Monrose ou le Libertin par fatalité/II/18

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Lécrivain et Briard (p. 99-103).
Deuxième partie, chapitre XVIII


CHAPITRE XVIII

PROJET DE MADAME DE MOISIMONT. RETOUR
À PARIS


« Le lendemain, poursuivit-il, le déjeuner nous réunit. Les passions étaient respectivement amorties ; nous pûmes causer, sans humeur et sans dissimulation, de tout ce qui s’était passé la nuit.

« Nicette nous avoua qu’en général elle n’avait que des fantaisies du moment, mais toujours ardentes, et qui la martyrisaient à la moindre contrariété. Comme demi-homme, toute femme pourvue de quelques agréments allumait chez elle un prompt désir ; comme revêtant le costume féminin, elle se faisait un point d’honneur d’intéresser tout homme à peu près aimable. Telle était devenue la routine de ses sens, qu’homme ou femme, et soit jouant le premier rôle ou le second, elle avait toujours un plaisir physique (je cite la figure dont elle se servit), dans la proportion du brillant d’un beau clair de lune comparé à la lumière du soleil. Quant à la faculté de multiplier les jouissances, son organisation, son habitude et sa sensibilité permettaient qu’elle n’y mit aucunes bornes.

« Vers l’heure du public, Nicette fut prête pour aller satisfaire son avide curiosité. Sa toilette achevée, nous la vîmes complètement belle et séduisante à nous étonner. Nicette avait su dérober au beau sexe tout son art à relever d’élégance et de grâce ses charmes naturels. Moi-même, j’en conviens, je me pardonnai dans ce moment toutes mes fautes, et regrettai qu’il manquât à notre Conculix, si différent de celui de la Pucelle, une réalité qui m’aurait à l’instant décidé à ne pas me priver d’une seule manière de l’avoir. Mimi riait sous cape, s’apercevant très-bien de certain symptôme plus qu’indulgent en faveur de Nicette, et qui trahissait ma mentale infidélité. « Fripon ! dit-elle dès que nous fûmes seuls, ce sera, s’il vous plaît, pour moi que Nicette aura mis les fers au feu ! » Elle exigea tout de suite une réparation ; je la lui fis de grand courage, et comme je doublais : « À la bonne heure ! dit-elle ; il faut donc que tu te reconnaisses bien coupable. »

« Elle m’apprit ensuite que son projet était de convertir en fermier général ou tout au moins en gros bonnet de la finance son petit président aux comptes de mari ; leur fortune leur permettait de faire en partie les fonds d’un cautionnement considérable. Quant au crédit pour ce qui ne serait pas en leur pouvoir, on sait comment elle projetait de se le procurer. En une seule semaine, elle avait accaparé, et payé sans doute, la voix de l’intendant de la ferme générale et de cinq des plus importants de la compagnie. Peu s’en était fallu que la veille elle n’eût aussi lié le ministre : « Mais il m’a tout promis, dit-elle, et je le connais trop galant, pour craindre qu’il me manque de parole. » J’objectai que je le voyais obsédé de femmes, et qu’il faudrait qu’il y eût bien des places à donner, pour que toutes ces dames fussent satisfaites. « Bon ! répliqua-t-elle, la plupart n’ont point de plans, ou n’en ont pas de raisonnables. Beaucoup n’aspirent qu’à des bienfaits passagers, à des pensions, à des sommes une fois payées, qu’elles sollicitent de façon qu’on ne peut guère les leur refuser sans ingratitude. D’autres n’entourent le ministre que par coquetterie : il en est, mais celles-ci sont bien dupes, qui ambitionnent de le captiver avant d’y rien mettre du leur. Trop roué pour ne pas les voir venir de dix lieues, il fait volontiers ce qu’il faut pour qu’elles s’élancent avec confiance dans la lice du ridicule. Je ne l’ai vu que deux fois en particulier, et déjà nous avons plaisanté de ces petites orgueilleuses. Ne rien faire pour elles, est tout au moins la vengeance qu’il se croit permis d’exercer contre ces insidieuses beautés si sûres du pouvoir de leurs charmes et si jalouses de pouvoir mener quelque jour, au gré de leur ambitieux caprice, un homme léger qu’on sait n’aimer rien tant au monde que son égoïste liberté. »

« Nicette reparut enivrée de ses succès, enchantée de tout ce qu’elle venait de voir et d’entendre[1]. Nous dînâmes à la hâte. Mimi jugea que nous pouvions fort bien, comme gens qui s’étaient rencontrés à Versailles, ne faire pour le retour qu’une seule voiture. Il fallut donc absolument que je montasse dans celle des dames, déplaçant la femme de chambre, dont se chargeait Lebrun, conducteur héréditaire de mon cabriolet. Nous mîmes pied à terre à l’Opéra, où les voyageuses avaient rendez-vous dans une loge louée par le grand-chanoine pour sa chère Des Voutes, les maris et l’éternel plénipotentiaire baron, cette inséparable compagnie s’étant laissé tenter par un nouveau ballet où devaient débuter des sujets dont on vantait le mérite. »


  1. Les choses ont peu changé depuis. Les honnêtes gens reviennent du même spectacle les larmes aux yeux, et les insensibles se désolent du moins de ce qu’en traversant une foule de souverains qu’on rencontre dès l’escalier, ils ont perdu leurs montres ou leurs tabatières. Ce menu despotisme des mains offusque bien un peu le lumineux éclat de la sainte liberté.