Monrose ou le Libertin par fatalité/III/11

La bibliothèque libre.
Lécrivain et Briard (p. 57-62).
Troisième partie, chapitre XI


CHAPITRE XI

LEBRUN CONTINUE DE CONTER


« Toute cette braverie que le sieur de Belmont avait affectée en sortant de chez lui, n’a pas empêché qu’à la vue de M. le chevalier, il n’ait éprouvé certaine anxiété que j’ai très-bien démêlée sur sa triste physionomie.

« En vain quelques reproches ont été risqués par cet offensé prétendu ; l’offenseur n’a pas daigné répliquer d’une seule parole. Mon maître, d’un pas ferme, s’enfonçait sur la gauche dans l’épaisseur du bois. À cinquante pas environ de la route frayée, s’est montré un espace assez convenable, que sans doute mon cher maître avait précédemment reconnu ; il s’y est arrêté ; là, faisant voir qu’il n’avait sur le corps qu’une chemise et un simple gilet de basin sous son frac fort léger, il a mis M. de Belmont dans le cas de justifier de même l’état de son costume. Il était, lui, beaucoup plus habillé. Un gilet de laine sur la peau, une chemise, un second gilet de soie doublé, la veste d’écarlate galonnée, un bon uniforme de drap bleu, le tout recouvert d’une redingote, c’était de quoi rendre la partie par trop inégale ; mais ce pouvait bien aussi n’être qu’une précaution de santé de la part d’un homme de certain âge récemment de retour d’Amérique. C’est pourquoi mon généreux maître n’a fait, à ce sujet, aucune difficulté. Cependant, de son plein gré, M. de Belmont, aidé de la Bousinière, a quitté son surtout ; quand il a voulu mettre habit bas, M. le chevalier l’en a dispensé. Tout aussitôt ils se sont mis en garde. Trompé par le flegme avec lequel M. Monrose s’est d’abord laissé porter plusieurs coups dont même l’un, trop faiblement paré, venait de le toucher légèrement, le colérique Belmont s’est cru sûr d’une facile victoire. Cependant, à son tour, il s’est senti blessé. Ce mécompte ajoutant à sa rage, il a commencé de tirer à bras raccourci. Mon cher maître paraît avec autant d’adresse que de sangfroid, attendant prudemment d’avoir du jour pour frapper avec plus de sûreté son impétueux adversaire. Celui-ci s’étant enfin découvert, j’ai vu M. le chevalier s’allonger vivement, plus jaloux de porter un coup terrible que de se garantir lui-même de ceux dont on le harcelait. C’est alors qu’atteint de biais d’un coup qui, par bonheur, a glissé sur la côte, il a plongé jusqu’à la garde dans le flanc droit de M. de Belmont son épée, qui est sortie de l’autre côté, ayant probablement traversé le cœur, car à l’instant, comme d’un coup de foudre, le blessé est tombé lourdement en arrière, entraînant même avec lui l’arme dont mon cher maître venait de le transfiger.

« Cette rapide action était l’époque précise de deux autres que le pinceau pourrait réunir, mais que le récit délaie, quoique toutes trois n’aient eu qu’un moment indivisible.

« D’un cabriolet qui accourt sur les combattants au péril de les renverser, part, à l’instant même de la chute de M. de Belmont, un coup de pistolet dirigé vers sa tête, presque à bout portant, mais qui le manque et va sillonner l’épaule de mon cher maître. En même temps, comme M. le chevalier se trouvait désarmé, l’exécrable la Bousinière dégaine et se prépare à le charger ; mais, sur mes gardes depuis qu’on était aux mains, et soupçonnant mon gredin d’être bien capable de quelque trahison, je m’oppose et je préviens mon homme, lui sanglant à travers le visage un terrible coup de mon nouvel espadon, plus formidable encore que celui qui me servit avec Carvel. La surprise, la douleur font tomber de la main du perfide témoin le fer dont il a vainement tenté de parer mon attaque : plus alerte que lui, je saute sur l’épée, la casse et jette au loin les débris. Cependant, à quatre pas le cabriolet, dont le cheval s’est effrayé, vient de heurter une souche, l’a surmontée, et, versant, a jeté lourdement à terre madame de Salizy ; car c’est elle qui accourait, la tête perdue ; qui ne voyait que le danger de son cher suborneur, et qui, en un mot, a eu l’aveugle fureur de tirer. Le pur hasard vient de lui épargner deux crimes : en manquant un oncle, elle a failli tuer un amant.

« Il faudrait, mesdames, que vous eussiez vu, comme moi, le meilleur, le plus généreux des humains, oublier qu’il vient d’étendre un homme à terre ; que son propre sang coule de trois blessures… Il faudrait que vous l’eussiez vu courir au cabriolet versé, pour secourir la malheureuse Salizy. Elle a fait une chute violente et dangereuse ; mais sa fureur lui a conservé l’usage de ses sens… « Monrose ! Monrose ! » crie-t-elle, quoiqu’elle soit déjà dans ses bras. Elle est glacée d’horreur à la vue des traces sanglantes qu’impriment sur elle les mains chéries qui daignent la dégager. « Monrose ! Monrose ! » continue-t-elle de crier. Elle ne se souvient plus s’il y eut au monde un parent armé pour la venger et s’il a péri dans le moment. Monrose vit, elle revoit Monrose : le désespoir et le bonheur se disputent, avec un égal avantage, la plus expressive physionomie ; le meurtrier de l’oncle est pressé dans les bras de la nièce ; elle sèche de ses baisers les beaux yeux qui la mouillent de pleurs. »

À cet endroit du plus intéressant récit, il n’était pas besoin des larmes du bon Lebrun, pour faire couler à l’unisson celles de l’auditoire. Dès que l’essor de notre sensibilité put se modérer, le conteur reprit sa narration dans ces termes :

« Un bon génie nous avait pris sans doute sous sa protection spéciale, puisque toute cette bruyante scène put se passer sans qu’aucun des promeneurs du bois de Boulogne fût attiré vers nous. Moi seul et le jockey, Chonchon, qui s’était lestement jeté de côté tandis que le cabriolet versait, nous sommes sans blessures. Nous donnons partout nos soins ; des symptômes alarmants annoncent que l’imprudente Salizy ne tardera pas à mettre bas le tendre fardeau que recèlent ses entrailles ; elle a de plus un bras considérablement froissé. La Bousinière, balafré à faire horreur, s’est assis sur l’herbe, étanche comme il peut son sang et blasphème. Quant à l’infortuné commandant, il n’a plus besoin d’aucun secours.

« Enfin nous avons remis sur pied la voiture. Nous y plaçons comme nous pouvons la dépouille mortelle de M. de Belmont. Je fais alors avancer le fiacre, qui attendait en dehors de la porte Maillot. Pour distraire de toutes conjectures le conducteur, étonné d’une nouvelle combinaison qui montre un homme de moins, une femme de plus et la physionomie d’un tiers fort changée, je glisse un double louis. Le cocher reçoit pour lors sans difficulté, dans sa voiture, la débile madame de Salizy ; j’y fais monter aussi le hideux la Bousinière, ne voulant pas laisser libre un tel homme, quand il est maître de notre secret ; enfin je monte moi-même, laissant à Chonchon mon cheval. Mon cher maître a le courage de prendre place à côté du mort dans le cabriolet, qu’il est d’autant plus naturel de fermer de ses persiennes, qu’une légère pluie commence à tomber. Nous reprenons dans cet ordre la route de la lointaine demeure d’où l’onde et la nièce sont sortis le matin sous de si sinistres auspices ; nous y arrivons sans aucun fâcheux événement. »