Monrose ou le Libertin par fatalité/II/27

La bibliothèque libre.
Lécrivain et Briard (p. 153-158).
Deuxième partie, chapitre XXVII


CHAPITRE XXVII

LEBRUN PREND LA PAROLE ET VA SE FAIRE CONNAÎTRE


« Vous savez, monsieur, que j’ai servi mes huit ans bien complets dans l’infanterie ? Avant d’être du détachement qui partit, il y a dix-huit mois, pour l’Amérique, j’avais connu au régiment un jeune volontaire nommé Carvel, d’honnête famille, joli cavalier, garçon d’esprit, et qui avait fait de bonnes études, mais libertin à l’excès et qui, peu de temps avant mon départ, s’était fait chasser du régiment, parce qu’il avait, avec les papas[1] de l’état-major, une conduite mi-partie de complaisance libertine et d’espionnage, contre laquelle tout le corps d’officiers s’était soulevé. Au surplus, Carvel était brave : il se battit et tua son principal délateur ; cette action lui fit trouver grâce dans l’esprit de ces êtres modérés qui ont quelque indulgence pour les gens un peu corrompus, quand d’ailleurs on leur suppose un naturel passable, et que de bonnes qualités rachètent certains vices.

« Ayant rencontré Carvel à Paris, presque aussitôt que nous y sommes revenus nous-mêmes, j’avais renoué connaissance avec lui. Dès le premier jour il m’apprit que devant jouir tôt ou tard de quelque fortune, et n’ayant du goût ni pour le travail, ni pour aucune espèce d’état, il passait gaiement sa vie à Paris parmi les filles et les joueurs. C’était se donner gratuitement pour être de bien mauvaise compagnie. L’étourdi me fait des questions à son tour. Comme l’état qui nous fait vivre n’est qu’un rôle de comédie qui ne remplit pas toutes les heures du jour, moi, qui me crois bourgeois de Paris dès que je ne suis plus en fonctions de valet de chambre, je ne confiai point à Carvel que je servais un maître ; mais, sans lui mentir, je lui dis que je dissipais gaiement aussi les profits de quelque industrie qui suppléait, en Amérique, à la modicité de ma paye. En effet, monsieur, il n’y a pas de position où il ne fasse bon être aidé de quelque accessoire : sans mes anciennes épargnes, le traitement que vous avez la bonté de me faire maintenant, ne me mettrait point au niveau de mes petites jouissances personnelles et de l’élégance par laquelle j’ai l’ambition de vous faire honneur.

« Les désœuvrés se trouvent à toute heure sous la main : je n’allais guère aux spectacles, aux promenades, sans y rencontrer Carvel. Je ne le cherchais ni ne l’évitais ; souvent j’en étais accosté. Certain soir que nous regardions ensemble la sortie des Français[2], vous passâtes rapidement, conduisant à sa voiture une de nos Laïs avec laquelle vous alliez prendre votre essor. « Est-il bien possible ! dit Carvel avec l’expression d’un vif intérêt ; oui… je ne me suis point trompé, ce monsieur-là… — C’est monsieur le chevalier de Kerlandec, interrompit l’aboyeur[3], à qui l’on ne s’adressait point. — Grand merci, l’ami, » répliqua mon compagnon en lui donnant quelque monnaie ; et tout de suite il ajouta, se parlant presque bas à lui-même : « Cette fois-ci nous te tiendrons ! »

« Heureusement je fus assez maître de moi pour ne pas laisser remarquer à quel point m’intéressait à mon tour ce qui venait d’échapper à Carvel. Je me gardai même bien de lui faire sur l’heure aucune question curieuse. Mais il proposa d’aller souper ensemble quelque part ; je n’avais garde de refuser, ne doutant pas, d’après la vive impression qu’il conservait de votre vue, qu’il ne cédât au besoin de parler de vous. En effet, à peine fûmes-nous seuls, dans un cabinet à part, chez un traiteur de la rue des Boucheries, que Carvel me dit, du ton d’un homme préoccupé : « Tu as vu, mon cher Lebrun, ce beau jeune homme qu’on m’a nommé ? — Eh bien ? — Il fut autrefois le meilleur de mes amis… Aujourd’hui, divers intérêts font que j’ai pour lui dans le cœur une haine implacable. — Que t’a-t-il fait ? Il a l’air doux, honnête… — Et peut-être est-il réellement un fort galant homme ; mais il me causa tant de chagrin, dans un collége où nous étudiions ensemble, et par lui certain ami que j’ai de par le monde, endura de telles avanies, qu’épousant les griefs de celui-ci, pour qui Monrose est, comme il le dit, le mauvais principe, nous nous sommes, dis-je, si fort envenimés l’un et l’autre contre lui, que nous avons juré de nous venger dès que nous le pourrions, d’abord de sa fierté propre, ensuite de quelques mauvais traitements très-sensibles qu’à son occasion, et pour d’autres raisons encore, ont attiré sur mon ami certaines personnes qu’on a bien voulu ménager à cause de leur sexe. Monrose, — car c’est son vrai nom, — Monrose, innocent ou coupable, ne fût-ce que d’une indocilité qui faillit à nous perdre, payera pour toute la fatale clique ! »

« Ce n’était pas assez pour moi, monsieur, qu’un heureux hasard m’eût ainsi livré la clef d’une machination qui pouvait vous devenir funeste ; j’avisai sur-le-champ que peut-être, en m’associant sans affectation aux conjurés, je serais bientôt le maître de neutraliser leur perfidie, sans que vous vous mêlassiez de rien que de fouler aux pieds d’aussi méprisables ennemis quand l’époque en serait arrivée.

« Je n’aime pas non plus, dis-je à Carvel, ces beaux-fils, du nombre desquels votre jeune homme a bien l’air d’être. Je gagerais que cela est de la cour ? — Je ne crois pas ; au surplus nous n’avons pas eu ville gagnée sur l’article de la naissance, que nous avions toujours affecté de rendre suspecte ; non que mon ami ne fût très sûr que Monrose appartient bien légitimement à la plus respectable famille, mais quelques détails romanesques prêtant beaucoup au soupçon d’aventure, nous en avons constamment profité pour présenter notre ennemi sous des couleurs équivoques. Cependant ses décorations vont un peu nous contrarier. L’ayant pendant longtemps perdu de vue, nous nous flattions qu’il aurait tourné mal, car il a été façonné par des femmes… »


  1. Dans ce régiment, selon l’usage d’alors, le lieutenant-colonel et le major étaient deux faiseurs, barbons qui n’en voulaient plus aux femmes, et qui d’ailleurs, tant pour leur satisfaction particulière que pour le bien du régiment, avaient des furets complaisants. Le colonel et le colonel en second étaient, comme de raison, deux blancs-becs de cour.
  2. Messieurs les étrangers, cela vaut dire : le monde qui sortait de la Comédie-Française.
  3. On doit dire ici, pour les provinciaux et les étrangers, qu’à la porte de chaque spectacle il se trouve des crieurs volontaires, appelant les voitures et avertissant les maîtres du moment de se présenter à la porte. Ces stentors publics connaissent ordinairement tout le monde : on les nomme aboyeurs.