Monrose ou le Libertin par fatalité/II/38

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Lécrivain et Briard (p. 218-223).
Deuxième partie, chapitre XXXVIII


CHAPITRE XXXVIII

POINT DE LACUNE. REPRISE DE FIEF.
ENFANT À FORTE VOCATION


« Heureusement une course au Havre, avec l’objet d’y voir la mer, éloignait pour quelques jours Mimi, qu’un adjoint de fermier-général avait engagée à faire cette partie… Me croirez-vous, chère comtesse, quand je vous dirai que c’était sans son mari ? Oui, si vous vous rappelez que dès longtemps M. de Moisimont roulait dans son âme un impur désir en faveur des virulents attraits de madame la baronne de Flakbach ; mais le plénipotentiaire accompagnant, les bienséances étaient sauvées, et sans doute il n’y avait pas le petit mot à dire à ce très-décent pèlerinage. Il était bien sous-entendu pour moi que cet adjoint de fermier-général allait être immanquablement le mien ; mais vous savez, chère comtesse, que, selon le système de Mimi, pareille adjonction devait être absolument sans conséquence. Elle me laissait mon capital en partant, et ne destinait, comme de raison, au sous-fermier, que des épargnes pour subvenir aux frais de voyage.

« Le congé dont j’allais jouir me donna de la marge pour aller voir à une campagne nouvellement louée, et peu distante, mesdames de Belmont et de Floricourt, qui m’y avaient invité. Leur projet était de vivre hors de Paris jusqu’à l’hiver. Cet arrangement ne convenait pas moins au monseigneur de l’une qu’au banquier de l’autre. Il y avait encore un motif. Madame de Belmont était avertie du retour de son vilain mari, mandé par le ministre pour rendre compte d’une conduite suspecte, et se laver de différentes accusations. Quoique les deux époux n’aient absolument plus rien à démêler ensemble, il était à propos cependant qu’une communication fût moins facile, et que les occasions de se rencontrer fussent peu fréquentes. En un mot, il s’agissait qu’il ne pût résulter pour l’aimable Belmont aucune espèce de disgrâce de ce rapprochement du plus turbulent comme du plus détestable des mortels.

« J’avoue, ma chère comtesse, que d’abord je ne passai pas agréablement mon temps, quoique dans une habitation délicieuse, et revoyant deux êtres infiniment chers à mon cœur. Je ne supportais pas d’être devenu une espèce d’étranger dans une société où ci-devant j’avais joui d’une familiarité si fortunée. Ces dames… je ne sais qui diable les avait si bien instruites, mais elles savaient à peu près tout ce qui s’était passé entre moi, Mimi, Dodon, Nicette et toute la séquelle de l’hôtel garni. Moins persifflé, j’aurais sans doute été plus galant : j’étais même sorti de Paris avec le riant projet de faire cocu, s’il était possible, l’un de mes rivaux, ou peut-être tous les deux ; mais on me battait à plate couture : pas le plus petit joint où ficher avec succès le coin susceptible de soulever les obstacles !

« Ces dames m’apprirent qu’elles avaient réformé sans appel toutes les connaissances que pouvait leur avoir procurées d’Aspergue, et que lui-même était consigné sévèrement à la porte. Elles m’apprirent encore que Saint-Lubin, suivi désormais sans cesse de l’œil de la police, était sur le point d’être coffré : cette nouvelle du moins n’eut pour moi rien que d’agréable ; mais il rejallissait sur moi-même, de tous ces éclaircissements, des reproches indirects d’être, à raison de mes précédents alentours, un peu suspect de mauvaise compagnie. Je voyais parfaitement qu’il y avait du dessein dans la conduite mortifiante des deux amies à mon égard. Vers le soir, je voulais m’en aller.

« Elles me retinrent pourtant : ma pénitence était apparemment achevée ; on eut pour moi des manières plus douces et, par degrés, presque le même ton que du temps de ma faveur. Il fut décidé que je passerais la nuit : le souper fut gai ; les têtes s’échauffèrent. J’avais un peu de rancune ; je résolus de me venger ; mais je le fis avec douceur. Étant la plus coupable envers moi, l’altière Floricourt fut attaquée la première, et violée assez facilement… La politique de celle-ci ne lui permit pas de souffrir que son amie eût sur elle l’avantage de la fidélité. Je fus conduit, jeté dans les bras de la douce Belmont, qui, peu capable de se raidir contre le plaisir et l’amitié, voulut bien me favoriser avec sa grâce accoutumée… Mais ce n’était plus le bon temps. La rouerie et le libertinage n’ont point de magie. Après ce regain d’amour, nous nous trouvâmes si calmes, qu’il ne fut pas seulement question de passer la nuit sous les mêmes toiles. Mon amour-propre fut un peu piqué de ne voir à aucune de ces dames une idée que la crainte d’un refus m’empêcha moi-même de mettre au jour…

« Une jolie petite brune de quinze ans, engagée par nécessité pendant que la première femme de chambre était malade, cette enfant, dis-je, pâtit de mon désœuvrement ; son petit air lutin m’avait picoté tandis qu’elle faisait son service du soir… Je la guettais : elle fut happée dans un corridor, et n’ayant pu se défaire de moi, qui m’étais effrontément établi dans sa mansarde, il lui fallut endurer un dégât affreux que je fis dans son joli parterre, où, me dit-elle, j’étais bien cruel d’abattre avec une aussi terrible faux la délicate et rare fleur d’un pucelage. Heureusement, cet attentat, dont les maîtresses étaient bien éloignées sans doute de me croire capable, ne vint point à leur connaissance. Il est bien vrai que Chonchon (c’était le nom de ma victime) marchait le lendemain tout de travers : on tremblait qu’elle n’allât être malade à son tour. Mais elle assura que ce ne serait rien, et que la douleur momentanée d’un faux pas (elle en avait bien fait trois) ne l’empêcherait point de faire son service.

« Dès qu’on eut dîné, je partis. Je trouvai au logis un billet anonyme, mais passablement écrit, par lequel on me priait d’attendre chez moi le lendemain matin deux dames qui viendraient me demander du café à la crème. Il ne me vint pas en idée qui ce pouvait être ; seulement ! chère comtesse, le respect que j’ai pour votre hôtel me fit regretter bien vivement qu’on ne m’eût pas donné partout ailleurs un rendez-vous qui sentait la galanterie et l’aventure à pleine gorge. »