Monrose ou le Libertin par fatalité/I/19

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Lécrivain et Briard (p. 88-93).
Première partie, chapitre XIX.


CHAPITRE XIX

QUI PEINT L’IMPATIENCE, ET POURRA
LA CAUSER


« Vous allez, ma chère comtesse, rire sur nouveaux frais à mes dépens, quand vous saurez que je faisais assez de fond sur ce que m’avait promis Saint-Lubin, pour que je regrettasse tout de bon d’avoir, sans motif, reculé de tout un jour notre partie de spectacle. Le matin, que d’ennui ! l’après-midi, quel désœuvrement ! Le lendemain, plutôt éveillé qu’à l’ordinaire, quel effroi de la durée du jour ! quelle humeur ! quelle impatience !

« Sans penser à tout le ridicule qu’il y aurait à me présenter peut-être le premier pour me faire ouvrir une loge dont je ne connaissais que le numéro, cinq heures sonnant à peine, je partis de chez moi, me persuadant bien plutôt que j’étais en retard, et pouvais avoir perdu quelques instants d’une soirée précieuse.

« L’abbé, qui logeait à quatre pas de la salle des Italiens, me vit de son entresol, parut à la porte avant que mes informations fussent achevées, et vint me dire qu’il n’était pas temps encore que je descendisse de voiture. « Au surplus, vous êtes exact, observa-t-il, souriant avec épigramme ; mais modérez cette impatience, mon cher chevalier. Nous ne verrons pas nos dames de sitôt. — Comment ! répartis-je avec trouble ; serait-il survenu quelque obstacle ? — Non, non : calmez-vous. Leur usage est de n’arriver que vers le milieu de la première pièce ; jamais elles ne voyent finir la dernière. On aurait grandement le temps de faire un tour de boulevard. » J’eus vraisemblablement l’air de goûter peu cette proposition, puisque aussitôt, se ravisant, l’abbé reprit, avec encore plus d’espièglerie… « Pourtant non : je crois que nous ferons encore mieux d’aller attendre de pied ferme là-haut. »

« Il n’y avait encore ni spectateurs, ni lumière : c’était ce dont Saint-Lubin avait la malice de vouloir m’assurer ; j’en fus, à vrai dire, un peu confus, d’autant mieux que mon introducteur affectait de se tapir, comme s’il avait craint d’être pris pour un badaud par quelques freluquets qui lorgnaient du parterre.

« Après s’être assez amusé de ma sollicitude, tout en voyant le monde se répandre, en me nommant ceux-ci, en me faisant des contes sur ceux-là, mon égrillard me dit enfin : « Mais, chevalier, pour un homme qui paraissait si pressé de voir les personnes que nous attendons, vous marquez bien peu d’envie de savoir qui elles peuvent être ! » Cette question accrut encore mon embarras. J’avais été vingt fois sur le point de l’interroger, mais j’avais l’enfance de croire qu’il n’aurait pas aussi finement mesuré toute l’étendue de ma curiosité. « Je dois, lui répondis-je, supposer, d’après votre éloge, que nous verrons des dames fort aimables : qu’ai-je besoin d’en savoir plus ? — Il est bon cependant que je vous prévienne de ce qu’elles sont : n’allez pas vous croire ici avec des Adélaïde ! L’une, jeune blonde, est l’épouse d’un certain M. de Belmont, officier employé à Saint-Domingue, lieutenant du roi, je crois, commandant, quelque chose comme cela ; l’autre (elle est brune celle-ci), c’est madame de Floricourt, séparée d’un orang-outang qui végète en province, bon gentilhomme sans aucun lustre. Ces dames, à qui, d’après leur manière de vivre, on doit supposer de la fortune, sont à Paris sur un grand ton, sans prétendre cependant à la qualité. Vous verrez au surplus chez elles des gens de haut parage et, en tout, la meilleure compagnie[1] ; mais, en revanche, vous n’aurez pas l’agrément de vous y rencontrer avec des sourds et des confesseurs. Je suis peut-être le seul enfant perdu de Paris qui soit ancré dans cette société, composée de roués charmants et d’étrangers, moins aimables, qui, par leurs respects et leurs soins, rachètent l’ennui que procure parfois leur apathie ou leur gaucherie à singer les Français ; il vient aussi dans cette maison des gens à talents, des femmes intéressantes et d’un commerce fort agréable… À propos, je suis chargé de vous dire que nous soupons. — Chez ces dames ? — Assurément, c’est sans façons, dans un certain ordre, qu’on fait connaissance, et dès qu’on se convient, on sait abréger la marche des liaisons. — Mais, je n’ai nullement l’avantage d’être connu. — Connu, chevalier ! vous l’êtes parfaitement. Pourquoi dernièrement, au Luxembourg, étiez-vous si fort occupé de vos dames, que vous ne me vîtes pas en quitter d’autres pour venir me joindre à votre groupe ! — J’avoue que je n’ai rien vu. — Mais nous, nous voyions, et si vous ne fîtes à nous aucune attention, vous fûtes assez longtemps l’objet de la nôtre… »

« Alors, une fort belle conversation (qu’il suppose s’établir entre ces dames et lui), dont l’objet est de flatter excessivement mon amour-propre, en m’apprenant que ses amies, sachant qu’il allait faire connaissance avec moi sous les auspices de madame de Folaise, l’avaient expressément chargé de m’amener chez elles. De là ses avances et la visite que vous savez. « Vous êtes au fait de tout, continua-t-il ; arrangez-vous d’après cela. — Mais, monsieur, lui répliquai-je, à travers tous ces renseignements, vous avez omis quelque chose de bien essentiel. Ces dames sont-elles jolies ? — Je ne m’y connais pas, répondit-il avec une mine de crispin ; la pièce commence : écoutons. »

Mon homme alors paraît tout à la scène : il ne m’est plus possible d’arracher une parole de lui… Mortel ennui ! L’opéra-comique, quoique fort goûté, me semble pitoyable ; les applaudissements, les bravos, qui commençaient dès lors à se multiplier jusqu’à l’abus, m’impatientent, m’excèdent. On ne vient point ! Je commence à soupçonner Saint-Lubin de s’être moqué de moi… Retour fortuné ! J’entends dans la serrure le bruit d’une clef… Des voix angéliques demandent à l’ouvreuse s’il y a déjà quelqu’un dans la loge… De quelle douce et vive émotion mon cœur n’est-il pas agité ! »


  1. Les parasites, les intrigants dans le genre de Saint-Lubin donnent à plein collier dans les titres et les marques de distinction qui feraient, en effet, les gens de haut parage et de bonne compagnie, si l’abus dans ce genre ne l’emportait pas à peu près sur l’institution elle-même. Le fait était qu’il venait chez ces dames des personnes titrées et décorées : on verra si toutes étaient à la lettre de haut parage et de bonne compagnie. Le carnaval ne dure à Venise qu’un certain temps : à Paris quantité de gens gardent leurs masques toute l’année.