Monrose ou le Libertin par fatalité/II/13

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Lécrivain et Briard (p. 70-75).
Deuxième partie, chapitre XIII


CHAPITRE XIII

EXCÈS DE FRANCHISE DE LA PART DU
CONTEUR. HOROSCOPE ACCOMPLI


Cher lecteur, vous avez, je gage, la même pensée que j’eus dans le temps. Ne vous semble-t-il pas que Monrose, oubliant qu’il doit se confesser seulement, improvise, pour s’amuser, une invraisemblable folie ? Patience ; ne soyez point trop léger à fixer votre jugement, et daignez suivre avec moi le fil de cette véridique histoire. Voici ce que Monrose y ajouta :

« Croirez-vous bien, chère comtesse, que je n’en suis pas encore au plus étonnant de mon aventure ? Il était écrit que toutes mes passions, non moins sentimentales que fougueuses dans leur origine, dégénéreraient subitement et toujours par la faute des femmes… Vous souriez ? Oui, comtesse, je parle ici même de vous, qui, si vous ne m’aviez pas en quelque façon chassé quand je voulais de si bonne foi… — Vous me cajolez, fripon ! Je vois d’ici que vous allez avoir à faire passer quelque chose de difficile et que vous vous recommandez à mon amour-propre ! L’hameçon est découvert : ainsi tenez-vous ferme, et renoncez surtout à mettre si cavalièrement sur le compte des femmes les vicissitudes convulsives de vos inclinations. Cette guerre de hussard que vous n’avez cessé de faire au beau sexe, vous plaisait fort, et je vous aurais bien attrapé si j’avais été femme à passer bail avec vous ! Mais oubliez-moi dans ce moment, et parlons de vos solliciteuses de Versailles. » Il poursuivit :

« Nul doute que sans Nicette, madame de Moisimont ne m’eût donné, selon sa première intention, une nuit franche et complète ; mais un second aimant commençait à l’attirer et combattait un peu l’effet du mien. Si les premières dispositions avaient pu s’accomplir, Nicette, renvoyée, à moins qu’elle ne se fût retirée de son propre mouvement, aurait occupé la chambre qui lui était destinée ; j’aurais fait semblant de me retirer dans la mienne, d’où je serais bientôt revenu me jeter dans les bras de l’adorable Mimi ; mais les trois quarts de ce mystère étaient inutiles quand notre liaison venait d’être imprudemment affichée. Si l’on m’aimait à la folie, on était bien tant soit peu sensible, à la déclaration qui s’était faite dans le fatal cabinet. À quoi bon maltraiter un être bien épris, piquant par beaucoup de singularité, désirable et mis étourdiment en possession d’un dangereux secret ? Faudra-t-il lui donner le crève-cœur de méditer dans une triste chambre d’auberge tout le bonheur dont une femme adorée allait combler sans doute un rival avec lequel il y aurait des moyens d’accommodement ? Non : Mimi, coquette et brûlante, n’était pas capable d’un trait de dureté qui n’aurait abouti qu’à retrancher quelque chose à ses propres jouissances. Que dis-je ! il devait entrer dans les idées de cette femme extravagante, que mettre en commun l’aubaine d’une Nicette, convenable à tous deux, c’était faire, en faveur de moi-même, preuve de générosité !

« Voilà, ma chère comtesse, tout ce qu’il me fallut extraire des propos et de la conduite que tenait ma chère, inconstante et folle Mimi depuis l’explosion des feux de Nicette jusqu’à l’instant du coucher, qui se fit… — comme vous le prévoyez déjà ? — dans un même lit, heureusement assez vaste pour comporter notre singulier assemblage.

« J’avoue qu’un peu piqué de certaines privautés que ces dames s’étaient préalablement permises, je résolus en secret de me venger à ma manière, et de faire si bien les choses en faveur de Nicette elle-même, que madame de Moisimont eût peut-être quelque dépit de m’avoir partagé. Quant à la passion de Nicette, ne la battais-je pas à plate couture avec une seule moitié de mes moyens !

« J’ai dit comment avait calculé Mimi, comment je calculais à mon tour ; plus tard je ferai connaître quels étaient aussi les calculs de Nicette.

« À peine l’avide Mimi se trouve-t-elle entre nous deux, que de droite et de gauche elle procède à l’inventaire de ses richesses. Ensuite, prenant à l’hermaphrodite une main qu’elle attire chez moi… sur ce que je ne puis mieux désigner qu’en ne le nommant pas : « En conscience, dit-elle, le tien aurait beau, comme nouveau venu, prétendre à l’honneur du pas, tu conviendras que celui-ci n’est pas fait pour le lui céder ! » Mimi parlait encore, que l’Italienne, rebelle à cette décision, proteste par le fait, s’élance, et… peu s’en faut qu’on ne me frustre !… Ce transport, flatteur sans doute pour celle qui en est l’objet, est trop à mon désavantage pour que je ne me hâte pas d’en empêcher la réussite. Par bonheur Mimi, si vivement disputée, penche un peu pour moi ; se dérobant avec souplesse, elle met l’entreprenante Nicette en défaut ; je repousse avec ménagement cette tenace concurrente ; le champ de bataille me reste, je m’y établis en vainqueur et savoure à longs traits les délices du triomphe.

« Dieux ! quelle femme que cette Moisimont ! Quel inconcevable alliage de tendresse, de fougue, d’abandon et de délire ! Les moments heureux de la veille ne m’avaient donné qu’un léger avant-goût de tant de voluptés ; maintenant Mimi se livre sans réserve ; elle donne l’essor à tous ses feux ; elle déploie toute la perfection de sa manière ; ma fortune n’a plus rien de terrestre : je plane dans l’élément du plaisir.

« Mille glaives se plongeant dans mon sein n’auraient pu me faire sentir les aiguillons de la douleur ; à plus forte raison, hélas ! une trahison, revêtant la livrée du badinage, pouvait-elle m’assaillir sans que je fusse à temps sur mes gardes. Un accessoire si peu nécessaire qu’il faisait à peine pour moi l’effet d’une bougie allumée au moment où le soleil de midi d’un beau jour d’été darde ses rayons avec fureur ; un… je ne savais quel travail qui me semblait être de la part de Nicette plutôt un procédé galant qu’un sournois attentat…

« — Quoi ! m’écriai-je, l’interrompant, cette fille, cette amante éperdue qu’outrage votre bonheur ! Elle… Serait-il bien possible que j’eusse deviné !… — Vous pouvez tout conjecturer. Oui, ma chère comtesse, pourquoi n’en pas trancher l’humiliant aveu ! Cette fleur idéale que ni Carvel, ni le père principal, ni le lord Kinston ne purent m’arracher, une femme ou plutôt un démon ose essayer de la surprendre, et mon frénétique bonheur, mon délire extatique lui permettrait d’y réussir, si le seul hasard de ma conformation n’y mettait un invincible obstacle ! C’est ainsi que la perfide Nicette méditait de se venger à la fois et de celle qui me préfère et de moi, qu’elle voit préférer. Quelle humiliation intérieure lorsque enfin je réfléchis ! Que je me hais surtout lorsque je dois m’avouer que, de peur de perdre la moindre douceur du crépuscule de ma jouissance, je n’avais pas la vertu d’écarter l’infâme Nicette, et demeurais sa conquête assez longtemps pour que madame de Moisimont eût enfin le temps de s’apercevoir d’un travail qui pouvait aboutir à me déshonorer ! »