Mon village/Un revenant

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Mon villageMichel Lévy frères (p. 129-140).


VIII

UN REVENANT.


Il s’agit bien des noces, ma foi ! vous allez voir. Voilà une aventure, en voilà une ! Je m’en vas vous conter comment ça s’est passé.

Avez-vous entendu parler du pré Brugnon, un pré qu’il faut traverser pour entrer dans notre cimetière ? Non, peut-être. J’opine qu’afin de vous donner une idée de l’endroit où se trouve le pré Brugnon, il est bon que je vous dise comment est placé notre village.

De la vallée, Saint-Brunelle se présente à mitan-côte ; les maisons, soit en bouquets, soit esseulées au milieu de leurs courtils, semblent semées par un apprenti semeur.

Au jour d’aujourd’hui, les seigles verdoyants de la montagne se dressent tout droit, comme pour faire endêver les sapins du château.

Notre église, notre cimetière, et par ainsi le pré Brugnon, se trouvent, vous le voyez, au bas du versant.

Adonc, au rebours de quelques villages, on arrive chez nous tout droit sur la grand’place. Si bel et si bien que, quand on rentre des champs ou quand on sort des maisons pour y aller, il faut forcément passer entre l’église et le cimetière, dans le pré Brugnon.

Depuis que le monde est monde, on avait toujours entendu éternuer dans les ruines du couvent Brugnon. Aussi, soit crainte des pierres qu’on recevait quand on oubliait de dire : « À votre souhait ! » soit habitude, soit politesse à l’égard des âmes enrhumées des moines défunts, un chacun, en passant, n’oubliait jamais de répéter à chaque hatchic ! qu’il croyait entendre : « À votre souhait ! à votre souhait ! »

Or, à partir de la Toussaint dernière, il était venu s’établir, vers l’heure de la nuit, dans le pré Brugnon, un grandissime revenant.

Fallait mettre, chaque fois qu’on traversait le chemin, un sou sur le mur du cimetière, faute de quoi on se trouvait roué de coups de bâton.

Chacun s’exécutait donc par force, non sans envoyer le revenant au diable.

Dizy l’avare calculait qu’au bout de l’année ça ne laisserait pas de constituer une rente d’une quarantaine de francs, sans compter les intérêts de l’intérêt.

— Faudra se monter la tête à deux, dans le but de voir quelle mine il a sous le suaire, ce revenant-là, disait Jean-Claude.

— Il n’y a pas de presse, pour un sou de temps en temps, de se faire estafilader ou précipiter vivant dans les flammes de l’enfer, répondait-on.

D’aucuns, d’ailleurs, prétendaient que dix forts hommes ne pouvaient venir à bout d’un esprit.

Toinon, la femme Lambin et la petiote à Perpétue ajoutaient qu’une nuit, en retournant de Morlincourt, elles avaient vu, comme je vous vois, plus de cent revenants danser sur les murs du cimetière, et qu’elles s’étaient trouvées obligées cette fois-là de donner cent sous à elles trois.

— Bah ! bah ! les esprits de la terre se feront fête de nous rançonner si on ne les bouscule, avait dit le père Roux, berger, qui ne croit guère plus aux revenants qu’au bon Dieu et à ses saints.

Jean-Claude, à la fin des fins, se consulta avec le père Roux pour savoir un peu de quelle manière on pourrait sortir de cet embarras-là. L’idée d’affronter un esprit corps à corps ne devait germer que dans deux têtes de huguenots. L’un et l’autre cachèrent leur projet au monde, parce que, voyez-vous, ils soupçonnaient une personne vivante, soit du pays, soit des environs, de nous jouer un pareil tour.

Adonc, par une nuit bien éclaircie, comme neuf heures sonnaient à l’horloge de notre église, Jean-Claude et le père Roux, berger, se faufilèrent derrière les haies jusque sous les murs de notre cimetière, devisant tout bas de même que si rien n’était, se proposant juste et bonnement dans cette affaire-là de jouer du gourdin à qui mieux mieux.

Tout à coup des ruines du vieux couvent le revenant grandissime sortit lentement, puis pas à pas, comptés et mesurés, regardant à droite, à gauche, devant et derrière, il s’avança pour se placer à sa place ordinaire.

— Arrive donc vitement chercher la monnaie qui t’attend ! dit le père Roux, berger, si bas que l’esprit n’aurait su l’entendre.

— Père Roux, dit Jean-Claude en empoignant son bâton, toi qui as vu comment ça se passe dans l’armée de la guerre, fais à cet ennemi-là les politesses d’usage. D’ailleurs, comme plus vieux, à toi le premier coup !

Les deux huguenots ne firent qu’un saut jusqu’au revenant, qui regardait venir la pratique tranquillement assis sur le bord du chemin.

Le père Roux allongea un coup de gourdin sur le dos de l’esprit.

Jugez ! ça se mit à hurler comme une personne naturelle.

— À bas le suaire ! cria Jean-Claude en prenant le drap d’une main, pendant qu’il tapait de l’autre.

Le revenant ne décessait de hurler.

— Tais-toi, âme de contrebande ! dit le père Roux, berger ; tais-toi, ou je t’assomme !

— Parle ! reprit Jean-Claude, dis ton nom, ton nom véritable, ou je te fais passer à l’état d’esprit pour tout de bon ! T’arrêteras-tu ?

Ah bien oui ! le revenant courait à toutes jambes, entraînant les deux bûcheurs.

Adonc, au moment où ils tiraient le plus fort, patatraque ! les voilà qui culbutent à la renverse, le drap dans les mains.

— Attrape ! dit Jean-Claude en se relevant ; nous devions nous méfier de ce jeu-là.

— Je vas courir après, dit le père Roux, en se frottant les genoux.

Au même moment, comme ils regardaient de quel côté le revenant se sauvait, ils se mirent à crier :

— Tiens, c’est un bonnet blanc !

Tout de même, ils ne se trompaient guère, on l’a bien su le lendemain.

— Assez causé ! dit Jean-Claude ; faut pas se complaire à battre les femmes. Nous avons le drap, il est marqué ; allons nous coucher, il sera temps au jour de chercher à qui il appartient. Je me charge de découvrir ça un moment ou l’autre.

Il faisait un beau clair de lune, et quoiqu’il fût l’heure des vrais revenants, rien ne bougeait dans le cimetière.

— Voilà de quoi faire passer aux âmes de défunts les moines tous leurs rhumes de cerveau, dit le père Roux, berger, en goguenardant.

— Parlons peu et vite, dit Jean-Claude qui marchait toujours droit au but. Il s’agit au jour d’aujourd’hui de profiter de cette histoire-là pour chasser tous les revenants de Saint-Brunelle.

— Accepté, convenu ! dit le père Roux ; ça ne sera plus difficile à cette heure.

Comme bien vous pensez, un chacun se disait le lendemain :

— Ma foi ! puisque ce revenant-là n’en était pas un de vrai, pourquoi donc qu’il n’en serait pas de même des autres ?

Fallait voir les remerciements qu’on donnait à Jean-Claude, surtout Dizy l’avare, un homme qui se promène les mains dans les poches pendant que son argent travaille pour lui. Il criait sur la place, en prenant les épaules de Jean-Claude :

— Mon cher ami, tu m’épargnes deux sous chaque jour ; c’est d’un brave homme, Jean-Claude ; je te souhaite tous les bonheurs.

— Souhaite-lui de ne jamais tomber dans tes griffes, dit Clarisse Manot qui se trouvait là : Dizy l’usurier ! Dizy l’avare ! Dizy le sans cœur !

Chez nous on ne peut pas souffrir, voyez-vous, les gens qui prêtent avec intérêts.

J’en reviens encore à notre histoire de revenant. Croyez-le, si vous le pouvez, le bonnet blanc qui avait eu l’idée de nous jouer un pareil tour, c’était la propre servante du fermier d’à côté de nous ! une fille des bois qui passait soi-disant pour honnête !

Son compte a été vitement réglé, ne vous inquiétez pas.

Mais avez-vous déjà entendu parler d’une semblable aventure ?

Je suppose, elle aura servi à quelque chose. J’opine qu’au jour d’aujourd’hui on ne sera plus si craintif en traversant le chemin des Hommes-sans-Têtes ; qu’on ne rabâchera pas tant de bêtises quand on rencontrera, par hasard, un lapin blanc ; que quelques-uns se risqueront à sauter de nuit, au lieu de faire un détour de trois quarts de lieue, les fossés Poulains ; et qu’à réserve des furolles qui mènent les ivrognes dans les fossés, on ne croira plus chez nous, en tout, en tout, à rien de diabolique ni de surnaturel.