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Monrose ou le Libertin par fatalité/III/14

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Lécrivain et Briard (p. 78-81).
Troisième partie, chapitre XIV


CHAPITRE XIV

ESPÈCE DE POT-POURRI. DÉPART DE MADAME
DE LIESSEVAL, ET CE QUI EN ARRIVA


Il est des jours heureux, il en est de malheureux : on s’accorde assez volontiers à le croire. Conséquemment à cet adage, on ne doit pas s’étonner si ce fut pendant le souper du même jour où d’Aiglemont venait d’avoir idéalement la désirable Aglaé, que Garancey survint, apportant, avec tout l’empressement de l’excellent cœur qu’on lui connaît, la certitude de ce que Monrose pouvait espérer de plus favorable dans sa position critique. Le ministre l’avait articulé nettement : la mort inopinée du très-coupable Belmont mettait fort à leur aise certains éplucheurs qui, malgré leur profond respect pour madame l’abbesse de ***, n’auraient pu se dispenser de châtier d’une manière à peu près déshonorante l’homme qu’elle avait choisi pour époux de sa fille et petite-fille (car on n’ignorait pas au tribunal inquisiteur de la police le vrai rapport de l’abbesse avec madame de Belmont). Ainsi donc c’était, à la lettre, une bonne action qu’avait faite Monrose en envoyant ad patres le vil commandant.

De mon côté, j’avais agi parfaitement, en légitimant la progéniture à venir qui déjà faisait faillir le cœur à madame d’Aiglemont. Ne m’avouera-t-on pas, d’après ces deux exemples, que tout ce qui produit de bons effets est bon, en dépit des tarifs que peut avoir fixés la morale, et réciproquement !

Chez moi, c’était, à cette époque, à qui s’efforcerait le plus de faire le bien. Depuis qu’il était public combien l’honnête Lebrun s’était distingué dans l’aventure de son maître, une de nos dames, brûlant d’amour pour les vertus, s’était fait un point d’honneur de couronner celle du valeureux valet de chambre : je veux dire que madame de Liesseval avait pris de la passion pour lui, comme on sait, et le mettait au niveau de nos marquis, de nos chevaliers sur le volumineux catalogue des possesseurs de ses bonnes grâces. Le secret de cet arrangement, sur lequel on visait bien à jeter un certain voile, n’aurait pu sans doute percer jusque dans le pavillon principal, sans mes femmes, qui, se croyant du moins légitimement acquis un droit d’aubaine sur les subalternes, avaient hautement murmuré contre la baronne, faute d’être assez justes pour se rappeler que nous ne disions mot quand ces friponnes jouaient bien elles-mêmes à nous user les maîtres jusqu’à la corde ! Il y eut quelques cailletages à propos de tout cela.

Ma baronne, que j’aimais toujours bien, sans toutefois l’approuver en tous points, se déplut dans notre séjour et me demanda la permission de le quitter. C’était une perte. J’en fus vivement affligée. Après avoir combattu son dessein avec toute la chaleur de la politesse et de l’amitié, voyant que je n’étais pas la plus forte, je me désistai de mes instances, et tout juste après les huit jours que durait ordinairement chaque passion de mon amie, elle partit, abandonnant définitivement l’héroïque Lebrun à la cabale des mansardes.

D’Aiglemont et Garancey reconduisirent la déserteuse jusqu’à l’endroit où mes chevaux la mettraient à portée de la poste. J’ai su de ces messieurs, à leur retour, qu’au moment de la séparation, cette tendre femme, également attirée par tous deux, et ne pouvant se résoudre à protéger plus la fortune de l’un que celle de l’autre, avait absolument voulu confondre, dans un instant indivisible, les dernières marques qu’elle leur réservait de son désir et de sa reconnaissance ; que, sur ce pied, dans les transports des ardents adieux, s’était répétée mot à mot cette copulation burlesque dont le pétrifiant spectacle avait, si l’on s’en souvient, chassé le vieux commandeur. Je grondai bien mons d’Aiglemont de son choix décidé pour la partie de la basse dans ce trio ridicule. Mais il m’en coûta bon pour avoir voulu moraliser avec ces francs libertins. Les extrémités auxquelles ils en vinrent à l’instant avec moi, me firent jurer de ne plus me mêler de les corriger, puisque toute leur justification consistait à faire de leurs censeurs autant de complices.