Monrose ou le Libertin par fatalité/I/02

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Première partie, chapitre II.


CHAPITRE II

ÉCLAIRCISSEMENTS NÉCESSAIRES


Monrose n’est point mon frère, quoique l’aient ainsi consacré les nombreuses éditions qu’on a faites de Mes Fredaines. Si la première, qu’on fabriqua chez les Belges, à mon insu, et que toutes les autres ont plus ou moins incorrectement copiée, n’avait pas elle-même été tout autre chose que ce que j’avais écrit, on saurait que Monrose, mon neveu seulement, est le fils de Zéïla (devenue madame de Kerlandec, et depuis encore devenue milady Sidney)[1], ma sœur et nullement ma mère. Au surplus, l’occasion naîtra de rectifier, chemin faisant, des erreurs généalogiques qui, dans le fond, sont de peu de conséquence pour le lecteur. Mais il est à propos de lui dire, s’il n’a pas sous la main quelque exemplaire de Mes Fredaines[2], que ce fut moi qui lançai dans le monde le charmant Monrose, et qui lui donnai les premières leçons du bonheur ; qu’on lui fit faire ensuite un voyage en Angleterre ; qu’il en revint à l’occasion du débrouillement de nos intérêts de famille ; qu’alors il fut inscrit dans la compagnie des mousquetaires noirs, et qu’à leur suppression[3], Monrose, à peine âgé de seize ans, mais grand et assez formé pour qu’on pût supposer qu’il en avait deux de plus, fut pourvu d’une réforme de cavalerie.

Les êtres bien nés, bien inspirés, se livrent volontiers avec enthousiasme à la profession qu’ils ont embrassée. Monrose, militaire, crut devoir épier les moindres occasions d’apprendre son métier, et chercher par toute la terre à s’y rendre recommandable. Il prit donc, de lui-même, le parti d’aller servir en Amérique, où la France prodiguait son or et ses soldats pour le soutien de cette insurrection, prétendue philosophique, dont l’exemple est devenu funeste à plus d’une contrée de l’Europe[4], et de laquelle certains politiques jugent que nous aurions mieux fait de ne point nous mêler.

Quoi qu’il en soit, comme une discussion de ce genre est absolument étrangère à mon sujet, il me suffit de dire qu’utile ou préjudiciable à l’État, cette émigration militaire fournit à Monrose l’occasion d’une heureuse caravane. Il partit comme volontaire[5], déterminé par des convenances avantageuses et assuré de l’intérêt particulier que prendrait à lui certain officier général.

Il servit là-bas comme il se pique de tout faire, c’est-à-dire à merveille. Trop de zèle pourtant lui fit outrepasser parfois les bornes du devoir ; un coup de bayonnette et une forte contusion dont on l’apostropha justement à deux échauffourées auxquelles il n’était nullement obligé de se trouver, le punirent de cette ardeur hors de saison ; mais, comme il ne lui est resté de ces honorables blessures que des cicatrices qu’on ne voit point, et qui n’ont pas privé son adorable figure du moindre de ses agréments, il est aujourd’hui démontré que mon intrépide neveu fut très-bien inspiré lorsqu’il s’exposa de la sorte.

Peut-être avec le temps fût-il devenu célèbre par ses exploits belliqueux, mais la paix enchaîna son courage. Il revint en France, où les myrtes du plaisir devaient bientôt succéder sur son front aux lauriers de la gloire. C’est cette douce transition qui me vaut aujourd’hui l’honneur d’être l’historienne de mon enfant gâté ; car, n’entendant rien à chanter des prouesses martiales, je me sens, au contraire, autant de facilité que de vocation à célébrer celles qui sont de mon ressort.

Est-il nécessaire, cher lecteur, de vous dire que Monrose revint de là-bas avec un petit aigle d’émail[6] pendant au bout d’un ruban bleu de ciel liseré de blanc ?… Pourquoi non ? bien que cette décoration militaire soit absolument étrangère aux attributs galants d’un homme à bonnes fortunes. Disons tout de suite, pour n’être plus dans le cas de reparler des trophées de la guerre, que notre héros était parti d’Amérique avec des dépêches secrètes, qu’on lui avait confiées bien moins vu leur importance officielle qu’afin de le faire paraître plus avantageusement à Versailles ; qu’il y fut accueilli, par les ministres, avec cet engouement dont les plus graves personnages sont susceptibles dès qu’ils sont nés Français ; qu’on joignit aux éloges un bienfait considérable, avec le grade de colonel, et qu’on fit encore le fortuné Monrose chevalier de Saint-Louis, à cause de ses actions d’éclat et de ses blessures. Il avait vingt-deux ans alors.


  1. Voyez les derniers chapitres de la quatrième partie de Félicia, édition de 1792.
  2. Félicia ne prévoyait point qu’avec ces nouveaux mémoires, les siens seraient réimprimés, et que le tout ne composerait plus désormais qu’un même ouvrage. (Note de l’éditeur.)
  3. Au commencement de 1776.
  4. Alors à la Hollande, au Brabant, au pays de Liège : le tour de la France n’était point encore venu. (Note de l’éditeur.)
  5. Milord Sidney, excellent citoyen, et milady, mère de Monrose, virent avec un extrême déplaisir notre héros aller prêter main forte aux insurgents ; mais si milord était Anglais, Monrose était Français. Sidney sentit donc que le jeune homme agissait selon le même principe de patriotisme qui lui faisait souhaiter qu’il n’agit point. Le beau-père eût donc été aussi blâmable de gêner Monrose, que celui-ci de résister, par déférence, à sa vertueuse inspiration.
  6. L’ordre de Cincinnatus.