’est emporté. Sans m’émouvoir, je lui ai déclaré que le silence m’était impossible, qu’il m’était insupportable de me faire son dénonciateur, mais que dans huit jours s’il n’avait pas parlé je parlerais.

Et je suis parti sur cette déclaration catégorique, il était temps que nous nous séparassions. Nous maîtrisions avec peine les sentiments si divers qui nous agitaient et s’il n’avait pas encore l’insulte et la haine aux lèvres, il les avait dans les yeux.

Voilà où nous en sommes, ma chère Mélite.

Je me figure être tout près d’une poudrière dans laquelle je dois, à un moment donné, lancer une étincelle. Ah ! qu’il est parfois pénible de faire son devoir, de suivre les inspirations de sa conscience ! Il me faudra beaucoup de courage pour agir, mais j’agirai. Je veux encore espérer que, prenant ma menace au sérieux, il aimera mieux se dénoncer lui-même. Enfin, je lui répéterai mon avertissement, j’attendrai le dernier jour, la dernière heure, la dernière minute, je ne puis mieux faire n’est-ce pas ? Ma première lettre t’apprendra la fin de cette triste affaire et t’apportera peut-être l’écho d’une explosion.

Je t’embrasse bien cordialement.

Ton frère et ami,
René.


XXVII


René à Mélite
Paris.

Hélas ! ma sœur, le Parisien a eu raison. Tout a tourné contre moi dans cette affaire où je n’ai apporté qu’une trop grande délicatesse, qu’une reconnaissance trop excessive. J’ai attendu huit jours, j’ai écrit à Charles, il n’y avait plus à attendre, j’ai parlé. M. Brastard m’a lancé pour toute réponse un merci sec accompagné d’un étrange regard et est entré dans son cabinet particulier.

Deux heures plus tard, je recevais un congé en bonne forme. Dans un billet laconique, M. Brastard me remercie ironiquement de l’intérêt que je porte au bonheur de sa fille et m’expulse de ses bureaux. Ce n’est pas à la légère, me dit-il, qu’il s’est choisi un gendre, et Charles Després pouvait se passer de cette trahison d’ami et de compatriote. Un billet foudroyant enfin. J’ai couru chez lui. Il venait de partir pour sa villa de Versailles avec Charles et ses filles. J’ai écrit, je n’ai reçu qu’une invitation à ne plus reparaître chez lui. Et je ne le reverrai probablement plus, car le mariage se fera à Versailles très-probablement. N’est-ce pas écrasant, ma chère Mélite ? Me voilà calomnié, conspué, et si Charles est assez adroit et assez heureux pour rétablir ses affaires, à tout jamais perdu dans l’estime de cet homme qui m’a fait tant de bien. Religion, philosophie, j’appelle tout à mon secours et je souffre néanmoins cruellement. Me voici de nouveau sur le pavé de Paris ayant perdu mon seul protecteur et plus découragé que jamais. J’ai voulu t’apprendre l’issue fatale de cette affaire, mais ne m’en demande pas davantage aujourd’hui, je suis brisé. Je n’ai plus même la ressource de reprendre ma place de clerc chez M. Després dans l’esprit duquel Charles ne manquera pas de me perdre. Par quel maléfice a-t-il aveuglé ainsi un homme comme M. Brastard ? Par quel ensorcellement peut-il lui dissimuler un fait clair comme le jour ? C’est à n’y rien comprendre. Et moi qui commençais à tracer si courageusement mon sillon.

Adieu, adieu, je suis désolé, furieux, je me demande avec angoisse comment cette affaire finira. Je n’ai jamais aussi cruellement souffert.

Ton frère affectionné mais bien malheureux.

René.


XXVIII


Mélite à René.
Damper coat.

Que puis-je te dire, mon cher René ? Je te citerai cette phrase qu’a écrite le comte de Maistre : il faut rester debout au milieu des tempêtes. Celle-ci se déchaîne bien mal à propos, il faut l’avouer. Enfin qu’importe d’où le vent souffle : restons debout. Toute cette machination est odieuse, les résultats en sont vraiment inattendus, mais la vérité sera connue et on te rendra certainement justice. Seulement te voilà encore désarmé, mon pauvre frère, encore arrêté dans ton chemin. Au reste, jamais sillon ne s’est creusé sans fatigue et sans sueur, et le nôtre ne se creusera pas sans combats et sans souffrances. J’ai communiqué ma désolation à mes voisines de la Brise, n’osant pas encore la communiquer à nos bons parents. Je suis chargée de t’exprimer toute leur sympathie. Comme moi, elles ne peuvent croire que tu restes la dupe de Charles Després, la victime de sa mauvaise foi. Dans tous les cas tu vas demeurer sur la brèche, n’est-ce pas ? Maintenant tu peux attendre. Recommence tes courses si intéressantes dans Paris, étudie, promène-toi, emploie ton temps de manière à te distraire. Dans ce pauvre monde, il faut toujours savoir attendre. Tu as suivi les inspirations de la loyauté, tu n’as aucun reproche à te faire, laisse tomber. J’en ai le pressentiment, il y aura un jour pour la justice.

J’ai dû recevoir hier toute la famille Després qui venait faire visite à madame Anne. Charles a nécessairement gardé un silence prudent envers sa famille qui le croit toujours riche et en train de devenir millionnaire. Ils étaient gais comme des pinsons et la pauvre mère surtout était radieuse. Ils partent tous dans huit jours pour Versailles. M. Ollivier m’a demandé ton adresse. Intérieurement j’étais bien émue en la lui donnant. Ils s’attendent à te voir à cette noce. Dans quelle situation te met ce malheureux Charles ! Ah ! il est cependant bien plus à plaindre que toi, j’aimerais cent fois mieux être à ta place qu’à la sienne. Que dirais-tu dans ce moment d’un petit voyage à Damper-Coat ? Je te soumets bien timidement ce projet, ce serait une façon d’échapper à la noce Després. Dans tous les cas écris-moi un mot bien vite, car je te sens bien découragé. Me faire attendre serait me faire souffrir, et tu ne le voudras pas. Madame Anne te propose de te faire faire quelques nouvelles connaissances à Paris. Réponds-moi aussi là-dessus.

À bientôt, cher frère, s’il est des gens qui té méconnaissent, il en est qui t’estiment de toutes leurs forces et qui t’aiment de toute leur âme.

Mélite.


XXIX


René à Mélite
Fontainebleau.

J’ai quitté Paris, ma chère Mélite, et je l’ai quitté avec joie. J’étais tout préoccupé de l’arrivée des Després et de l’étrange personnage que j’allais avoir à jouer, quand un de mes camarades de bureau est venu me proposer d’aller passer quelques jours dans un petit cottage que ses parents possèdent sur la lisière de la forêt de Fontainebleau. C’était ce qui pouvait m’être proposé de plus agréable. J’ai accepté et me voici depuis plusieurs jours en villégiature. Tourmenté, troublé ainsi que je le suis, je ne jouis guère de mon repos ni des beautés naturelles, Tout mon être est comme blessé, et pour chloroformer la douleur, je n’ai qu’un moyen à employer : la lecture. Je lis beaucoup un genre d’ouvrages qui ne formaient pas d’habitude ma lecture intellectuelle, je lis des romans, et le temps passe. Hier j’avais dans les mains un livre que je ne te permettrais pas, mais qui a des pages vraiment saisissantes.

L’auteur, qui a du génie, peint son âme à deux périodes extrêmes de la vie. C’est un tableau de maître qui m’a fait longtemps rêver. Rien de frais, de délicieux comme la page arrachée à cette adolescence heureuse qui s’éclaire par une piété ardente, toute d’imagination, mais remplie de poésie. Comme contraste arrive la période sombre. Les fleurs sont fanées, les rayons sont éteints, la vibration joyeuse se change en glas de mort. Le bonheur est mort, la foi est morte, l’ennui, un ennui implacable, le désespoir, un désespoir sans remède, restent seuls. L’ennui désole ma vie, dit-elle, l’ennuie me tue, tout s’épuise pour moi, tout s’en va !

Cette page enivrante, désolée, m’a fait mal. Qu’est-ce donc que la vie, si, à un moment donné l’âme pousse de pareils cris, éprouve de pareilles souffrances ? Il me semble que quelque chose tremble en moi depuis que j’ai entendu ces accents passionnés ils ont remué des fibres inconnues en mon être. Et comme ils ne s’harmonisent que trop avec ma disposition d’esprit, mon âme s’agite douloureusement et de véritables cris d’angoisse montent à mes lèvres. Plains-moi, ma chère sœur, et prie pour que je domine la tentation qui me presse de me dépouiller violemment de tout ce qui m’est un obstacle pour parvenir, et de m’élancer comme tant d’autres dans la vie, en foulant tout sous mes pieds.

Plains-moi, plains-moi.

Ton frère affectionné,
René.


XXX


Mélite à René.


Je te plains, cher René, je te plains de tout mon cœur, mais, je t’en conjure, n’écoute pas ces voix, ces voix terribles qui te prêchent une révolte insensée. Le mauvais conseiller a fait son œuvre, mon vaillant frère se décourage tout de bon. Non, toutes les vies ne finissent pas par un cri d’ennui et de suprême dégoût. Tu ne me gronderas pas, mais ayant été surprise par madame Anne, pleurant, ta lettre à la main, je lui ai parlé du mauvais effet que la solitude produisait sur toi, je lui ai parlé de cette page qui t’a donné une fièvre de découragement et de rébellion. Voici comment elle a répondu à ma confiance. Elle m’a écrit le billet suivant : « Je connais le livre où M. René a entendu ce cri de désespoir qui serait sublime s’il était chrétien, c’est-à-dire s’il se changeait en un cri d’espérance. J’ose lui envoyer ces pages qui m’ont toujours paru une sorte de contre-partie des pages qu’il a lues. Ceci n’est pas une question de style, mais une question d’éternel avenir. Qu’il réfléchisse, qu’il prie, qu’il espère surtout. »

Je te transcris ces pages. Voici ce qu’on peut appeler la partie lumineuse.

« Mon enfance ne me rappelle que de frais souvenirs, et ma jeunesse fut une aurore. Je vivais avec des parents affectionnés, mais insouciants, et beaucoup plus avec moi-même qu’avec eux ; je vivais à la campagne, j’absorbais, sans qu’ils s’en doutassent, la poésie, la vitalité, le rayonnement, la sève de la nature. Oiseau et fleur je ne fus pas autre chose jusqu’à seize ans. Personne ne m’enseignait la vie, ses obligations, ses devoirs, ses mystères, sa responsabilité ; aucune souffrance ne m’avait encore approchée. Mon monde à moi, mon univers c’étaient les grands prés de velours, les champs ensoleillés, les landes sauvages, les sentiers invisibles tracés sous les hautes futaies, les creux dans les masses rocheuses, les eaux vives, le ciel avec ses beaux aspects changeants. J’aimais vaguement toutes choses et j’aimais surtout ma famille, mon chien, mon cheval, les pauvres, les enfants. Un jour enfin j’aimai Dieu. Ce jour-là, j’étais assise sous une touffe d’aulnes, tout au bord de la rivière limpide, écoutant en même temps que son harmonieux murmure le chuchottement mystérieux et un peu confus des voix intérieures qui commençaient à parler en moi. Je ne sais quel souffle de tristesse étrange passa soudain sur mon âme joyeuse, tout se voila, se ternit autour de moi. Cette angoisse sans nom que je pourrais appeler la première aspiration de l’idéal, à la poursuite duquel nous usons toutes nos forces dans la partie éclairée de la vie, ne dura que quelques secondes. Je relevai ma tête enfantine qui s’était courbée instinctivement, je regardai ardemment le ciel et un élan de mon cœur me porta jusqu’à Dieu, jusqu’au Dieu de ma première communion. Je fus singulièrement raisonnable et pensive pendant huit jours. Alors s’ouvrirent les exercices de l’adoration dans ma petite paroisse et je pris la résolution de les suivre exactement. Je les suivis, renonçant pour la première fois de mon plein gré à ma chère indépendance, remplaçant par une capote de crêpe bleu le commode chapeau sous lequel mes grandes nattes s’arrangeaient d’elles-mêmes, laissant là mes lignes de pêche, mes flûtes de sureau, mes bâtons de saule enjolivés de dessins, oubliant presque mon cheval et mon chien. Pendant cette semaine de recueillement, la vie surnaturelle me fut en quelque sorte de nouveau révélée et j’en vécus deux ans, les deux plus ravissantes années de ma vie. Il me semblait qu’unie à Dieu, j’avais complété l’harmonie de mon être, et que rien ne me manquait. La poésie qui s’éveillait en mon cœur débordait en sentiments et en enthousiasmes religieux. J’avais des ailes aux pieds et probablement des rayons dans les yeux le jour où après avoir reçu mon Dieu sous l’apparence eucharistique, je revenais seule à pied, aussi parfaitement heureuse qu’on peut l’être sans souffrir. Ma solitude me devenait extrêmement chère. Dieu l’habitait. Je chantais toute la journée dans la maison comme par les chemins creux et je chantais des cantiques, ce qui transformait mon chant en une nouvelle prière. J’avais aussi mes heures recueillies, sérieuses. Quand ma campagne prenait ses grands airs et revêtait ses éblouissants aspects ; quand l’orage, avec ses éclairs fulgurants et ses tonnerres lointains, éclatait ; quand le soleil couchant me jetait ses splendeurs ; quand le vent, les arbres et l’eau avaient leurs solennels murmures, je me blottissais contre les haies ou je restais debout dans la lande et je finissais par tomber à genoux sous le choc d’une émotion puissante, éprouvant impérieusement le besoin d’adorer le Créateur de ces merveilles. Mon rêve, ces deux années furent un rêve, mon rêve finit. La vie réelle me saisit entre ses bras de fer, et mes divins élans et ma pauvre poésie furent momentanément étouffés sous ses étreintes, mais je gardai tout au fond de mon être ces purs, ces délicats souvenirs et un jour vint où je dus y rafraîchir, ma pensée. »

Ce chant printanier ne te rappelle-t-il pas notre propre enfance, mon cher René. Pour moi, je me retrouve quelque peu dans cette petite fille sauvage et rêveuse dont l’âme frissonne sous le premier appel de l’idéal, sous la première touche de la grâce. Seulement je n’étais pas, il faut bien le dire, ni aussi poétique, ni aussi hardie et je n’étais pas abandonnée. J’avais un compagnon, un fort et joyeux garçon, qui avait l’air de commander et qui souvent obéissait. Mais ne nous perdons pas dans nos propres souvenirs et revenons au journal. L’enfant a fait place à la femme, l’aurore et le bonheur ont fui à tire d’ailes. Écoute ces accents désolés :

« L’heure sonne pour moi, l’heure fatale ; le poids douloureux de la vie tombe comme un manteau de plomb sur mes épaules et s’y attache. Les êtres qui m’étaient chers se sont fanés sous mes yeux, dans leur fleur, la terre les a impitoyablement engloutis.

La main brutale de la Mort m’a dépouillée en un jour de mes tendresses les plus pures, de mes illusions les plus profondes. Dans cette phase sérieuse de la vie qui est la phase de la moisson, je me suis trouvée devant un champ nu, dévasté ; j’ai vu tomber pièce à pièce, comme démoli par un bras invisible, le fragile édifice que j’avais baptisé du nom de bonheur, et, devant ces décombres, ces ruines, j’ai senti, misère suprême, l’ennui de la vie me prendre à la gorge. Mon œil s’est promené éperdu sur un monde désormais vide, tout s’est teint de néant autour de moi, les larmes ont affaibli ma force, aucune main délicate, compatissante ne ressaisissait encore mon âme blessée, le ciel même s’est voilé de deuil sur mon front et est devenu sombre, sombre comme mon cœur. Je ne pensais plus, je n’espérais plus, je n’aimais plus, je souffrais. Je me sentais pleine d’une ironie amère contre les pauvres heureux de ce monde, tant ce monde me paraissait usé, débile, faux, frappé de mort. La mort était dans tout, dans ce que j’avais connu et ce que j’avais ignoré, dans ce dont j’avais joui et dans ce dont je n’avais pas voulu jouir. Toute chaleur, toute lumière semblaient éteintes en moi. Les ténèbres se condensaient autour de mon âme qui agonisait dans un corps sain, vivant, mon cœur me semblait réduit en poussière comme celui des êtres chéris qui n’étaient plus.

C’était la nuit enfin, déjà la nuit, la nuit au milieu du jour. On compare la vie à une journée et chacun sait que l’heure où les derniers rayons lumineux s’effacent graduellement sur un ciel noir, pesant, livide, est l’heure écrasante du jour. C’est l’heure des souvenirs mélancoliques, des secrets découragements, l’heure redoutable pour tout ce qui souffre dans la nature. Mais l’imagination peut soulever le voile et on peut voir apparaître radieuse l’aurore du lendemain. Pour la vie, le crépuscule, c’est le crépuscule ; les ténèbres, ce sont les ténèbres ; la nuit, c’est la nuit. Nuit sans lendemain, sans aurore. On vit dans la mort, on voit avec des yeux jeunes la fin de tout, le vide de tout, le néant de tout. Les grandes douleurs, celles qui pénètrent jusqu’aux mystérieuses profondeurs de l’âme vous jettent dans le néant. J’y étais donc. Ai-je été mortellement découragée ? Oui. Désespérée ? Jamais. Je croyais en Dieu, j’ai crié vers Dieu.

Un jour dans mon austère solitude, j’ai saisi le livre de ma vie arrivée à son milieu, il s’est ouvert à la page sur laquelle s’étendait la teinte de néant, j’ai tourné les feuillets, et je suis revenue aux premières pages. Pages embaumées où s’étaient fixées mes pures extases, mes élans consolateurs. Et ma pensée s’est arrêtée là et j’ai dit : « Il était alors, il est aujourd’hui, il sera demain. Mille ans devant lui sont comme un jour et un jour comme mille ans. Ma vie n’est-elle pas un rayon de ce soleil et ce rayon ne peut-il se rattacher plus directement à l’astre immuable ? serait-ce là le divin secret de mon épreuve ? Mais comment remonter là ? Comment en suis-je insensiblement descendue ?

Par la facilité de mon esprit, par la dispersion des forces de mon cœur, par la trop grande concentration de mon être en moi-même et en mes affections choisies. Il faut cependant, à tout prix, gravir cette montagne et pour cela se simplifier, se concentrer, embrasser la vie pratique du dévouement, du sacrifice, ne plus traîner la croix, la charger sur ses épaules et marcher comme un soldat, comme un ouvrier de Dieu. J’allai prier devant lui, à l’église. J’y retrouvai le silence d’autrefois, la paix d’autrefois. Ce n’était plus l’extase, mais c’était la paix dans la souffrance acceptée et comprise.

Et je m’aperçus que s’il n’y a pas de levier pour soulever le monde, il y en a un pour soulever l’ennui de la vie. Tout m’avait échappé, il me restait la foi, la foi vivante en un Dieu incarné mort sur la croix : c’était assez, j’avais enfin senti la véritable valeur de la vie. Dans le vide de mon cœur, dans la désolation profonde de mon âme, la foi grandit comme grandit dans le désert aride l’ombre du palmier solitaire qui offre, au voyageur épuisé, le rafraîchissement et la force ; comme grandit dans l’admirable firmament quand l’éclair a brillé et que le vent disperse les nuages chargés de foudre, l’étoile fixe momentanément éclipsée par ces puissants agents de désordre. L’amour est venu sur les pas de la foi et alors plus de solitude, plus de vide. Dieu remplit le monde, je vois Dieu resplendir en chaque créature ; Dieu même, comment le dire sans trembler, peut habiter en moi. Le jour, j’agis en son admirable présence, la nuit, quand je me réveille, je l’adore dans le silence qui m’enveloppe, silence plein d’indicibles angoisses pour les âmes sombres, muettes, délaissées, douloureusement repliées sur elles-mêmes. À ce maître aimé, à ce Père invisible, à cet ami éternellement vivant, éternellement fidèle, j’offre la larme qui brûle ma paupière, le sanglot qui gonfle ma poitrine, la goutte de sang que distille mon cœur, et le sang et les larmes se transforment en un baume mystérieux, et le sanglot s’achève en un cri d’espérance.

Le matin, comme le conseille le saint père de Ravignan, au premier réveil de la raison, je jette vers Dieu mon esprit et mon cœur et je commence vaillamment ma journée invisiblement soutenue dans mes défaillances, invisiblement protégée et sentant que, chaque jour l’ennui de la vie fait place à la résignation de la vie. »

Ces pages comparées ne sont-elles pas tout un enseignement, mon cher René. Mme Anne m’a permis d’établir la comparaison en me donnant à lire les pages qui t’ont découragé. Quels tableaux ! Ici une âme qui agonise, là une âme qui ressuscite. C’est un drame intime, vivant, qui a bien son intérêt en ce moment, n’est-ce pas ?

Je le livre à tes réflexions, mon cher frère, et je fais les vœux les plus ardents pour que cet accès de faiblesse passe bien vite. La calomnie est lourde à supporter, je le sens ; je le sens, cette épreuve est dure, mais ne doit pas dépasser nos forces. Mon frère, écris-moi, parle-moi de l’état de ton âme, je souffre pour toi, avec toi.

Ton amie et ta sœur,
Mélite.


XXXI


René à Mélite
Fontainebleau.
Ma chère Mélite,

La fièvre est tombée et j’ai pu lire dans un commencement de calme les pages pour lesquelles tu offriras à madame Anne tout ce que tu trouveras de plus profondément reconnaissant.

J’ai repris mon travail, j’ai commencé des promenades dans la forêt et j’éloigne de mon esprit tout souvenir irritant. Mon ami me laisse pendant quelques jours la jouissance de son petit cottage et cherche à me persuader d’accepter une place de commis dans le bureau d’un de ses parents. À mon âge, ce genre d’occupation m’enfouit à jamais dans les positions subalternes ; c’est la mort de tous mes rêves d’avenir. Et puis-je accepter la vie isolée à Paris dans de pareilles conditions ? ce serait y végéter toujours. Depuis hier j’ai des tentations de plier bagage et de partir pour Damper-Coat. Avec un peu de bonne volonté je pourrai trouver une petite étude de notaire dans les environs et je ne vivrai pas séparé de tout ce qui m’est cher.

Je commence donc à porter la main sur mes pauvres espérances, j’espère arriver à leur arracher les ailes, à les étouffer, mais, ma sœur, dans ce travail de destruction, il me semble que c’est mon être lui-même que je dépèce, et je souffre d’intimes angoisses que rien ne peut te peindre.

C’est une agonie que de mutiler ainsi son intelligence, ses aptitudes. Je sens que ma force est dans l’industrie et non pas ailleurs. Au plus intéressant de la lecture, qu’en prévision de ma position à venir, je me condamne à faire dans un livre de droit, ma pensée fuit, s’échauffe, je vois se mouvoir les machines puissantes dont j’ai tant aimé à découvrir les secrets ressorts, dont j’ai essayé de modifier les mouvements. Dans ces moments, les combinaisons les plus difficiles semblent se simplifier, je résous les problèmes les plus ardus. Il me semble que le succès est assuré, que la fortune est là sous ma main, avec tout ce qui en découle pour moi, pour les êtres qui me sont chers, pour les causes auxquelles appartiennent mon cœur et mon bras, et il faut que je foule tout cela sous les pieds, il faut que j’éteigne ces éclairs, que j’étouffe ces élans et qu’entre mes mains frémissantes je reprenne, ô dérision ! le Manuel du notariat.

Mais pourquoi t’initier à ces souffrances viriles, ma chère Mélite. Je sais que tu en auras l’intuition, mais n’est-ce pas t’attrister inutilement. Je joins à ta lettre une missive d’affaire pour mon oncle. Avant de quitter Paris je désire savoir si je trouverai de quoi m’occuper dans notre chez nous. Ici on fait n’importe quoi, en attendant, surtout quand on n’a plus d’espérances, plus d’aspirations, et qu’on a brisé en soi, cette corde dont les vibrations rendent tout autre son monotone.

Donc, j’attends sa réponse avant d’accepter de devenir pour un temps une machine à chiffres dans le premier comptoir venu. Ton affection dévouée me reste, ma chère Mélite, et je serais bien malheureux si ma pensée ne pouvait se poser sur ce coin de terre où respirent des êtres dont mes déceptions cruelles ne feront que redoubler l’amour.

On me trouvera bien changé physiquement, je crois que cette dernière épreuve m’a honoré de quelques cheveux blancs.

Adieu ou plutôt au revoir, ma sœur. S’il me faut végéter et mener une existence antipathique à mes goûts, je ne la comprends que sur le sol fleuri de nos bruyères ou sur les bords de notre mer qui pousse elle aussi, d’éternels gémissements.

Je t’embrasse cordialement,
René.

P. S. — Charles Després s’est marié hier à Versailles, le malheur de mademoiselle Berthe est consommé et je ne me relèverai jamais de dessous cette calomnie.


XXXII

René à Mélite
Fontainebleau.

La Providence a dit son mot, le malheur de mademoiselle Berthe n’a pas été consommé, justice me sera rendue, le jour s’est fait.

Ma sœur, la joie me ferait délirer.

Hier, une voiture s’est arrêtée devant le cottage, j’ai vu, ne sachant pas si je rêvais, M. Brastard en descendre, je l’ai entendu monter l’escalier, je l’ai vu entrer, se jeter à mon cou et il m’a dit : « Pardonnez-moi. »

C’était suffoquant. Quand nous avons été l’un et l’autre un peu remis de notre saisissement, il m’a tout expliqué, il m’a raconté avec détails ce qui s’est passé. Charles avait bandé les yeux et bouché les oreilles. Tournant perfidement la menace que je lui avais faite contre moi, il lui avait confié sous le sceau du secret que le mariage de mademoiselle Berthe me désespérait et qu’il venait d’apprendre, de bonne source, que je cherchais déloyalement un moyen de l’empêcher. Ce moyen, il avait feint de l’ignorer par une infernale habileté, mais il avait conseillé à M. Brastard de se tenir sur ses gardes. Quand donc je me suis présenté, hésitant, troublé, triste d’avoir à dénoncer un compatriote, un parent, l’ingénieur a maîtrisé avec peine son indignation et il m’en a voulu de tout l’intérêt qu’il me portait. Mais la Providence a des manières à elle pour déjouer les ruses des hommes. La veille même du mariage, M. Brastard a été appelé chez le ministre des travaux publics. Il a rencontré là un de ses confrères qui voulait arranger une seconde conférence pour le lendemain et auquel il a dû faire part de la cause de son absence forcée de Paris ce jour-là. Cet étranger avait des fonds placés chez l’agent de change ami de Charles, et avait entendu ce nom plusieurs fois. Il a machinalement cherché où il avait pu l’entendre. Il s’en est suivi une conversation demi-plaisante, demi-sérieuse entre eux.

Il a été dit, convenu, que c’était le même nom, non le même homme, mais en sortant du ministère, M. Brastard avait un poids sur l’esprit. Mes révélations revenaient à sa mémoire. Au lieu de reprendre le chemin de Versailles, il s’est fait conduire à la Bourse, il a pris des informations, la vérité lui a été dûment révélée par des hommes qui n’avaient aucun intérêt à le tromper, et il est revenu dans la nuit en proie à une agitation et à une fureur qu’il s’est efforcé de calmer afin de faire subir au déloyal une dernière épreuve. Au matin il a mandé Charles qui est revenu très-naturellement sur le contrat qu’ils allaient signer et lui a fait répéter les chiffres fabuleux de sa fortune mobilière prétendue. Chacun d’eux a bien joué son rôle. L’un a questionné bien paisiblement, l’autre a menti avec une superbe effronterie. M. Brastard est ensuite passé chez sa fille et après l’avoir préparée à entendre une nouvelle désespérante, il lui a tracé le tableau de la conduite de son fiancé. Il y a eu un moment affreux de déchirement, mais heureusement elle n’avait pas pour Charles un de ces sentiments aveugles qui ne raisonnent pas. Le mépris a agi instantanément sur elle et elle a laissé pleins pouvoirs à son père. Tu te représentes la scène qui a eu lieu. Il paraît que madame Després a été sublime et que la révélation faite, elle s’est levée pour dire qu’elle serait la première à refuser son consentement à un mariage basé sur une tromperie.

Dans son effusion M. Brastard ne parlait rien moins que de me permettre plus tard, de devenir le consolateur de sa fille si vraiment elle ne m’était pas indifférente. Pour lui prouver à quel point ma conduite avait été désintéressée, je lui ai avoué que mon cœur n’est pas libre et qu’il y a à Damper une femme que je ne réussis pas à oublier.

Nous nous sommes quittés les meilleurs et désormais les plus inséparables amis du monde, ses dernières paroles ont été presque des promesses d’avenir et je t’écris en courant mon bonheur.

Tu m’as soutenu dans mes défaillances, ma chère Mélite, à toi le premier élan de la joie qui remplit le cœur de

Ton frère et ami
René.



XXXIII

Mélite à René.
Damper coat.

Depuis la réception de ta lettre, mon cher René, je cherche en vain ce qu’est devenue la sage et tranquille petite ménagère de Damper-Coat, je ne trouve plus qu’une petite affolée qui rit à tout propos ; qui ne peut rester en place, qui chante comme si elle avait quarante loriots dans la tête.

L’excès d’inquiétude engendre l’excès de gaieté et, pour moi, je ne suis plus que rires et chansons. Je chante en frictionnant la main rhumatisée de tante Marie, je chante aux oreilles de mon vénérable oncle, même en lui versant son café, je me sens des envies de faire pirouetter la solennelle Fantik, j’embrasse les soyeuses oreilles de Tack qui aboie de joie, instinctivement, enfin je suis heureuse, presque aussi heureuse que toi, ce qui n’est pas peu dire. Ta précieuse lettre dans ma poche, j’ai pris à grands pas après dîner le chemin de la Brise. J’avais besoin de mouvement et il est si doux de porter une nouvelle heureuse. En route j’ai rencontré l’éternel Colomban. Notre juif errant dampérois cassait une croûte, assis sur la pierre enguirlandée de la fontaine Verte, dans les eaux limpides de laquelle il plongeait comme une coupe de bronze sa main calleuse, quand la soif venait. J’ai épanché dans ce cœur fidèle le trop plein de ma joie et afin que ce jour fût aussi pour lui un jour de fête, je lui ai demandé d’aller finir de dîner au presbytère. Il ne s’est pas fait prier, apprenant que notre cidre est bon, ce que je n’avais garde de lui laisser ignorer, et il est parti emportant comme un talisman un billet au crayon destiné à adoucir les airs d’ogre de Fantik qui, connaissant la faiblesse de mon oncle pour ses chers pauvres, s’imagine de les rebuter personnellement par des physionomies qu’on n’inventerait pas.

À la Brise j’ai été reçue à bras ouverts. Ma figure avait annoncé que j’apportais de bonnes nouvelles. Dans la lecture émue que j’ai faite de certains passages de ta lettre, j’ai manqué de prudence et le motif de ton indifférence pour toutes les jolies parisiennes m’a échappé. Cette simple phrase a couvert les joues de Fanny d’une rougeur bien étrange. Mme Anne m’a aussitôt regardée d’un air d’intelligence. Ou je me trompe grossièrement, ou l’on est bien près de rendre justice à mon cher frère sur toute la ligne. C’est qu’il est bon à connaître, à voir de près mon cher René. Il ne lui manquait qu’un peu de cette élégance parisienne qui est tout chez Charles Després. S’il revenait maintenant, s’il parlait maintenant, qui sait si, un jour ou l’autre je n’aurais pas pour belle-sœur la plus charmante des Dampéroises.

Je crois voir sortir de cette nouvelle complication d’événements, toutes sortes d’épisodes providentiels. Monsieur Brastard aura certainement à cœur de réparer son injustice involontaire et j’attends avec impatience ta première lettre.

Nous te félicitons, nous t’embrassons et nous sommes avec toi et par toi, mon cher frère, les plus heureuses gens du monde.

Mélite.


XXXIV

René à Mélite

Il y a dans ta dernière lettre, ma chère Mélite, une phrase que tu n’as pas, je l’espère, prononcée à la légère. Serait-il vrai que l’espoir me fût permis ! Ma fidélité recevrait-elle cette suprême récompense ? Un mot encore et je pars pour Damper-Coat. M. Brastard a mis le doigt sur un plan qui réaliserait pleinement mes rêves d’avenir. Un de ses amis veut établir une imprimerie à la vapeur. Il lui faut un ruisseau et un homme dans lequel il ait pleine confiance. Le ruisseau coule à Damper-Coat dans notre dernier lambeau de terre, l’homme, ce serait moi, mais la double difficulté se présente : diplôme d’ingénieur, cautionnement. Si ce rêve se réalisait voici ce qui adviendrait : La vieille maison croulante ferait place à une belle usine et à une riante maison d’habitation où se transporteraient immédiatement ma vieille tante et ma chère sœur, et le directeur de l’usine oserait peut-être offrir à mademoiselle Fanny un cœur qui lui est resté fidèle.

Un mot plus explicite, je t’en supplie, parle hardiment du cœur et des lèvres, je t’en donne le pouvoir et le droit. Tout un monde d’espérances revit en moi.

Ton frère impatient et affectionné,

René.


XXXV.


Mélite à René.


Oui, reviens mon cher René, c’est de la Brise que part cette invitation. Il est sage d’attendre que ta position se dessine pour en arriver à traiter l’autre grande question, mais je tiens de madame Anne que Fanny s’étonne chaque jour de t’avoir si mal jugé. Le temps fera maintenant le reste.

Il faut avouer que le bon Dieu nous comble de joies et pour bien lui prouver ma reconnaissance je lui fais de fréquentes visites. J’ai bien pleuré dans cette chère église, j’ai bien parlé de mon frère afin que son courage fût toujours au niveau de ses épreuves. Je vais maintenant y répandre le trop plein de ma joie et murmurer de ces remerciements intimes qui soulagent un cœur reconnaissant.

Je t’arrange une chambre au presbytère, il faut dépouiller ici, voler là, mais nos chers vieillards sont les premiers à s’imposer des privations que je n’accepte pas toujours. Et dire que ce cher frère auquel on ne peut procurer qu’une cuvette ébréchée et qui n’aura pas de fauteuil dans sa chambre, aura peut-être beaucoup d’or quelque jour.

J’ai un pressentiment que tu nous arriveras bientôt. Hâte-toi de me détromper si tu prévois devoir retarder ton voyage, car mon cœur fait un tic tac effréné, extrêmement gênant. Depuis quelques semaines nous nous nourrissons d’imprévu et cela cause tout un ébranlement qu’il est raisonnable de faire cesser.

Adieu, au revoir, à bientôt, mon cher René. De toutes ces formules, c’est à la dernière que je m’arrête. Il me semble que tu habites déjà notre pauvre petit presbytère ; tout à l’heure en caressant Tack je lui disais : « René va venir. »

Je dis cela à tout et à tous : aux pauvres qui remarquent que je suis généreuse encore plus que d’habitude, aux ménagères du bourg qui me trouvent gaie, à mes poules, à mes brebis, aux oiseaux qui sautillent devant moi, j’annonce que René arrive. Et vraiment il me semble qu’ils ne sont pas insensibles à cette saisissante nouvelle.

Assez de folies comme cela. Ne manque pas de m’écrire et crois à la tendre affection de ton heureuse sœur,

Mélite.


XXXVI.

René à Mélite
Paris.

Encore une lettre, ma chère Mélite, pour t’annoncer que ton billet m’a rendu à l’espérance. Le projet dont je t’ai parlé est devenu une belle et bonne réalité. J’ai eu plusieurs entrevues avec le grand industriel qui est directeur responsable d’une compagnie puissante, et les deux effrayants obstacles ont été aplanis. M. Brastard a obtenu que son ami me fît subir une sorte d’examen à la suite duquel il m’a dit, en souriant, que je n’emprunterais rien à un diplôme et que j’étais, de ce moment, l’agent de la compagnie si je pouvais fournir le cautionnement. C’est mademoiselle Berthe qui a trouvé le nœud de cette dernière et immense difficulté.

Elle a généreusement demandé à son père qu’il m’avançât, à l’intérêt légal, l’argent de sa dot puisqu’elle ne se mariait pas. C’est, en effet, une manière de nous acquitter envers vous, m’a dit l’excellent homme, et je prends hypothèque sur votre loyauté, vos capacités et votre bonne conduite.

Les bases de l’entreprise sont jetées, c’est à Damper-Coat que s’élèvera l’usine, c’est donc là que je vais creuser mon sillon, dans la vie. J’écris à M. Després pour qu’il me fasse parvenir une procuration en règle, car tu as ta part dans notre petite terre dont j’utilise l’admirable position.

Hier, j’ai entendu parler de Charles Després. Un de mes amis qui passait très-rapidement contre le vitrage éblouissant d’un magasin de nouveautés s’est entendu appeler. C’était Charles qui, penché à une fenêtre de l’entresol lui faisait des signes d’appel. Il est monté machinalement et il l’a trouvé non point en acheteur, mais en marchand dans cette serre chaude enveloppée de larges pièces de cotonnade, entourée de rayons chargés de paquets. Des tapis qui descendaient du plafond, interceptaient le peu d’air dont on pouvait jouir et c’est contre ces rideaux d’un terrible aspect, entre ces panthères bondissantes, ces lions couchés, ces éléphants de laine, cette végétation grotesque qui faisait peut-être rêver du Nouveau-Monde aux malheureux commis, qu’il a aperçu Charles toujours élégant, mais pâli, changé, nerveux.

« Étonne-toi à l’aise, honnête provincial, lui a-t-il dit de son ton le plus caustique. À Paris, quand on ne roule pas en carrosse, on a toujours la ressource de vendre du calicot. »

Mon ami était fort surpris, sinon embarrassé.

« Ne prends pas un air aussi contrit, a repris Charles, j’ai joué à ton Pylade un tour pendable et en réalité ce n’est pas lui qui fait manquer l’affaire, le diable s’en est mêlé. Tu peux dire à René que je lui demeure parfaitement indifférent. »

Mon ami l’a questionné sur ses projets ne pouvant supposer qu’il consentit à rester commis de nouveautés. Il en a deux, hélas ! et en vérité il est triste d’avoir à les écrire. Ou il va se faire épouser par une vieille femme excessivement riche qui en est folle, ou il s’embarque pour l’Amérique avec quelques recommandations qui lui paraissent suffisantes pour se lancer dans ce hasardeux genre de vie.

Ces confidences ont été interrompues par l’arrivée de deux belles dames auxquelles il devait montrer des tapis. Mon ami l’a quitté, admirant avec quelle facilité il parlait le jargon nécessaire à son emploi. Les couleurs étaient sérieuses, le coton soyeux, les rayures avaient une distinction, un cachet…

J’aurais bien ri en écoutant son récit, si je n’avais pressenti sous tout cela un véritable naufrage. Il y a des êtres que les épreuves relèvent, anoblissent. Lui se laissera glisser, et je me demande en vérité comment il finira. Heureusement que madame Després a d’autres fils qui font sa consolation et qui lui forment une véritable couronne d’honneur. Mais qui sait ce que pleureront ses yeux maternels pour le fleuron perdu.

Cette lettre est la dernière que je t’écris. Tout est signé, paraphé, et les derniers arrangements pris, je pars pour Damper-Coat où j’espère bien finir mes jours. L’entreprise qui m’est confiée peut remplir toute une vie d’homme. Je ne sais ce que Dieu versera de douleurs, de consolations et de charme sur cette existence, mais je sais que j’éprouverai un bonheur profond à vivre près de la vaillante et chère petite sœur qui s’est tenue comme un ange d’espoir à mes côtés pendant que j’essayais si péniblement de trouver un sol où s’enfonçât le soc de ma charrue.

Tu peux chanter en m’attendant, j’arrive, non pas en brillant paladin, comme cela se chante dans la Dame Blanche, mais comme le plus heureux des hommes.

Ton frère et ami,
René.





TROISIÈME PARTIE

I

Il y a quatre ans, que les deux clercs dampérois se sont séparés à la côte-au-Gril, ainsi nommée, parce que le soleil y grille à l’aise les hauts ajoncs qui sont la parure de ses talus. Il est entre huit et neuf heures du matin, et la petite voiture qui fait le service de la poste s’arrête aux premières maisons de la ville sur l’ordre de son unique voyageur qui en descend.

C’est un homme qui n’est ni très-vieux ni très-jeune, mais qui n’a pas la vigueur propre à la maturité de la vie. Son teint bilieux, sa maigreur, lui donnent quelque chose de maladif ; une barbe rousse couvre la partie inférieure de sa figure, ses cheveux sont rares et gris.

Il s’avance vers la maison de M. Després ; mais, au lieu d’aller soulever le lourd marteau qui, sous la forme d’un anneau bronzé, pend à la porte principale, il ouvre une petite porte peinte en vert qui donne dans une cour intérieure, et se dirige vers la cuisine où Suzanne, sur laquelle ces six années n’ont laissé aucune trace apparente, soigne le pot-au-feu, tout en entretenant une conversation très-suivie avec une toute petite fille qui va, glissant partout un petit œil interrogateur et un petit doigt non moins curieux.

— Monsieur et madame Després ? demande-t-il.

La vieille servante le regarde et lui répond poliment qu’ils viennent de sortir.

— Rentreront-ils bientôt ? reprend-il en s’asseyant sans invitation sur l’escabeau placé près de lui.

— Il faudra les attendre un peu, monsieur, c’est aujourd’hui la clôture des exercices de l’adoration, et, comme il est juste, toute la famille est à l’église.

Comme Suzanne disait cela, l’enfant, qui avait commencé par regarder l’étranger de loin et qui s’était peu à peu rapprochée de lui, posa sa main potelée sur son bras avec la familiarité naïve de son âge.

— À qui est cette jolie petite fille ? demanda-t-il en caressant sa tête blonde.

— Ah ! monsieur, pouvez-vous le demander ? c’est tout le portrait de son père. Mais que je suis sotte ! vous ne le connaissez peut-être pas, vous n’êtes peut-être jamais venu à Damper ?

L’étranger fixa ses yeux gris sur Suzanne.

— Est-ce que vous ne vous rappelez pas m’y avoir vu ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Ma foi non, monsieur, votre figure ne me revient pas du tout. Mais aussi ma vue baisse un peu, ce qui n’est pas surprenant. À la prochaine foire de Saint-Georges, j’aurai soixante-six ans. Je ne suis plus une jeunesse, comme vous voyez. Cette jolie petite fille-là n’est-elle pas la fille d’un homme que j’ai vu plus petit qu’elle n’est déjà !

— Ainsi, c’est la petite fille de M. Després ? dit l’étranger en enlevant l’enfant et en l’asseyant sur son genou.

— Oui, monsieur, c’est la fille à M. Olivier, qui a épousé mademoiselle Mélite Bonnelin, et si vous avez connu son père, vous devez trouver qu’elle lui ressemble trait pour trait.

La ressemblance en question existait surtout dans l’imagination de la vieille Suzanne. Cette petite fille blonde et blanche, aux traits gracieux, qui levait avec tant de confiance vers l’étranger de jolis yeux d’un bleu pervenche ressemblait beaucoup plus à la blonde Mélite qu’au brun Olivier.

— Le jeune ménage demeure donc toujours ici ? reprit l’étranger sans répondre à la demande de Suzanne.

— Non, monsieur, mais il n’y a guère que huit jours qu’ils ont délogé. Le docteur Derbal est mort et a laissé à M. Olivier la clientèle et la maison. Il a, Dieu merci, des malades plus qu’il ne peut en soigner ; la maison a été remise à neuf, et c’est même aujourd’hui qu’on pend la crémaillère. Seulement la petite Aline, qui est habituée ici, y reste. Elle est folle de sa grand’mère, ce qui n’est pas étonnant : madame est si bonne !

— Oui, bien bonne, ajouta l’étranger avec un soupir.

Il embrassa longuement Aline, la remit sur ses petites jambes, et se levant :

— Je reviendrai, dit-il ; au revoir, ma bonne.

Et il sortit.

— Cet individu-là n’a pas grand’mine, dit Suzanne en se parlant tout haut selon son ordinaire ; il a l’air d’une manière de fou, mais sa voix m’a fait un drôle d’effet dans l’oreille quand il a dit, comme les gars : ma bonne.

Pendant qu’elle se faisait ainsi ses réflexions, Charles Després, que le lecteur, plus clairvoyant que Suzanne, a certainement reconnu, s’éloignait lentement par les allées du jardin. L’effet qu’il avait produit sur celle par qui il avait été élevé, et pour laquelle il était devenu méconnaissable, lui causait une irritation sourde qui n’était pas sans douleur. Il était donc bien changé, et pourtant comme c’était un peu en enfant prodigue qu’il revenait, il avait hâte d’entendre une parole d’affection ou tout au moins de bienvenue. Il marchait toujours, se dirigeant vers le verger, et le cerveau assailli par mille souvenirs. En arrivant sur la limite, il s’arrêta court. Un peu à droite, les débris moussus, à moitié pourris d’un hêtre, étaient couchés dans l’herbe. On avait pris la saine partie de l’arbre et la racine avait été oubliée là. En revoyant les restes de ce tronc d’arbre qui lui avait servi de banc rustique pendant ses promenades solitaires, chacune des paroles de la conversation qu’il avait eue en cet endroit avec sa mère lui revint soudain à la mémoire. Hélas ! qu’étaient devenus ses rêves ? qu’avait-il trouvé de mieux que ce tranquille bonheur dont elle lui avait vanté la solidité ? Qui, d’elle ou de lui, avait eu raison ? Le bruit stérile avait-il valu le silence, l’agitation, le repos, l’existence hasardeuse, oisive, fiévreuse, la vie calme et pourtant active ?

Le soupir qu’il poussa en se remettant en marche fut l’éloquente réponse donnée à ces questions qu’il s’adressait mentalement. Dans la promenade qu’il continuait un peu au hasard, un mur vint bientôt lui barrer le chemin. C’était celui qui enfermait le jardin de mademoiselle Bonnelin. Il se rappela ce que venait de lui dire Suzanne, chercha la porte par laquelle Mélite s’échappait si souvent et entra dans la nouvelle propriété de son frère. Là il y avait des améliorations. Le terrain assez vaste avait changé d’aspect ; il y avait des pelouses dont l’herbe encore jeune se moirait sous le vent, les allées étaient larges et propres, quelques vieux cerisiers encore chargés de leurs fruits éclatants formaient çà et là des oasis d’ombre.

À quelques pas de la maison, Charles s’arrêta. Par une porte vitrée ouverte à deux battants, il voyait s’ouvrir devant lui un vaste appartement de plein pied avec le jardin. Une table ronde recouverte d’une nappe en occupait le milieu, et une jeune femme y rangeait des couverts. Dans cette femme souriante, au teint frais, il reconnut du premier regard Mélite devenue sa belle-sœur. Par un mouvement instinctif, il se glissa derrière un acacia dont le large tronc dissimulait sa présence, et il devint ainsi le spectateur invisible de la petite scène de ménage qui allait se passer.

Mélite fredonnait en mettant son couvert, ce qui n’annonçait pas que le mariage eût nui en rien à la gaieté naturelle de son caractère. Elle se tut en voyant la porte s’ouvrir devant un homme chargé de vaisselle.

C’était Olivier, dont la mâle beauté n’avait subi aucune altération. Il déposa son fardeau sur une petite table de service.

— Est-ce que mon couvert n’a pas bonne mine ? dit Mélite en promenant avec contentement ses yeux sur la table. Nous avons juste assez de couverts d’argent, Olivier. Toi et moi, aurons seuls du ruolz, ajouta-t-elle en riant.

— Il nous manque encore bien des choses, dit Olivier.

— Sans doute, mais petit à petit, comme dit ta mère, nous nous monterons, et puis en famille on ne se gêne pas. Pousse donc ce petit plateau contre la carafe. Bien, maintenant regardons si rien ne manque.

Ils firent lentement, gravement, le tour de la table, et Olivier s’écria tout à coup :

— Où sont les salières ?

Mélite leva les bras au ciel, et ils partirent tous deux d’un grand éclat de rire.

— Ah ! mon Dieu, dit-elle, je n’y ai pas pensé.

— Je vais aller en prendre.

— Où ?

— Chez ma mère, donc.

— Mais non, mais non, dit Mélite en posant sur l’épaule de son mari ses deux mains mignonnes. Tu sais qu’aujourd’hui nous recevons chez nous, et que nous nous sommes engagés à ne nous servir que de nos propres objets.

— Mais enfin, ma femme, il faudra du poivre et du sel.

— Attends, impossible que nous ne trouvions pas dans le buffet, ne fût-ce qu’une soucoupe.

Mélite ouvrit au large un buffet d’attache qui paraissait bien vide, et en explora tous les recoins.

— Rien ! dit-elle piteusement en se détournant vers son mari.

— Attends, je vais t’en faire, moi, des salières, s’écria gaiement Olivier.

Il disparut et revint tenant entre ses doigts un petit objet qu’il présenta à Mélite.

— Comment ! tu viens de faire cela ? s’écria-t-elle.

— Oui, un peu de carton m’a suffi : mais vas-y donc doucement, la colle n’est pas sèche.

— Là ! dit Mélite en posant la salière improvisée sur la table, mon couvert est complet maintenant, et il n’y a pas là un objet qui ne nous appartienne. Ton père et ta mère, qui ont maintenant tant de belles choses de ménage, n’en avaient pas tant que nous, à leur commencement.

— Tu oublies la salière en carton.

— Bah ! elle serait d’argent que nous n’en serions pas plus heureux.

— Non, ma foi ! dit Olivier en embrassant sa femme.

— Maintenant je vais donner un coup d’œil à mon dîner, continua Mélite. Va donc un peu voir ce que devient notre petite Aline, et en revenant rapporte-moi de la salade ; il y en a de très-belle dans le carré qui… Ah ! mon Dieu…

— Eh bien, quoi ? dit Olivier en se détournant vers le jardin.

Mélite en levant les yeux, avait aperçu derrière le tronc bizarrement tatoué de l’acacia des yeux fixes qui la regardaient.

Charles, se voyant découvert, s’avança et entra dans le salon.

— Mille pardons, Madame, de la frayeur que je viens de vous causer, dit-il en la saluant.

— Mais je ne sais en vérité pourquoi je me suis ainsi effrayée, dit Mélite en essayant de sourire.

— Votre position derrière cet arbre, monsieur, devait paraître au moins singulière à madame Després, dit assez brusquement Olivier, fort révolté intérieurement que cet indiscret étranger se fût permis de choisir un poste d’observation si près de chez lui.

Charles ne répondit pas sur-le-champ.

Son visage fatigué s’était empreint d’une expression douloureuse et violente.

Par un geste de découragement il laissa tomber ses bras, et dit avec un accent plein d’amertume :

— Il n’y aura donc que ma mère à me reconnaître ?

Ces paroles furent un trait de lumière pour Olivier qui, en regardant plus attentivement le nouveau venu, avait senti tout à coup comme un soupçon de la vérité lui traverser l’esprit.

Sa franche figure s’illumina. Il fit un pas en avant, entoura Charles de ses deux bras, l’étreignit contre sa poitrine, et puis il le poussa vers Mélite en disant :

— C’est elle, avec sa frayeur, qui m’a empêché de te reconnaître.

— Je sais que vous avez aujourd’hui votre premier embarras de maîtresse de maison, dit Charles à Mélite après l’avoir fraternellement embrassée ; je vous en prie, traitez-moi en frère, faites comme si je n’étais pas là.

— Puisque vous m’en donnez la permission, répondit Mélite, je vous laisse avec Olivier ; vous avez d’ailleurs tant de choses à vous dire ! Je suis vraiment enchantée de ce que vous soyez arrivé aujourd’hui même. Hier, quand je comptais nos convives devant ma belle-mère, je l’entendais soupirer ; maintenant je devine pourquoi ; Charles, elle pensait à vous, à votre absence de cette petite fête de famille. Est-ce qu’elle n’est pas morte de joie en vous revoyant ?

— Elle ne m’a pas revu. Suzanne, ma bonne Suzanne, qui ne m’a pas reconnu non plus et à laquelle je ne me suis pas fait connaître, m’a dit qu’elle était à l’église.

— C’est vrai ; c’est aujourd’hui la clôture de l’adoration. À ce propos, je vous prie de ne pas faire oublier l’heure à mon mari. Il doit assister à la messe, et vous avez une bonne demi-heure devant vous. Ce sera assez pour ce matin, n’est-ce pas ? Mais pourquoi donc n’écriviez-vous plus du tout, Charles ? Voilà un an qu’on n’a eu de vos nouvelles, au moins un an. Où étiez-vous ?

— En Californie, Mélite.

— Si loin, mon Dieu ! Mais je reste à jaser, je ferais mieux d’aller chercher notre petite fille que vous ne connaissez pas encore.

— Pardon, je viens de la voir ; elle est charmante, elle vous ressemble.

— Ah ! monsieur, vous n’avez pas désappris à flatter, dit Mélite en le menaçant du doigt ; m’en avez-vous fait des compliments autrefois !

— À me rendre jaloux, ajouta gaiement Olivier.

— Que veux-tu ? j’avais alors la fatuité de me croire le plus près du cœur. M’avez-vous regretté Mélite ?

— Comment ! j’ai pleuré une heure.

— Pas davantage ?

— C’était bien honnête, n’est-ce pas, Olivier ?

— Oh ! très-suffisant, dit Olivier qui riait.

Et il ajouta :

— En as-tu eu des histoires de mariages, Charles. 1o Mademoiselle Brastard ; 2o madame Hippolyte.

— Ne me rappelle pas cela, dit Charles fiévreusement. Ne dis pas ce dernier nom surtout.

Je sais bien que j’étais ruiné, endetté, poursuivi, et qu’elle avait de l’argent, beaucoup d’argent, et, fou que j’étais, je n’hésitai pas à me passer cette corde au cou.

— Mais les avantages qu’elle t’avait faits par contrat de mariage…

— Ce contrat était un mensonge ; elle n’avait pas le droit de disposer de cette fortune. Cela a été prouvé, trop clairement prouvé. C’était une affreuse coquine, te dis-je. En mourant, elle ne m’a laissé que sa malédiction, que je porte bien légèrement. Mais tiens, n’évoquons pas ces détestables souvenirs, ne remuons pas ces fraudes et ces hontes, soyez assez généreux pour ne pas m’en vouloir de mon silence et pour me laisser croire que tout cela n’a été qu’un affreux cauchemar.

Croyez-le, Charles, dit Mélite avec bonté ; nous tâcherons nous aussi de nous le persuader. À bientôt.

— Rapporte un couvert, cria Olivier.

Mélite revint sur ses pas.

— Non, dit-elle, le couvert de Charles est mis. Aline mangera avec son petit couvert d’étain. Entre nous, nous ne ferons pas tant de façons. Figurez-vous, Charles, que nous pendons la crémaillère aujourd’hui, et que nous nous sommes engagés à ne nous servir que de ce qui était notre propriété, à ne rien emprunter. Cela nous a fait donner beaucoup de cadeaux, nos parents sont si bons. Voilà Olivier qui me fait des yeux pour me renvoyer ; je pars, et tout de bon, cette fois.

Elle partit d’un pas leste, suivie par le regard des deux hommes.

— Tu ne me parais pas à plaindre, dit Charles en promenant ses yeux autour de lui : Mélite pour femme et cette agréable maison pour demeure.

— Me plaindre ! dit Olivier en attirant à lui deux chaises et en en offrant une à Charles, ce serait insulter la Providence.

Ils s’assirent à l’ombre.

— Et les autres ? demanda Charles.

— Les autres se débrouillent aussi. Marc a épousé, comme tu sais, la fille de son inspecteur, ce qui va le pousser. L’abbé est vicaire à B*** et nous vient voir souvent. Francis fait de l’argent comme notaire. Henri s’est mis à la tête de l’exploitation de la ferme. Il remplace mon père, qui a pris sa retraite, qui se fait vieux, mais qui est notre conseil à tous.

— Il a bien travaillé, dit Charles, d’un air pensif.

— Tant qu’il a pu. Quand il a passé l’étude à Francis, elle était, tu peux le croire, en bon état, et il est juste que maintenant il se repose. Mais parlons un peu de toi. Le soleil d’Amérique t’a joliment roussi. As-tu fait de bonnes affaires là-bas ?

Charles ôta son chapeau, passa la main sur sa figure basanée où, maintenant qu’il était découvert, on voyait l’empreinte de plusieurs cicatrices et répondit :

— J’ai réussi à ne pas me laisser écharper par les brigands des placers, voilà tout.

— Bon ! cela ne valait pas la peine d’aller si loin ; mais mon père l’avait prédit.

— Il doit bien m’en vouloir, n’est-ce pas ?

— Moins depuis que tu lui as annoncé ton intention de revenir après ton expédition d’Amérique, beaucoup moins. Au reste, il parle peu de ces affaires-là, et ce n’est que par notre mère que nous avons su quelque chose. Puisque nous sommes seuls, raconte-moi donc un peu tes aventures.

Cette demande ne parut plaire que très-médiocrement à Charles ; mais il fit cependant le récit succinct de sa vie depuis quatre ans. La première phase était toute dorée par ses succès parisiens. Il s’était lancé dans de hardies spéculations, qui avaient réussi. Entre ses mains l’argent de l’étude s’était multiplié ; pendant deux ans, sa vie avait été un étourdissement, un rêve, un enivrement. Et puis, au moment où, un peu dégrisé de sa propre bonne fortune, il songeait à fixer sur le sol par un mariage, par des acquisitions, cette idole d’or qui le fascinait, les revers étaient venus, et elle s’était en quelques mois fondue entre ses mains. Tout ce qu’il avait tenté pour la ressaisir avait été vain. Une phase indescriptible de misère, de maladie, d’abandon, avait commencé et s’était terminée par un mariage ridicule, odieux, qui ne lui avait apporté qu’un fantôme de richesse.

Après quelques mois d’une existence impossible, il était parti pour l’Amérique à la seule fin d’échapper à la Furie attachée à ses pas et dont la mort devait le délivrer peu de temps après. Il y avait souffert pendant deux ans, et, complètement découragé, affaibli dans sa santé, il s’était décidé à revenir.

— Entre nous, nous disions que c’était ce que tu avais de mieux à faire, dit Olivier en se levant, et mon père ne s’est fait prier que pour la forme quand il s’est agi de te rappeler. Mais j’entends la voix de Mélite, je suis obligé de te quitter. Tu vas tenir compagnie à ma femme.

— Non, cela la gênerait, je vais te conduire. Tu ne parleras pas de mon arrivée, n’est-ce pas ?

— J’aurais pourtant bien voulu glisser cette nouvelle-là dans l’oreille de maman.

— Non, non, je veux qu’elle, au moins, me reconnaisse.

Ils sortirent. Dans la rue Charles s’arrêta.

— La vue de Damper m’a produit un étrange effet, dit-il ; c’était à me demander si j’en étais vraiment parti, rien n’a changé.

— Cela te paraît ainsi ; il y a eu certaines améliorations. De l’autre côté de la place on a beaucoup bâti, nous avons une ferme-école, une usine. Tu as dû voir tout cela en arrivant, c’est à un demi-quart de lieue de la ville. Tiens, on aperçoit très-bien d’ici les cheminées de l’usine. Une très-heureuse idée pour le pays et pour celui qui a fondé cet établissement ! Mais son nom va t’étonner.

— Je me demande en effet quel est l’industriel qui a eu l’idée d’introduire l’industrie à Damper ?

— C’est mon beau-frère, René Bonnelin.

— L’ancien clerc de M. Doublet ? impossible !

— C’est pourtant lui. Il a toujours eu ces idées-là. Ce que c’est que la persévérance ! il a commencé par être un commis à douze cents francs et puis il a monté en grade, il a étudié, il a trouvé un associé, et un beau jour il est arrivé ici où les cours d’eau ne manquent pas, et l’usine a été bâtie. Ils font des affaires d’or, et on vient de nommer René adjoint de Damper. Pour lui, du moins, il a eu raison de jeter le papier timbré aux choux.

En causant ainsi ils arrivèrent sur la place de Damper ; les rares passants saluaient Olivier, pas un ne regardait Charles.

— Tu ne nous en veux plus, j’espère ? dit gaiement Olivier ; tout le monde, au premier moment, fait comme nous.

— Maman me reconnaîtra, répondit Charles d’une voix ferme.

Ils se quittèrent sur la place, qui était déserte, et Charles resta à s’y promener en attendant la fin de l’office.

Là, autour de lui, rien n’était changé. M. Després, ayant conservé par une bonne mesure de politique l’étude dans la maison de M. Doublet, les panonceaux la désignaient toujours à l’attention.

Charles regardait cette maison, et machinalement son regard, chaque fois qu’il passait devant elle, s’arrêtait sur la fenêtre du salon du rez-de-chaussée où, quatre fois par jour, il apercevait, à travers le transparent rideau de mousseline, l’ombre élégante de Fanny. Il s’attendait presque à la voir y apparaître elle-même. Par une tendance toute naturelle, en revoyant cette maison, il se reportait à ces jours où il n’aurait eu qu’un mot à dire pour confondre leurs deux destinées en une seule.

— Ceci du moins ne devrait pas me donner des regrets, pensait-il ; nous étions du même âge et dans cette vie emmaillotée de Damper les femmes vieillissent si vite !

L’insuccès, les déceptions, avaient bien pu abaisser son orgueil, mais non déraciner entièrement son égoïsme.

Mais toutes ces pensées ne parvenaient pas à tromper son impatience. Dans son cœur desséché un sentiment tendre, désintéressé, s’était conservé intact ; l’amour filial avait survécu à tout le reste. C’était pour sa mère qu’il avait le courage de revenir à Damper, porter au milieu de la ruche industrieuse et prospère son cerveau fatigué, son corps usé, son cœur flétri et ses mains vides. Son souvenir lui était revenu à chacune des souffrances éprouvées, et quand le terrain avait tout à fait manqué sous ses pieds, un seul désir avait pu le rattacher à la vie, celui de la revoir, de la retrouver avec son inépuisable indulgence et son inépuisable tendresse.

Il consultait pour la vingtième fois le cadran enchâssé dans le fronton du collège, quand il tressaillit et se détourna.

Les chants voilés, qui lui arrivaient vaguement tout à l’heure, retentissaient tout à coup à ses oreilles. L’assistance à l’office étant très-grande, le degré de chaleur s’élevant, le bedeau venait d’ouvrir à deux battants le portail nord de l’église. Charles, de l’endroit où il était, vit de loin l’autel resplendissant et la foule agenouillée qui chantait d’une seule voix un de ces pieux cantiques qui, en Bretagne, restent vainqueurs de la mode.

Arrêté contre les pilastres intérieures du portail, il darda son regard vers l’endroit bien connu où se trouvait le banc occupé par sa famille, et ses yeux ardents se ternirent soudain. Elle était là au complet, lui seul manquait. Dans le fond du banc, à demi cachée par ses fils, madame Després priait agenouillée. Les autres étaient debout et c’était un spectacle qui avait bien son intérêt, en notre temps de division où la famille elle-même se dissout, que celui de ce père au milieu de ces quatre hommes qui étaient ses fils.

Il y avait dans ce hasard qui groupait ainsi toute sa famille sous son regard dans l’accomplissement d’un des actes contre lesquels il s’était le plus révolté intérieurement, une leçon d’un à-propos saisissant.

Le cœur agité par mille sentiments contraires, l’âme saisie par une émotion indéfinissable, mais puissante, il resta cloué à cette place sans pouvoir détacher ses regards du banc où priait sa mère.

On était à la communion, le banc se vida et dans la foule compacte Charles suivit sa mère d’un œil ému. Elle reçut la communion des mains de son fils Jean, qui officiait, et revint vers son banc les mains jointes et les yeux baissés. Quand son visage recueilli, sur lequel il crut voir rouler des larmes, lui apparut dans son auréole de cheveux blanchis, son cœur se fendit, et, pâle, défaillant, il tomba à genoux.

Une demi-heure plus tard les fidèles quittaient l’église, et la famille Després traversait la place pour se rendre chez Olivier. Olivier précédait le petit groupe et avait l’air de chercher des yeux quelqu’un dans la foule.

— Voilà quelqu’un qui entre chez toi par la porte du jardin, Olivier, dit tout à coup Francis ; si c’est un client, j’espère que Mélite va le congédier. Ces malades-là n’ayant plus d’appétit ne laissent jamais les autres dîner en paix. Allons, l’abbé, dépêche-toi.

Ce dernier avis était à l’adresse de l’abbé Jean qui accourait. Olivier ouvrit la porte, et, sans paraître apercevoir un personnage qui se tenait auprès, il redescendit dans la rue pour laisser passer ses convives. L’allée était étroite ; M. Després et ses fils passèrent l’un après l’autre devant l’étranger en lui rendant le salut qu’il adressait à chacun d’eux : pas un d’eux ne s’arrêta. Mme Deprés entra la dernière suivie de près par Olivier. L’étranger fit vivement un pas en avant et se découvrit. Elle leva sur lui son tranquille regard, s’inclina à demi, et, se redressant violemment :

— Charles ! cria-t-elle d’une voix vibrante.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Charles avait bien dit que, méconnu de tous, il ne pouvait l’être par sa mère.


II


L’arrivée de Charles ne produisit pas à Damper l’effet que produisait autrefois le retour d’un des gars au pays.

— Vous voilà bienheureuse, votre enfant prodigue est revenu, dirent à madame Després quelques bonnes âmes qui savaient que l’amour est plus fort que la justice, et qu’il en est des mères comme du Bon Pasteur de l’Évangile.

Les autres s’abstinrent. Quelque chose de son passé avait transpiré, et féliciter ses parents ou lui-même sur son retour eût semblé une ironie. Contrairement à ce qui arrive dans les petites villes, le lendemain de son arrivée il y en avait qui ignoraient encore son retour à Damper.

Cependant le bruit s’en répandait. Ce soir-là, étant sorti avec son père, il s’aperçut que sur son passage on chuchotait aux portes.

Cette curiosité lui paraissant déplaisante, il quitta brusquement M. Després, que tous les passants arrêtaient, et il entra chez Francis.

Francis était assis à son bureau, dans l’étude qui était devenue un appartement clair et gai, tout transformé. La petite fenêtre à guillotine avait été changée en une fenêtre de grandes proportions. Au dehors, les vieux murs de la cour avaient été abattus et le petit jardin, devenu un riant parterre, n’avait aucune ressemblance avec l’ancien grand carré de choux.

La tonnelle seule existait encore, et en ce moment même son vert manteau était tout constellé de capucines jaunes, veinées de filets pourpres. Le bureau de Francis, un élégant et brillant bureau d’acajou, était placé contre la fenêtre ouverte, et le jeune notaire travaillait, on pouvait le dire, au milieu des fleurs.

— C’est mademoiselle Fanny qui a fait tous ces changements ? demanda Charles en regardant avec étonnement autour de lui.

— Pour le jardin, oui, et il y a déjà longtemps. Pour les appartements, c’est moi.

— Comment, toi !

— Mais oui, j’ai acheté la maison.

— Ah ! et mademoiselle Fanny…

— La quitte à la Saint-Michel.

— Pour aller où ?

— Je ne sais pas, dit Francis.

— Êtes-vous là, mon voisin ? demanda tout à coup au dehors une voix de femme.

— Oui, mademoiselle, répondit Francis en élevant la voix.

Et s’adressant à Charles :

— C’est mademoiselle Fanny, dit-il ; je suis son homme d’affaires ; elle me traite un peu en frère cadet, et nous sommes les meilleurs amis du monde.

Comme il finissait ces paroles, la porte de l’étude s’ouvrit, Fanny parut en taille et en cheveux, un rouleau de papier à la main. Elle salua d’un signe de tête les clercs vieux et jeunes et s’avança vers le bureau de Francis. En apercevant Charles, elle s’arrêta court, une rougeur ardente monta à ses joues pâles, mais elle lui rendit sans embarras le salut profond qu’il lui adressait, et, s’accoudant sur le bureau, elle expliqua rapidement à Francis ce qu’elle venait lui demander. Le calme de son attitude et de sa physionomie, la clarté de son exposition, les inflexions naturelles de sa voix, tout témoignait que, si elle avait été impressionnée à la vue du jeune homme, son impression avait été des plus fugitives.

Charles la regardait, étrangement surpris. Sa toilette, l’aplomb de ses manières, son langage épuré, ne lui rappelaient en aucune façon l’ancienne Fanny. Malgré ses trente ans passés, elle était encore belle, et d’autant plus belle qu’à la beauté matérielle des lignes s’était ajoutée une beauté d’expression, née du développement tardif de son intelligence, si longtemps enveloppée dans les langes de l’ignorance et de la timidité.

Quand son regard plein d’âme, pénétrant et réfléchi, s’arrêta une seconde fois sur Charles, avec une expression d’indicible et de délicate compassion, il se sentit remué, et il se demanda comment il avait pu ne pas accepter la main de cette femme.

Fanny, son explication donnée, sortit sans lui adresser la parole. De son côté, la surprise de la retrouver ainsi lui avait ôté la force de prononcer une syllabe.

— Étourdi que je suis, s’écria Francis, de ne pas t’avoir présenté.

— Elle m’a reconnu, dit Charles tout pensif.

— Tu crois ?

— J’en suis sûr.

Fanny, en sortant de l’étude, trouva Mademoiselle Bonnelin qui montait péniblement l’escalier.

Arrivée sur le palier, la vieille demoiselle se tourna vers elle, et, toute haletante, elle lui dit :

— Vous savez la grande nouvelle : Charles Després est arrivé.

— Je viens de le voir, mademoiselle.

— Il est venu ici ?

— Chez son frère, oui.

— Eh bien ?

— Eh bien, je suis bien aise de l’avoir revu.

— Pourquoi ?

— Parce que maintenant, voyez-vous, je suis bien sûre de moi-même.

— Bien sûre, Fanny ?

— Oh oui ! dites-le à René. Il est si changé, il a tant souffert, il a l’air si malheureux, que si la folie de sa conduite, le temps et la constance de René n’avaient pas vraiment triomphé de mon affection pour lui, elle se serait certainement réveillée tout à l’heure au fond de mon cœur.


III


Charles Després, qui n’avait pas entendu ces paroles, continua, après cette première visite à Francis, de fréquenter l’étude avec une assiduité dont le jeune notaire s’étonnait lui-même. Les semaines suivantes il ne manqua pas de lui faire quotidiennement une visite, et un jour que sa mère, en allant voir Francis, annonçait son intention de monter chez Fanny, il l’y suivit.

Depuis son arrivée, il avait cependant formellement refusé de se représenter dans la société dampéroise.

— Je ne tiens pas à ressusciter pour ce monde-là, avait-il dit ; ma sauvagerie sera incurable : qu’on s’y habitue dès à présent, qu’on me laisse vivre tranquillement à ma guise.

En allant chez Fanny il dérogeait donc à son parti pris, et sa mère trouva que sa toilette, qu’il négligeait maintenant beaucoup, était plus soignée ce jour-là. Au fond de son cœur une ombre d’espoir s’éleva.

Fanny, en définitive, était libre encore ; cependant tant de choses s’étaient passées, tant de changements étaient survenus, qu’elle n’osa pas trop s’arrêter à l’idée qui s’emparait de son esprit.

Ils furent reçus gracieusement, et, une vieille parente de Fanny se trouvant là pour causer avec madame Després, Charles put se rapprocher de mademoiselle Bourgeauville.

Pénétré de son indignité, mais se rappelant les confidences de ses parents, il la remercia d’avoir bien voulu conserver de lui un souvenir tel, que malgré son changement physique elle l’eût reconnu sur-le-champ.

C’était une transparente allusion au passé ; mais, si Fanny comprit l’intention, elle ne le fit point paraître.

— J’ai vraiment la mémoire des figures à un degré étonnant, monsieur, répondit-elle sérieusement. Vous vous rappelez sans doute le saute-ruisseau de mon tuteur, ce malin petit Jules qui jouait tant de tours à ma vieille Perrine ? Après une absence qui a duré à peu près autant que la vôtre, il est revenu à Damper, et j’ai été la seule à le reconnaître au premier coup d’œil. Cependant, ajouta-t-elle avec bonté, le changement qui s’était opéré en lui était beaucoup plus grand que celui qui s’est opéré en vous.

Charles, dominant l’impression pénible que cette réponse indifférente lui causait, demanda si ce jeune homme n’était pas employé à l’usine. Il croyait se rappeler qu’un de ses frères l’avait dit devant lui.

— Il compte, en effet, au nombre des employés de M. Bonnelin, répondit Fanny.

— Qui est lui-même en train de devenir un riche industriel, assure-t-on, continua Charles. Je n’oublierai pas le jour où nous nous sommes séparés au haut de la côte-au-Gril, il y a bientôt cinq ans, je n’oublierai pas la tristesse de sa physionomie ce jour-là, il avait vraiment l’air désespéré. Je ne croyais pas qu’il aimât Damper à ce point.

Fanny jeta à Charles un étrange regard, dont il ne comprit pas l’expression ; il continua :

— Au reste, il paraît que, comme moi, il n’a pas trouvé ailleurs le bonheur qu’il cherchait, puisqu’il est revenu à Damper, et pour toujours, assure-t-on.

— Pour toujours, oui, dit Fanny.

— Il faut avouer que nous étions deux clercs qui n’avions guère la vocation du notariat, reprit Charles. J’aurai maintenant un certain plaisir à rappeler à René notre temps de stage, que ses brillantes affaires ont bien pu lui faire oublier.

M. Bonnelin me fait l’effet d’avoir une très-bonne mémoire, monsieur ; il n’a jamais oublié Damper, où d’ailleurs il revenait tous les ans, ni ses habitants.

Charles la regarda fixement.

— Mais il n’est pas le seul, mademoiselle, dit-il.

Il se tut un instant, et il reprit plus bas d’une voix pénétrante :

— D’autres que lui s’en sont souvenus, alors même qu’on pouvait les accuser de les oublier.

Fanny baissa les yeux et ne répondit pas. Enhardi par son silence, il continua :

— On peut se tromper de route et revenir sur ses pas. Il y a des cœurs indulgents. Me serait-il défendu d’espérer ? je suis encore libre et…

Fanny leva les yeux, et l’interrompant d’un geste :

— Mais moi, je ne le suis plus, monsieur, répondit-elle d’une voix basse et ferme. Je regrette que vous ne m’ayez pas épargné de vous dire que le passé entre nous est détruit, irrévocablement détruit, et un peu par vos propres mains, je n’ai pas à vous l’apprendre. Ce n’est pas que je veuille vous adresser l’ombre d’un reproche. Je l’avouerai même, j’ai fait fausse route, moi aussi, en m’abusant sur vos sentiments à mon égard. Maintenant il nous convient à tous les deux de l’oublier.

Comme elle finissait cette réponse, que Charles avait écoutée en pâlissant de dépit, la porte s’ouvrit et Perrine, dont la vieille figure était radieuse, introduisit un homme que Charles reconnut sur-le-champ. C’était René Bonnelin. Ces quelques années marquées par des veilles laborieuses et d’austères travaux l’avaient changé, mais sans beaucoup le vieillir. Si ses épais cheveux noirs s’étaient un peu éclaircis sur les tempes, cela ne servait qu’à faire ressortir davantage le développement intelligent de son front ; l’œil, plus enfoncé dans son orbite, était brillant et plein de feu, la physionomie calme et confiante.

Il sourit à Fanny en la saluant, et alla saluer Charles, qu’il n’avait pas encore vu.

Pendant qu’ils échangeaient debout quelques phrases embarrassées, Fanny, retirée un peu en arrière, les regardait curieusement, avec émotion.

Elle les revoyait dans le passé, Charles Després, l’élégant, le hardi, le séduisant jeune homme ; René Bonnelin le clerc pauvre et timide. Combien les rôles étaient changés ! Charles, avec ses cheveux gris, son visage ridé, son dos arqué, sa tenue négligée, paraissait de dix ans plus âgé que René, et dans ce qui rend la fraîcheur, la jeunesse et la force de l’âme, dans l’expression ! quelle différence !

La vive intelligence qui rayonnait autrefois sur le visage orgueilleux de Charles n’y jetait désormais qu’une pâle lueur ; ses yeux étaient caves, son front chagrin, sa bouche cerclée de plis amers. Le sourire galvanisait encore sa figure, mais ne l’éclairait plus. Chez René, au contraire, la force, l’intelligence et ce qu’on peut appeler l’aplomb de l’âme, étaient arrivés à leur plein développement, et cela se lisait dans l’expression heureuse et ferme répandue sur ses traits.

On ne saurait trop le redire après madame Swetchine : Le travail est encore ce qui use le moins la vie.

En voyant entrer René, madame Després s’était levée et s’était rapprochée de Fanny. Elle se préparait à prendre congé d’elle, quand la vieille parente s’écria gaiement :

— Allons, Fanny, exécute-toi. J’ai averti madame Després que tu as une grande nouvelle à lui annoncer.

Fanny parut contrariée, mais, prenant bravement son parti :

— Madame, dit-elle en baissant involontairement les yeux pour ne pas rencontrer le regard de Charles, je ne veux pas que vous appreniez par d’autres mon mariage avec M. Bonnelin.

Charles tressaillit, se mordit les lèvres jusqu’au sang et jeta un sombre regard à René.

Madame Després avait pâli, mais, se remettant aussitôt :

— Il est inutile que je vous complimente sur votre choix, ma chère Fanny, dit-elle avec sa bonté ordinaire, tout le monde connaît les excellentes qualités de M. René.

Elle l’embrassa affectueusement et ajouta avec une émotion involontaire :

— Puissiez-vous être heureuse, aussi heureuse qu’on peut l’être ici-bas !

René et Fanny échangèrent un rapide regard qui traversa comme un glaive le cœur froissé et jaloux de Charles Després.

— Il y a, je m’en aperçois, des traîtres ailleurs que dans les mélodrames, dit-il d’une voix stridente et en s’inclinant ironiquement vers René et vous vous êtes étrangement vengé, Monsieur. Je n’aurais pas cru qu’à Damper, vous m’eussiez fait l’honneur d’être mon rival.

— René, ne répondez pas, s’écria Fanny en voyant le jeune homme faire un pas vers lui, c’est à moi de vous défendre.

Elle tourna vers Charles son beau visage qu’une violente émotion intérieure revêtait d’un coloris éclatant, et arrêta sur lui son calme et lumineux regard.

— Monsieur, je n’ai plus qu’un mot à vous adresser, dit-elle avec une grande dignité. Ce n’est qu’après l’annonce officielle de votre mariage que M. Bonnelin m’a fait connaître que ses sentiments pour celle qui l’avait dédaigné n’avaient pas changé. Cet aveu, qui peut flatter votre amour-propre, ne me coûte pas à faire. Quand on est heureuse comme je le suis, on se sent disposée à se montrer généreuse.

Charles s’inclina profondément sans répondre et rejoignit sa mère qui, toute tremblante, l’attendait à la porte de l’appartement.


IV


Nous n’avons plus rien à ajouter à l’histoire des deux clercs dampérois. Ainsi que cela arrive souvent, chacun d’eux, par l’effort de sa propre volonté, a fait servir les événements à l’arrangement de sa destinée qui est telle qu’il l’a, non pas désirée, mais préparée. L’ambition, le désir immodéré des jouissances, le manque d’énergie morale, ont perdu Charles ; le travail intelligent, la force patiente et ce qui sait accepter cette vérité : que le bonheur est nécessairement incomplet en ce monde, ont sauvé René.

Aujourd’hui, M. René Bonnelin est un riche et un heureux père de famille que tout Damper aime et honore et qui peut dire hardiment : j’ai tracé mon sillon dans la vie. Charles Després un être aigri, bourru, dont chaque parole est une critique amère d’un monde qu’il a pris en haine. À Damper, où le souvenir de son triste mariage s’est à peu près effacé, il est regardé comme le type accompli de ces vieux garçons à l’humeur chagrine qui ont pour manie de déprécier le genre humain, dont pourtant ils n’ont pas fait, tant s’en faut, l’honneur.

M. Després, ayant divisé sa fortune entre tous ses enfants pour éviter les querelles, Charles a fait bâtir un pavillon sur le terrain qui lui appartiendra à la mort de son père. Il vit là comme un ours, tout épris des travaux et des plaisirs champêtres, cherchant une ombre de paix ou plutôt une trêve à un ennui dévorant dans la simplicité de cette vie rurale qu’il a méprisée alors qu’elle était parée de tout ce qui peut la rendre agréable et en atténuer la pesante monotonie, et qu’il exagère maintenant jusqu’à lui donner un caractère de rusticité.

Ses singularités, son égoïsme criant et sa jalousie mal dissimulée, ont fini par jeter du froid dans ses relations avec les membres plus heureux de sa famille, et un isolement complet le menace. Mais il y a quelqu’un que ses boutades les plus saugrenues trouvent indulgent, quelqu’un qui ne laisse pas croître l’herbe sur le sentier solitaire qui mène à sa demeure, quelqu’un qui, dans le secret de son cœur d’où sortent chaque jour des prières auxquelles se mêlent des larmes, prépare le baume mystérieux qui pourra seul adoucir les plaies toujours saignantes de cette âme malade.

Charles Després ne sait pas encore ce que c’est que d’être complètement malheureux. En attendant le jour où la grâce de chercher plus haut le bonheur lui sera donnée, en attendant que la foi se rallume dans son cœur pour le purifier, un amour lui reste en ce monde, c’est celui que rien n’affaiblit, que rien ne refroidit, que rien ne rebute, que rien n’éteint : l’amour de sa mère.


FIN.