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Monge (Arago)/01

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 428-433).
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JEUNESSE DE MONGE ; SES DISPOSITIONS PRÉCOCES. — IL EST ADMIS DANS LA SECONDE DIVISION DE L’ÉCOLE DE MÉZIÈRES.


Le laborieux commerçant de la rue Couverte de Beaune, Jacques Monge, s’imposa de rudes, d’honorables privations, et parvint ainsi à placer ses trois fils dans le collége de cette ville, dirigé alors par les oratoriens. Les trois jeunes gens répondirent avec distinction à la sollicitude paternelle. L’aîné, Gaspard, notre ancien confrère, devint, dès son début, un sujet d’élite. Il remportait les premiers prix dans toutes les facultés ; ses maîtres trouvaient un plaisir particulier à inscrire, à côté de son nom, la formule quelque peu maniérée des écoles de cette époque : Puer aureus.

Jusqu’à la fin de sa vie, Monge conserva religieusement les petits bulletins hebdomadaires dont les oratoriens de Beaune s’étaient complu à le gratifier. Voulait-il témoigner ainsi, comme le grand Condé, que les succès du collége procurent seuls des plaisirs sans mélange ? Attachait-il plus de prix au souvenir d’un thème ou d’une version irréprochables, qu’à celui de certains triomphes géométriques dont le monde lui fut redevable et qui jetèrent tant d’éclat ? Non, Messieurs ; ne cherchez en tout ceci qu’un tendre sentiment filial : les satisfecit du collége de Beaune réveillaient dans le cœur de l’illustre académicien le souvenir des sacrifices qu’un père prévoyant s’était imposés, et celui des efforts que le fils avait faits pour les rendre fructueux.

Le jeune Gaspard Monge, malgré ses succès, n’était pas tellement absorbé par les études littéraires, qu’il ne trouvât l’occasion de faire des excursions dans le domaine des sciences et des arts. À quatorze ans, l’élève rhétoricien exécuta une pompe à incendie dont les effets frappèrent d’admiration les personnes les plus instruites, « Comment, lui demandait-on, avez-vous pu, sans guide et sans modèle, mener à bonne fin une pareille entreprise ? — J’avais, répondit-il, deux moyens de succès infaillibles : une invincible ténacité, et des doigts qui traduisaient ma pensée avec une fidélité géométrique. »

La ténacité dans l’esprit, des doigts exercés et dociles, ne furent pas moins nécessaires au jeune Monge le jour où il entreprit de faire le plan détaillé de sa ville natale. Le géomètre improvisé eut à inventer les méthodes d’observation, à construire les instruments propres à mesurer les angles, à exécuter le tracé graphique. Une réduction gravée de ce travail orne un petit ouvrage historique de l’abbé Gandelot. L’original est conservé dans la bibliothèque de Beaune. Les chefs de cet établissement ne réussissent pas toujours à convaincre les voyageurs, quand ils leur présentent ce plan célèbre comme le coup d’essai d’un enfant de seize ans, même après avoir ajouté que cet enfant fut, plus tard, l’illustre créateur de la géométrie descriptive.

Les oratoriens de Lyon voulurent juger par eux-mêmes du mérite de l’écolier dont leurs collègues de Beaune parlaient toujours avec de pompeux éloges ; ils l’appelèrent dans leur établissement et lui confièrent d’emblée la chaire de physique.

Le professeur de physique du célèbre collége de l’Oratoire à Lyon n’avait que seize ans. Son enseignement eut toutefois un succès extraordinaire ; des manières affables, la patience d’un bénédictin, une conduite dans laquelle on aurait vainement cherché même de simples indices de l’esprit inconstant et léger qui semble le lot inévitable de la jeunesse, procurèrent à Monge autant d’amis que ses leçons lui avaient donné d’admirateurs. Les oratoriens désirèrent se l’affilier, et ne négligèrent pas de faire briller aux yeux du néophyte les services que, dans sa nouvelle position, il pourrait rendre à des parents chéris, à une famille nombreuse et sans fortune. Ces considérations devaient toucher le cœur de Monge ; aussi allait-il entrer dans les ordres, lorsqu’une lettre partie de Beaune renversa ce projet.

« Mon cher Gaspard, disait Jacques Monge à son fils, je n’ai pas le dessein de contrarier ta vocation, si elle est bien arrêtée ; mais je te dois une réflexion paternelle, tu la pèseras.

« Je suis persuadé qu’on commet une faute grave quand on entre dans une carrière quelconque autrement que par la bonne porte ; or, on m’assure que tes études littéraires n’ont pas été assez complètes pour ta carrière d’oratorien. Maintenant, c’est à toi de prononcer. »

Peu de jours après avoir reçu cette lettre, Monge était de retour dans sa ville natale.

Vous excuserez, Messieurs, ces minutieux détails ; je ne pouvais supprimer ce que notre confrère, comblé de dignités et de gloire, nous racontait avec tant d’émotion. J’aurais manqué à un devoir en ne consacrant pas quelques paroles à l’homme de bien, à l’homme au jugement sûr, à la raison élevée, dont Monge ne parla jamais qu’avec une vénération profonde ; au rémouleur auquel il se plaisait à faire remonter tout ce qui lui était arrivé d’heureux durant sa longue carrière.

Un officier supérieur du génie auquel on montrait, à Beaune, le plan manuscrit de la ville, devina, du premier coup d’œil, que le pays tirerait un jour grand profit des travaux d’un enfant dont les premiers essais étaient si brillants, et il offrit à Jacques Monge de faire entrer son fils à l’école de Mézières. La proposition fut agréée, et le jeune Gaspard se mit en route, le cœur plein d’espérance. Hélas ! combien de déceptions ne devait-il pas éprouver !

L’école de Mézières jouissait d’une grande réputation, due en partie au profond mystère dont elle s’enveloppait. Les élèves, au nombre de vingt, se renouvelaient tous les ans par moitié. Les dix élèves sortants allaient, avec le titre de lieutenant du génie, présider aux travaux de fortifications dans les nombreuses places de guerre qui formaient alors une barrière presque continue sur nos frontières de terre et de mer. On ne tarda pas à remarquer que la bonne exécution de ces dispendieux travaux dépendait au moins tout autant de la capacité des surveillants que du mérite des chefs. De ce moment, l’école de Mézières créa auprès d’elle une succursale destinée à former des appareilleurs, des conducteurs ; pour tout dire, en un mot, des praticiens.

Les élèves de cette succursale apprenaient les principes élémentaires du calcul algébrique et de la géométrie, le dessin graphique, les traits de la coupe des pierres et de la charpente. Ils exécutaient encore de leurs mains, avec du plâtre gâché, des modèles de toutes les parties ou voussoirs qui composent les différentes espèces de voûtes en usage dans l’architecture civile et militaire. C’était par allusion à cet exercice si utile, et dont il eût été de bon goût de ne point parler avec dérision, que les élèves de l’école privilégiée avaient donné le nom de Gâche à l’école pratique.

Les élèves de la Gâche, pour parler ici comme les fils de famille, n’étaient astreints à aucune condition de naissance ou de fortune ; mais aussi, quelle que fût leur capacité, ils ne devaient jamais prétendre même au modeste grade de sous-lieutenant du génie. Les élèves de la première division, au contraire, n’étaient admis à l’examen qu’après avoir prouvé que leurs pères avaient vécu noblement, c’est-à-dire, car l’expression noblement appelle, je crois, un commentaire, sans s’être jamais livrés à aucun genre de commerce, à aucun genre d’industrie, à aucun genre de fabrication, celle des vitres et des bouteilles exceptée, la constitution du pays admettant alors des gentilshommes verriers. Je ne sais si l’officier qui décida Monge à se rendre à Mézières, avait espéré que le mérite de son jeune recommandé pourrait faire fléchir la règle ; en tout cas, il n’y eut pas d’exception : Jacques Monge de Beaune, n’ayant vécu ni de ses rentes, ni d’une fabrication quelconque de bouteilles, son fils Gaspard fut impitoyablement relégué dans la Gâche avec la perspective, en cas de grand succès, de veiller un jour en sous-ordre à la construction d’un bastion, d’une demi-lune ou d’une porte de ville.

Monge exécutait les travaux quotidiens imposés aux élèves de l’école pratique beaucoup plus vite que ne l’exigeaient les règlements rédigés en vue de capacités moyennes. Il avait donc du loisir, et l’employait à rechercher les fondements mathématiques des constructions de stéréotomie qui, dans ce temps-là, étaient recommandées et prescrites au nom de leur ancienneté, autant dire au nom de la routine. Durant ces études solitaires, Monge, quoique dépourvu de tout guide, n’arriva pas seulement à des démonstrations simples et élégantes des méthodes obscures en usage ; il les perfectionna, il ouvrit des routes entièrement nouvelles. Il fallut néanmoins qu’une circonstance fortuite vînt apprendre aux chefs supérieurs de l’établissement de Mézières que la petite école, que la division des hommes de peu, renfermait un esprit actif et pénétrant, une intelligence d’élite, en mesure de beaucoup améliorer la science de l’ingénieur, capable même de la remuer jusque dans ses fondements.