Aller au contenu

Monrose ou le Libertin par fatalité/II/05

La bibliothèque libre.
Lécrivain et Briard (p. 22-28).
Deuxième partie, chapitre V


CHAPITRE V

AVENTURE DE BAL. MONROSE CONTINUE
DE PARLER


« On était en plein carnaval. Je ne manquais aucun bal public, et toujours j’y paraissais à visage découvert. À quoi bon me déguiser ! Mon genre n’était pas de vexer les humains ; d’ailleurs je n’avais nullement le jargon du masque, puisque pendant six ans j’avais totalement jeûné des occasions de m’y exercer. J’étais fou de ces assemblées bruyantes, et croyais ne venir jamais à bout de m’en rassasier dans notre enchanteresse capitale.

« Perdu dans la foule, heureux si je piquais la curiosité de quelques masques, je savais très-bien me débarrasser des hommes quand leurs gaîtés ne m’intéressaient point, mais je m’accrochais aux femmes, leur supposant toujours, d’après les moindres apparences, tout ce qui peut rendre piquante une intrigue de bal. Cette manière de m’y amuser, me réussissait chaque fois de mieux en mieux, et rarement une de ces agréables nuits ne me valait pas pour le lendemain quelque chose de plus doux encore. Le bal du lundi gras principalement surpassa mon attente.

« Un jeune masque féminin de la plus jolie tournure, arrivé par derrière moi, m’attaque inopinément. Son costume de Colombine, extrêmement serré, découpait une taille parfaite. On devinait une forêt de cheveux sous leur réseau à l’Espagnole, et vous savez quelle passion j’ai pour les belles chevelures. L’emmanchement délicieux du col, la rebelle fierté de la gorge sous cette veste qui la presse sans l’aplatir, le trait moelleux des bras, malgré leur élégante proportion, plus encore que ces dehors attrayants, l’aimable folie avec laquelle on s’était enlacée familièrement à mon bras, tout cela devient pour moi la plus délectable surprise et le présage de quelque fortuné dénouement.

« Eh bien ! mon pauvre chevalier, me dit la plus jolie voix du monde, te voilà donc de retour de Bretagne ? — Il y paraît. — Je viens de voir là-haut dans une loge une de tes compagnes de voyage. — Le joli masque se trompe : j’ai voyagé seul. — Non, non, beau chevalier, tu voyageais avec deux belles, et qui t’ont fait voir bien du pays, ma foi ! Oh ! nous savons tout… tout ! » J’examinais en tout sens ma jaseuse qui, ne s’opposant à rien, semblait braver ainsi le danger d’être reconnue. Les ouvertures du masque, fort élargies, lassaient briller en entier de grands yeux vifs et fripons ; le tour du visage était fin et séduisant. Le rire, libre dans une mentonnière mobile, découvrait à demi des dents parfaitement rangées et du plus bel émail. Mais rien de tout cela ne me rappelait quelqu’une de mes connaissances : on ne peut être plus intrigué que je l’étais. On ajouta : « Tu n’as pas fait route avec les jolis chevaux de la cousine ? Ils sont si frais ! si dodus ! tandis que toi… (on me considérait en riant.) Oh ! cela va mieux maintenant ; mais tu me fis compassion la première fois que je te vis… à la foire… tu sais bien ? » Effectivement j’allai à la foire le jour de mon retour prétendu : je demeurais muet à force de me creuser la tête. « À propos, poursuit-on, montre-moi ta main… l’autre… Comment, monsieur, vous n’êtes pas plus galant que cela ! Pourquoi ne vous vois-je point cette jarretière de cheveux blonds liserée de cheveux noirs ?… Sont-ce bien des cheveux, ceux-ci ? » Le charmant masque s’amuse ; je ne comprends pas… « Tu me comprends à merveille. Plaît-il ! On s’épilera pour vous fabriquer d’aussi tendres gages des sentiments que vous savez si bien inspirer, et puis vous vous donnerez les airs de ne pas vous décorer de vos trophées ! Laissez-moi faire, je vais vous mettre joliment dans les papiers de la baronne et de la fière Adélaïde. » Mon étonnement croissait à chaque trait ; le vrai lutin de masque riait aux larmes. « Dis-moi donc, sorcier de chevalier, on répand dans le monde que tu ne te mets pas en frais d’attaque pour une seule belle ? Il faut, dit-on, que chaque conquête te fasse triompher de deux à la fois ! »

« Cet amusant persifflage, dont chaque mot portait si juste, m’aurait fait demander quartier, si je n’avais été déjà plus occupé de l’adorable Colombine elle-même que des succès qu’elle me rappelait. « Diabolique masque, lui dis-je avec feu, je saurai bien te désabuser de cette ridicule ambition que tu fais semblant de me croire. Pour cela, je m’accroche à toi ; tu jugeras si je ne saurais pas me borner dès qu’un seul objet réunirait tout ce qu’il faut pour combler mes désirs… — Grand merci, chevalier, » interrompit, en me frappant sur l’épaule, un indéchiffrable domino qui s’échappa à l’instant. J’ai su depuis que c’était madame de Floricourt.

« Ce petit incident fut pour l’agaçante Colombine un amusement de plus. « Quittons-nous, me dit-elle ; il n’y aurait pas ici de sûreté pour qui paraîtrait aller sur les brisées de tant de belles, fortes de leurs droits. J’aime la paix. Adieu. — Non, non (la retenant), il ne sera pas dit, angélique démon, que vous m’aurez impitoyablement tourmenté, fait pis encore, pour me laisser ensuite la tête à l’envers et le cœur… — Chut, chut ! chevalier ; laissons la pastorale… Tu sauras d’ailleurs que je suis laide à faire peur… (Le peu que je voyais m’assurait bien du contraire.) Et puis… et puis… quittons-nous, mon cher. »

« Ces derniers mots n’étaient plus badins, mais presque tendres. Je surprends, dans un regard devenu fixe sur le mien, une furtive expression de tristesse. Je crois sentir dans mon manchon quelque palpitation de la main que j’y tiens captive. Il n’en fallait pas tant pour énamourer à l’excès quelqu’un d’aussi ardent que moi. Je deviens pressant ; je dirige sans affectation notre marche vers le débouché qui conduit aux loges. Le masque rusé me devine et résiste. Cet obstacle irrite encore mes feux : j’emploie tour à tour et le pathétique de la prière, et l’adresse des mouvements ; j’épuise, en un mot, toutes les ressources praticables que les sens enchantés peuvent prêter à l’âme non moins vivement intéressée… « Chevalier, me dit-on alors d’un ton pour le coup raisonnable, voulez-vous absolument qu’un instant où je vous avoue que je trouve bien de la douceur, soit perdu pour vous et pour moi ?… Je cède ; nous nous isolons ; je me montre, le charme est détruit… (J’allais faire du contraire un serment terrible…) Souffrez que j’achève ; laissez-moi plutôt maîtresse de mon secret aussi longtemps que je pourrai trouver bon de le garder. Donnez-moi, dans la plus entière confiance, des preuves d’un intérêt qui me flatte… Alors vous m’aurez persuadée… et vous entendrez enfin parler de moi. — Enfin ! quel mot affreux ! — Oui, chevalier, enfin… (Quels charmants yeux je voyais alors !) Le moment de nous revoir fût-il bien proche, c’est encore enfin qu’il existera pour moi… Je suis folle… Adieu. » Déjà son bras s’étendait pour appeler trois masques venant à nous, et dont l’un est aussitôt saisi.

« Cette brusque séparation, la délicieuse énigme des dernières paroles, mon trouble, mon ardeur, la crainte d’être dupe de ma confiance provinciale, tout cela me pétrifie un moment à la place où l’on vient de m’abandonner. Mais bientôt enhardi, je me mets à chercher à travers la foule mon enchanteresse Colombine. Au second tour, je la retrouve, n’intriguant plus et se promenant enveloppée dans une pelisse. Dès que je suis aperçu, l’ordre de sa bande est changé. Deux hommes en font les ailes ; il est clair qu’on ne veut point de moi. Je commence à me repentir d’avoir été si docile ; de loin, je me mets à la suite ; on sort. Je ne manque pas d’être aussitôt, sous le vestibule, à portée de voir le départ. Cependant mon inconnue dit deux mots à l’oreille d’un domestique bourgeois ; cet homme vient sans affectation à moi ; j’entends : « Rentrez au bal, M, le chevalier ; madame vous assure qu’elle tiendra sa parole. » J’obéis. »