Mon voyage autour du monde/06

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Revue L’Oiseau bleu (p. 42-49).

SUR LES GRANDS LACS



24 mai. — Là-bas, derrière l’escarpement du Niagara, il y a la ville de Hamilton, remarquable pour ses fabriques de tissus et ses hauts fourneaux. La voie ferrée, qui passe à mi-chemin des lacs Ontario et Érié, traverse un pays des plus admirables : très proches les unes des autres de petites villes riches de couleur, gracieusement posées sur le sol, se cachent à demi, enserrées par des vergers immenses et féconds : telles sont Sainte-Catherine, Saint-Thomas, London et Chatham, les centres du pays des fruits savoureux.

Arrivés vers le sud ouest, nous passâmes en vue d’une pointe effilée, qui s’avance dans le lac, au bout de laquelle se trouve un îlot, tel un point sur un i. Nous avons admiré quoique de loin la riche végétation, les contours harmonieux de cette île minuscule. Mais je fus plus intéressé encore lorsque mon père m’apprit que j’avais sous les yeux la pointe et l’île Pelée, et que le gouvernement fédéral se proposait de les acheter pour en faire un parc national, ou plutôt un lieu où personne ne viendrait troubler la vie des plantes ainsi que des bêtes qui s’y trouvent ou qui y viennent séjourner au printemps et à l’automne. Vu que la traversée du lac est plus facile ici qu’ailleurs, à cause de son peu de largeur, les oiseaux et bêtes qui émigrent selon les saisons passent volontiers par cette île Pelée, si riche en toutes sortes de petits animaux.

Nous sommes arrivés au Détroit dans l’après-midi, ce qui nous a permis de constater l’activité considérable dont cette ville est le siège. M. Sévérin m’a dit que cette vie industrielle, dépend beaucoup du fait que la ville se trouve au point de croisement d’une grande route de navigation et de voies ferrées reliant des régions naturellement riches et fort peuplées. À cela, mon père ajouta que le Détroit se trouvait construit sur la frontière, entre le Canada et les États-Unis.

En 1712, à l’endroit où s’élève aujourd’hui la ville américaine du Détroit il y avait un fort, le fort Pontchartrain, fondé en 1701 par Cadillac. La tribu des Outagamis, alliée aux Anglais, vint assiéger la place, que gardaient seulement vingt grenadiers français, sous les ordres du sieur du Buisson. Le Détroit allait-il être abandonné par les Français, que leurs successeurs seraient certainement les colons de la Nouvelle-Angleterre et que les grands lacs deviendraient fermé aux traitants de la Nouvelle-France. Voyant cela, les tribus outaouaises, huronnes, sakises et osages qui rôdaient alors autour des grands lacs, dépêchèrent du secours aux assiégés. Après treize jours de combat acharné, les assiégeants, au nombre de trois mille, prennent la fuite : ils sont poursuivis, puis massacrés. Après cette défaite de leurs alliés, les Anglais ne songèrent plus à couper les communications entre la Nouvelle-France et la Louisiane.

Le lendemain nous nous employâmes à visiter les grands ateliers. Le 25, qui est un dimanche, nous nous sommes rendus à Windsor, ville canadienne, en vis-à-vis de l’historique ville américaine. À mon étonnement amusé, partout, j’entends parler français. Windsor peut être considérée comme la capitale du valeureux groupe des comtés de Kent et d’Essex, qui est le plus ancien sur la terre ontarienne. Il date, lui aussi, de la fondation du Détroit. Bien qu’il soit entièrement entouré d’une population de langue anglaise, il a résisté, dans son ensemble, à l’assimilation. Ainsi que mon père le faisait remarquer au dîner, si ce groupe a laissé sur la route quelques épaves, il s’est constamment fortifié, et quand on le pensait submergé dans les flots anglo-saxons, il est apparu vigoureux et fort, avec ses paroisses, ses écoles catholiques et bilingues et ses sociétés nationales. Bien que dans le diocèse de London il forme la majorité des catholiques, il doit livrer bataille pour le maintien de ses droits. Mais, fort de ses écoles bilingues, guidé par un clergé patriote et zélé, il a confiance dans l’avenir, surtout depuis que ses dirigeants l’ont solidarisé avec les autres groupes français de l’Ontario.

Le 27, nous prenons passage à bord d’un grand navire à destination de Duluth. Le lendemain, nous naviguons sur le lac Huron, par une assez forte brise. Les longues heures de repos que nous laisse le voyage est propice aux conversations prolongées, sur le pont. L’ingénieur, M. Séverin, m’a paru particulièrement intéressant lorsqu’il a évoqué le souvenir des premières navigations sur les grands lacs, notamment sur l’Érié. C’est ici, en effet, que le premier navire construit par les Européens a fendu l’onde de sa proue glorieuse.

Le frêle canot d’écorce des peuplades indigènes, Iroquois et Hurons, s’était sans doute aventuré déjà sur ces vastes nappes d’eau douce ; les missionnaires et les trappeurs avaient à leur tour emprunté leur surface tour à tour paisible et tourmentée pour passer du Saint-Laurent au bassin du Mississipi et de l’Ohio ; mais il faut attendre la venue de l’indomptable et aventureux Cavelier de la Salle pour voir une construction navale digne de ce nom sillonner les petites mers de l’Amérique française. Le 7 août 1679, un vaisseau de 50 tonnes, le Griffon, construit à l’embouchure de la rivière Niagara, partait à destination de la baie Verte, sur le lac Michigan, où il prit un chargement de fourrures qu’il devait amener vers Montréal. Sur le chemin de retour, le navire périt de façon si inopinée que l’on n’entendit plus jamais parler de son épave ni de son malheureux équipage. Quant à Cavelier de la Salle, il avait poursuivi sa route dans l’intérieur du continent, pour aller immortaliser son souvenir en osant descendre le Mississipi jusqu’à ses bouches. Plus d’un siècle allait se passer avant que la navigation à vapeur vînt régner sur les grands lacs ; c’était en 1817.

Lorsque nous fûmes parvenus vis-à-vis l’entrée de la baie Géorgienne, mon père, s’aidant d’une carte, me montra la route longue, épuisante et pleine de dangers que suivaient les missionnaires des Hurons, les « coureurs de bois » du 17e siècle, et plus tard les « voyageurs des pays d’en-haut ». C’étaient l’Outaouais, le lac Nipissing, la rivière des Français et la mer Douce, ainsi que l’on appelait alors la baie Géorgienne et le lac Huron. Les canots d’écorce, naviguant à la file, se tenaient en vue du rivage, en avançant à coups d’avirons. Si le sauvage ne connaissait pas d’autres moyens de naviguer, les Français pouvaient faire mieux que cela ; aussi, à partir de 1640 ajoutèrent-ils, à l’exemple des pères Jésuites, une voile à leur embarcation, ce qui en doublait la vitesse, pour peu que le vent fût favorable. Mais à voyager ainsi, les fatigues n’étaient pas moins grandes, lorsque l’on songe que les passagers du canot d’écorce devaient rester immobiles, les jambes croisées pendant des journées entières, et que, le soir venu, ils devaient allumer un feu sur la grève pour y prendre leur repas et trouver un peu de sommeil à l’abri du canot. Le lendemain, ils reprenaient leur route pleine de dangers, sur le lac immense.

Mais, il n’y a pas que l’étendue des grands lacs qui les fasse ressembler à la mer ; il y a aussi les oiseaux qui y vivent en permanence. À l’exemple de plusieurs passagers, j’observais depuis quelques instants de grands et gracieux oiseaux tout blancs, avec les pattes et le bec rosé. Ils jetaient des cris clairs, passaient et repassaient agilement, tout proche de nous, en se jouant dans la mâture, pour aller ensuite s’ébattre dans le sillage du navire. Un touriste eut inspiration de leur jeter un hameçon garni d’un appât. Ainsi que prévu, l’oiseau happa la ligne et, blessé, effaré, gémissant, fut halé sur le navire, ce qui était plutôt cruel ; aussi le spectacle indigna fort notre doux naturaliste, M. Bernard.

Depuis le moment où notre navire s’approcha des côtes de l’île Manitouline jusqu’au Sault-Sainte-Marie, le voyage fut un véritable enchantement, tant il y a de charme dans la disposition des îles, les effets de la verdure et les jeux de lumière. M. Lebrun n’a pas cessé de crayonner des silhouettes d’îles et des effets de mirage.