Monographie ornithologique/Les pics

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André Philipon
Monographie ornithologique
Les pics
Tome 17 et Tome 18 (p. 245-247).

LES PICS

Sous les fiers arceaux de nos grandes forêts, dont la sévère beauté dut jadis inspirer les premiers architectes de nos cathédrales gothiques, au cœur même des bois, on est étonné de l’impressionnant silence qui règne sous ces voûtes de verdure. Aucune voix jaseuse, aucun cri d’oiseau ne révèlent la vie en ces lieux solitaires : on dirait que tous les êtres animés se sont donné rendez-vous en lisière, pour se rapprocher de l’homme, douteux ami, et jouir de la vivifiante lumière qui ne pénètre guère à travers les sous-bois des massifs forestiers.

Pourtant là-haut, par l’échappée de soie bleue qui transparaît entre les cimes, on surprend l’orbe lent de quelque rapace, buse ou épervier, tandis que sous les fûts, le cri strident des pics résonne bruyamment et se répercute en éclat de rire dans la sonorité des échos. La tribu des pics est nombreuse et les mœurs ne varient guère d’une espèce à l’autre. Ce sont de tristes oiseaux, aux formes trapues, anguleuses. De même que l’alouette se dissimule sous une livrée terreuse en parfaite harmonie avec le milieu où elle végète ; de même que la bécasse, la perdrix, le râle savent se confondre par une affinité de tons avec les objets qui, habituellement, les environnent, de même il fallait au pic un habit vert comme la feuille, grisâtre comme l’écorce, pour échapper plus facilement aux attaques de ses ennemis. L’espèce type, le pic vert ou pivert, le plus commun, est entièrement d’un beau vert, sauf le front et la nuque, qui se teintent de cramoisi, et le croupion, maculé de jaune citron. Ajoutez à cela des moustaches noires qui encadrent un œil vif et inquiet, des ailes amples, concaves qui bruissent aigrement quand l’oiseau vole, et vous aurez une idée assez complète de la physionomie de cet oiseau des bois.

Sur la grande scène de la Nature, au pic est dévolu le rôle de charpentier. Destiné à chercher sa nourriture aux flancs des arbres ou parmi les cavités, obligé, par suite, de prendre les positions les plus variées, les plus hétéroclites, la Providence l’a armé robustement pour la lutte. Les pieds courts et musclés sont disposés de telle sorte que la moindre aspérité, la moindre gerce peuvent leur servir à s’agriffer. Deux doigts à l’avant, deux à l’arrière (caractère propre à la famille des grimpeurs à laquelle appartiennent les pics), tous quatre casqués d’ongles acérés, voilà de quoi se cramponner solidement. De plus, la queue, composée de pennes raides, lui sert aussi de point d’appui.

Le métier de charpentier exige des outils sérieux. La Nature y a pourvu encore et a doté le pic d’un bec admirable, véritable lame durement emmanchée dans un crâne à toute épreuve. Carré à la base, aplati dans le sens latéral, cet instrument lui permet d’entamer les bois les plus durs. Ce n’est plus un bec, c’est une cognée, un marteau, une besaiguë. Tard et matin, le pic en use et en abuse, infatigable dans ses allées et venues pour chercher sa pâture qu’il gagne, il s’en peut vanter, à la sueur de son front. C’est de son bec qu’il creuse un nid au cœur de quelque végétal dont son instinct lui a révélé la carie intérieure, et par cela même plus facilement attaquable. C’est avec lui qu’aux premiers jours de mars il rappelle sa compagne, en dépit des averses, et l’avertit de sa présence par des coups répétés sur une branche sonore. Il a, sans doute, conscience du manque d’harmonie de son organe et il n’en est pas prodigue : à peine parfois jette-t-il un cri guttural lorsqu’il prend son vol. C’est un dur métier que celui qui consiste à marteler l’écorce sans relâche pour en faire jaillir les insectes dont le pic agrémente ses menus ; et ce labeur ne permet guère de trouver le temps de cultiver la musique ou d’amasser de la graisse. En hiver surtout, quand les grosses gelées ont figé pour un temps la vie des tout petits, le pic doit faire carême plus souvent qu’à son tour. On le rencontre alors en tête-à-tête avec une fourmilière, creusant au plus profond du monticule pour en découvrir les propriétaires ; sa langue, démesurément allongée et toute visqueuse d’une gluante salive, s’introduit dans les galeries, fouille en tous sens et revient chargée de victimes qu’il absorbe prestement. Ensuite, pour varier, il va glaner sous les écorces les rares cloportes, les araignées, de chétives larves qui se sont oubliées avant la venue des frimas. Son estomac, tourmenté, s’accommode de tout, et, pour le satisfaire, le pauvre oiseau ne connaît pas de repos.

Aux premières bouffées printanières, cette sombre existence s’éclaire un peu. Le ménage va se terrer dans la grande solitude au creux de quelque vieux hêtre dont le fût gigantesque et lisse défie toute escalade. Un trou dans le bois, une gerce causée par une branche sèche que l’humidité a cariée, et voilà l’emplacement trouvé pour le nid. À grands coups de bec, le ménage en élargit la cavité et, sur les débris amoncelés, couchette vraiment peu confortable, la femelle dépose de trois à cinq œufs d’un blanc pur. Dans cette cave, du moins, ils seront à l’abri d’une surprise. Seuls l’écureuil et la belette, personnages au corps fluet, sont assez souples pour s’introduire dans l’obscur couloir, et si j’en crois les nombreux nids saccagés que j’ai souvent découverts, c’est là un genre de maraude qui leur est familier.

Quand les petits sont éclos, grotesques avec leur cou grêle et leur bec énorme, ils deviennent encore victimes des dénicheurs. Un jour que j’excursionnais dans un bois, je surpris un moutard qui, d’une main, cramponné à une branche, de l’autre fouillait dans sa poche, la retirait pleine et en versait le contenu par la fenêtre du « pima » (c’est le nom qu’à la campagne on donne aux différents pics). Ma présence inopinée faillit le faire choir au bas de l’arbre ; mais, comme je ne portais ni plaque menaçante au bras, ni képi galonné, il continua son manège qu’en deux mots il me dévoila : sa main, quoique petite, n’avait pu s’introduire dans le trou ; alors sa malice de gamin ingénieux lui avait suggéré ceci : il avait rempli ses poches de sciure, puis, se hissant à portée du nid, l’avait déversée à pleines mains sur la tête de ses habitants. Ceux-ci, sous peine d’être enterrés vivants, s’agitaient en désespérés, et, tant bien que mal, se maintenaient à la surface. De sorte qu’en peu de temps, l’excavation se trouvait comblée, et les jeunes, forcément, mirent le bec à proximité du futé gamin qui les cueillit à loisir.

Nous comptons, en France, quatre ou cinq variétés de pics. Les plus connus sont : le pic vert, le pic mar, qui vit en Lorraine, l’épeiche au plumage agréablement varié de blanc, de noir et de rouge, et l’épeichette, qui fréquente l’ouest et le centre de la France. Ce sont tous de bons serviteurs, dont le merveilleux appétit se satisfait aux dépens des insectes nuisibles à nos forêts, et cette raison majeure les a fait classer dans la catégorie des oiseaux utiles. On avait cru longtemps que les pics meurtrissaient les arbres en y creusant leur trou, mais des observations rigoureuses ont permis d’assurer que ces oiseaux ne s’attaquaient qu’aux parties malades, les seules qui puissent servir d’abri aux destructeurs innombrables qui rongent le bois. C’est donc faire œuvre pie que de protéger ces auxiliaires, et une loi en interdit la destruction en tout temps.

André Philipon.