Monrose ou le Libertin par fatalité/II/01

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Deuxième partie, chapitre I.


DEUXIÈME PARTIE




CHAPITRE PREMIER

QUI RAMÈNE SUR LA SCÈNE UN ANCIEN AMI


Dès que Monrose eut commencé de me faire part de ses aventures parisiennes, je formai le dessein de les recueillir. À des notes exactes de tout ce que pouvaient m’apprendre ou ses récits, ou mes propres observations, j’ajoutais les idées qui me passaient par la tête, afin de les retrouver lorsque je rédigerais. C’est ainsi qu’à l’occasion de la première rentrée du héros dans mes bonnes grâces, en sept temps, j’avais eu la folie de jeter sur le papier une réflexion qui rappelle d’Aiglemont[1], et conçue dès lors presque dans les mêmes termes.

Le marquis d’Aiglemont n’était plus à Paris que par moments depuis son mariage. Fait colonel en second à cette époque, ayant plus d’espérances que de fortune, aimé et retenu dans la famille de sa femme, insensiblement il s’était soumis au régime sage d’un propriétaire qui sent la nécessité d’augmenter ses revenus au moyen d’une louable économie : la vie douce d’un parent aimable que fixent mille rapports, mille soins de l’amitié, l’avait délivré de ces idées tumultueuses dont, après avoir quitté Paris, un jeune homme ardent est pour l’ordinaire obsédé longtemps, lorsqu’il y a fait, comme d’Aiglemont, ce qu’en style mondain on nomme jouir de la vie.

Mais mon ancien ami venait d’obtenir un régiment, et, presque en même temps, son épouse héritait de la plus grande partie des biens qu’elle avait eu l’espoir de réunir. La marquise souhaitait de vivre à Paris : d’Aiglemont, le meilleur mari de la terre, pouvait d’autant moins lui refuser ce contentement, qu’elle avait toujours été soumise elle-même aux moindres volontés de son époux, et s’était conduite de manière à présager qu’on pouvait la transplanter à Paris sans péril : je parle du péril de quelque dérangement de réputation ou de fortune, car sur tout le reste, d’Aiglemont prétendait être, ainsi qu’un jour il me l’avait promis[2], le moins soucieux et le plus traitable des hommes.

Lorsqu’il vint me donner chez moi la surprise de ces agréables nouvelles, il me trouva fort occupée des préparatifs de mon nouveau travail. Le recueil des notes que j’épluchais était ouvert justement à l’endroit où j’ai déjà dit que je parlais de lui.

« Oh ! oh ! dit-il, ayant involontairement jeté les yeux sur cet article, vous écrivez encore ?… et j’ai l’avantage de figurer dans vos commentaires ! » J’eus la malice de lui laisser lire toute la tirade. « Fort bien ! je fus donc[3] une brillante étoile… mais j’ai dû pâlir devant le soleil ! La figure est radieuse ! Il paraît, ma chère comtesse, que cette fois vous allez adopter le genre sublime ? — Marquis, ripostai-je un peu piquée à mon tour, vous seriez-vous gâté en province ou dans vos garnisons, et donneriez-vous maintenant dans le persifflage des aimables du temps qui court ! — Chut ! chut ! se hâta-t-il de répliquer avec son joli sourire qui m’apaisa, ne cassons point les vitres. Je ne viens ici ni pour être injurié, ni pour injurier personne. Moi, persiffler ma meilleure amie et l’excellent enfant que vous savez m’avoir toujours été cher ! Je le boude cependant d’être venu si près de moi lors de son voyage en Bretagne et de ne m’avoir pas procuré le plaisir de l’embrasser. — Bon ! le fripon n’est pas sorti de Paris. J’étais sa dupe, et ce que je vous mandai de cette course était une fausse nouvelle… Mais le voici. »

C’était apparemment un jour de grands projets pour monsieur mon neveu : il était coiffé, paré, fini comme un bijou. L’extrême noblesse de sa physionomie pouvait seule le garantir du ridicule de représenter un jeune premier dans quelque pièce à grande tenue. À travers les témoignages d’amitié, bien naturels, dont le marquis combla notre ami, je ne laissai pas de démêler une légère nuance de jalousie : « Ma foi ! dit le voyageur se retournant vers moi, vous n’avez rien avancé de trop : c’est un soleil ! » Toujours infiniment aimable, le marquis se donna gaiement carrière sur le chapitre des succès que l’Adonis ne pouvait manquer d’avoir dans la joyeuse société. Ces facéties amenèrent enfin une réflexion badine sur l’état de guerre perpétuelle où sont forcés de vivre les pauvres maris avec certains conquérants. « Il existe, dit le marquis, une mienne épouse à qui j’ai bien cordialement promis de lui faire connaître, à mes risques et périls, tous mes amis aimables, mais, s’il vous est possible,


« Ménagez moi, seigneur, dans vos vastes desseins[4]. »


D’Aiglemont parlait-il en l’air, ou tout de bon avait-il déjà des visions cornues ? C’est ce que la suite de cette histoire nous apprendra.

Laissons cependant le marquis former un solide établissement à Paris avec sa jolie femme, et voyons comment va se conduire Monrose après avoir quitté la maison de mesdames de Belmont et de Floricourt.


  1. V. la première partie, chapitre III, l’apostrophe qui commence par : Pardon, cher d’Aiglemont, et vos brillants services, etc.
  2. V. chapitre XXVI de la troisième partie de Félicia.
  3. Monrose, première partie, chapitre III.
  4. Vers des Fausses Infidélités : il est assez plaisant que
    cette même pièce ait été l’occasion… Mais, chut.