Monge (Arago)/03
Monge cessa, en 1780, d’être confiné à Mézières. Cette année, il fut nommé à une chaire d’hydraulique que Turgot avait créée au Louvre, à la demande de d’Alembert et de Condorcet. Le ministre statua que le nouveau professeur d’hydraulique passerait six mois à Mézières et six mois à Paris. L’Académie trouva, à son tour, que six mois de résidence dans la capitale satisferaient à la prescription la plus rigoureuse de son règlement, et elle reçut Monge au nombre de ses membres. Il avait alors trente quatre ans.
En 1783, à la mort de Bezout, examinateur des élèves de la marine, ou, si l’on veut, car c’était la dénomination officielle, examinateur des gardes du pavillon, notre confrère lui succéda.
Il quitta alors définitivement l’école de Mézières. Cette école était devenue peu à peu, dans l’opinion commune, et surtout dans l’opinion des élèves, l’école de Monge. Aussi, les chefs militaires, placés à sa tête, se montraient-ils très-jaloux de leur subordonné, le jeune professeur de mathématiques et de physique ; aussi, le commandant supérieur alla-t-il jusqu’à s’écrier, en faisant un emprunt au cardinal Mazarin : « Il nous faut remplacer Monge par un homme qui ne soit personne ! »
Vous le voyez, la jalousie est quelquefois, à son insu, plus flatteuse, plus explicite, plus vive dans ses éloges que l’amitié elle-même.
Monge remplit l’emploi d’examinateur de la marine jusqu’au commencement de la première révolution.
Chez Monge, la douceur et l’aménité n’excluaient pas une grande fermeté. On le trouvait même inflexible toutes les fois que l’intérêt public semblait exiger qu’il fît prévaloir les décisions de l’examinateur.
« Vous avez refusé un candidat qui appartient à de bien puissantes familles, disait à notre confrère le maréchal de Castries, ministre de la marine. Votre décision me donne mille tracas ; je suis accablé de réclamations. — Vous êtes parfaitement le maître, repartit l’austère examinateur, d’admettre le candidat qui m’a paru incapable ; mais si vous prenez cette décision, monsieur le maréchal, il faudra en même temps supprimer la place que je remplis. Les fonctions d’examinateur ne seraient plus ensuite ni utiles ni acceptables. »
Le candidat inadmissible ne fut pas admis.
Monge résista aux désirs du maréchal de Castries dans une circonstance encore plus délicate peut-être.
Le ministre, plein d’estime et de bienveillance pour Monge, lui demanda, je pourrais presque dire lui enjoignit, de rédiger un cours complet de mathématiques à l’usage des aspirants et des élèves de la marine. L’ouvrage serait devenu obligatoire, et aurait été pour notre confrère la source d’une fortune considérable. Mongc refusa sans hésiter un seul instant ; il ne voulut pas enlever à la veuve de son prédécesseur l’unique revenu que celui-ci lui eût laissé, le bénéfice résultant de la vente de ses livres.
Cet acte de délicatesse semblera aujourd’hui incroyable, car beaucoup de personnes n’hésitent pas, dit-on, à reproduire, avec des changements de rédaction insignifiants, les ouvrages des maîtres de la science ; car le public a été jusqu’à supposer que certaines de ces publications, dont il serait impossible de trouver la raison suffisante, étaient destinées à des candidats que les auteurs des ouvrages en question devaient examiner tôt ou tard à titre officiel. J’ai besoin, au reste, de le remarquer, en résistant au désir du ministre de la marine, Monge ne faisait pas seulement un acte d’humanité, il proclamait encore les services distingués rendus par Bezout à l’enseignement des mathématiques, et rendait hommage au noble caractère de l’examinateur.
Après son entrée à l’Académie, notre confrère donna plusieurs très-beaux Mémoires d’analyse transcendante ; un grand travail, avec Berthollet et Vandermonde, sur le fer considéré dans ses différents états ; des expériences et des explications très-fines sur des effets de capillarité. Il publia en 1790, dans les Annales de chimie, tome v, la théorie de diverses observations paradoxales d’optique ; un ingénieux traité concernant les principaux phénomènes de la météorologie, sur lequel je dois m’arrêter quelques instants.
Ce Mémoire célèbre fut longtemps, dans notre pays, la base de l’enseignement de la météorologie. Il y avait toujours une affluence extraordinaire aux leçons dans lesquelles Monge développait sa théorie. Chacun était sous le charme. Les principes fondamentaux paraissaient si naturels, si simples, les déductions si nettes, si rigoureuses, le professeur se montrait si profondément convaincu, qu’on aurait cru commettre la plus grande des inconvenances en se permettant une objection, un simple doute. Qui d’ailleurs n’aurait été satisfait d’avoir appris dans l’espace de quelques minutes, sans aucune contention d’esprit, les causes des brouillards, des nuages, de la neige, de la pluie, de la grêle, des vents, et du plus dévastateur de tous les météores, des trombes ?
À l’époque où Monge rédigeait son Mémoire, la plupart des phénomènes atmosphériques n’avaient été étudiés que d’une manière générale et vague. Les météorologistes sentaient à peine le besoin de fonder la science sur des données numériques précises ; à peine commençaient-ils aussi à comprendre que les détails sont la véritable pierre de touche des théories.
Les théories météorologiques de Monge ne résisteraient point aujourd’hui à cette épreuve, et cependant elles n’en resteront pas moins dans l’histoire de la physique, comme un témoignage frappant de l’esprit ingénieux et net de notre confrère. Qui ne le voit ? il y aurait une injustice flagrante à tenter d’apprécier les conceptions de 1790, sans se reporter par la pensée à cette époque, sans mettre momentanément à l’écart les observations, les expériences faites dans l’espace de plus d’un demi-siècle, sans se rappeler que Monge n’avait, qu’il ne pouvait avoir aucune connaissance d’une multitude de détails que le progrès des sciences a rendus familiers même aux élèves de nos écoles.
Monge n’était pas tellement absorbé par ses cours obligatoires du Louvre, par des leçons bénévoles données à quelques jeunes gens de mérite, au nombre desquels figuraient nos deux anciens confrères, Prony et Lacroix, qu’il ne trouvât le temps de jeter sur la mécanique appliquée le regard perçant qui avait si bien sondé les obscurités de la géométrie descriptive. Ses investigations réduisirent les machines les plus compliquées à un nombre très-limité d’organes élémentaires.
Monge fut bientôt frappé de tout ce que les inventeurs et les simples constructeurs trouveraient de ressources dans une énumération complète de ces divers organes ; dans des tableaux synoptiques réunissant les moyens connus de transformer les mouvements des pièces sur lesquelles les moteurs exercent directement leur action en des mouvements très-différents imprimés à d’autres pièces ; dans la représentation graphique des combinaisons ingénieuses, où l’on voit la force d’impulsion de l’eau, celle de l’air, la force élastique de la vapeur, tantôt forger à coups redoublés l’ancre colossale du vaisseau de ligne, tantôt enlacer avec une régularité mathématique les filaments de la dentelle la plus délicate. Il y aurait, dans les Mémoires mathématiques de Monge, de quoi fournir matière aux éloges de plusieurs académiciens. Mais telle est la richesse de mon sujet, que je ne puis seulement citer les titres de ces écrits, et que je me vois forcé de courir à d’autres objets.