Monrose ou le Libertin par fatalité/II/36

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Lécrivain et Briard (p. 208-213).
Deuxième partie, chapitre XXXVI


CHAPITRE XXXVI

HALTE, IMPROMPTU, ET CE QUI S’ENSUIVIT


« Que n’était-il nuit !… Mais, non : le destin, par moments, se pique de faire tout pour le mieux ; il fallait qu’il fût jour pour que ma conquête pût me rendre plus heureux encore.

« Dans l’état où la sympathie venait de nous jeter, on eût pu nous conduire au bout du monde. Quand nous fûmes à la barrière d’Enfer, le pavé, cahotant Juliette, la fit sortir d’une douce léthargie qui avait suivi la plus impétueuse crise… Elle jeta les yeux sur sa montre… « Eh bien ! s’écria-t-elle, me voilà jolie fille maintenant ! Il est deux heures et demie : ma mère aura dîné ! — C’est un bien petit malheur. — Quelle excuse donner ? — Étiez-vous attendue ? — Non, mais ne venant pas pour dîner avec elle, me voilà forcée d’arriver plus tard… — Et cette convenance va justement nous donner le temps de manger un morceau dans l’une de ces guinguettes… — Il ne me manquerait plus que cela !… — Quel scrupule ! — Une bourgeoise avec un fringant chevalier ! Voilà des rubans d’après lesquels mon procès serait perdu tout de suite. — Il est facile de les faire disparaître… (Je n’eus en effet qu’à croiser ma lévite dans l’autre sens.) — Passe encore ; mais je ne me résoudrai jamais à descendre à quelque porte… Si du moins nous étions à pied… (Déjà le cordon était tiré et nous arrêtions.) Il a réponse à tout ! »

« Nous mettons pied à terre. « Vous reviendrez… » disais-je à mes gens ; mais je sens qu’on me secoue le bras : « Non, je me passerai de vous. Si j’ai besoin de la voiture, j’enverrai. » On part, et me voilà piéton, donnant le bras dans la contre-allée à l’adorable Juliette. Nous arrivons devant la plus apparente des auberges. La maîtresse était sur la porte… « Dînons ici, petite sœur, dis-je alors d’un air fort naturel. — Entrez, entrez, mes beaux enfants, répart à l’instant la jubilante aubergiste… Vous allez me porter bonheur… Je me tenais sur la porte pour voir quelles figures passeraient les premières depuis que j’ai acheté mon billet, et si je dois espérer de gagner demain à la loterie. Je tremblais de voir passer quelque moine ou quelque procureur… — Ah ! je le crains aussi comme la peste ! répliqua gaîment Juliette, en suivant la superstitieuse hôtesse où elle nous conduisait. — Ah ! qu’on voit bien que vous êtes frère et sœur, dit celle-ci ; je l’aurais deviné tout de suite !… » Cette femme était connaisseuse !

« Elle demanda une demi-heure pour pouvoir nous donner à dîner convenablement, et nous laissa seuls, dans une assez jolie pièce où, par bonheur, se trouvait un lit de repos du moins bien commode, s’il n’était pas fort élégant. Me jeter au cou de Juliette, l’attaquer partout à la fois, murer de ma bouche l’issue des sots scrupules, l’entraîner, la renverser, l’avoir sans lui laisser l’instant de se reconnaître, tout cela fut l’ouvrage de deux minutes. Quelle fortune ! Cette femme était un chef-d’œuvre de contours, d’embonpoint, de fraîcheur et de fermeté… Sur-le-champ je m’aperçus que nous étions l’un pour l’autre un objet d’étonnement. Vainqueur des préjugés, je n’avais pas fait le plus difficile. Un bien précieux obstacle me disputait encore pour quelques moments le véritable fruit de mon premier triomphe. Je gâtai d’abord un peu mes affaires auprès de la presque neuve Juliette, qui sentait bien qu’elle se souviendrait longtemps de cette rude aventure, mais elle avait l’esprit si bien fait, qu’un second hommage raccommoda tout… Quand il fallut n’être plus que frère et sœur aux yeux des gens qui venaient mettre le couvert, nous étions les meilleurs amis du monde. »

Écoutez-moi, cher lecteur : j’espère qu’à des traits aussi naturels vous reconnaissez que ceci n’est point un roman ? Ceux qui en écrivent, et qui savent bien quelle espèce de gens perdent leur temps à les lire, auraient pu filer un volume avec la matière que renferment les deux derniers chapitres. Pour rapprocher, selon les règles de l’art, un agréable tel que Monrose d’une procureuse de la rue du Pet-au-Diable ; pour lever tous les scrupules, décrire l’attaque, la résistance, les mines, les contre-mines, l’assaut, la capitulation sur la brèche, un romancier aurait pu en conscience barbouiller une demi-rame de papier, mais l’historienne, fidèle à la vérité, ne peut se dispenser de conter une aventure tout bonnement comme elle est arrivée. Ce n’est pas ma faute si mon sorcier de neveu a la main assez heureuse pour trouver coup sur coup de ces femmes qui ont si tôt fait de jeter leur bonnet par-dessus les moulins. Au reste, le monde, un peu partout, et principalement en France, produit une infinité de ces femmes-là. Mais on est sottement convenu de ne pas leur accorder autant d’estime qu’à celles qui savent longtemps bégueuliser : or, d’après ce principe que quand on peint il faut choisir la belle nature, et sous prétexte que la belle nature de l’amour est la pudeur, on ne permet guère, dans un roman, qu’une femme se donne avant que l’auteur ait écrit quatre ou cinq cents pages. Oh ! que deviendrait, sur ce pied, l’histoire de mon héros ! Il m’aurait déjà fourni deux in-folios de la grosseur de ceux de l’Encyclopédie ! Qu’en pensez-vous, cher lecteur ? Si toutes les dames que nous avons déjà passées en revue ne sont pas la belle nature, il me semble pourtant que du moins elles sont la bonne : ne l’aimez-vous pas mieux ? J’avoue que Juliette vient de mener l’amour grand train ; mais voici ses raisons : pendant trois ans, me dit Monrose, elle n’avait eu, malgré ce que j’ai rapporté de son tempérament naturel, qu’un tout petit amant, qu’encore avait-elle perdu depuis environ six semaines. Elle avait donc une replétion dont elle se trouvait réellement incommodée, et sur laquelle même elle se proposait, précisément le jour dont nous parlons, de consulter sa mère, femme qui ne fût jamais devenue malade faute d’aimer. Le remède s’offre par miracle à madame Faussin, elle en fait usage ; aussi s’épargne-t-elle une passion, la fièvre chaude de l’âme, et tous les autres accidents. Son aventure doit donc être regardée comme une médecine de précaution qui épargne une grande maladie. Or, qui ne sait qu’une rétention d’amour est mortelle !