Mon voyage autour du monde/02

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Revue L’Oiseau bleu (p. 8-13).

DE MONTRÉAL À RIGAUD



15 mai 1895, gare Windsor, 8 heures du matin. — Cinq voyageurs causent sur le quai de la gare, avec animation et de bonne humeur, en attendant le « tout-le-monde-à-bord », qui me semble tarder. Ce groupe comprend ceux qui vont faire le curieux voyage que j’ai entrepris de vous raconter. Papa m’a présenté à ceux qui deviennent nos compagnons de route : M. Louis Séverin, ingénieur, M. Jean Bernard, naturaliste, et M. Octave Lebrun, artiste-peintre. Chacun d’eux fait montre d’une parfaite urbanité et témoigne un grand respect pour le chef de la mission.

Pendant que la locomotive égrène ses dang dong empressés et nous emporte vers l’ouest, je salue ma ville natale, tout en regardant le mont Royal s’abaisser à l’horizon. De quelque côté et en quelque saison que l’on te considère, ô Ville-Marie, fondation des Maisonneuve, des Lambert Closse, des Jeanne Mance, des Marguerite Bourgeoys, des Youville, des Viger et des McGill, tu demeures intéressantes : le jour par la féconde activité de tes magasins et de tes usines, par la beauté de tes monuments et l’étendue de tes parcs ; le soir par ton fourmillement de vie, sous l’abondance de tes étoiles électriques. Au revoir, tours crénelées de Notre-Dame, flèches altières de Saint-Jacques, de Saint-Pierre, de Sainte-Cunégonde et de Saint-Henri ; étincelantes coupoles de Saint-Jean-Baptiste et de la cathédrale. C’est lorsqu’on se sépare des bonnes choses qu’on en connaît mieux le prix.

Nous passons près de Lachine, petite ville industrielle, d’où commence le canal qui conduit
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
à Montréal, en permettant d’éviter les grands rapides qui barrent ici le Saint-Laurent. Papa me raconte les circonstances du lugubre massacre que les Iroquois firent des habitants de Lachine, dans la matinée du 5 août 1689. En poussant leurs terribles cris de guerre, ils enfoncent les portes à coups de haches, font cent cinquante victimes, allument l’incendie et emmènent un grand nombre de prisonniers qu’ils tortureront dans leur captivité. Un autre souvenir, moins lugubre celui-là, se rattache à Lachine. Non loin de la ville on peut voir des ruines : ce sont celles de la maison qui fut habitée par Cavelier de la Salle, le futur découvreur du Mississipi et de la Louisiane. Mon père me fit observer, à propos de cet audacieux voyage, combien la route du Saint-Laurent et des grands lacs offre de facilités pour pénétrer sur tout le continent, ce qui ne diminue en rien le courage persévérant dont cette explorateur a fait preuve.

Salut à une autre villette : Sainte-Anne-de-Bellevue. C’est ici qu’au siècle passé commençait ou finissait l’existence pleine de dangers des canotiers, des bûcherons et des « hommes de cages » qui firent la fortune des traitants de pelleteries et des exploiteurs des forêts de pins et de chênes sur l’Outaouais supérieure. M. Lebrun m’a fait observer la modeste église où tant de voyageurs, soit en partance, soit au retour, venaient invoquer leur patronne tutélaire.

Sortis de l’île de Montréal, nous longeons la rive droite de l’Outaouais en passant vis-à-vis Oka, remarquable par sa vieille mission des Sulpiciens auprès des Algonquins-Iroquois, son calvaire au sommet de la montagne, et son monastère de Trappistes : Notre-Dame-du-Lac.

Et voici Rigaud, logée au pied de sa montagne. Elle porte une curiosité naturelle que nous avons pris soin de visiter et que M. Bernard m’a décrite : la pièce de guérêts. C’est un champ carré, couvrant trois arpents, où l’on trouve jusqu’à une grande profondeur des cailloux rangés dans un ordre si parfait que l’on se croirait en présence d’une pièce de guérêts. Mon ami le naturaliste a ridiculisé cette prétention maintes fois exprimée, paraît-il, qui ferait de ces cailloux un cimetière d’Indiens. Il faut y voir plutôt une accumulation de roches que les glaciers d’un autre âge auraient façonnées, arrondies, puis étalées sur le flanc de la montagne. Non loin de ce champ mystérieux il y a une chapelle dédiée à Notre-Dame et qui est un lieu de pèlerinage. Du même endroit la vue porte loin, sur la rive opposée de l’Outaouais ; et l’on distingue sans peine, sur des niveaux d’altitude croissante parmi les petits bois, les villages et les champs cultivés ; ils occupent comme autant de gradins d’un amphithéâtre dont les Laurentides forment les dernières marches. En vérité, voilà un beau coin de ma patrie.