Monrose ou le Libertin par fatalité/I/36

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Lécrivain et Briard (p. 181-185).
Première partie, chapitre XXXVI.


CHAPITRE XXXVI

MONROSE REPREND LE FIL DE SON RÉCIT


« Le retour de mes adorables hôtesses s’annonça par la plus pétulante gaîté. Ces dames avaient eu vis-à-vis d’elles, au spectacle, les deux provinciales de la veille, avec leurs maris, tous quatre aux petits soins auprès de l’illustre baronne de Flakbach, livrée à ces hommages par le flegmatique d’Aspergue, en sixième dans leur loge.

« — Cette folle de Floricourt, me dit madame de Belmont, ne voulait-elle pas faire une scène ; attendre, pour la première fois de sa vie, la fin du spectacle ; se trouver au vestibule avec toute la clique, et noter à jamais d’infamie cette vipère de Flakbach ! Jugez un peu du scandale qu’aurait fait un pareil éclat ! Au surplus, comme tous les combats ne se donnent pas corps à corps, la mystifiante caravane n’a pas laissé de souffrir de nos attaques ; je dis de celles de Floricourt, qui n’a cessé de ricaner, de lorgner et de plier les épaules, car j’ai gardé, moi, tant que je l’ai pu, une décente neutralité. »

« Il est en effet impossible d’imaginer quelque chose de plus ridicule que ce qui se peignait à mon imagination d’après le récit de la spirituelle Belmont.

« L’ex-tragédienne tranchait de la duchesse, se renversait nonchalamment pour écouter, avec un théâtral abandon, son fade Moisimont, celui-ci en frais extrêmes d’éloquence, commandé à la baguette et souvent sorti, rentré on ne sait à propos de quels caprices. D’ailleurs, ces deux tourtereaux avaient l’air d’ignorer totalement qu’on était au spectacle. Mimi, fort négligée, sans rouge, pourtant très-jolie si elle n’avait pas été verte comme un chou, s’agitait, soit ennui, soit manières ; lorgnait cavalièrement les jeunes acteurs, le balcon et par-ci par-là quelques freluquets du parterre. La grasse amie, ressemblant bourgeoisement à quelque ragoûtante nièce de chanoine, frappait comme un briquet sur le froid d’Aspergue, qui ne donnait pas la moindre étincelle. Par-dessus tout ce monde-là, l’autre mari, allongeant le cou, bouche béante, dévorant d’attention la pièce et les acteurs, et pestant parfois contre sa femme, à cause d’un caquetage qui troublait ses spirituelles jouissances. Tel était le tableau dont l’hostile Floricourt ne pouvait s’arracher, et qu’elle mourait d’envie de rendre tragique, mais dont Belmont, d’un autre caractère, avait eu le bon sens de beaucoup s’amuser.

« Cependant le temps où j’avais été seul, ne s’était pas vainement écoulé pour moi. J’étais arrangé dans une jolie pièce entre les deux chambres à coucher. Quel voisinage pour un malade de mon espèce ! J’avais aussi vu le docteur. Mon état n’annonçait pas devoir devenir aussi rigoureux que la promptitude des accidents semblait m’en avoir menacé. J’étais dispensé de la saignée. On me bornait à la stricte observation des remèdes et du régime, le tout, au surplus, secondé d’une imperturbable continence ; c’est-à-dire qu’on me condamnait au supplice de Tantale. Que dis-je ! Tantale n’avait que faim et soif : je brûlais d’un double et réciproque amour ! Ah ! j’étais bien plus à plaindre !

« Puisque je vous ai promis, ma chère comtesse, d’être vrai sans réserve, il est nécessaire que je vous conte quel étrange conseil se tint entre ces dames et moi dès le premier soir de notre société nouvelle. Floricourt prétendait que nous devions passer tous trois la nuit ensemble qu’il était généreux de me prouver qu’on m’aimait assez pour vouloir partager ma disgrâce, et que lorsque tout serait commun entre nous, on procéderait de même en commun à la cure. Belmont rejettait bien loin cet avis extravagant.

« — Le vôtre ? interrompis-je ; vous étiez, je gage, pour coucher ? — J’étais, je vous l’avoue, étrangement combattu. Je détestais, il est vrai, l’idée criminelle d’empoisonner deux femmes qui me montraient à l’envi tant d’amour ; mais elles étaient si désirables ! et comment me persuader que dans un état de perpétuelle tentation, tôt ou tard quelque instant d’oubli ne me rendrait pas coupable envers elles d’une galante ingratitude ! Leur libre volonté m’aurait sauvé la honte d’une aussi perverse faiblesse. — Hommes ! hommes ! ne pus-je m’empêcher de m’écrier, que vous êtes au-dessous de nous ! » Monrose poursuivit :

« Après un débat assez vif, où d’ailleurs j’étais neutre, Floricourt, dans un moment de fougue, allait trancher la difficulté ; déjà debout et me tenant la main, elle m’entraînait chez elle ; mais, à l’instant Belmont se jette entre nous : « Non, non, Floricourt, tu ne te dégraderas pas à ce point. — Si tu me blâmes, riposte mon emportée ravisseuse, tu ne connais rien à l’amour… — Si le délire des sens peut t’égarer, réplique avec dignité Belmont, toujours opposante, tu ne connais rien toi-même à l’amitié… Monrose (ajoute-t-elle, tournant vers moi des yeux humides et parlant si tendrement que mon cœur en fut brisé), si vous nous aimez… » Je ne laisse point achever ce qu’elle avait à me dire ; ma main s’efforce d’échapper de celle de Floricourt, qui frémit en lui résistant. Cependant je deviens libre ; un moment de stupeur nous paralyse en situation ; le groupe se décompose, c’est la fin de l’orage : nous rentrons muets, calmes en apparence, et bientôt chacun va se mettre au lit séparément. »